Corps de l’article

INTRODUCTION

Le Québec, et en plus grande proportion Montréal, se diversifie de plus en plus sur les plans ethnique et linguistique (Institut de la statistique du Québec, 2023; OQLF, 2022, 2024a, 2024b). Cette diversification s’observe également dans le système éducatif québécois. De fait, en 2021, les élèves issus de l’immigration, incluant la première et la deuxième génération, représentaient 32,2 % de l’ensemble de la population étudiante du Québec (Ministère de l’Éducation du Québec [MEQ], 2021b, cité dans Borri-Anadon et al., 2023). De plus, la présence du bilinguisme et du multilinguisme serait la norme dans le monde, et non une exception à la règle (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture [UNESCO], 2024). Reconnaissant que chaque élève a le droit d’accès à l’éducation (Charte canadienne des droits et libertés, art. 15, 1982) et à des services éducatifs adaptés (Loi sur l’instruction publique. LQ. (2024). C. I-13.3), le personnel des services complémentaires, dont font partie les orthophonistes, travaille constamment à renforcer ses compétences afin de répondre aux besoins diversifiés et spécifiques des enfants issus de l’immigration, des personnes noires, autochtones et racisées (PNAR), ainsi que des enfants bilingues et multilingues (Borri-Anadon, 2014; Kharchi et Koubeissy, 2023; Potvin et Mc Andrew, 2010).

Dans le réseau de l’éducation, l’orthophoniste, membre à part entière de l’équipe-école, facilite l’accès aux études et à la participation sociale des élèves (Orthophonie et Audiologie Canada [OAC], 2023). Plus précisément, l’orthophoniste scolaire, dans son rôle de spécialiste de la communication et de l’apprentissage (Ordre des orthophonistes et audiologistes du Québec [OOAQ], 2024), veille à soutenir le développement langagier des élèves, et ce, dans toutes les langues. Pour ce faire, les orthophonistes adaptent leurs approches en fonction des contextes culturels et linguistiques des familles (Borri-Anadon, 2016) et évaluent le langage et la communication des élèves (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2007), tout en maintenant une conscience réflexive de leurs propres perceptions linguistiques afin de leur offrir un soutien adapté et inclusif (Borri-Anadon et al., 2023). Ceci est important, car les orthophonistes évaluent, posent des diagnostics, interviennent, conseillent et valident des codes ministériels, ce qui peut avoir des répercussions sur le sous-diagnostic ou le sur-diagnostic des enfants PNAR, et, du fait même, sur leur réussite scolaire. Par exemple, le profil d’élèves noirs, plus particulièrement d’origine antillaise, est disproportionnellement surreprésenté dans les classes pour les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA) (Eid et al., 2011). Une réflexion critique continue de la part des orthophonistes scolaires est essentielle, considérant qu’elles et ils participent au processus de classement scolaire des élèves issus de l’immigration, et que leurs interprétations des potentielles difficultés de ces élèves peuvent contribuer à leur surreprésentation ou sous-représentation en éducation spécialisée (Collins et Borri-Anadon, 2021).

De plus, les orthophonistes scolaires jouent un rôle clé dans l’éducation inclusive auprès d’une diversité d’élèves (OOAQ, 2023). Dans le contexte scolaire, l’inclusion vise notamment à inclure, dans le projet éducatif, les groupes marginalisés (Ramel et Vienneau, 2016; Goyer et Borri-Anadon, 2019), qu’il s’agisse de personnes marginalisées sur la base du handicap ou des capacités, de la classe sociale, de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre, ou encore de la race ou de l’appartenance religieuse. L’inclusion vise également la collaboration authentique entre l’équipe-école et la famille et la communauté des élèves marginalisés (Borri-Anadon, 2021; OOAQ, 2023). De plus, il est recommandé que l’orthophoniste scolaire tienne non seulement compte de l’inclusion, mais aussi de l’équité et de la diversité dans ses évaluations et ses interventions auprès des élèves (Borri-Anadon, 2021; OOAQ, 2023). En matière d’équité, l’orthophoniste peut adopter des principes d’évaluation dynamique mettant en valeur les forces des élèves et leur potentiel d’apprentissage plutôt qu’une classification statique, tout en diversifiant ses modalités d’évaluation pour les rendre plus équitables pour chaque élève (Borri-Anadon, 2021; OAC, 2024; OOAQ, 2023). Au sujet des pratiques liées à la diversité, l’orthophoniste peut faire preuve de flexibilité en reconnaissant et en incluant les réalités, les intérêts, les langues et les expériences des élèves et de leurs familles dans sa pratique (Borri-Anadon, 2021; OAC, 2024; OOAQ, 2023). En somme, bien que les pratiques en matière d’éducation inclusive en orthophonie au Québec en soient à leurs balbutiements, des principes directeurs suggèrent l’importance des pratiques inclusives, équitables et tenant compte de la diversité (Borri-Anadon, 2021; OAC, 2024; OOAQ, 2023).

