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L’Apocalypse, deuxième épisode (« Les adieux »), avec Louis Bonard. Arsenic, Lausanne (Suisse), 2022.

Photographie de Dorothée Thébert Filliger.

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Si l’on nomme « écodramaturgies » les pratiques artistiques s’appliquant à réinscrire l’expérience humaine dans le tissu des multiples échanges qui fondent nos milieux de vie et nous lient, aussi bien biologiquement qu’affectivement, aux autres qu’humains, alors il peut sembler pertinent de parler d’une « écodramaturgie via negativa » pour qualifier tout un pan de la création théâtrale contemporaine. En effet, plutôt que de célébrer la joie des appartenances, de chercher à densifier nos attentions ou de provoquer nos émerveillements, un certain nombre d’artistes s’engouffrent dans les émotions de tristesse (perte, deuil) et prennent le parti de travailler par soustraction, évidement, négation. Par contraste avec les modes d’affectation « positifs » précédemment évoqués, vecteurs de dispositions ou d’attitudes présumées bénéfiques, l’expression « via negativa » fait donc signe vers une double négativité : celle, axiologique, des émotions de chagrin dont il sera question tout au long de cet article (émotions qui sont de prime abord jugées néfastes – elles font souffrir, elles connotent l’impuissance –, mais que je m’attacherai à examiner d’un point de vue dialectique); et celle, heuristique, de la méthode consistant à passer par l’absence, le retrait, la privation, pour se mettre en relation avec l’être ou le sujet que l’on cherche à saisir. C’est alors en creux, par contraste ou par défaut que la puissance de nos attachements pour la diversité des formes et des forces de vie – disparues, menacées, raréfiées – tend à se manifester.

Après être revenue sur la place que nos sociétés concèdent, ou pas, au chagrin, je m’attacherai dans la suite de cet article à un ensemble de situations ou figures qui, par-delà les spectacles au sein desquels elles ont pris forme[1], me semblent paradigmatiques des manières dont sur scène, peut s’incarner, s’exprimer, se trouver réfléchie l’affliction pour les devenirs terrestres[2]. À la fois symboles et symptômes des bouleversements écologiques qui marquent notre époque et des résonances intimes que ces derniers provoquent en nous, les motifs écodramaturgiques qui seront examinés articulent des enjeux psychologiques, éthiques et politiques dont j’interrogerai les fondements et les ambivalences.

En finir avec l’apathie

Quand nous pensons un peu sérieusement à l’ampleur des échelles, à l’intensité des manifestations et à l’étendue des dégâts propres aux dérèglements de l’écosphère, nous ne pouvons qu’être saisi·es par le caractère très modeste, pour ne pas dire tout à fait dérisoire, de nos capacités d’action. Qui peut encore sincèrement croire en l’idée que, grâce à nos observations, nos connaissances, nos inventions, nous pourrions parvenir, ainsi que l’imaginait René Descartes il y a presque quatre-cents ans de cela, à « nous rendre comme maître[s] et possesseur[s] de la nature » (Descartes, 1966 [1637] : 84)? Que cela soit ou non souhaitable, le fait est que cela est, tout bonnement, impossible : la démesure des forces en présence ne joue pas en notre faveur. C’est pourquoi, prenant acte de cette disproportion, Jean-Christophe Cavallin considère qu’après quatre siècles d’humanisme conquérant, l’Occident est entré dans un nouvel âge « tragique » (Cavallin, 2021 : 36-37) – épithète qu’il emploie moins pour ses résonances avec le fatalisme ambiant, le sentiment d’impuissance qui peut écraser un certain nombre de nos contemporain·es, que pour les théorisations auxquelles elle a donné lieu dans le théâtre antique. Dans Valet noir : vers une écologie du récit, il déclare ainsi :

Nous n’entrons pas seulement dans une « époque de terreur » (S. C. Estok) : nous entrons dans une époque de terreur et de pitié. Nous sommes malades d’écophobie et malades d’écopathie : le climat nous épouvante, le sort du vivant nous afflige. La Pitié et la Terreur – eleos kai phobos – sont les deux passions extérieures que suscite la tragédie dans la Poétique d’Aristote. Leur reviviscence dans l’esprit des temps témoigne de l’émergence d’un nouveau sentiment tragique, lequel témoigne à son tour de la résurgence d’un contexte excédant notre puissance. Le Grand Dehors fait retour, forci au-delà de toutes proportions par les effets indésirables de notre effort systématique d’anthropisation du monde. L’écologie du récit prend acte de ce retour. Sous l’effet du nouveau tragique qui balaie notre suffisance comme la maison de paille soufflée par le grand méchant loup, nos récits entament leur métamorphose

(idem; souligné dans le texte).

Si l’essor des recherches comme des gestes artistiques éco-orientés atteste qu’une « métamorphose » des récits, des imaginaires et des sensibilités est bel et bien en cours, il apparaît qu’il est cependant plus souvent question de réenchanter nos relations à la nature, de nous reconnecter aux puissances du vivant que de faire place aux sentiments de terreur et de pitié que les ravages écologiques et leur lot d’innombrables morts peuvent faire naître en nous. L’engouement que, simultanément, suscitent les représentations dystopiques ou écocatastrophistes viendrait-il davantage témoigner de notre « épouvante » face à cette situation? Comme l’analysent Yves Citton et Jacopo Rasmi[3] (2020), il semblerait que cet attrait soit moins le signe d’une réelle prise en compte de la dévastation (passée, en cours ou annoncée) que d’une ruse de l’esprit se soignant à la pulsion « narco-collapso ». Enfin, quand on quitte le petit champ des arts, des lettres et de la philosophie pour élargir la focale à l’ensemble du champ social, force est de constater que l’état d’esprit qui prédomine penche plutôt du côté de l’incrédulité, de la minoration, du déni, quand on n’est pas clairement dans le cynisme ou la falsification (Morena, 2023).

Du point de vue des élans qui les motivent comme des horizons qu’ils ouvrent, ces divers positionnements diffèrent en tous points : tandis que les premiers sont tournés vers la joie et la revitalisation, les autres sont guidés par la banalisation, l’évitement, l’indifférence ou le mépris. Ils ont en revanche en commun de ne concéder que très peu de place à la noirceur qui, selon Timothy Morton, est au coeur de la pensée écologique :

La pensée écologique est intrinsèquement sombre, mystérieuse et ouverte […]. Elle est réaliste, déprimante, intime, en même temps qu’elle est vivante et ironique. Il n’est pas étonnant que les Anciens aient pensé que la mélancolie, leur manière de désigner la dépression, était l’humeur de la Terre. Dans la théorie des humeurs, la mélancolie est noire, terrienne, et froide

(Morton, 2019 [2010] : 36).

À ce titre, on pourrait déceler dans les différentes postures évoquées une même tendance à l’apathie – terme dont Joanna Macy et Molly Young Brown rappellent qu’il ne signifie pas, originellement, un manque d’allant, un déficit d’énergie ou de volonté, mais une mise à distance de tout ce qui est susceptible de nous faire souffrir :

En grec, apathie signifie littéralement absence de souffrance. Selon cette étymologie, l’apathie est l’incapacité ou le refus d’éprouver de la douleur. Mais quelle est cette douleur que nous ressentons et tentons désespérément de refouler dans cette époque planétaire? Elle est d’un tout autre ordre que celle que les anciens Grecs ont pu connaître. Elle ne se rapporte pas seulement à une privation quelconque – richesse, santé, réputation, êtres chers – mais à une perte si vaste que nous pouvons à peine la nommer : il s’agit de l’affliction pour notre monde

(Macy et Brown, 2018 [1998] : 34).

