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J’aimais les peintures idiotes[1]
Des extravagances telles qu’on frissonne[2]
Depuis longtemps déjà, et selon une tendance au fond assez simple et assez prévisible, la poésie participe d’un courant de « collecte », de mélange disparate et astucieux, qui vise à marier le trivial au sublime, le rare au commun, l’ancien au nouveau, le populaire à l’électif. Les tons haut et bas se présentent au gré d’une démarche, d’une déambulation qui cherche dans les recoins les signaux d’un sens universel pourtant si confus. Parfois l’empan est très marqué, on passe d’un boulevard effréné à la ruelle abandonnée, des centres commerciaux aux lieux de culte, des chaussures percées aux Lamborghini rutilantes. Ce monde, qui offre à chacun ce qu’il veut, est souvent bien difficile à démêler et à comprendre ; ce monde rempli de contradictions qui se tournent le dos offre peu de prise à une quête de sens, et c’est là où la poésie s’affaire, sans pour autant déshonorer ce chaos, en s’y collant, mais avec le désir profond de trouver quelque chose comme une direction, un but où tendre qui, sans parler à tout le monde, serait entendu du plus large : du plus noble au plus vil, si tant est que ces catégories aient encore du sens.
Depuis la disparition des grands récits, depuis que la connaissance oecuménique de ce monde est devenue chose impossible, l’humain n’a d’autre choix que de clarifier le capharnaüm qu’est devenue notre encyclopédie. Le mémorable a laissé place au notable, à une mémoire du présent qui se détache du passé, surtout s’il n’a pas laissé de traces ; être mémorialiste, aujourd’hui, consiste à tracer des généalogies purement spatiales, sans histoire, emportant ses propres filiations faites d’harmonie, de contrastes, de complémentarités, de conflits. Qu’on soit enfermé devant sa télé ou à ras les soubresauts de la rue, c’est toujours la même orgie des lieux disparates qui nous est proposée, et chaque humain qui chemine dans la vie se fait éclaireur traçant sa propre voie, boussole à la main, cherchant la sortie de ce labyrinthe et se guidant d’une vigilance d’observation attentive et soignée. Le courant qu’on a depuis longtemps qualifié de « trash » s’accompagne d’une infinie tendresse, où le blasphème côtoie sans retenue l’empathie la plus ouverte pour le déchu, le magané, le scandaleux, le rejeté.
J’emprunte le terme de « collecte » au récent recueil de Jonathan Charette, intitulé Nisso, la cité sur le Soleil[3]. Ce livre de « solarpunk » est certes marqué par l’autodérision, avec son personnage d’apprenti nommé Jonathan Charette, et pratique également, peut-être à l’aveugle, la dérision de toute une époque marquée par cette esthétique de la bigarrure, du mélange festif des registres. Cette vie impossible transposée dans une arche fantasmée, où chaque étape présente systématiquement les grandes catégories d’une civilisation, comme une épopée mais aussi comme un jeu vidéo, montre plus justement les référents de l’auteur lui-même, qui prend un malin plaisir à les brouiller et à forcer leur caducité. D’entrée de jeu, Saint-Denys Garneau côtoie Loud, Antonin Artaud et Hedi Slimane : « Deux statues discutent. Hermès aux Adidas céruléens et Paul Éluard le résistant » (14). La monnaie et le calendrier sont précisés avec une fausse rigueur que contredit toute mathématique, « le temps se décline en 1 000 jours regroupés sous l’unique mois de fructidor » (25), mais les marqueurs temporels qui suivront n’en tiendront pas compte, car « la géologie » incandescente du Soleil est « l’ennemi juré du chronomètre[4] ».