Une question se pose alors : comment agir en amont pour favoriser des pratiques inclusives, équitables et respectueuses de la diversité dans la profession d’orthophoniste? À l’instar de l’appel à l’action de personnes chercheuses dans le domaine de l’enseignement supérieur (Campbell, 2019; Mugo et Puplampu, 2002; Wedekind et al., 2021), nous considérons que ce travail en amont doit s’effectuer dans les programmes de formation universitaire où les orthophonistes en devenir développent les compétences nécessaires pour offrir des services de qualité, centrés sur les besoins d’une population diversifiée. Les universités ont longtemps été complices de la perpétuation des inégalités systémiques (Bourdieu et Passeron, 1970; Freire, 2009; Mugo et Puplampu, 2022). Cependant, elles ont progressivement développé une conscientisation critique de cette réalité en réponse aux transformations sociétales (Freire, 2009), telles que les mouvements contemporains Black Lives Matter (Madibbo, 2024) et le principe de Joyce (Conseil des Atikamekw de Manawan et Conseil de la Nation Atikamekw, 2020). De nos jours, les universités occupent une position stratégique pour opérer de véritables changements structurels, en s’appuyant sur des politiques d’EDI (Mugo et Puplampu, 2022). Au-delà de simplement « connaitre » les bonnes pratiques, les universités doivent « agir » et passer à l’action à un niveau systémique et institutionnel, plutôt qu’individuel (Wedekind et al., 2021). Ainsi, les programmes de formation universitaire constituent aussi un lieu de réflexion pour les orthophonistes en devenir sur leur rôle de personnes professionnelles et alliées, en position de pouvoir ou d’autorité. C’est également un lieu où le rapport de force entre les langues majoritaires et minoritaires doit être explicitement abordé et analysé. Bref, l’enseignement universitaire est un levier essentiel pour aborder l’accordage culturel et sensibiliser les personnes étudiantes, dont celles en orthophonie, aux discriminations systémiques (Pierre et Bosset, 2020) vécues par les personnes issues des minorités et d’autres groupes marginalisés.

Le but du présent projet est donc d’analyser de façon critique les pratiques actuelles du département d’orthophonie de l’Université du Québec à Trois-Rivières et de son programme de maîtrise en matière d’équité, de diversité et d’inclusion, afin de les faire évoluer et de mieux préparer les orthophonistes en devenir à offrir des services culturellement et socialement sensibles aux populations les plus vulnérables et sous-représentées, notamment dans leur mandat de services complémentaires en contexte éducatif francophone au Québec.

CADRE CONCEPTUEL

Pour ce projet, l’équité est définie comme un principe de justice visant l’égalité des chances par l’élimination des obstacles et la prise en compte des réalités particulières et historiques des personnes (UQTR, 2022). L’équité implique donc des choix réfléchis (Pinkett, 2023) pour éliminer les obstacles qui entravent la réussite et perturbent le bien-être des individus, par exemple en identifiant et en éliminant les politiques et pratiques injustes (Molefi et al., 2022). Le concept de diversité, quant à lui, se rapporte aux conditions, modes d’expressions et expériences de différents groupes, incluant les Autochtones, les minorités visibles, et les personnes en situation de handicap (Molefi et al., 2022). La diversité se base sur des faits qui montrent l’importance de reconnatre et de valoriser les différences entre les individus (Pinkett, 2023). Finalement, l’inclusion se veut une responsabilité collective qui permet aux individus et aux groupes de se sentir en sécurité, respectés, entendus, engagés, motivés et valorisés pour ce qu’ils sont (UQAM, s. d.). Le concept d’inclusion implique des actions intentionnelles pour créer un environnement accessible et respectueux (Pinkett, 2023).

