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Introduction

Le thème de la chasse aux sorcières est disponible dans la ressource d’enseignement de l’histoire à l’intention des élèves suisses romands de 11 à 12 ans. Ce thème entretient avec les visées de l’enseignement de l’éthique une forme de complicité interdisciplinaire, riche en questionnements épistémologiques, déontiques et didactiques. Du point de vue de l’enseignement de l’éthique, qui est une nouvelle branche scolaire en regard de l’histoire, une analyse des possibilités de travailler les questionnements éthiques en relation avec les savoirs historiques passe par la considération des rapports entre l’aléthique, la doxastique et le déontique tels qu’ils peuvent s’articuler, selon plusieurs modalités, autour de ces deux disciplines.

En effet, le premier manuel scolaire d’histoire suisse, rédigé en français, date de la fin du XIXe siècle (Daguet, 1879), tandis que la première méthode d’éthique officiellement introduite dans les écoles voit le jour bien plus d’un siècle plus tard (Fawer Caputo et Heinzen, 2017). Il va sans dire qu’en regard d’un tel décalage, l’analyse des rapports entre ces deux disciplines scolaires, comme autonome l’une en regard de l’autre, à l’échelle de la Suisse romande, en est au stade embryonnaire. À cette différence de légitimité temporelle se rajoute le fait que, dans les deux cantons romands de Genève et de Neuchâtel, l’éthique n’est toujours pas considérée comme une discipline ordinaire, mais comme un axe de formation générale, principalement ancré dans le programme d’histoire. Ainsi, prendre l’initiative de jeter un regard critique du point de vue de la didactique de l’éthique sur un manuel d’histoire demande une posture de recherche prospective, expérimentale et, il faut l’admettre, un peu iconoclaste. Néanmoins, l’éthique, par sa faculté même de se construire par le questionnement (Heinzen, 2011), dispose d’une légitimité inhérente à ce genre d’exercice. Il appartient ensuite à la didactique de l’histoire d’en apprécier la pertinence mutuelle.

À partir d’une analyse des ressources pour l’élève, associées à des supports documentaires et encadrées par une guidance enseignante, proposées par le moyen officiel (Amstutz et al., 2016), un questionnement va se dégager sur les rapports que l’éthique est susceptible d’entretenir avec les savoirs et sur les enjeux de l’acceptation ou du refus de cette relation potentiellement bouleversante. La problématique de la sorcière repose en effet sur le constat du pouvoir des mots. Accuser une personne de sorcellerie, en Suisse romande du XIVe au XVIIIe siècle, c’est l’envoyer assurément devant un juge et, en regard des méthodes d’interrogatoire de l’époque, tout aussi certainement chez un tortionnaire, avec une forte probabilité de finir face au bourreau. La disproportion entre la simplicité de l’accusation formulée, ne serait-ce que par un voisin rancunier, en regard de la conséquence fatale, met en lumière un enjeu éthique majeur autour de la violence de la parole, qui est elle-même un thème, malheureusement récurrent, dans les moments les plus sombres de l’histoire de l’humanité. Cette force éthique du langage est ici encore plus saillante en raison de la figure de la sorcière, qui elle aussi se dégage autour d’un rapport aux symboles comme langage. Or, cette clé de lecture n’apparaît pas dans l’approche historique de la sorcière. Celle-ci, en toute rigueur, est identifiée au travers des faits attestés et documentés, de manière à élaborer une définition objective du phénomène. Le questionnement éthique, qui se dégage de la méthode historique, tient dans l’acte de définir le plus clairement possible une sorcière. Cette démarche de définition constitue, de manière historiquement attestée, le mécanisme juridique central ayant permis l’institutionnalisation de la chasse. Traiter de cette problématique en cours d’éthique demande donc une approche questionnante de l’usage savant, en raison de l’ambiguïté éthique, qui émane de la démarche scientifique. Comprendre cette problématique particulière, en tentant d’user d’une approche qui ne contribue pas à entretenir la violence verbale de la définition, constitue ici un défi méthodologique qu’il convient de tenter de relever.

