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Chroniques : Poésie

Un génie maladroit[Notice]

  • André Brochu

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  • André Brochu
    Université de Montréal

Comme la nature, l’histoire littéraire a horreur du vide, et les professeurs ont longtemps souhaité trouver le chaînon manquant entre Nelligan et Saint-Denys Garneau. Albert Lozeau, les exotistes, Robert Choquette et Alfred DesRochers, malgré leurs mérites, ne faisaient guère le poids. Il est pourtant un nom qui réémerge périodiquement depuis les années 1950, et dont l’oeuvre a été remise en circulation voilà plus de trente ans. Il s’agit de Jean Aubert Loranger, auteur, au début des années 1920, de deux recueils qui présentent beaucoup d’intérêt, à défaut d’emporter la conviction du lecteur comme le fait l’oeuvre des célébrités entre lesquelles il s’encadre. Sur les plans formel et thématique, la modernité d’une telle poésie ne fait aucun doute et contraste curieusement avec une abondante production, plus tardive, de contes aux accents résolument régionalistes. Voilà qu’on réédite l’essentiel de l’oeuvre poétique. Dans une présentation qui équivaut à une véritable étude critique, par la rigueur et l’intelligence des aperçus, Dominique Robert (elle-même poète talentueuse) situe fort bien l’entreprise de Loranger. Elle attire surtout l’attention sur l’influence de l’unanimisme, mouvement qui répondait au désir de limiter les excès irrationalistes du symbolisme tout comme le mouvement parnassien, soixante ans plus tôt, s’était constitué en réaction contre le romantisme. Elle parle aussi, en se référant à une étude de Claude Filteau, de l’empirisme psychologique qui a permis au jeune poète, « trop pessimiste et solitaire » (p. 16) pour devenir un porte-parole de la foule unanime, de trouver son registre personnel. L’énumération des motifs poétiques, « le coeur, le départ des bateaux, les anneaux de fer des quais, le fleuve, l’amplitude, les phares […] », complète fort bien les vues sur le mixte d’unanimisme concret, qui comporte une approche rationnelle du monde, et d’expérimentation psychologique qui la subjectivise et l’individualise. On ne trouve pas, chez Loranger, ces accents inoubliables qui font le prix des poèmes de Nelligan ou de Garneau. Le discours qu’il tient est pourtant personnel et dépourvu, notamment, de la rhétorique qui emplit les strophes claironnantes ou pieuses de la poésie du terroir. Le jeune poète parle de lui-même sans apprêt, de son désir d’évasion qui prend la forme d’un départ définitif, selon les moyens de l’époque c’est-à-dire en bateau, mais aussi du besoin de retour qui combat ce désir. Partir, rester sont les deux faces de la même médaille, celle de l’existence malaisée, dont le seul enchantement consiste dans une sorte de conscience métaphysique du moi impossible : Une telle strophe, fort belle, se distingue par sa clarté et son originalité. Elle annonce les tourments ontologiques de Saint-Denys Garneau, introduit une certaine abstraction en poésie (perte des limites), en relation avec le sentiment de l’ultra-concret — l’ombre est épaisse et on s’y fond, elle est le corps continué, moi et monde se compénètrent. Audace et limpidité absolue de la notation finale : « c’est pareil,/Ouvrir ou fermer les yeux ». La présence et l’absence au monde sont une seule et même chose, ce qui revient à affirmer le privilège de l’intériorité. Il s’en faut de beaucoup que tout soit aussi réussi. Souvent, en lisant Loranger, on éprouve quelque malaise devant l’expression d’une intuition forte, mais dont la formulation reste sommaire, exposant le texte aux périls de la prose ou de l’incorrection. Il en va ainsi d’un poème souvent cité, « Je regarde dehors par la fenêtre » (p. 29), où le poète contemple le paysage en se collant à la vitre, et la nature se trouve ainsi pétrifiée et dominée par celui qui la regarde. Intérieur et extérieur, moi et monde se font équilibre, dans une sorte de transe immobile qui confronte le …

Parties annexes