Personne ne souhaite avoir à vivre les douleurs de la perte (une privation n’est jamais « quelconque », fût-elle seulement matérielle ou symbolique), et de très performants mécanismes de défense psychique ont précisément vocation à nous en préserver. Confronté·es à l’hypothèse, aussi inédite que terrifiante, de la potentielle fin de notre espèce et du monde tel que nous le connaissons[4], il est donc parfaitement logique que nous développions toutes sortes d’échappatoires (Magnenat, 2019; Kiehl, 2020). La politique de l’autruche, qui par définition ne résout rien, s’avère toutefois, dans la conjoncture qui est la nôtre, proprement mortifère : ne rien tenter qui vienne infléchir ou atténuer le cours des désastres annoncés, c’est assurément miser sur le pire. Or, pour les tenant·es de l’écopsychologie (dont Macy est l’une des haut·es représentant·es), faire une place à la douleur que les destructions planétaires provoquent en nous est la condition sine qua non du « changement de cap » (Macy et Brown, 2018 [1998]), aussi bien subjectif que civilisationnel, que la situation requiert[5]. Alors que nos sociétés de consommation et de performance individuelle nous conditionnent « à prendre uniquement au sérieux les sentiments ayant trait à notre bien-être immédiat » et nous conduisent à trouver « étrange […] que nous puissions souffrir au nom de la société en général – ainsi qu’au nom de notre planète » (Macy, 2016 [1995] : 164), Macy considère que ce n’est qu’en assumant puis prenant appui sur notre chagrin, nos peines et nos deuils que nous serons en mesure de porter avec toute la vigueur nécessaire les revendications et les combats qui s’imposent – autrement dit : que nous pourrons nous engager dans un mouvement collectif de transformation, générateur de sens et d’espérance. À l’inverse, tant que nous ne nous sentirons pas affecté·es, c’est-à-dire touché·es au plus profond de notre chair, par les forces ravageuses qui anéantissent toujours davantage de milieux, de formes et de modes de vie, en appeler à une vertueuse modification des comportements demeurera purement incantatoire.

Dans Extinction piscine (2023), spectacle écrit et mis en scène par le collectif anthropie[6], et présenté comme le « portrait affectif d’une génération en proie au stress pré-traumatique » (La Bâtie-Festival de Genève, 2023), le « manifeste incertain, la voix sans boussole d’une génération qui, confortablement allongée au bord de la grande piscine du libéralisme liquide, […] (ne) se prépare (pas) à l’extinction du monde que ses parents ont connu » (La Grange, 2023), un inventaire est fait des remparts et des filtres – psychiques, idéologiques, socio-économiques – qui nous maintiennent à distance confortable de la peur, de la douleur et de la colère que nous serions enclin·es à ressentir si nous prenions véritablement en compte la gravité de la situation.

Le principal facteur d’inertie qui, dès les premières minutes du spectacle, se voit mis en cause, est la prison dorée que constituent les sociétés de capitalisme tardif :

les fleuves étaient fermés
alors on est allé·es à la piscine

et plus on glandait
sur les dalles blafardes
dans nos maillots en polymère
plus on remarquait
combien les piscines municipales
ressemblent au capitalisme tardif
#swimmingwithsharks

1) il ne faut faire aucun effort
pour flotter dans la piscine

2) on a toustes appris à nager
dès l’enfance

3) il est déconseillé
de courir autour de l’eau

4) ce qui a de la valeur
reste cadenassé aux vestiaires

5) il n’y a pas beaucoup de place
dans les jacuzzis

6) le chlore ne nique pas les yeux
tant qu’on les garde fermés

7) il n’est pas autorisé
d’incendier le bâtiment[7]

(anthropie, 2023 : 14-15).

Au fil de la représentation, sont également inculpés :

  • la force de l’habitude, l’acclimatation au désastre de celles et ceux que l’on pourrait appeler les enfants de l’anthropocène :

    tu te souviens
    du jour où t’as réalisé
    que l’humain était capable
    de rendre un bout du territoire
    parfaitement inhabitable?

    nous on s’en souvient
    on était enfants

    c’était pas vraiment un choc
    on l’a métabolisé
    comme une évidence
    nucléaire
    qu’on n’a plus jamais questionnée

    (ibid. : 92-93).
  • le recours aux psychotropes, soin palliatif à la douleur qui parfois point :

    les larmes te montent aux yeux?
    alors faut fumer
    une dernière latte
    pleure pas comme ça
    regarde les crabes
    ils cahotent parmi les ruines
    ils nagent dans le bonheur

    (ibid. : 93).
  • et le refuge dans l’ironie, énergie infiniment renouvelable, applicable à tout et permettant de ne se sentir concerné·e par rien :

    là s’ouvre l’ironocène
    l’époque du second degré général
    reconductible et illimité

    dans notre superpiscine
    c’est notre superpouvoir :
    il n’existe rien
    qu’on ne puisse tourner en dérision

    le plus gros défi
    de notre génération
    c’est de garder son sérieux
    c’est de prendre à nouveau
    le monde au premier degré

    (ibid. : 160-161).

« [P]rendre à nouveau / le monde au premier degré », c’est précisément en finir avec les postures de flottaison, de dérive et de détachement qui prévalent dans les sociétés les plus riches de la planète; c’est accepter de reprendre pied, (ré)atterrir, être impacté·e par ce qui arrive – et potentiellement en pleurer :

la parole
qu’on va tenter ensemble
en plein coeur du paradoxe
c’est celle des enfants
de la classe moyenne défaitiste
avec leurs sourires ubérisés
leurs empathies qui défaillent
et leurs suffisances occidentales
#pov

l’histoire qu’on va un peu réécrire
et un peu inventer
c’est celle de la génération extinction
c’est celle de la génération piscine
et à la fin on va rêver un peu
en laissant la parole
à la génération premier degré
c’est comme ça qu’on voudrait vivre
au premier degré
t’as déjà vu quelqu’un
pleurer au second degré?
#nofilter
#forreal

(ibid. : 27).

Tout au long d’Extinction piscine, la question des émotions douloureuses que l’état de dévastation du monde devrait faire naître en nous constitue donc un axe thématique majeur et une revendication politique centrale. Dans l’expérience de spectatrice qui a été la mienne[8], cette perspective – affective et potentiellement affectante – ne s’est toutefois pas métabolisée. Si le problème de l’apathie est clairement posé, le tableau clinique des nouveaux troubles (éco)psychologiques, dressé[9], la question de ce qui nous anime ou pourrait nous animer, discutée, on en reste tout au long de la représentation (peut-être volontairement?) au stade de la déclaration d’intention : on parle d’affliction, on l’appelle de ses voeux, on en débat théoriquement, mais sans jamais la donner à éprouver. Sur scène, l’actrice chargée de donner corps et voix aux différentes présences traversant le texte opte en effet pour un jeu globalement atone, sans reliefs ni accents – et le fait qu’elle soit équipée d’un micro et recouverte d’une cagoule amplifie encore ce sentiment de désincarnation. Se positionnant avant tout en tant que porte-parole, relais de ce que le texte entend dire et faire valoir, elle ne donne presque rien à percevoir ou à partager de ce qui, potentiellement, la traverse et l’affecte, ne fût-ce que d’un point de vue énergétique[10]. Or, sans résonances entre les corps, le propos devient vite verbeux. Dans les spectacles dont il sera question ci-dessous, nous verrons, à l’inverse, que jaillissent des scènes de larmes aussi imprévisibles qu’intenses, où l’éloquence du corps (actio) et sa puissance pathétique l’emportent sur tout autre effet rhétorique.

Dévaster / être dévasté·e

Alors que les blockbusters écoapocalyptiques capitalisent sur la fascination morbide que suscite le « sublime » spectacle des éléments déchaînés[11] (submersions, explosions, effondrements, embrasements…), les trois pièces que j’évoquerai ici s’inscrivent plutôt dans la lignée des vers par lesquels, en 1925, T. S. Eliot choisissait de conclure « The Hollow Men » (« Les hommes creux ») : « C’est ainsi que finit le monde, pas dans un boum, mais dans un gémissement[12] ». Même si, comme nous le verrons, les connotations plaintives du terme « gémissement » ne sont pas exactement ajustées à ce qui se joue dans ces spectacles, ce qui s’y trouve mis en scène, c’est bien la déflagration intérieure, l’intensité de la douleur, tant physique que morale[13], qui traverse celui ou celle qui vit la catastrophe.

Pleurer sans raison?