Pour ce faire, la méthodologie qui structure le propos qui suivra repose sur les étapes suivantes, qui se doivent d’éviter de commettre la violence catégorielle. Premièrement, l’analyse du moyen d’histoire consacré à la chasse aux sorcières est parcouru en identifiant les passages susceptibles de problématiser le questionnement autour de la définition de la sorcière. Ensuite, la temporalité de cette définition, qui est assumée par le moyen d’histoire, va se heurter, troisièmement, à un champ polysémique particulièrement vaste, au risque de perdre son objet au profit d’une énumération sans fin de thèmes hypothétiquement corrélés. Ce n’est finalement qu’en privilégiant une approche centrée sur le phénomène perlocutoire qu’il sera possible d’identifier sans l’emprisonner – et conséquemment annihiler – la spécificité volatile du concept de sorcière. C’est ainsi, par ce chemin de traverse qui questionne les pratiques mêmes de la discipline scientifique, qu’il devient possible d’envisager une didactique de l’éthique autour de la figure historique de la sorcière et de son vaste monde de représentations associées à travers le temps et l’espace.

Une mise en garde s’impose donc : considérer le problème épistémique de la sorcière implique de voir se fragmenter, au fur et à mesure de l’enquête, une aspiration de clarté. Plus encore, il convient d’admettre l’intrusion du questionnement éthique autour de cette volonté de précision et de rigueur. Il en ressort un deuil – celui de l’objet scientifique fort, au profit d’une quête aventureuse, laissant sa place à une pensée plus incertaine, mais aussi plus souple et finalement plus respectueuse de l’altérité humaine. Chercher la sorcière sans la chasser invite ainsi à questionner ce qui est juste, autant dans l’acception éthique qu’épistémique de ce terme.

1. Le moyen : description synthétique et questions de définition

Située dans le dernier chapitre sous l’intitulé « Mythes et réalité », la chasse aux sorcières est introduite avec l’épithète « Histoire de la sorcellerie » précédée de la question « Les sorcières ont-elles réellement existé ? » (Amstutz et al., 2016, p. 121). Le titre pose en soi la problématique, puisqu’il s’agit de parler d’un fait avéré, mais incluant des éléments issus de l’imaginaire collectif. La chasse aux sorcières en Europe a bel et bien eu lieu et la Suisse en a même été l’instigatrice opérationnelle, les premiers procès pour sorcellerie s’étant en effet tenus en Valais (qui n’était pas encore confédérée) dès la fin du XIVe siècle. Pour la seule Suisse, ce fut le début d’une longue liste d’environ 5 000 exécutions (Amstutz et al., 2026), ce qui représente 5 % des 100 000 victimes estimées pour l’Europe entière. Au regard de la taille du pays, la chasse en terres helvétiques fut donc particulièrement féroce. La dernière Suissesse condamnée fut Anna Göldin en 1782 à Glaris. Après réflexion, on préféra finalement la qualifier d’empoisonneuse plutôt que de sorcière. Elle n’échappera pas pour autant au bourreau, mais la modification du chef d’accusation a constitué la fin effective des procès pour sorcellerie en Suisse.

À l’instar d’Anna Göldin, les femmes sont particulièrement visées, notamment dès le XVe siècle, mais les hommes ne sont pas épargnés et les enfants encore moins. L’apogée de la chasse en Suisse, soit entre 1580 et 1650, permet, pour la seule Romandie, d’entrevoir la violence des faits (Rossat, 2022). À Chillon, le bailli de Watteville fait exécuter 40 personnes, dont 35 femmes, dans la seule année 1600. On en vient à brûler jusqu’à trois sorcières d’un coup pour économiser sur les frais de bourreau. Un village comme Gollion et ses 200 âmes verra 10 % de sa population décimée en à peine 15 ans. À l’évocation de tels chiffres et de leur impact sur le quotidien de l’époque, on peut s’attendre à trouver ce thème dans un chapitre dédié à l’histoire des mentalités, ou même à la vaste question des violences liées aux croyances, comme dans le cas des guerres de religions. Mais les deux pages destinées à l’élève se situent entre le mythique rebelle fondateur Guillaume Tell, défiant l’autoritaire Autriche et une autre figure, aussi attachante que légendaire, à savoir Heidi. Ce contraste saisissant est révélateur de l’ambiguïté du problème abordé. Si les exécutions furent en effet bien réelles, la cause en serait, elle, complètement imaginaire. Dans une lecture rationnelle de l’histoire (Viallet, 2022), la sorcellerie est une invention, plus ou moins assimilable à une théorie du complot, qui aurait eu, en raison de circonstances civilisationnelles défavorables, des conséquences désastreuses. À en croire les illustrations pour l’élève, de femmes chevauchant balais ou chevaux décharnés, la sorcellerie est bel et bien un mythe, plus proche d’un match de Quidditch que d’une quelconque forme effective de pratique symbolique. Les procès trouvent donc leurs causes réelles dans une nébuleuse de motivations, allant de l’intrigue politique à la banale vindicte populaire ou rivalité de voisinage, dans un monde principalement paysan, vivant dans la terreur de son propre imaginaire et d’une époque bien difficile. C’est d’ailleurs en ce sens que Rogozinski (2015) questionne la difficulté du pourquoi, tant la raison vacille devant ce déferlement de violence.