MÉTHODES

Ce projet s’inscrit dans la logique de recherche évaluative à visée transformative (Buckton et al., 2024). Cette approche d’évaluation des programmes est particulièrement adaptée aux environnements complexes et uniques. Elle favorise la participation de diverses parties prenantes et intègre la démarche d’évaluation au processus de changement lui-même (Buckton et al., 2024). La visée socioconstructiviste[1] de notre démarche évaluative repose sur l’idée que l’apprentissage, la réflexion, le dialogue et l’éthique sont au coeur de l’évaluation, qui est conçue en elle-même comme un processus social et interactif (Buckton et al., 2024; Guba et Lincoln, 1989).

Plus précisément, ce projet évaluatif est guidé par l’approche d’évaluation axée sur les principes (principles-focused evaluation) (Patton, 2017), une approche de plus en plus utilisée et reconnue dans le domaine de la santé et de l’enseignement supérieur (Apramian et al., 2025 Parker et Sud, 2023; Harris et al., 2024). Cette approche se concentre sur l’évaluation et l’application des principes directeurs d’une initiative ou d’un programme, principes utilisés pour évaluer la pertinence, l’adhésion et les résultats de l’initiative ou du programme. L’évaluation axée sur les principes encourage un processus d’apprentissage et d’amélioration continus en examinant le contexte dans lequel une initiative ou un programme est mis en oeuvre et la manière dont les principes sont appliqués, ainsi qu’en identifiant les leçons apprises. La première étape de l’évaluation axée sur les principes se veut une analyse situationnelle qui permet d’acquérir une compréhension approfondie de l’environnement, des défis et des occasions qui s’y présentent.

Pour guider l’analyse critique des pratiques en matière d’EDI du département d’orthophonie de l’UQTR et de son programme de maîtrise, nous avons choisi l’outil Global Diversity, Equity et Inclusion Benchmarks (GDEIB[2]) (Molefi et al., 2021). Le GDEIB propose un processus global et progressif cohérent avec notre vision. Cet outil, développé grâce à un consensus de 112 experts internationaux oeuvrant dans divers secteurs et industries, et possédant une connaissance approfondie de la recherche empirique dans le domaine de l’EDI, est reconnu pour aider les organisations à définir une stratégie EDI, fixer des cibles et apprécier les progrès effectués (Molefi et al., 2021). Une version traduite en français (Molefi et al., 2022) ainsi qu’une version adaptée aux établissements d'enseignement supérieur et tertiaire sont disponibles (O’Mara et Richter, 2016). Nous l’avons donc choisi comme outil réflexif pour analyser l’état actuel des pratiques liées à l’EDI au département et cibler des zones d’amélioration. Le GDEIB propose 15 catégories, ou thématiques, qui représentent des domaines clés pour analyser et améliorer les pratiques en matière d’EDI. Ces catégories sont déclinées en de nombreuses actions pouvant être analysées sur cinq niveaux d’engagement organisationnel en matière d’EDI, soit : 1) Inactif, 2) Réactif, 3) Proactif, 4) Avant-gardiste et 5) Meilleures pratiques. Ceux-ci sont expliqués dans le Tableau 1.

Tableau 1

Description des différents niveaux d’évaluation proposés par le GDEIB (traduit et adapté de Molefi et al., 2022)

Description des différents niveaux d’évaluation proposés par le GDEIB (traduit et adapté de Molefi et al., 2022)

-> Voir la liste des tableaux

Déroulement

L’analyse situationnelle, inspirée par un processus similaire qui a été effectué à la Clinique universitaire d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal (Thibodeault et al., 2023; Verduyckt et Hémond, 2022; Thibodeault et al., 2023), a consisté en quatre phases : 1) la formation du comité consultatif, 2) l’étude du GDEIB, 3) l’évaluation thématique et 4) l’identification de pistes d’action. Le contenu général de ces phases ainsi que le nombre de rencontres effectuées sont présentés sommairement dans le Tableau 2 et détaillés dans les sections suivantes.