Dans Camper (2022), écrit et mis en scène par la compagnie suisse You Should Meet My Cousins From Tchernobyl[14], trois sanglots ponctuent la représentation – le premier d’entre eux survenant dès le prologue du spectacle. Composé d’un ensemble de séquences sonores et visuelles de haute intensité perceptive (vidéoprojection de dates et de chiffres, flashes stroboscopiques, sirènes retentissantes, bruits d’avion vrombissant, liste d’anxiolytiques égrenée par une voix enregistrée, apparition de silhouettes énigmatiques sur fond de fumée, le tout agencé selon des coupes franches), ce prologue se trouve, soudainement, comme suspendu. Dans le noir et le silence le plus total, se donnent alors à entendre, pendant une vingtaine de secondes, des pleurs de femme. Un vrai désespoir se dégage de ces pleurs particulièrement poignants, et sans savoir exactement de quoi il retourne, on se dit que cela doit avoir affaire avec le climat d’alertes et de menaces dont on a perçu des bribes – et cela semble très douloureux.

La suite du spectacle se déroule quant à elle dans une atmosphère beaucoup plus douce, étale, et légèrement science-fictionnelle. On apprend en effet que, depuis 2012, sont captées de mystérieuses ondes en provenance de la forêt d’Aokigahara[15], et que des équipes de scientifiques sont régulièrement dépêchées sur le terrain pour tenter de comprendre ce qu’il se passe. Sur le plateau, un fragment de forêt a été reconstitué et, planté au milieu d’authentiques conifères et broussailles, se trouve le campement rudimentaire où vivent et travaillent deux scientifiques (un radio-physicien et une chimio-botaniste) – le troisième membre de leur équipe a disparu quelques jours auparavant. Pendant les 1 h 45 que dure le spectacle, on n’en apprendra guère davantage, et il ne se passera pas grand-chose de plus. Globalement silencieux·euses, les scientifiques se livrent avec lenteur à leurs activités, le fil de leur journée n’étant rythmé que par les prélèvements qu’il·elles font, les images de film qu’il·elles regardent avec ce qui leur reste de minutes d’accès à Internet, et les quelques souvenirs et impressions qu’il·elles échangent. Dans ce contexte, les moments où les personnages se laissent déborder par leurs émotions font véritablement figure d’événements.

Camper. Théâtre Les Halles, Sierre (Suisse), 2022.

Photographie de Pierre Daendliker.

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Camper, avec Isumi Grichting et Christian Cordonier. Théâtre Les Halles, Sierre (Suisse), 2022.

Photographie de Pierre Daendliker.

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C’est la femme qui, la première, fond en larmes. Aux environs de la moitié du spectacle, elle se met en effet à pleurer brutalement, de dos, alors qu’elle s’apprête à analyser une branche de sapin qu’elle a prélevée un peu plus tôt dans la forêt. Confronté·es à l’expression de cette peine subite, irrépressible, les spectateur·trices tendent à chercher des explications : la scientifique pleure-t-elle parce qu’elle appréhende les résultats du prélèvement? Parce qu’elle n’en peut plus de faire des analyses qui ne donnent rien? Parce que tout cela lui paraît soudainement vain pour une raison qu’on ignore? Ou bien se laisse-t-elle enfin aller à pleurer leur camarade disparu? L’interrogation demeurera ouverte. La femme ne dit rien, ne donne aucune explication – et, d’ailleurs, l’homme ne lui demande rien non plus. Restant impassible pendant qu’elle pleure, il finit seulement par lui dire, alors qu’elle se calme : « Ça va? » Elle reprend alors ses analyses et lui dicte le courriel qu’il doit envoyer. La profonde tristesse qui l’a saisie se voit ainsi rapidement refoulée, remise au pas d’un travail dont on ne saisit pas bien la finalité, mais qui doit se poursuivre, coûte que coûte.

Un troisième et dernier moment de sanglots – tout aussi inattendu que les deux précédents – survient dans les vingt dernières minutes du spectacle. Cette fois, c’est l’homme qui craque. Alors qu’il explique avec enthousiasme à sa camarade que, une fois sa mission terminée, il ira travailler au sein d’une grande entreprise réputée et connue pour assurer d’excellentes prestations sociales à ses employé·es, il éclate en sanglots, comme s’il prenait soudainement conscience que ces perspectives ne se réaliseraient jamais. Au fond de lui, il sait déjà qu’il ne quittera pas cette île, qu’il y mourra sans doute sous peu – et, de toute façon, les gens de son âge (les moins de trente ans) n’ont jamais réussi à se projeter dans un avenir stable et confortable. Pour leur génération, poursuit-il, le bonheur est interdit : il est tout de suite entaché par l’idée, ou bien que cela ne durera pas, ou bien, plus radicalement, qu’il pourrait même ne plus jamais advenir. Ce constat fait, et à l’instar de ce qui s’était passé avec les autres séquences de pleurs, les événements reprennent leur cours, comme si de rien n’était – jusqu’à ce que les deux camarades prennent la décision de se suicider, en buvant un breuvage toxique accompagné de sédatifs. Ce geste – qui se fait très sereinement, de manière rapide et déterminée, sans regret ni peur ni douleur apparents – constitue le moment ultime mais pas plus culminant que le reste d’une séquence relativement étirée, où l’on a pu voir les personnages s’activer à pas grand-chose, noter qu’ils ne se sentent pas très bien, parler de choses souvent sans importance, entremêlées à quelques confidences plus intimes. Jusqu’à la fin, les protagonistes auront donc accompli leur mission, prélevé, mesuré, testé, envoyé des résultats, mais au bout du compte, le seul horizon qui semble s’offrir à leur action est de se donner la mort, de manière aussi douce et tranquille que possible.

Que l’on voit en cette histoire un simple conte fantastique (comme tous·tes les scientifiques qui les ont précédés, les deux personnages sont rattrapés par la malédiction de la forêt, l’atmosphère suicidaire ambiante[16]) ou que l’on y voit une parabole du désespoir environnemental, le notable est que la profonde tristesse qui, par bouffées, secoue les personnages au fil du spectacle, demeure globalement sans objet. On ne sait pas exactement ce qui la déclenche, au nom de quoi ou de qui on pleure, ce qu’on déplore. Quelque chose, de toute évidence, ne va pas – mais ce quelque chose reste inexpliqué, innommé, et ne peut donc engager aucune perspective de résolution, ni sur le plan des subjectivités (inconsolables) ni sur le plan politique (immuable tant que les forces adverses ou alliées ne sont pas identifiées). À l’inverse, dans Matricide (2023), ce qui pousse l’un des personnages à pleurer de rage et de désespoir est franchement exposé au public – même si, comme nous le verrons, une douleur peut s’avérer en appeler ou en révéler une autre.

Pulsions matricides

Dans ce spectacle[17], où Catherine Travelletti entend « donne[r] le rôle principal aux pulsions de destruction qui nous hantent » – « pulsions matricides […] qui mettent en péril notre monde car cette mère qu’on assassine, c’est la Terre[18] » (CATATAC, 2022) –, la scène de larmes qui ponctue la représentation correspond à un moment de bascule dramaturgique. Point d’acmé d’une première partie exclusivement composée de tableaux visuels, mimiques et chorégraphiques, le passage par les pleurs est ce qui introduit la seconde partie de la pièce, d’inspiration dramathérapeutique[19], où la parole, absente jusque-là, devient centrale.