La ressource thématise, après la question chronologique, une identification de la figure de la sorcière. Elle est abordée plus en détail dans la partie destinée à la préparation de la leçon (Amstutz et al., 2016). Une tentative de traversée historique est alors proposée : elle part de l’homérique Circé, passe par Hécate, Sélène ou encore Aphrodite, pour se maintenir dans une ligne mythologique et féminine. Ponctuée de quelques filtres et décoctions, l’idée de sorcière arrive assez rapidement dans un imaginaire médiéval, qui précédera les chasses de la modernité. Il en ressort principalement que la sorcellerie serait un enchevêtré de mythes, associés à un peu d’herboristerie et autres tentatives divinatoires. Le survol historique s’achève par notre époque, où la notion s’assimile à un goût pour le surnaturel, qui trouve sa principale motivation dans les « moments de doutes existentiels » qui prédisposent éventuellement à une « croyance relevant de la superstition » (Amstutz et al., 2016).

Plusieurs questions de définition se posent néanmoins. Si l’on suit l’hypothèse d’une certaine continuité, la sorcellerie appartiendrait, comme la magie, dont la distinction n’est pas forcément établie, à un domaine encore plus vaste des sciences occultes. C’est en tout cas ce qui semble caractériser des démarches ambitieuses et globales, telle celle proposée par Christopher Dell (2017). La magie ou sorcellerie serait aussi vieille que l’humanité. Ses premières traces se trouveraient dans les scènes de chasse paléolithiques, continueraient leur chemin dans les temples sumérien, babylonien, chinois ou indien, sans oublier les traditions africaines. Les pratiques druidiques et les chamanismes nordiques viendraient s’y joindre, se mêlant à l’hermétisme, l’alchimie, ou encore la kabbale. Le tout est supposé fasciner certaines élites et principalement, tour à tour, rassurer ou terroriser le petit peuple. La sorcellerie serait une variante millénaire de pratiques symboliques, qui pourrait tout aussi bien appartenir à l’histoire des religions. En ce sens, la sorcellerie comme spécificité n’existerait pas non plus.

Mais ce type d’approche fait l’impasse sur une simple distinction, dont l’historicité a pourtant été étudiée : celle des pratiques publiques et des pratiques privées. À titre d’illustration, l’Égypte antique ne discerne pas les deux, alors que la Grèce ou Rome les distinguent en vue de condamner celle qui dérange (Durisch Gauthier et Prescendi, 2008). En ce sens, la sorcellerie comme pratique privée n’est pas assimilable à une religion statutaire, publique, voire étatique. Il conviendrait donc de nuancer. La sorcellerie, comme pratique défiant parfois les lois de la physique, telle que décrite dans les procès de la grande chasse, est un fantasme socialement construit. Néanmoins, il n’est pas inconcevable de la voir cohabiter avec des pratiques privées effectives. À titre d’exemple connu, le Petit Albert, une forgerie qui peut être considérée comme un grimoire tout public, est en effet publié en 1668, alors que les bûchers ne sont de loin pas encore éteints. Moins populaire, la Clavicula Salomonis, qui circule en Europe en plusieurs langues durant les siècles de la chasse, est tout de même un ouvrage de goétie, qui explique par le menu des rituels, à côté desquels une ballade en balai passe pour une promenade de santé. Il serait légitime de se demander comment de tels ouvrages ont simplement pu être lus, alors qu’un mauvais mot à son voisin était déjà un motif de dénonciation.

La sorcellerie pourrait donc se définir minimalement comme une pratique privée à caractère symbolique, considérée comme efficace. Ses diverses formes de condamnation au fil des époques tiendraient davantage d’un contrôle du champ symbolique assumé comme efficace et, réciproquement, comme une forme d’émancipation réactive envers l’autorité qui en définit la limite. La sorcellerie comme objet de condamnation serait ainsi désignée comme le pouvoir symbolique de l’autre, ou plus exactement du différent, notamment de celle ou celui qui est considéré comme trahissant son groupe socioreligieux. Si le concept est désormais employé non pas pour classer des faits, mais pour expliciter des relations entre individus et société, se dévoile alors un problème épistémologique centré sur la catégorisation taxonomique. Une ambiguïté épistémique se dégage en effet du problème d’une classification organisée, où ce qu’on définit comme objet de recherche détermine l’existence ou non de l’objet recherché. En ce sens, si la sorcellerie telle que désignée par la chasse est un objet strictement catégorisable, elle n’existe pas. Mais si elle désigne un rapport historique et social à autrui, alors elle existe.