Tableau 2

Déroulement de l’analyse situationnelle

Déroulement de l’analyse situationnelle

-> Voir la liste des tableaux

Phase 1 : Formation du comité consultatif

La première phase a consisté à créer un comité consultatif pour les activités d’évaluation nécessaires à l’analyse situationnelle. Il était important d’inclure des membres externes, car les évaluations menées par des personnes en position de pouvoir, comme les membres du corps professoral, peuvent manquer d’une critique suffisante (Buckton et al., 2024). Ainsi, les critères de sélection des membres du comité visaient à diversifier le plus possible les perspectives en invitant les personnes suivantes à y participer : personnes de la communauté étudiante ou personnes diplômées, patientes ou patients partenaires, orthophonistes, personnes enseignantes, personnes superviseures de stage et personnel de soutien. L’annonce de recrutement mentionnait clairement la visée d’inclure une majorité de personnes issues des communautés noires, autochtones ou racisées (PNAR), des communautés 2S/LGBTQIA+ ainsi que des personnes en situation de handicap. Il revenait à chaque personne de s’auto-identifier ou non lors de la rédaction de leur lettre de motivation pour participer au comité consultatif. Le recrutement n’a malheureusement pas permis d’obtenir une représentativité optimale. Par exemple, nous n’avons pas réussi à recruter des personnes ayant reçu des services en orthophonie ou faisant partie du personnel de soutien du département. De plus, il y avait peu de personnes issues de groupes sous-représentés (ex. : PNAR) ou s’étant déclarées en situation de handicap physique ou autre. Au bout du compte, le comité consultatif, composé de sept personnes, incluait trois membres du corps enseignant, la coordonnatrice du projet, une étudiante, une orthophoniste diplômée de l’UQTR et une personne externe. Une huitième personne, une enseignante autochtone, a dû se désister face à l’ampleur de l’engagement et en raison de son horaire chargé.

Pour créer un climat de confiance, une rencontre d’introduction a permis de faire connaissance, de présenter le projet, les objectifs du comité et le calendrier. Les règles de fonctionnement, les rôles et responsabilités des membres, ainsi que les valeurs guidant le comité ont été établis. Chaque membre a signé un engagement de confidentialité concernant la non-diffusion de la documentation partagée et du contenu des discussions. Deux rencontres de formation interne ont ensuite été organisées pour développer une base de connaissances partagée sur des thèmes tels que le capacitisme, le multilinguisme, la diversité linguistique, la diversité sexuelle et de genre, les réalités des PNAR, l’accordage culturel et la neurodiversité liée à l’autisme. Ces rencontres de formation interne ont permis de sensibiliser les membres du comité consultatif à ces sujets jugés importants pour les travaux du comité, de créer un vocabulaire commun et d’aborder ces thèmes sous l’angle de l’intersectionnalité (Crenshaw, 1991; Collins, 2016) lors de l’analyse situationnelle.

Phase 2 : Étude du GDEIB

La deuxième phase a été consacrée à l’étude du GDEIB. Deux rencontres ont permis de comprendre sa fonction, sa structure et son contenu, ainsi que son utilisation pour les travaux du comité. Des exemples et des exercices ont aidé à s’approprier la terminologie et à voir l’interconnexion des thématiques. Compte tenu du temps, du budget et des ressources disponibles, et en se basant sur un processus similaire effectué dans une autre université (Thibodeault et al., 2023; Verduyckt et Hémond, 2022; Thibodeault et al., 2023), le comité a décidé d’évaluer quatre thématiques au total (Tableau 3). Celles-ci ont été choisies en fonction de leur pertinence pour le contexte du département d’orthophonie de l’UQTR et de son programme de maîtrise, et en fonction du pouvoir décisionnel que le département d’orthophonie pouvait exercer sur ces thématiques.

Phase 3 : Évaluation thématique

La troisième phase a consisté en des rencontres d’évaluation thématique pour analyser les pratiques actuelles du département d’orthophonie de l’UQTR selon les quatre thématiques choisies (une rencontre par thématique). Par souci d’efficacité, un sous-comité formé de la coordonnatrice et des membres du corps enseignant du comité consultatif se rencontrait pour effectuer une autoévaluation préliminaire. Notamment, la directrice du programme participait à ce sous-comité et était considérée comme une personne informatrice clé, puisqu’elle pouvait donner accès à des pratiques peu documentées et fournir de l’information critique à considérer pour l’analyse (Paquette et al., 2024). Lors des rencontres d’autoévaluation, le sous-comité évaluait le niveau perçu d’engagement organisationnel pour chaque thématique en considérant les indicateurs du GDEIB et en justifiant l’atteinte de ces derniers par des exemples d’initiatives mises en place au département d’orthophonie ou à l’Université du Québec à Trois-Rivières. De plus, les documents pertinents à partager avec les membres du comité consultatif étaient identifiés. Les résultats de ces rencontres d’autoévaluation en sous-comité étaient colligés dans un document PowerPoint, partagés avec les autres membres du comité, puis présentés au comité consultatif lors des rencontres d’évaluation thématique.