Comme cela était le cas dans Camper, rien ne laisse présager ce moment de retournement pathétique, qui survient en conclusion d’une séquence dont la tonalité est d’abord burlesque, puis grotesque, avant de virer au drame. Sur scène, on voit entrer un groupe de cinq interprètes (trois hommes et deux femmes), tous et toutes arborant de longues perruques et simplement vêtu·es d’un slip et d’un marcel blancs. Évoluant à l’unisson, il·elles se déplacent en piétinant, serré·es les un·es contre les autres, tel un banc de poissons légèrement ahuris – il y a quelque chose de Tati dans leurs gestuelles comme dans leurs mimiques. Au bout de quelques minutes, une large poubelle de métal est avancée sur le plateau par l’une des interprètes (qui s’est changée et a revêtu une robe blanche). Le groupe se rapproche précautionneusement de la poubelle, soulève son couvercle, découvre qu’elle est remplie de gobelets en plastique, pousse un bref cri de surprise horrifiée, la referme aussitôt. Mais manifestement intrigué et attiré par ce curieux objet, il s’en approche à nouveau, rouvre lentement le couvercle, et là, se trouve pris d’une soudaine frénésie. Renversant le contenu de la poubelle sur le sol, les interprètes se jettent sur la masse de gobelets de plastique et de serpentins de papier qui s’y trouvaient et, tout aussi énergiquement, se mettent à les lancer, les lécher, les gober, se masturber avec. Pendant un moment, chacun·e oeuvre dans son coin, affairé·e à la recherche de son plaisir. Puis, sans que l’on soit bien en mesure de saisir quel est le point de bascule de la scène, sans que l’on comprenne pourquoi les choses dégénèrent, les cinq interprètes en slips convergent vers une femme en robe blanche qui a fait son apparition en bord de scène, et commencent à s’entasser sur elle. Ce qui, jusque-là, s’apparentait à une séance d’orgie et d’excitation collective tourne alors au viol en réunion[20]. La femme pousse un cri de détresse déchirant, qui interrompt la scène d’un coup.

Se retrouvant seule sur le plateau, elle se relève dans le silence. Perdue, hagarde, elle sanglote et se révolte dans un même mouvement. Elle n’y croit pas, n’en revient pas (elle se répète en boucle « c’est pas vrai, c’est pas vrai ») – et si l’on pense, dans un premier temps, qu’elle est en train de prendre la mesure de ce qui lui est arrivé, on s’aperçoit progressivement qu’elle semble avant tout se désoler du ravage environnant (il y a des déchets partout, tout est souillé). Comme dans un effet de fondu enchaîné, on passe ainsi d’une souffrance relative à une destruction intime (l’effet post-traumatique du viol) à une souffrance qui semble plutôt naître de la destruction extérieure (l’état de chaos dans lequel se trouve l’espace du plateau, et qui sidère la femme). Même si, objectivement, il n’y a évidemment pas de quoi pleurer, pas de quoi se désespérer parce que tout est sens dessus dessous après une fête (en témoignent les gobelets et serpentins qui jonchent le sol), l’entrelacement des analogies tissées au fil de ce spectacle – entre le corps de la femme et les entrailles de la Terre, mais aussi entre le plateau et la planète[21] – fait que tout se superpose et entre en résonance : le tragique et l’absurde de la situation, la dévastation intime de la femme (les atteintes portées à son corps) et le saccage de la Terre mère (ruinée par notre recherche inconsidérée de plaisirs), le littéral (le bazar sur scène) et le métaphorique (le dérèglement des écosystèmes).

En faisant converger les plus grands désastres (la puissance ravageuse des désirs de conquête et de domination, la mise à sac des forces matricielles) vers les désastres les plus prosaïques (la gueule de bois qui succède à la fête), la mise en scène opère un court-circuit, sémiotique et affectif, qui s’avère efficient – efficience qui doit beaucoup à la qualité du jeu de Fiamma Camesi qui, sans jamais céder ni au mélodrame ni à la caricature, parvient à naviguer avec une grande sincérité entre les différents états qu’elle traverse, et donc à embarquer le public avec elle. Alors que les spectateur·trices occidentaux·ales peuvent encore avoir du mal à être réellement affecté·es par la réalité douloureuse des catastrophes écologiques (les conditions géographiques et économiques dont il·elles jouissent tendent à les en prémunir, à les leur faire considérer comme des menaces éloignées dans le temps ou dans l’espace[22]), le désarroi multifacette de l’actrice les rebranche sur le concret de leur vécu, le plus quotidien comme le plus intime, et ce faisant, active en chacun·e l’intensité des regrets auxquels on s’expose lorsque l’on ne prend conscience de l’importance des dommages (commis ou subis) qu’après coup.

Matricide ne s’en tient toutefois pas à cette morale de l’histoire : reprenant peu à peu ses esprits, la femme décide de remettre de l’ordre dans cette scène de désolation, ramasse et jette tout ce qui doit l’être, s’encourageant à ne pas se satisfaire de la situation et se convainquant que cela va aller. Même si cette reprise en main soulève plusieurs questions[23], le fait est que, dans ce spectacle, le constat de la dévastation n’est qu’une étape ouvrant sur la nécessité de l’action réparatrice. Dans le deuxième volet de son Apocalypse (2022-2023) en quatre épisodes, Louis Bonard choisit au contraire de s’installer dans ce moment où il est « trop tard », définitivement.

L’Apocalypse, deuxième épisode (« Les adieux »), avec Louis Bonard. Arsenic, Lausanne (Suisse), 2022.

Photographie de Dorothée Thébert Filliger.

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Le temps de la fin

Intitulé « Les adieux » (2022), le deuxième épisode de L’Apocalypse[24] s’ouvre sur une séquence tragi-comique : alors que retentit une marche funèbre jouée à l’orgue, on voit l’acteur courir en fond de scène, le corps prostré, les mains sur la tête, gémissant et renversant sur son passage les blocs de polystyrène – agencés en fragile équilibre – qui composent le décor. Au milieu du champ de ruines qu’il a lui-même généré, il prend alors la parole pour rappeler que dans le premier épisode, il a cherché à « tirer la sonnette d’alarme », a insisté sur le fait que « cela allait bientôt être trop tard », mais qu’en dépit de ces avertissements, « on n’a pas réussi à changer de vie et maintenant c’est trop tard c’est l’Apocalypse » : « c’est la guerre partout », « la famine partout », « la catastrophe partout », « il y a des épidémies terribles », « tout le monde meurt », « tout le monde souffre tellement qu’on veut se suicider, mais c’est même plus possible de se suicider[25] ». Et tandis que sonnent les trompettes de l’Apocalypse (qui servent de jingle de début et de fin à chaque épisode), il déclare :

Dans cet épisode, on essaiera de se rappeler que c’est trop tard, trop tard pour s’enfuir, trop tard pour la morale, trop tard pour parler, trop tard pour changer quelque chose. On prendra le temps de dire adieu à tout, et on galopera dans les ruines de nos villes, on errera dans le grand silence, et on se retrouvera toutes et tous à attendre la fin.

Cette annonce est programmatique : après avoir récupéré un couteau, revêtu une cotte de mailles, puis déclamé une longue litanie d’adieux (dont je reparlerai ensuite), Bonard apporte sur scène un cheval mécanique avec lequel il va tourner en rond, dans la pénombre et le silence[26], pendant les quarante minutes qui suivent, soit en le tirant par une longe, soit en le chevauchant.

Au départ, les tours de plateau sont ponctués d’arrêts potaches (le cheval urine). Et puis, progressivement, l’errance prend un tour plus grave : au fur et à mesure des tours qu’il effectue, l’acteur tombe en effet sur des morceaux de corps humain (un pied, un bras, un tronc, des jambes). Bien que ceux-ci n’aient rien de réaliste (leur forme est stylisée, leur taille, disproportionnée, et leur matière – textile – renvoie clairement à la poupée de chiffon), la lenteur et le soin avec lesquels Bonard les ramasse, la douceur avec laquelle il les porte, l’application avec laquelle il recompose les fragments de la silhouette humaine (après avoir tout de même songé, un moment, à les consommer) font qu’on accorde globalement du crédit à la situation.

Ces phénomènes d’attention et de projection affective se trouvent encore plus accentués avec le cheval. En effet, tout a beau nous indiquer qu’il s’agit d’un artéfact, l’ingéniosité du mécanisme par lequel il peut être mis en mouvement, doublée de la tendresse que l’acteur manifeste à son égard (délicates caresses de la tête ou de la croupe, précautions prises quand il le monte ou le déplace) font que les spectateur·trices croient à son existence : il s’impose comme un être animé, selon la même convention – et pour les mêmes raisons – que dans les théâtres de marionnettes. Dans cet épisode, où il a clairement été signifié que rien d’heureux ne pouvait advenir, on se doute bien, toutefois, que les choses vont mal tourner, et que cette tendre relation entre l’homme et son cheval n’a pas vocation à perdurer. En fond de scène, le rond de lumière orangée qui, depuis le début, ne brille que faiblement, ne cesse de grossir, comme si le Soleil ou un astre se rapprochait dangereusement.