Puis dans ce chaos informe commencent à émerger, comme en sourdine d’abord mais avec de plus en plus d’insistance, des formes, au sommet d’une trajectoire à la fois concrète et abstraite : la courbe, la droite, l’acéré, le signifiant et l’insignifiant se présentent un peu partout, dans nos pensées et sous nos mains. Le souci des formes est au coeur de notre relation aux choses et nous permet de les traiter et de les utiliser avec prescience : on sait reconnaître le coupant, le souple, le rigide, avant d’apprendre à les utiliser, avec méprise parfois. Les meilleurs guides d’utilisation, c’est bien connu, sont les plus simples : ceux qui savent dire une seule fois ce qui servira de multiples fois. Et parmi ces guides, aujourd’hui, on doit compter Martine Audet, qui s’affaire à chaque recueil à simplifier encore plus ce qui a déjà été pensé, écrit parfois, tout ce qui revient à la conscience dans une ronde, connue et surprenante à la fois. Ainsi ce recueil[5] en deux parties, « des formes utiles » et « neuf pas pour Mille batailles », s’ouvre et se ferme sur des références à la danse : à l’entrée, La danse d’Henri Matisse, où « le monde », « la ronde […] n’est pas tout à fait fermée » (9), et à la sortie, un excursus sur Mille batailles de Louise Lecavalier, chorégraphie inspirée du Chevalier inexistant d’Italo Calvino, que cite Audet :
82l’autre chargé(e)
l’autre
fabrique
les ombres
– un changement d’heure –
et
ravit
le sol
pour disparaître
Mais où aller ?
Dans un monde « sans mystère », où « la mort est pleine de morts », le contact au plus concret des choses emporte sa part de sacré : « La poussière que je soulève/est mon tablier de foi. » (11) Je crois lire quelque chose comme ce que les Maoris, suivant Mauss[6], appellent le hau, cet esprit attaché aux objets que l’on donne et qui les anime d’une vie immatérielle. C’est ainsi, il me semble, que « l’usure » des choses en forge l’histoire, un récit animé, qui leur donne une plus-value à échelle humaine inversement proportionnée au mépris que lui accole le marché :
50N’ai-je fait que répondre
à des questions jamais posées ?
Je détache, du souvenir,
quelques instants.
Ils ont, pour lames,
l’usure,
un voeu qui s’éteint
telle une révélation.
Audet travaille à montrer que le chaos n’est pas informe, que s’y décèlent des rémanences qui (pardon du jeu de mots) nous informent, qui nous parlent et nous indiquent des voies, des « rondes » dans lesquelles nos pas peuvent s’engager. Avec « l’usure » qu’elles transportent et qui les anime, leur utilité doit également nous alerter car, lorsque nous les manoeuvrons, ces choses nous révèlent leur sens :
63Je range les cartes de l’enfance.
Du sang brille sur mes genoux.
Vais-je défendre le vent ?
La mort, ici, dispose d’une image.
Des formes utiles rejouent sans cesse.
À l’autre bout du spectre, semble-t-il, se trouve Audrey Hébert, qui ne désavouerait pas ce vers d’Audet : « Je casse les vitres d’un sommeil. » (45) On songe entre autres au poème jubilatoire « Robbery[7] » avec, là aussi, une vitre cassée et, comme en négatif, la sacralisation (dérisoire) des objets commerciaux, ceux précisément qui n’ont jamais eu la valeur affective d’une « forme utile » :
11une semaine plus tard Marilou a publié sur Instagram
des pics raffinées de l’invasion de domicile
ah la beauté de la vitre cassée par terre
les loquets arrachés
la peinture écaillée
awe so cute
Ce vol chez une amie, commis par jeu plus que par envie, montre la futilité des objets, qu’on peut dérober sans arrière-pensée, juste pour le plaisir de les voir changer de mains et de provoquer l’événement. Collecte et collection se côtoient dans un nouveau paysage urbain où la rue nous appartient, puis les façades, puis, même, les intérieurs. La culture populaire en fait ses choux gras et l’épigraphe liminaire, mallarméenne (« La chair est triste… »), appartient en fait à… Miley Cyrus ! Suit immédiatement une série de « Art meme » aux accents délicieux, où, par exemple, l’esclavage, la culture d’élite et le folklore québécois se côtoient sans crier gare : « Untitled (Skull) de Jean-Michel Basquiat/la prochaine fois je vais éviter de rouler avec pas d’casque » (9). Même bigarrure dans cette liste des « Gurls à faire canoniser pronto », où Huguette Gaulin (no 3) croise « La princesse dans Mario Bros » (no 11), ou encore « 12 Anne Dorval (rencontrée une fois sooooo cool) », « 18 Anne Hébert (parente lointaine) » et « 20 Françoise David (oups déjà fait) » (20). Mais prenons garde, ces faux mariages ont bien une origine, ou plutôt, un « Proto Art meme » : « La Joconde par Léonard de Vinci/L.H.O.O.Q. » (84). « Hochelag beautiful Hochelag » (104) n’est peut-être pas le centre du monde, le franglais n’est pas la langue des origines, mais dans un monde sans directions, tout lieu, toute langue peut devenir le berceau d’une culture sans prétention, où l’élite n’est qu’un costume parmi d’autres.