2. Sorcellerie actuelle, une question de point de vue

La conclusion proposée dans la méthode qui réduit la sorcellerie contemporaine à une superstition pour personne désemparée est particulièrement révélatrice de la posture de recherche qui la rend formulable. Il s’agit ici de tenir une position d’observateur universel, au sens d’une posture accessible à toute personne qui l’occupe, indépendant de toute particularité. Le fait ainsi observé impose, en toute rigueur, une réduction à l’observable. Autrement dit, c’est la définition considérée comme observable qui va guider le processus d’enquête, pour aboutir à une conclusion considérée comme issue de l’observation. La vaste étude menée par Boris Gershman (2022) est particulièrement représentative du problème. En substance, elle compile des enquêtes dans 95 pays (à l’exception notable, et non des moindres, de la Chine, l’Inde, le Canada et l’Australie) autour d’une définition de la sorcellerie comme la capacité à jeter des mauvais sorts (approche qui n’est pas sans rappeler celle de la grande chasse). Il s’agit ensuite d’identifier le nombre de personnes qui y croient à travers le monde. La projection aboutit à un milliard d’individus, avec des pourcentages nationaux allant du simple au décuple, soit par exemple, 9 % des Suédoises et Suédois et 90 % des Tunisiennes et Tunisiens. Les constantes associées permettent de conclure qu’à l’échelle mondiale, les personnes croyantes sont plutôt d’un niveau économique et éducatif bas, issues de cultures conformistes et d’institutions déficientes, le tout agrémenté d’une vision pessimiste de la vie et d’un manque de culture entrepreneuriale. Les entreprises et acteurs éducatifs et culturels tunisiens apprécieront l’association d’idées… Il apparaît ainsi que la conclusion, dès lors qu’elle est tenue pour universellement vraie et applicable, place la posture universelle dans l’impasse de la réduction à l’observable initialement validé.

En contrepied de cette approche, les pratiques contemporaines qui se revendiquent comme sorcellerie, au sens minimal de la pratique privée d’une symbolique efficace, reposent, en toute logique, sur une autre posture. Celles et ceux qui s’affilient de près ou de loin à une figure plus ancienne et reconstruite de la sorcellerie se définissent ici comme partageant une conception qui combine la quête d’une vie bonne et satisfaisante à diverses formes de préoccupation de l’autre, incluant le plus souvent humains, animaux et environnement. Être sorcière à la manière de Deborah Blake (2021) n’a, par exemple, rien à voir avec l’attribution maléfique d’antan et rien à voir non plus avec des personnes incultes, déprimées et naïvement superstitieuses. L’actuel engouement pour ce mode de vie, qui se traduit par l’abondance de publications autant livresques que déferlant sur les réseaux sociaux, amène une nouvelle définition qui non seulement se distingue de celle construite sur le rejet de l’individualité différente, mais qui également, pour être considérée comme objet d’étude, nécessite un changement de posture, où la relation est cette fois saisie au niveau de la particularité située.

3. Posture épistémologique et positionnement éthique

Face au foisonnement contemporain d’une diversité de pratiques estampillées sorcellerie, des diverses formes de wicca[1] aux witchtokeuses internationales[2], l’époque des chasses semble bien éloignée, même si certaines pratiquantes revendiquent une forme de sororité avec les victimes du temps passé. Moins visibles sous les latitudes occidentales et réseaux sociaux populaires, les victimes actuelles accusées et surtout condamnées à travers le monde, sous l’épithète de sorcellerie, appartiennent à d’autres réalités culturelles (Ikponwosa, 2021). La sorcière occidentale actuelle, qui se revendique comme telle, va de l’icône féministe ou écoféministe (Grandjean, 2023) à la plus secrète des praticiennes, tantôt syncrétique, tantôt originelle, voire primitive. Solitaire, en réseau ou en communauté, elle tend à se définir comme libre et impliquée. Au niveau de son propos, elle correspond assez bien à la figure du poète fort, au sens où l’entend Rorty (1989) ; autrement dit, une autopoïèse idiosyncratique qui dissémine une métaphore au fil de ses performances locutoires. À l’opposé, il y a la victime, silencieuse, désignée par le groupe et affectée à un rôle dans lequel elle ne se reconnaît même pas. Elle est un bouc émissaire, un peu à la manière girardienne (Girard, 1982).