Constatant cela, le chevalier prend son couteau : il se rapproche du cheval et pose sa tête contre la sienne, très longuement, comme pour un dernier adieu. Rien ne se passe, pourtant : l’acteur s’éloigne du cheval. Mais un nouveau changement lumineux intervient, et le chevalier se résout à égorger son cheval – peut-être pour lui épargner une lente agonie? Le fait est, en tout cas, qu’il met à mort celui qui était son dernier compagnon vivant. Après cette exécution, Bonard vient en bord de scène et reste deux-trois longues minutes face public, les bras légèrement décollés du corps, l’air complètement hagard et désespéré. Et tandis qu’il nous fait face, statique, silencieux, on peut voir quelques larmes couler sur son visage.

L’Apocalypse, deuxième épisode (« Les adieux »), avec Louis Bonard. Arsenic, Lausanne (Suisse), 2022.

Photographie de Dorothée Thébert Filliger.

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Excepté ces quelques moments très chargés en émotions, le deuxième épisode de L’Apocalypse est, d’un point de vue classiquement théâtral, parfaitement ennuyeux : la seule action présentée est celle d’un acteur qui tourne en rond dans la pénombre, accompagné d’un faux cheval et de quelques bouts de chiffons. Simultanément, cette radicalité est ce qui permet à Bonard de donner corps à l’infinie solitude et à la désolation qui seront, seraient les nôtres dans un monde complètement asséché, dévasté, dépeuplé – temps de l’après-catastrophe où tout ce qui est parvenu à survivre s’avère voué à l’extinction, où la mort règne sans (presque) plus personne pour porter le deuil, et où ne subsistent qu’errance et sidération. La dimension répétitive, légèrement hypnotique, du peu de ce qui se passe sur scène nous laisse tout le temps d’y songer.

Commémorer

Dans les exemples envisagés jusqu’à présent, l’affliction qui se trouve mise en scène se caractérise, premièrement, par l’étendue sinon l’abstraction de son objet (ce qui est pleuré, c’est un état de dévastation généralisée, les forces de destruction qui concourent à ravager tout ce que le monde comporte ou comportait de vivant), et deuxièmement, par la focalisation faite sur le sujet pleurant (c’est par le prisme de sa sensibilité, depuis l’expression de son vécu, que quelque chose de la douleur pour le monde nous parvient). Il ne s’agit pas pour autant de drames psychologiques cherchant à déplier ou à comprendre les affres que traversent les personnages. Sur scène, ceux-ci ne sont que les vecteurs de l’émotion qui est partagée avec le public et qui, pour reprendre les termes de Gilles Deleuze, « ne dit pas “je”. […] L’émotion n’est pas de l’ordre du moi, mais de l’événement » (Deleuze, 2003 : 172; cité dans Didi-Huberman, 2016 : 48). C’est pourquoi, à la suite du philosophe, Georges Didi-Huberman considère que

les émotions ne sont pas ces petites choses « personnelles » qu’un individu aurait à « posséder », à garder par-devers soi : les émotions sont l’affaire de tout un chacun, voire l’affaire de nous tous. […] [L]es émotions nous travaillent comme des « mouvements hors de soi » ou, même, « hors du soi ». […] Si l’émotion ne dit pas « je », c’est parce qu’elle réunit dans un même événement expressif les deux « autres » dont le « je » ignore généralement qu’il est tout entier traversé, donc dépendant : disons, pour simplifier, l’autre dedans qui donne à l’émotion sa profondeur, et l’autre dehors qui lui donne son ouverture

(Didi-Huberman, 2016 : 48-49; souligné dans le texte).

Si l’émotion ne peut être intransitive (elle est toujours le produit d’une relation, ce que la rencontre avec un être ou une situation provoque en nous, et ce faisant, porte à faire ou à ne pas faire), l’« autre dehors » qui provoque la douleur éprouvée pour les devenirs terrestres peut toutefois se voir accorder une place plus ou moins importante et explicite. Dans les cas qui m’occuperont à présent, nous constaterons ainsi que les artistes choisissent non plus de porter le deuil du monde dans l’absolu, mais de recenser et de pleurer chaque chose, être, potentiel de vie qui disparaît, brutalement ou progressivement, dans cette « ère de la perte » (« era of loss »; Rose, Dooren et Chrulew, 2017) qui, comme le note Romain Noël (2019), pourrait bien être le véritable nom donné à notre époque, marquée par une extension inédite du domaine de la souffrance humaine et non humaine[27].

Oraison funèbre

En 1922, Charles Ferdinand Ramuz publiait Présence de la mort, un roman d’anticipation dans lequel il raconte comment, à la suite d’un « accident survenu dans le système de la gravitation », la Terre dévie sa course pour se rapprocher à toute vitesse du Soleil et « s’y refondre » (Ramuz, 2018 [1922] : 4). Le diagnostic est sans appel – « Toute vie va finir. Il y aura une chaleur croissante. Elle sera insupportable à tout ce qui vit. Il y aura une chaleur croissante et rapidement tout mourra » (ibid. : 5) –, et pourtant, personne n’y prête attention, ainsi qu’en témoignent les lignes par lesquelles s’ouvre le roman :

Alors les grandes paroles vinrent; le grand message fut envoyé d’un continent à l’autre par-dessus l’océan.

La grande nouvelle chemina toute cette nuit-là au-dessus des eaux par des questions et des réponses.

Rien pourtant ne fut entendu.

Les grandes paroles passèrent inaperçues, ne troublant rien dans l’air au-dessus des vaisseaux chargés de marchandises et des transatlantiques blancs, dans un ciel seulement remarqué à cause de ses étoiles plus grandes, – et, au-dessus de la houle du large, elles passèrent dans un complet silence

(ibid. : 4).

Cent ans plus tard, on ne peut qu’être troublé·e par la dimension prophétique de cette oeuvre – et l’on comprend que la metteure en scène Sarah Eltschinger ait eu envie d’en proposer, en 2022, une adaptation théâtrale[28].

Présence de la mort (d’après Charles Ferdinand Ramuz, mis en scène par Sarah Heltschinger), avec Nicolas Roussi et Elsa Thebault. Gymnase de Burier, La Tour-de-Peilz (Suisse), 2022.

Photographie de Claudia Ndebele.

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Architecturé en une trentaine de tableaux dont les enchaînements sont discontinus, elliptiques, et qui font alterner les plans, les points de vue, les scènes intimes et les scènes de groupe, ce roman a pour intérêt de déplier toute la gamme des comportements, réactions et émotions que l’imminence de la catastrophe est susceptible d’engendrer. En effet, le texte s’attache aussi bien aux puissances de déliaison, psychique et sociale, corrélatives du chaos climatique (pillages, sédition, exécutions, suicide) qu’aux élans d’amour et de solidarité qu’impulse également cette situation. Et sans rien négliger, ni de la violence, ni de l’injustice, ni de l’arbitraire qui peuvent présider aux destinées dès lors que tout ce qui faisait tenir le monde part à vau-l’eau, l’auteur choisit, simultanément, de rendre grâce à tout ce qui fait (faisait) que l’on peut tenir à lui. Au coeur d’une nuit dont il constate qu’elle est toujours plus silencieuse, l’un des personnages déclare ainsi :

J’ai trop aimé le monde; je vois bien que je l’ai trop aimé. À présent qu’il va s’en aller. Je me suis trop attaché à lui, comme je vois, à présent qu’il se détache de moi. Je l’ai aimé tout entier, malgré lui. Je l’ai aimé malgré ses imperfections, tout entier, – à cause de ses imperfections, ayant vu que c’était par elles seulement que la perfection existait; et il était bon parce que mauvais.