Lors des rencontres d’évaluation thématique, les niveaux perçus d’engagement organisationnel découlant de l’autoévaluation en sous-comité étaient discutés, ajustés ou approuvés, incluant des discussions en petits groupes pour identifier des actions concrètes. À noter que la directrice du programme ne participait pas à ces rencontres, ce qui a contribué à prévenir toute influence indue sur les décisions du comité consultatif. Le processus d’animation veillait à assurer un climat où chaque personne se sent légitime et respectée dans ses contributions, notamment en encourageant la diversité des opinions et en veillant à ce que chaque membre puisse s’exprimer. Le processus d’animation veillait à assurer un climat où chaque personne se sent légitime et respectée dans ses contributions, notamment en encourageant la diversité des opinions et en veillant à ce que chaque membre puisse s’exprimer. Un compte-rendu résumant les discussions était produit à l’issue de chaque rencontre.

Phase 4 : Identification des pistes d’action

Cette dernière phase a consisté à identifier et à prioriser les recommandations pour le département d’orthophonie. Trois rencontres ont été nécessaires pour rédiger les recommandations, permettant au département d’éventuellement choisir les actions à appliquer et d’allouer un budget. La coordonnatrice et une professeure ont extrait les principales pistes d’action issues des rencontres de la phase 3. Le comité consultatif, divisé en deux sous-groupes, a organisé et priorisé les recommandations en utilisant une approche inspirée de deux méthodes pour favoriser la prise de décision, soit la technique de recherche d’information par animation d’un groupe d’experts (TRIAGE)[3] (Albert et al., 2014) et la méthode des six chapeaux (De Bono, 2017)[4]. Le processus d’animation veillait à assurer un climat où chaque personne se sent légitime et respectée dans ses contributions, notamment en encourageant la diversité des opinions et en veillant à ce que chaque membre puisse s’exprimer. Un rapport final a été rédigé et présenté au département.

En tout, le processus d’analyse situationnelle s’est déroulé sur douze séances de deux heures chacune, entre septembre 2023 et mai 2024, en plus des quatre rencontres d’autoévaluation. Conformément aux bonnes pratiques en EDI (Comité de coordination de la recherche au Canada [CCRC], 2022) et pour reconnaître équitablement le travail des membres, une compensation financière a été offerte à l’étudiante, à l’orthophoniste diplômée de l’Université du Québec à Trois-Rivières et à l’orthophoniste externe pour leur participation. Les autres membres du comité étaient rémunérés selon la nature de leur emploi.

Positionnalité

Ce processus d’évaluation a été teinté par notre posture de personnes cliniciennes réflexives, c’est-à-dire engagées à remettre en question le statuquo et à apprendre tout au long du processus d’évaluation. De ce fait, le comité a été conçu comme une communauté d’agents de changement se consultant sur un pied d’égalité, guidés par la critique, la délibération et l’écoute des voix dissidentes. Les rencontres d’évaluation thématique étaient donc centrées sur le dialogue, empreint d’un esprit d’ouverture et d’humilité où la confrontation aux contradictions et la rétroaction constructive étaient considérées comme des occasions d’apprentissage pour tout le groupe. Toutes les personnes membres du comité consultatif ont contribué à la rédaction de cet article et en ont approuvé son contenu.

RÉSULTATS

Les niveaux perçus d’engagement en matière d’EDI pour chacune des thématiques analysées à l’aide du GDEIB se trouvent entre les niveaux 1 (Inactif) et 3 (Proactif) (voir Tableau 3). La première thématique analysée, la catégorie 1 du GDEIB, portait sur la vision, la stratégie et l’argument en matière d’EDI. Le comité consultatif a jugé le niveau d’engagement pour cette thématique comme « réactif » (niveau 2). Il a ainsi estimé que, bien que le département d’orthophonie n’ait pas de politique spécifique en matière d’EDI, il respecte le cadre législatif de l’Université du Québec à Trois-Rivières, incluant des lois telles que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (RLRQ, c. C-12), et peut s’appuyer sur la politique de l’Université du Québec à Trois-Rivières sur l’équité, la diversité et l’inclusion (2022).