Néanmoins, en optant pour une épistémologie de l’herméneutique des relations dans le sens d’un rapport historique et social à autrui, la notion de sorcellerie perd également en substance. Si elle est une forme de discrimination ou d’autopoïèse, elle n’en est qu’une illustration, une forme de discours ou un genre de biographie, parmi d’autres possibilités similaires. La sorcellerie comme fait semble finalement aussi insaisissable comme objet défini que comme interprétation relationnelle. La question de l’existence des sorcières n’est donc de loin pas résolue, et il est dès lors forcément hasardeux de construire un lien éthique. En effet, comment lier quelque chose qu’on ne peut saisir ? La proposition de la méthode (Amstutz, 2016) confirme cet embarras. À la page 122, l’élève est en effet appelé à devenir l’avocat·e qui va défendre l’accusé·e. L’anachronisme entre une procédure de droit et les procès de l’époque a effectivement de quoi surprendre, même si l’idée de s’approprier la problématique par un discours peut nourrir une réflexion. L’ouverture interdisciplinaire vers l’éthique devient une fermeture à la démarche historique ; le lien n’est alors qu’un prétexte. Autrement dit, soit on se situe dans une étude historique et on s’attelle à comprendre le processus complexe de la chasse, telle qu’elle s’est déroulée à l’époque, soit on se situe dans une démarche éthique, qui questionne la problématique de la discrimination, dont la sorcière est une simple illustration. Mais dans un cas comme dans l’autre, la supposition que le terme « sorcière » renvoie à un objet commun, même vague, reste méthodologiquement indémontrable.

Il semblerait donc que le fait de traiter de la problématique didactique entre savoirs et éthique, en partant des savoirs, semble imposer une limite infranchissable. En effet, la taxonomie universelle peut certes trouver une concordance avec un déontologisme universel kantien et d’une autre manière, mais dans la même logique, une approche centrée sur l’herméneutique relationnelle entre facilement en résonance avec l’éthique de la sollicitude. Dans un cas comme dans l’autre, la posture épistémique conditionne la réflexion éthique. Difficile, en effet, de ne pas juger du point de vue de la raison universelle ; difficile aussi de ne pas compatir au point de vue de la vulnérabilité humaine. La sorcière ne serait finalement qu’un énième achoppement entre Gilligan (1982) et Kohlberg (1958). En effet, si l’on admet que l’ensemble du savoir est une structure solide fondée par les catégories de la raison pure, il est indiscutable que l’exercice d’un jugement par la raison pratique est justifié. À la manière de l’exercice du dilemme moral, il existerait ainsi une réponse correcte déduite d’une hiérarchie correcte des valeurs, universellement valable et applicable à tout fait similaire. Mais inversement, si l’on assume que le savoir est avant tout une question d’interprétation et de circonstances descriptibles, une éthique de la relation et de l’empathie, elle-même tributaire des interprétations et des circonstances, entre en complète concordance. Le problème de fond se situe donc sur le choix du modèle épistémologique. Or, un choix étant une opération déontique, on se retrouve dans une boucle sans fin où tour à tour le déontique précède l’épistémique, et ainsi de suite.

Cependant, si la réflexion se poursuit dans la logique de la sollicitude, adviennent alors des questions autour de l’épistémologie compréhensive ou de la justice cognitive (Charmillot, 2023). Il s’agit de se positionner face à un modèle de positivisme dominant, en occupant une posture de réflexion éthique pour envisager le travail de recherche comme une pensée, qui s’articule autour de la solidarité, de l’interdépendance, de la sollicitude et de la création, hors des hiérarchies et des privilèges. Il est donc proposé de considérer la question du lien entre savoir et éthique en amont, et non une fois le résultat scellé. Dans ce cas de figure, la boucle sans fin n’est plus conceptualisable. Celle-ci n’est en effet possible que si l’on admet qu’il faille nécessairement organiser, de manière logique, une précession fondatrice. Or, si dès le début de l’étude l’épistémique et le déontique sont déjà liés, pour ne pas dire intriqués, la question n’est plus de savoir qui fonde l’autre, mais de décrire comment l’un comme l’autre s’influencent et opérationnalisent par leur dynamique le processus d’enquête, qui est aussi un processus de choix assumés. L’objet d’étude « sorcière » propose ainsi une démarche sur les deux jambes, l’une déontique et l’autre épistémique, dont la mécanique, à l’instar de la marche bipède, est une progression par déséquilibre mutuellement compensé. La posture pragmatique, qui est centrée sur l’agir des pratiques et non sur l’ordre des savoirs, s’invite ainsi tout naturellement dans le questionnement que la problématique de la sorcière déclenche.