Et toutes les choses sont venues, tous les hommes sont venus. Je n’ai plus pu choisir entre elles; je n’ai plus pu choisir entre eux.
[…]
Je n’ai aimé que l’existence. Seulement qu’une chose existe, n’importe laquelle, n’importe comment. Tout. Les quatre éléments, les trois règnes; les minéraux, les végétaux, les bêtes; l’air, le feu, la terre, l’eau. Le bombé, le plat, le rond, le pointu : ce qui est beau, c’est d’être. Toutes les choses : celles à trois dimensions, celles à deux, les réelles, les figurées […].

Quelque chose a fini de battre dans les artères du monde; le monde s’en va : je l’ai trop aimé.
[…]
Chers corps, pauvres corps, magnifiques corps, ô matière! matière des cinq sens, goûtable, visible, touchable, qui se respire, qui s’entend, qui se caresse, qui se déguste, et que j’attire encore à moi, malgré moi-même, par toutes mes fenêtres de chair où je me tiens

(ibid. : 57-59).

Émancipé de la question de la culpabilité (si la planète se réchauffe, si les températures atteignent un degré invivable, les êtres humains n’en sont nullement responsables), le roman de Ramuz permet ainsi de réfléchir à la disparition d’un point de vue non pas étiologique, mais existentiel, et d’explorer ce qui est fondamentalement en jeu quand la présence de la mort s’affirme et étend son empire sur toutes choses.

Dans le deuxième épisode de L’Apocalypse, où le motif de la culpabilité se trouve également évacué (on se situe dans le temps de l’après-catastrophe : celui où il est trop tard pour espérer changer quoi que ce soit, et où la violence de ce qu’il y a à affronter ne laisse aucune place aux tourments de la conscience), Bonard prend lui aussi le temps de faire ses adieux au monde avant de s’enfoncer dans les ténèbres de l’errance. Sans autre commentaire, il dresse alors la liste suivante (qui n’a que l’apparence d’un inventaire à la Jacques Prévert) :

Adieu… les arbres, adieu… le ciel, adieu… les nuages, adieu… les poissons, adieu… les petits poissons, adieu… les gros poissons, adieu… la joie, adieu… la terre, adieu… l’herbe, adieu… les champignons, adieu… la brise du soir, adieu… tous les matins, adieu… le pain, adieu… la géométrie, adieu… l’histoire, adieu… le patrimoine, adieu… les prairies, adieu… les vaches, adieu… les clôtures, adieu… la prison, adieu… les taulards, adieu… la torture, adieu… la haine, adieu… la rage, adieu… la douleur, adieu… les parfums, adieu… les fleurs, adieu… l’essence, adieu… les routes, adieu… les réseaux, adieu… se retrouver, adieu… ensemble, adieu… la solitude, adieu… les pleurs, adieu… les caresses, adieu… la musique, adieu… papa, adieu… maman, adieu… la curiosité, adieu… se réjouir, adieu… le groupe, adieu… l’hospitalité, adieu… l’imagination, adieu… les personnes qu’on aime, adieu… adieu…

Alors que dans son dernier hommage à l’existence, Ramuz optait pour un lyrisme sans failles, une célébration absolue de toutes les choses du monde, Bonard, lui, choisit de recenser dans un même mouvement ce qui mérite d’être pleuré, ce qui, une fois disparu, nous manquera cruellement (toutes les beautés et les bontés de la vie), et ce qui, passant au compte des pertes et des profits, s’avère assurément moins regrettable, si ce n’est franchement souhaitable. Si cette lucidité et les effets de distance critique ou comique qu’elle provoque permettent d’atténuer la douleur que l’on peut ressentir à l’idée de la fin du genre humain, ils ne font nullement obstacle au surgissement de l’émotion. Tout au long de L’Apocalypse, ce balancement entre affect et raison signe d’ailleurs la singularité du positionnement – sur le fil – que cherche à tenir Bonard, position qui, refusant tout surplomb – il est l’unique sujet d’(auto)dérision du spectacle –, consiste à conjuguer tendresse et fermeté, sérieux et bouffonnerie, et ce faisant, à contrer aussi bien « les optimistes béats » – qui négligent l’ampleur des menaces – que « les catastrophistes mortifères » (Dupuy, 2021 : 15) – qui considèrent que l’effondrement est certain.

Si « penser à partir du ravage écologique, c’est sans cesse garder à l’esprit que nous ne savons pas ce dont les humains pourraient devenir capables. Pour le meilleur et pour le pire » (Stengers, 2019 : 19), il est toutefois des cas où le constat de la catastrophe est sans appel. Confronté·es à cette réalité, un certain nombre d’artistes choisissent de faire de l’espace-temps théâtral un tombeau dédié à la mémoire des êtres injustement disparus.

Monuments aux espèces éteintes

En 1949, Aldo Leopold constatait déjà les coups fatals que « la société du toujours-plus-toujours-mieux » porte à tout ce qui est « naturel, sauvage et libre » (Leopold, 2000 [1949] : 15), et consacrait l’essentiel de la section « Juillet » de son Almanach d’un comté des sables au silphium, plante endémique du Wisconsin que les aménagements agricoles menaçaient à très court terme de disparition. Il en tirait alors la conclusion suivante :

Voilà un petit épisode des funérailles de la flore indigène, qui constitue à son tour un épisode des funérailles de toutes les fleurs du monde. L’homme mécanisé, oublieux des flores, est fier des progrès accomplis dans le nettoyage du paysage […]. Il serait peut-être sage de supprimer tout de suite l’enseignement de la botanique et de l’Histoire dignes de ce nom, de crainte que quelque citoyen du futur ne soit pris d’angoisse à la pensée du prix floristique de sa vie si bien agencée

(ibid. : 71).

Effacer de la mémoire collective toutes les vies sacrifiées sur l’autel du progrès, de la modernisation et de la croissance est un exercice auquel les sociétés occidentales sont depuis longtemps rompues. Et si les mouvements de lutte et d’émancipation (marxistes, féministes, décoloniaux) ont permis de réévaluer la part prise et le prix payé par tous·tes ceux·celles que le système dominant subordonne, assujettit ou extermine, le sort similaire – et intriqué – que ce même système réserve aux autres qu’humains n’a, jusqu’à très récemment (Ferdinand, 2019; Balaud et Chopot, 2021; Amir, 2022 [2018]), pas vraiment été un objet de discussion politique. Tout en rendant possibles de telles perspectives critiques, Leopold s’en tient dans son ouvrage à un point de vue éthique.

Affirmant que « nous abusons de la terre parce que nous la considérons comme une commodité qui nous appartient » (Leopold, 2000 [1949] : 15), et observant que cette relation d’appropriation et d’exploitation met en péril la survie même du système Terre, il juge en effet nécessaire de fonder une « éthique de la terre » – ce qui revient à étendre nos préceptes et comportements moraux à l’ensemble de la « communauté biotique » dans laquelle se trouvent inclus, aux côtés des êtres humains, « le sol, l’eau, les plantes et les animaux » (ibid. : 258). « Homo sapiens », passant ainsi du « rôle de conquérant de la communauté-terre à celui de membre et citoyen parmi d’autres de cette communauté » (ibid. : 258-259), se retrouve dès lors en position d’avoir non plus seulement des droits, mais des devoirs vis-à-vis de ces autres membres – et, convient-il d’ajouter, des sentiments.

Comme le fait en effet remarquer Aldo Leopold, « nous ne sommes potentiellement “éthiques” qu’en relation à quelque chose que nous pouvons voir, sentir, comprendre, aimer d’une manière ou d’une autre » (ibid. : 271) – position partagée par Myriam Revault d’Allonnes, qui affirme que « pouvoir être “touché par l’émotion” est […] la condition d’une ouverture au monde et donc d’une action “raisonnable[29]” » (Revault d’Allonnes, 2008 : 102). Or, si le fait d’aimer la nature et tous les êtres qui la composent peut être source de grandes joies, de surprises et d’émerveillements[30], il s’avère que l’intensité de ces liens, le sentiment d’être partie prenante de cette communauté, le fait de se soucier de son bien et d’éviter ce qui peut lui nuire, peuvent également engendrer de profondes afflictions quand ces objets d’amour se voient malmenés, abîmés, sinon anéantis. Dans l’un des textes qu’il réunit à la suite de son Almanach, intitulé « À propos d’un monument au pigeon », Leopold explique ainsi avoir « érigé un monument pour commémorer la disparition d’une espèce. Il symbolise notre chagrin. Nous pleurons parce que aucun [sic] homme vivant ne verra plus l’ouragan d’une phalange d’oiseaux victorieuse ouvrir la route du printemps dans le ciel de mars et chasser l’hiver des bois et des prairies du Wisconsin » (Leopold, 2000 [1949] : 144).