Tableau 3

Thématiques choisies pour l’analyse situationnelle et niveau d’engagement perçu pour ces dernières, inspirés du GDEIB

Thématiques choisies pour l’analyse situationnelle et niveau d’engagement perçu pour ces dernières, inspirés du GDEIB

Tableau 3 (suite)

Thématiques choisies pour l’analyse situationnelle et niveau d’engagement perçu pour ces dernières, inspirés du GDEIB

*Cinq niveaux du GDEIB : 1) Inactif, 2) Réactif, 3) Proactif, 4) Avant-gardiste et 5) Meilleures pratiques.

-> Voir la liste des tableaux

La deuxième thématique analysée, soit la catégorie 7 du GDEIB, portait sur la conciliation travail-vie personnelle, la flexibilité et les avantages sociaux. Le comité consultatif a estimé que le niveau d’engagement pour cette thématique était « proactif » (niveau 3). Il a ainsi constaté que le département d’orthophonie fait preuve de souplesse dans l’aménagement des horaires de travail et des espaces, tant pour le personnel que pour les personnes étudiantes. Toutefois, les pratiques religieuses et les célébrations culturelles, qui ne font pas partie de la culture dominante, pourraient être davantage prises en compte.

La troisième thématique analysée, la catégorie 10 du GDEIB, porte sur l’apprentissage et le développement. Le comité consultatif a estimé que le niveau d’engagement pour cette thématique était « réactif » (niveau 2). Il a ainsi constaté que le curriculum lié à l’EDI du programme de maîtrise en orthophonie et les formations offertes par l’Université du Québec à Trois-Rivières sont brefs et se limitent à sensibiliser les personnes étudiantes, ainsi que les membres du département, aux politiques en matière d’EDI, principalement pour répondre aux exigences légales et aborder le langage approprié.

La quatrième et dernière thématique analysée, soit la catégorie 14 du GDEIB, touche à la promotion du programme et au recrutement des personnes étudiantes. Le comité consultatif a jugé que le niveau d’engagement pour cette thématique est « inactif » (niveau 1), c’est-à-dire qu’à ce jour, il n’y a pas de stratégie de promotion du programme ou de recrutement des personnes étudiantes qui inclut les différentes dimensions de l’équité, de la diversité et de l’inclusion.

Pour chacune de ces thématiques, le comité consultatif a ciblé des pistes de recommandations pour permettre au département d’orthophonie de l’Université du Québec à Trois-Rivières de progresser vers des niveaux supérieurs d’engagement dans ces pratiques liées à l’EDI. Des exemples de recommandations se trouvent dans le Tableau 3.

DISCUSSION

Le but du présent projet était d’analyser de façon critique et d’établir un état des lieux des pratiques actuelles du département d’orthophonie de l’Université du Québec à Trois-Rivières et de son programme de maîtrise en matière d’équité, de diversité et d’inclusion. L’équipe du département souhaitait offrir un milieu de formation plus inclusif pour toutes et tous et agir en amont pour favoriser le développement des compétences nécessaires aux orthophonistes en devenir pour offrir des services culturellement et socialement sensibles aux populations les plus vulnérables et sous-représentées. Pour ce faire, l’analyse situationnelle (Patton, 2017), menée à l’aide de l’outil réflexif GDEIB (Molefi et al., 2022), s’est avérée pertinente. Les niveaux perçus d’engagement en matière d’EDI pour chacune des quatre thématiques analysées varient entre 1 (inactif) et 3 (réactif). Les recommandations effectuées par le comité consultatif pour chacune de ces thématiques ont le potentiel d’avoir un effet réel sur la promotion et l’avancement de l’EDI dans la formation des orthophonistes, et, par le fait même, d’influencer éventuellement les pratiques inclusives et équitables des personnes étudiantes qui deviendront des orthophonistes en milieu scolaire. En effet, la littérature recommande deux avenues pour augmenter l’engagement des universités envers les pratiques EDI : 1) agir au niveau de la formation et de l’éducation dans une perspective de prévention – qui est l’aspect abordé par la catégorie 10 de notre analyse – et 2) développer ou modifier les politiques pour un changement culturel et structurel (Campbell, 2019).