4. La pratique de la règle comme point de départ

Dans la pragmatique de Brandom (2000), qui se positionne dans la filiation de Wittgenstein et de sa proposition qui situe la signification dans l’usage, le jeu de langage mutuel fondateur de l’assertion crue engage le locuteur à assumer la conséquence nécessaire d’un énoncé, tout en l’habilitant aux conséquences contingentes de ce même énoncé. Les concepts originellement déontiques d’une pragmatique communautaire permettent ainsi l’établissement d’une sémantique doxastique, propre à une conception pragmatique des savoirs. Cette approche illustre à point nommé la problématique de l’influence mutuelle de l’épistémique et du déontique. Un troisième terme vient en effet débloquer le verrou du « qui fonde quoi ». Dans la proposition pragmatique, la croyance en la signification de l’énoncé permet d’amorcer un processus de compréhension non plus sur une certitude fondée, mais sur une prise de risque. Le choix de croire au sens d’un énoncé, sans en être sûr et certain, permet d’entrer immédiatement en interlocution, tout en usant d’énoncés chargés de la même incertitude. Ce saut dans l’inconnu permet donc de s’engager dans une pratique en la pratiquant, tout simplement. C’est ensuite par l’échange d’énoncés à la fois admis comme signifiants, tout en assumant l’incertitude de leur compréhension, que va progressivement s’établir un langage stabilisé, quoique jamais figé.

Autrement dit, en suivant la piste pragmatique tout en visant un contexte applicatif, c’est-à-dire après l’intentionnalité, il s’agit d’engager une recherche sur la notion de sorcière, dès lors qu’il est accepté que la définition ne précède pas l’objet, mais bien l’interrogation à propos d’un fait performé, considéré comme tel. Il convient alors de chercher non pas une réponse à la définition de la sorcière, mais plutôt de se demander quelle régulation pragmatique permet de produire la croyance sémantique en l’énoncé. En ce sens, il n’y a pas de sorcière ni d’autre concept du même genre, tant que la règle qui le permet n’est pas formulée. Or, la règle est un énoncé éthique, ce qui revient à dire, toujours dans une visée appliquée, comme dans le cas de l’apprentissage, que la règle est une information qui régule une action dans le but de produire un fait. Pour l’illustrer par un exemple ordinaire, la croyance en la règle d’un feu de signalisation implique d’assumer la conséquence nécessaire que ce feu sécurise la circulation, tout en admettant la conséquence contingente que son non-respect peut provoquer un accident. Faute de quoi, le feu n’est que décoratif et la règle inopérante. La posture de recherche se situe ainsi dans l’exploration des règles, dont l’ensemble des interactions constitue ce langage stabilisé – et non figé – du champ des pratiques. En effet, le langage comme ensemble de règles fonctionnelles doit assumer la constance de son incertitude. Sinon, toujours selon Brandom (2000), le piège du « qui fonde quoi » peut aussi se refermer sur la signification pragmatique. Dès lors qu’on exige de la règle la certitude d’être correctement appliquée, une chaîne infinie de règles applicatives vient en affiner l’usage, sans jamais aboutir à l’application individuelle. En pragmatique, la prise de risque doxastique est en effet nécessaire à la viabilité du langage appliqué. Il y a ainsi toujours le choix de croire au sens applicable et une obligation d’en assumer les conséquences. Sans audace, il n’est ici point de sens.