Quand on en est « seulement » au stade de la menace, quand on sait que des êtres ou des paysages auxquels on est attaché risquent de disparaître, il est toujours possible de s’organiser pour contrer l’adversité. Au début de BOOOM! Une odyssée dans des territoires en lutte[31] (2023) – spectacle consacré aux actions que mènent, aux espoirs qui animent et aux difficultés qu’affrontent tous·tes ceux·celles qui, à travers l’Europe, refusent l’accaparement marchand des territoires et la monoculture intensive qu’il impose à tous les milieux, modes et formes de vie – Luxxx raconte pourquoi iel a pris part à la Zone à Défendre (ZAD) de la colline du Mormont[32] :

Tout d’abord il faut imaginer une colline, une belle colline boisée au brouillard quasi permanent.
On trouve sur cette colline autant d’espèces d’orchidées sauvages que de textures de boue, à tel point que le terme boue ne signifie plus grand-chose et qu’il faudrait pouvoir le décliner à l’infini. Il y a l’attrapeuse, la glissante, la blagueuse, et celle contre qui il ne faut même pas essayer de lutter : l’arracheuse. Avec elle, autant se mettre directement pieds nus.

Au sommet de cette colline, il y a une maison. Une maison vide, construite illégalement, puis abandonnée, comme une sorte d’invitation à venir s’y installer, à prendre la place vide et à y ramener de la vie.
En face de cette maison, c’est le vide. Un gouffre qui avance depuis des décennies, toujours plus vite, toujours plus vite, plus vite.
Des machines insatiables.
Une société insatiable qui bouffe toutes nos textures de boue pour en faire une seule de béton.

Alors pour tenter de freiner ce gouffre, des personnes ont répondu à l’invitation de la maison et s’y sont installées. Iels lui ont même donné un petit nom : ZAD de la colline. […]

Tu ne connais pas les histoires personnelles des gens, mais tu te rends vite compte que comme toi, […] iels ont juste envie de dire, ou d’hurler, STOP… « Stop les trous qui remplacent les collines », stop les aéroports qui étouffent les bocages, stop les méga bassines qui assèchent les nappes, STOP les mines de lithium, de charbon, de calcaire, d’uranium.
STOP

Non le monde ne brûle pas, il s’éteint, on l’étouffe!

Et une ZAD, c’est un moyen de souffler sur les braises, de le laisser en vie et de rester en vie[33].

BOOOM! Une odyssée dans des territoires en lutte, avec Luxxx et Isabelle Vesseron. Théâtre Vidy-Lausanne, Lausanne (Suisse), 2023.

Photographie de Nora Rupp.

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BOOOM! Une odyssée dans des territoires en lutte, avec Isabelle Vesseron. Théâtre Vidy-Lausanne, Lausanne (Suisse), 2023.

Photographie de Nora Rupp.

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Quand, en revanche, les braises sont déjà réduites en cendres, quand il est trop tard pour (tenter de) sauver ce qui mérite de l’être, quand on est confronté à la perte définitive, irrémédiable, de ce qui existait mais n’est plus, alors il ne reste plus qu’à pleurer les morts et à leur ériger des monuments – et, à ceux·celles qui ne verraient en ce geste qu’un curieux sentimentalisme ou une vaine marque de nostalgie, Leopold rétorque :

Qu’une espèce porte le deuil d’une autre, voilà une nouveauté sous le soleil. L’homme de Cro-Magnon qui abattit le dernier mammouth ne pensait qu’à ses steaks. Le chasseur qui tua le dernier pigeon ne pensait qu’à son exploit. Le marin qui assomma le dernier alque ne pensait à rien du tout. Mais nous, qui avons perdu nos pigeons, nous en portons le deuil. Ces funérailles eussent-elles été les nôtres, les pigeons ne nous auraient guère pleurés. C’est cette différence, plus que les bas Nylon de M. Du Pont ou les bombes de M. Vannevar Bush, qui fournit une preuve objective de notre supériorité sur les bêtes

(Leopold, 2000 [1949] : 145-146).

À l’heure de ce que certain·es scientifiques qualifient de « sixième extinction[34] », il se trouve que notre espèce n’a plus seulement à porter le deuil d’une autre espèce, mais d’une multitude – et c’est précisément parce qu’elle est « accablée par toute cette mortalité[35] », parce qu’elle ne veut ni ne peut « faire la paix avec […] l’extermination de masse », parce qu’elle considère qu’une « telle échelle de violence », une telle « brutalité » engage nos « choix » et témoigne de nos « échecs » que, dans Une pièce pour les vivant·e·x·s en temps d’extinction[36] (2021), le personnage de Noémie prend le temps de dire le nom des espèces qui :

  • font l’objet d’une « préoccupation mineure » : « La marmotte des Alpes / La zostère marine / Le prunellier / Le houx / Le campagnol des champs / Le paon-du-jour / L’hermine »;

  • sont considérées comme « quasi menacées » : « Le pin de Henry / Le sylvandre / La seiche géante / La malandania pulchra / Le bongo / La crapaudine des montagnes »;

  • sont jugées « vulnérables » : « Le spare nasique / La langouste rouge / Le muscadier de Californie / L’ours polaire / L’hippocampe du Pacifique / Le carambolier / Le tatou géant »;

  • sont repérées comme « en danger » : « La tortue à nez de cochon / Le sabot de Vénus du Myanmar / Le lapin des îles Amami / Le lapin de garenne / Le cyprès de Guadalupe / Le tucuxi / Le rhinopithèque de Roxellane / La petite chauve-souris brune »;

  • sont passées au stade de « danger critique » : « Le raton laveur de Cozumel / La tortue à soc / Le batagur kachuga / Le crocodile des Philippines / Le pin de Wollemi / Le rhinocéros de Java / Le singe-araignée varié / Le gecko marbré »;

  • et enfin, sont d’ores et déjà « éteintes » : « La tourterelle de Socorro / Le crapaud du Wyoming / Le cerf du Père David / Le séquoia de Sainte-Hélène / L’asteracée de Sainte-Hélène / Le skiffia doré / Le scinque à queue bleue ».

Nous sommes devenu·es coutumier·ères de ces macabres découpages qui, s’ils nous alertent quant au degré de menace planant sur la diversité des espèces animales et végétales, ne nous disent à peu près rien des pertes sensibles, existentielles, que leur disparation représente. On s’en tient au paradigme, technocratique, de la gestion du vivant – et le fait de restituer à chacune de ces espèces son nom ne change pas grand-chose à cela. Car, comme le faisait remarquer Leopold, « la disparition du silphium de l’ouest du comté de Dane n’est pas une cause de deuil si l’on en connaît que le nom, entrevu dans un livre de botanique » (Leopold, 2000 [1949] : 74).

Peut-être est-ce pour cette raison que, dans une didascalie, l’autrice prévoit que la liste des noms égrenés sur scène par l’actrice s’accompagne d’un diaporama – cette projection d’images ayant pour double fonction de pallier notre ignorance (nous ne savons généralement pas à quoi les espèces nommées ressemblent) et de donner un visage à ces diverses créatures (ce qui permet de les individualiser, et donc d’amplifier les phénomènes empathiques). Si fondées soient ces intentions, elles ont toutefois une conséquence paradoxale : maintenir une sorte d’effet de présence, combler l’absence réelle par l’image au lieu de nous confronter au fait, autrement douloureux, que les êtres dont il est fait mention ne nous seront plus jamais donnés à percevoir dans ce monde. À l’inverse, dans Sonne, los jetzt! (Soleil, c’est parti!) (2023), texte d’Elfriede Jelinek mis en scène par Nicolas Stemann[37], l’énumération des espèces qui ont disparu au cours des dernières décennies, ou dont la disparition est annoncée au cours des années à venir, ne s’accompagne d’aucune illustration. Seul leur nom est énoncé sur le plateau et repris, en vidéoprojection, sur un écran noir, aux côtés de la date à laquelle elles se sont éteintes. Dans mon expérience de spectatrice, ce dispositif, semblable à une pierre tombale minimale, m’a paru plus propice à la gravité du recueillement que le détour (rassurant, compensatoire) par l’effigie.