En lien avec la thématique de ce numéro – soit La prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique par et dans les services éducatifs complémentaires en contexte éducatif francophone : entre inclusion et exclusion? –, il convient de discuter plus amplement des résultats et des recommandations spécifiques à la thématique de l’apprentissage et du développement des orthophonistes en devenir qui pratiqueront en contexte éducatif, une thématique inspirée de la catégorie 10 du GDEIB. Rappelons que le comité consultatif a jugé que le niveau d’engagement pour cette thématique est « réactif » (niveau 2), c’est-à-dire qu’il a été jugé que le curriculum lié à l’EDI du programme de maitrise en orthophonie de l’Université du Québec à Trois-Rivières se limite à sensibiliser les personnes étudiantes aux politiques en matière d’EDI. Plusieurs recommandations ont été formulées concernant la formation universitaire pour permettre aux orthophonistes en devenir d’acquérir des compétences essentielles favorisant une pratique plus inclusive et équitable, notamment en milieu scolaire. Parmi celles-ci figurent les recommandations d’offrir une formation en lien avec l’EDI aux personnes superviseures de stages et d’intégrer davantage de thèmes en lien avec l’EDI dans le cursus de cours.

En ce qui a trait à la recommandation d’offrir une formation en lien avec l’EDI aux personnes superviseures de stages, les personnes superviseures en orthophonie pourront bénéficier d’une prise de conscience de l’influence de leur compréhension du racisme, du capacitisme, du classisme, du linguicisme et de l’hétéronormativité sur leurs relations professionnelles, y compris la relation entre personne superviseure et personne supervisée (Horton, 2021). En effet, Abdelaziz et al. (2024) souligne que les conflits interpersonnels sont présents en orthophonie, les personnes marginalisées subissant davantage de microagressions, telles que, par exemple, des suppositions péjoratives sur leurs compétences, fondées sur leur statut multilingue ou leur accent (Abdelaziz et al., 2021). Cela suggère un environnement potentiellement toxique, nécessitant des actions ciblées pour favoriser un climat d’équité et d’inclusion (Abdelaziz et al., 2024). En ce sens, l’éducation sur l’EDI commence souvent avec une explication et une réflexion sur les biais inconscients et sur la distinction entre la culpabilité et la responsabilité de ces biais (Campbell, 2019). La formation inclut généralement une forme de test d’association implicite (Project Implicit, 2011) et est suivie d’une discussion afin d’échanger sur les pratiques (Campbell, 2019). Ainsi, grâce à la formation et à la pratique délibérée, les orthophonistes qui effectuent de la supervision de stage peuvent acquérir une « littératie des biais » (Carnes et al., 2012), soit la capacité à identifier et à surmonter leurs biais afin d’éviter des choix, des comportements et des résultats discriminatoires ou exclusifs involontaires (Campbell, 2019; Carnes et al., 2012).

Pour une formation efficace intégrant davantage de thématiques liées à l’EDI, il est d’abord recommandé de se pencher sur la sensibilisation aux comportements discriminatoires (Campbell, 2019). Un aspect pouvant être ciblé dans les cursus est une réflexion critique sur le langage employé dans le domaine de l’orthophonie (Lamoureux et al., 2024), soit un vocabulaire et des interprétations médicalisantes qui perpétuent les préjugés racistes et capacitistes envers les élèves qui sont des personnes racisées, neurodivergentes ou en situation de handicap (Collins et Borri-Anadon, 2021). Tout comme pour la formation des personnes superviseures, il est également recommandé d’aborder la compréhension des biais inconscients (Campbell, 2019) auprès des personnes étudiantes en orthophonie. Par exemple, dans les écoles québécoises, il existe une tendance à attribuer les difficultés des élèves à des facteurs culturels ou familiaux, adoptant ainsi une perspective essentialiste et axée sur le déficit, minimisant l’influence des dynamiques systémiques et institutionnelles dans l’analyse des défis rencontrés par ces élèves (Archambault et al., 2019; Mc Andrew et al., 2015). Sachant cela, il devient essentiel d’aborder la position de pouvoir des orthophonistes scolaires et comment leur interprétation des difficultés des élèves issus de l’immigration peut contribuer à leur surreprésentation en éducation spécialisée (Collins et Borri-Anadon, 2021). Ceci afin de promouvoir la compétence culturelle et l’humilité culturelle chez ces personnes professionnelles (Keller-Bell, 2021; Ginsberg et Mayfield-Clarke, 2021). Finalement, il est recommandé d’examiner les retombées historiques de pratiques ayant permis la persistance d’iniquités sur la réalité contemporaine des groupes marginalisés (Campbell, 2019). Les cours pourraient alors parler d’accordage culturel en abordant les dynamiques historiques de ségrégation et de racisme envers les communautés afro-canadiennes et autochtones (Mugo et Puplampu, 2022), ainsi que leurs répercussions actuelles dans les écoles du Québec (Borri-Anadon et al., 2017). À long terme, il est souhaité que les orthophonistes scolaires au Québec, qu’elles ou ils appartiennent ou non à des groupes marginalisés, soient des personnes alliées et des figures sécurisantes et informées pour leurs élèves et leurs collègues appartenant à des groupes sous-représentés.