Une approche pragmatique de la sorcellerie repose sur le même principe. Or, dans le cas présent, l’information régulatrice se situe elle-même dans l’usage de la symbolique efficace. Dans la communauté interlocutoire, la sorcière apparaît ainsi comme celle qui s’approprie un objet en l’utilisant comme un symbole. Elle produit ainsi un langage qui lui est propre, ainsi qu’à la communauté qui le partage, mais qui n’est pas forcément la communauté originelle. Le sens communément cru échappe ainsi aux autres, pour passer directement à l’efficacité crue du symbole. La croyance dans le symbole implique, pour qui parle comme une sorcière, la conséquence nécessaire en son efficacité (celui du rituel, de la formule, de l’acte symbolique) tout en assumant la probabilité que l’effet perlocutoire sur autrui soit laissé à son interprétation. Cette interprétation sera positive, si autrui croit au bénéfice perlocutoire de la sorcellerie, et bien évidemment négative si autrui croit au maléfice perlocutoire, à ceci près que la locution se contente d’être attribuée. La sorcellerie est donc un jeu de langage complexe, qui par excellence transgresse le jeu ordinaire. Il y a donc une question de pouvoir régulateur qui se joue dès l’origine entre les sorcières et les autres membres de la communauté.

La différence principale entre la perlocution en pragmatique ordinaire et la perlocution en sorcellerie repose ainsi sur l’équilibre ou le déséquilibre de l’échange entre les interlocuteurs. En effet, l’exemple classique d’une perlocution ordinaire – où le premier interlocuteur énonce « il fait chaud » et le second se lève et va ouvrir la fenêtre – ne fonctionne que si le second interlocuteur veut bien se prêter au jeu. La croyance en l’efficacité de son énoncé par le premier locuteur, à savoir de convaincre l’autre d’ouvrir la fenêtre en énonçant une description du ressenti thermique, est soumise à la bonne volonté du second interlocuteur. Le résultat dépend d’une forme de complicité, dans laquelle chacune des parties est finalement libre de s’engager ou non. La relation est ici équilibrée.

Lorsqu’une sorcière formule une perlocution, la réponse de l’interlocuteur ne va pas dépendre de son bon vouloir, mais de ses croyances. Premier cas de figure, l’interlocuteur est un positiviste pur et dur : il ne croit pas à la capacité d’influencer un évènement par un symbole, telle une formule qui soignerait réellement, et donc l’interlocution perlocutoire est invalidée. La locutrice n’est pas reconnue comme pouvant performer une perlocution sans le consentement complice de l’interlocuteur, elle n’est donc pas une sorcière. Deuxième cas de figure, l’interlocuteur évolue dans un système de croyances où les actes langages (au sens de tous les actes symboliques), s’ils sont performés par une sorcière, ont la capacité d’influencer un évènement, sans le consentement nécessaire et parfois même sans la connaissance de l’interlocuteur. Ainsi, si la formule de soin est suivie d’un mieux-être vécu, la perlocutrice peut être considérée comme une sorcière. Cette reconnaissance peut même apparaître arbitraire, lorsqu’un locuteur considère qu’un évènement est la conséquence d’un sortilège supposé. C’est d’ailleurs ce qui permet, encore aujourd’hui, de chasser une sorcière, qu’elle ait ou non performé un énoncé symbolique dans le cadre d’une pratique privée. La relation est ici complètement déséquilibrée.

La problématique de la sorcière est donc celle d’user d’un langage symbolique indépendamment de l’approbation pragmatique de la communauté. La sorcière est donc soit acceptée telle qu’elle parle, soit rejetée. Elle apparaît dès lors non plus comme un exemple d’autopoïèse parmi d’autres, mais bien comme son parangon. Du point de vue éthique, et donc ici aussi épistémologique, la sorcière est une prise de pouvoir sur soi-même, celui de se narrer avec le langage de son choix et, conséquemment, une prise de pouvoir sur les autres, car fondée sur un acte originellement émancipatoire. La sorcière a donc un statut tout à fait particulier lorsqu’aléthique et déontique se rencontrent à sa rencontre, elle est une règle efficace qui ne respecte pas la constitution communautaire ordinaire de la règle.

En ce sens, le déséquilibre perlocutoire peut jouer autant en défaveur qu’en faveur de la sorcière. Une sorcière, par ses pratiques perlocutoires originales, ne fonctionne pas comme le reste de la communauté des interlocuteurs. Si elle est reconnue comme telle, elle dispose d’un pouvoir sur les autres, que les autres ne peuvent avoir sur elle. Même si elle est la seule à y croire, et donc à se croire sorcière, celle-ci dispose d’un rapport à elle-même qui n’est pas comparable à celui que les autres membres de la communauté entretiennent avec eux-mêmes. La sorcière est ainsi profondément autre et questionne donc le rapport à l’altérité.