S’agit-il pour autant, dans ces spectacles, de « pleurnicher le vivant » (Lordon, 2021), ainsi qu’a pu le dénoncer Lordon dans son article éponyme? Dans ce texte assurément partial, polémique, pour ne pas dire pamphlétaire, mais qui dénonce de manière tout à fait salutaire la dépolitisation dont l’écologie peut être l’objet, Lordon reproche auxdits « penseurs du vivant[38] » de prendre acte que « Le-Vivant ne va pas bien, [qu’]il est même gravement en danger », et d’en « pleur[er] de concernement », mais sans jamais clairement dire « par quoi » et « par qui » (idem) il est menacé. Or, pour l’auteur, « la seule parole politique à la hauteur du péril » est celle qui affirme sans détour que « la Terre est détruite par les capitalistes, et que si nous voulons sauver les humains de l’inhabitabilité terrestre, il faut en finir avec le capitalisme » (idem; souligné dans le texte). Partant de là, toute prise de position en faveur du vivant qui n’assumerait pas explicitement cette prémisse concourrait au maintien de l’existant – « la bourgeoisie culturelle » (idem) se reconnaissant précisément au fait qu’elle sert les intérêts du Capital en négligeant ou en taisant les rapports d’oppression, d’exploitation et de destruction qui lui sont consubstantiels.

Si l’on fait une recherche lexicale dans Pièce pour les vivant·e·x·s par temps d’extinction, il apparaît qu’aucune occurrence des termes « capital », « capitalisme » ou « capitalistes » n’y figure[39]. Pour autant, ce texte ne s’en tient pas à célébrer cette « communion sensible » avec le « Vivant » qui, selon Lordon, s’est installée au sein de la « bourgeoisie culturelle citoyenne et concernée » « comme la-pensée-politique-pour-notre-temps : à hauteur des grands-enjeux-écologiques » (idem). De manière parfaitement explicite, l’autrice mentionne les inégalités de classe mais aussi de race qui président à la destruction de la nature, et rappelle les inextricables liens qui unissent économies d’extraction et logiques d’accumulation[40]. Dans Solastalgie[41] (2023) – autre pièce ponctuée de nombreuses références aux espèces disparues – on constate, là aussi, que les facteurs politiques, historiques et économiques ayant provoqué telle ou telle extinction sont clairement identifiés :

ça ici
c’est une chèvre européenne
qui est arrivée avec des colons européens à
st. Helena
et qui en peu de temps
a mangé
toutes les pousses d’
acalypha rubrinervis
un petit arbre haut de deux ou trois mètres
découvert et taxonommé en 1806
et finalement
disparu

ça ici c’est le begonia eiromischa
disparu
sur l’île pulau betong
quelque part dans les années 1960
à cause d’opérations agricoles commerciales
d’entreprises européennes
et ça ici
c’est la dernière branche bourgeonnante
du dernier arbre de santal juan fernandez
qui à cause de son odeur douçâtre et de son bois noble
a été abattu jusqu’à sa disparition
et vendu chèrement sur les marchés de bois tropicaux

Le caractère très factuel, informatif et didactique de ces moments d’inventaire se prête peu à l’effusion – et cela n’est absolument pas l’intention de l’auteur que de tirer les larmes aux spectateur·trices. En amont du passage précédemment cité, le public est en effet prévenu que

ça ici
ce n’est pas une prière

ça ici
ce n’est pas une cérémonie de deuil

ça ici
ce n’est pas un message apocalyptique

La question des émotions, toutefois, n’est pas absente de cette pièce (le simple fait que l’auteur ait choisi de lui donner pour titre un « éco-affect[42] » en témoigne), mais elle a pour spécificité de s’articuler à deux figures – l’une humaine, l’autre non humaine – dont les destinées sont envisagées conjointement : une exploitation d’épicéas (« zone de forêt monoculturelle » menacée de disparition après son invasion par des coléoptères) et le père du personnage principal (menuisier que la pression de la concurrence a ruiné et qui survit à de graves brûlures consécutives à sa tentative de suicide). Tout au long du texte, l’auteur s’attache à ce qui, en ces figures, résiste ou ploie, est affecté ou nous affecte. Surtout, il choisit d’entrelacer leurs devenirs, l’une et l’autre étant présentées comme les victimes collatérales d’un même système marchand qui uniformise, exploite, épuise, puis jette quand il n’y a plus de profits à tirer.

***

Contrairement à ce qu’affirme Lordon, les formes artistiques ne constituent donc pas seulement ce noble et haut lieu d’expression où, « la destruction de la nature demeurant une tristesse sans cause, il ne reste qu’à la pleurnicher » (Lordon, 2021). Or, au-delà des intentions polémiques qui pouvaient être les siennes, il me semble qu’il touche du doigt, presque malgré lui, une chose capitale : le fait que « pleurnicher le vivant » ne sert sans doute pas à grand-chose, mais qu’en revanche, le pleurer vraiment, s’affliger profondément de la situation, peut être décisif – et ce, pour au moins trois raisons.

La première est que les larmes ouvrent une faille, aussi bien dans l’être que dans le système. À la suite de Noël, on peut en effet considérer que « la domination commence par l’impassibilité. La maîtrise des autres et du monde commence par la maîtrise de soi », et que « l’homme qui agit, commande, maîtrise, […] ne souffre pas […]. Seule la nature et les créatures qui lui sont affiliées souffrent » (Noël, 2019 : 77). Partant de là, se révéler capable de pleurer – c’est-à-dire de pâtir et de compatir – pour d’autres êtres et même d’autres espèces que la nôtre, c’est s’assumer comme « femelle gémissante » (ibid. : 70) et contribuer à destituer « l’humain en tant que réceptacle conceptuel de l’ontologie blanche, masculine, hétérosexuelle, coloniale et capitaliste » (ibid. : 71), dont les rapports de pouvoir et le système de valeurs sous-tendent l’écocide en cours.

La deuxième raison est que les larmes témoignent de l’importance que l’on accorde aux situations et aux êtres auxquels est portée atteinte – considération dont Judith Butler (2019) a bien mis en évidence les implications politiques (et non pas seulement psychologiques ou éthiques). En effet, seules les vies que l’on estime pleurables, c’est-à-dire dont on est prêt à porter le deuil, comptent véritablement en tant que vies – assomption à partir de laquelle on ne tolère plus, partant, que les infra et superstructures dominantes les laissent mourir ou les fassent mourir :

L’affirmation radicale de la capacité à faire l’objet de deuil parmi et par les vivants pousse à résister […] à des modes prolongés de mort vivante, à des blessures soudaines et violentes, à la détention, à la mort. Cette résistance ne s’exprime pas simplement au nom de la vie ou du droit à la vie, mais contre les conditions politiques qui organisent la mort et l’escamotent

(Butler, 2019 : 23).

Ce qui m’amène à la troisième raison, laquelle consiste à souligner, avec Didi-Huberman, que si les larmes « signent sans doute l’impouvoir devant un certain moment de l’histoire », elles peuvent aussi « engager la puissance » (Didi-Huberman, 2016 : 433; souligné dans le texte) d’une transformation. Fondamentalement ambivalents, les pleurs peuvent aussi bien nous enfermer dans la rumination mélancolique qu’activer le désir de ne pas ravager ce qui nous importe. En tant que telle, l’émotion n’a donc ni sens ni pertinence politiques. Ceux-ci n’adviennent qu’avec la commotion, c’est-à-dire le moment où l’émotion se met à concerner non plus le « je », mais le « nous » (idem), et met une communauté d’intérêts et de sensibilités en mouvement. On peut faire le pari, à tout le moins espérer, que les affects mis en jeu et partagés au sein de la séance théâtrale y contribuent.