L’analyse situationnelle, menée par un comité consultatif incluant des membres externes, s’est avérée un exercice innovant et essentiel pour évaluer et potentiellement transformer la formation des étudiants en orthophonie. En effet, le travail d’analyse situationnelle ne s’est pas limité à suggérer une ou deux formations sur des thématiques clés liées à l’EDI, mais a plutôt privilégié une analyse approfondie d’une source majeure des iniquités systémiques en éducation : la formation des orthophonistes en devenir. Il a permis une analyse critique des pratiques et une meilleure compréhension de la complexité de l’intégration des pratiques d’EDI au département d’orthophonie de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Cela confirme que la réflexion doit être collective, impliquant des individus issus de groupes sous-représentés (Grewal, 2021). Les résultats guideront le département dans le codéveloppement de principes directeurs flexibles pour améliorer les pratiques d’EDI. Le cadre GUIDE offre des recommandations pour formuler des principes de haute qualité, c’est-à-dire, Guidants, Utiles, Inspirants, Développementaux et Évaluables (Patton, 2017).

LIMITES

Ce projet présente certaines limites à considérer. En raison de contraintes de temps, et de ressources financières et humaines limitées, le comité consultatif a choisi d’analyser seulement quatre thématiques. Les onze autres thématiques proposées par le GDEIB (Molefi et al., 2022), par exemple le leadership ou la rétention du personnel, mériteraient d’être explorées pour une approche plus globale et synergique. Il en va de même en ce qui a trait aux propriétés psychométriques de cet instrument de collecte de données. En effet, si cette recherche peut contribuer à accroître la confiance au sujet de la validité et de la fidélité du GDEIB, il n’en demeure pas moins que d’autres études – y compris quantitatives – sont nécessaires pour assurer la qualité de cet outil de mesure. Par ailleurs, la représentativité limitée au sein du comité consultatif soulève la question de la minority tax, où les personnes impliquées dans les initiatives EDI sont souvent issues de groupes sous-représentés et investissent beaucoup d’énergie sans reconnaissance ni compensation adéquates (Carson et al., 2019). Pour éviter ces répercussions, notre équipe a offert une compensation équitable aux membres du comité. Toutefois, cela n’a pas suffi à contrer les effets systémiques d’un manque de représentativité en milieu académique. Pour éviter de retomber dans les mêmes problèmes de représentativité, il est recommandé de déployer des efforts accrus pour le recrutement de personnes issues de groupes variés, dont les groupes sous-représentés, lors de prochains projets.

CONCLUSION

Bien que le travail du comité consultatif du département d’orthophonie de l’Université du Québec à Trois-Rivières soit pertinent, il demeure insuffisant. En effet, comme l’a noté Grewal (2021), les initiatives d’EDI sont des processus dynamiques, des outils pour déconstruire les systèmes d’oppression, et non un objectif en soi à atteindre. Le département d’orthophonie de l’Université du Québec à Trois-Rivières doit donc mettre en place un plan d’action et un suivi rigoureux de celui-ci pour assurer la pérennité des actions qui seront entreprises pour améliorer les pratiques en matière d’équité, de diversité et d’inclusion.

Dans le cadre du présent projet, une réflexion a été amorcée pour transformer la formation des futures personnes orthophonistes qui seront appelées à travailler dans le milieu éducatif. En effet, il est souhaité que ces dernières seront davantage sensibles aux enjeux d’injustice systémique dans leur pratique et pourront, par conséquent, avoir un effet positif sur le réseau de l’éducation. Il est aussi souhaitable que de telles réflexions sur des thèmes tels que l’équité, l’inclusion et la diversité continuent d’être menées dans les milieux d’enseignement universitaire, car elles demeurent nécessaires pour mettre en lumière les oppressions systémiques et historiques, et transformer les pratiques (Buchanan et al., 2021).