5. Comment aborder, sur le principe, le thème de la sorcière en éthique ?

La pratique de la réflexion éthique se construit au fil des questionnements et donc des incertitudes. Pour s’y adonner, débattre et parfois se confronter à la contradiction, il est préférable de lever préalablement les clivages, afin qu’ils ne se cristallisent pas dans la polémique au point de rompre le dialogue. Si nommer c’est séparer, dire c’est réunir. Raison pour laquelle, si la génération de la signification provient de la pratique, le recours aux catégories, loin de s’y opposer, peut se comprendre comme autant d’opportunités de nouvelles pratiques et ainsi de suite, comme le suggère Rorty (1989) dans sa lecture de Davidson, vers ce qui s’apparente éventuellement à une nouvelle pragmatique (Levine, 2008).

Ainsi, l’éthique appliquée, qui vise une réflexion sur l’action humaine, peut considérer l’histoire des faits régulés, autrement dit l’histoire des sociétés, comme un laboratoire propice à sa visée critique. Néanmoins, en regard des modalités didactiques actuelles, du moins celle présentée ici sous l’angle des ressources, l’éthique va générer une réorganisation de la thématique. En portant son attention sur les relations entre sorcières et groupes sociaux, au niveau des rapports de pouvoir, sous l’angle des processus de normativité et d’émancipation, une nouvelle lecture prend forme. Il pourrait ainsi être intéressant d’explorer les diverses modalités d’acceptation, de tolérance mitigée, de négociation ou de rejet, telles qu’elles peuvent se décliner entre une figure de la chamane qui répond à une demande sociale (Perrin, 2017) et occupe un statut reconnu, bien que disposant comme la sorcière d’un savoir et d’un discours propre, et la sorcière désignée, écrasée sous la chape du fantasme social. La question de l’équilibre ou du déséquilibre des relations perlocutoires pourrait ici opérationnaliser un outil d’analyse exploitable dans une dynamique pragmatique ouverte à la logique taxonomique, qui en serait l’aire de repos. Par exemple, les formes de société comme rapport à la magie pourraient ainsi mobiliser une réflexion sur la thématique étudiée. Les raisons pour lesquelles l’Égypte pharaonique ne se préoccupe pas de distinguer pratiques cultuelles et personnelles, alors que déjà le Code d’Hammourabi prévoit une procédure ordalique pour qui se retrouve accusé de sorcellerie (Démare-Lafont, 2016), pourraient alimenter une démarche d’enquête dans le cadre d’une thématisation sur la sorcellerie dans l’Antiquité du croissant fertile au deuxième millénaire avant notre ère. Explorer les régulations, questionner les catégorisations, reformuler les problématiques, découvrir la variabilité de signification autour d’un observable, contrebalancer les distinctions entre faits et interprétations seraient autant de matrices épistémologiques propices à la réflexion déontique et réciproquement. Ainsi, même leur séparation momentanée dans des processus méthodologiques divers, pour ensuite se retrouver dans des espaces interdisciplinaires dédiés, sont autant d’opportunités de savoirs et de réflexions. L’éthique de sollicitude n’est ainsi pas nécessairement l’opposé d’un déontisme rationnel, car identifier et organiser rend aussi possible la question de relier ou de délier. De même, il apparaît, dans le cas présent, que la manière la plus rigoureuse de définir scientifiquement et éthiquement une sorcière est précisément de refuser de la définir rigoureusement, sachant que les seules personnes à l’avoir fait à travers l’histoire ont été – et sont encore – les chasseurs.

Conclusion

L’éthique au regard des savoirs établis apparaît comme une créatrice d’opportunités sémantiques. Elle ouvre la compréhension, négocie sa stabilisation, mais se garde de la forclore. L’éthique propose ainsi une performance perlocutoire qui s’accompagne d’usages alternatifs, voire innovatifs, des définitions et des explications normées. Cet acte est la revendication du droit au bouleversement, il est l’imposition perlocutoire du questionnement sur la certitude. L’éthique s’expose donc au rejet ou à l’acception des disciplines savantes, selon que celles-ci voient en elle la réponse à une demande sociale ou au contraire la menace d’une émancipation corruptrice. La figure de la sorcière entretient ainsi avec l’éthique réflexive une relation identitaire trouble, car l’une comme l’autre modifie le langage par son pouvoir, et l’une comme l’autre s’expose à la reconnaissance ou au rejet. Ainsi, dès lors qu’une approche interdisciplinaire entre sciences et société est souhaitée à l’école, la place des sorcières y trouverait une légitimité prépondérante, car l’acceptation ou le rejet de cette thématique comme espace réflexif privilégié pourrait bien s’avérer représentatif de ce qui est attendu de l’école comme laboratoire sociétal.