Dans ce registre de la collecte et, même, de l’archive, on peut également souligner la publication de Queen Ka sur papier[8], « somme » en effet de 15 ans de performances scéniques, avec extraits audio et visuels, documents préparatoires, photos et présentations des spectacles. Tout est mis en oeuvre pour le transport « sur papier », afin de donner au livre le plus large contexte, ce qui laisse aux textes eux-mêmes, paradoxalement, une part congrue. On songe aux éditions critiques de luxe, ce qui est un autre paradoxe, puisque ces textes veulent, tout à l’inverse, se donner une plus grande proximité plutôt que de s’ériger en valeurs d’autorité. Mais on se demande néanmoins s’il était nécessaire qu’ils se justifient autant, s’il n’aurait pas été préférable de prendre parti de leur indépendance et de leur liberté, et surtout, de laisser jouer le lecteur dans son appréhension propre. La collecte se fait ici autoréférentielle, elle constitue, d’abord et avant tout, le texte lui-même ; mais ce qui distingue sous cet angle cette autocollecte, c’est qu’elle épuise un voeu d’exhaustivité, se souciant de tout montrer et tout dire[9], alors que la saisie du monde ne peut être que partiale. Compensation réparatrice, à la seule échelle possible ? Peut-être. Mais il me semble qu’il y va du genre même pratiqué (Ceci n’est pas du slam, titre du deuxième spectacle). On remarque tout de suite les mêmes ruptures de tonalité que, probablement, l’oralité permet d’accentuer encore plus : « Le citoyen, il est où ? / Il s’endort devant Sartre, Kant et Taylor / Parce que tout à l’heure / Il a joué quatre heures avec son PlayStation » (28). Surtout, elles me semblent constitutives du genre dans la mesure où elles suscitent l’intérêt et permettent de mieux passer dans une performance en direct. Dans les jeux lexicaux par exemple, certains plus simples et moins heureux s’égrènent au fil des textes, en connaissance de cause, comme s’il fallait acclimater l’auditoire par des signes plus accessibles avant de lui soumettre des métaphores plus raffinées, qui porteront à réflexion. Dans « Berlin » par exemple, le « béton » de l’ancien mur « sert à construire des forteresses / Où l’Homme est en prison ». Le cri de ralliement « so-so-so-solidarité » est remplacé par « con… con… consommation » ; « [Le] faux paradis de l’Occident [est] / Nourri par leur sang, leurs cent mille enfants ». Tous ces jeux de langue, qui peuvent charmer et surprendre l’oreille, sont pour les yeux du lecteur une préparation pour la véritable image qui reste en suspens, stratégiquement placée à la fin : « Car rappelez-vous / Avant la chute du météore / Il y en avait déjà, des dinosaures. » (38-40) Les « dinosaures » des sociétés capitalistes sont du même registre que les images précédentes, mais l’injonction à se « rappeler » la « chute », non du mur mais du « météore », peut produire une lecture songeuse. (C’était, je le souligne, non seulement la fin du texte mais de tout le spectacle, le premier en l’occurrence.)
Or on remarque, dans la trajectoire globale de la période couverte, une courbe vers l’abstraction, vers le détachement du contexte sociopolitique immédiat, et une volonté de saisir des « formes utiles » comme celles évoquées plus haut. Comme si l’expérience acquise d’un certain public permettait une plus grande entente implicite, et une plus grande ouverture, une plus grande précarité également, une plongée dans le risque de ne pas être immédiatement entendue, mais saisie plus profondément dans une attention prolongée. C’est, par exemple, dans le troisième spectacle, « Le chemin » ou « La chute », sans nécessité de préciser la date ou l’heure, ou encore ce si troublant « Je ne vibre plus », qui atteint ce niveau où toute précision, toute explication serait futile et ne ferait qu’affaiblir ce qui résonne tellement dans sa généralité : « et là trop haut / le ciel / mon doute / la peur / le regret / mais je ne vibre plus » (113). C’est là que la collecte montre son point d’achèvement et d’épuisement, quand la diversité du monde mène à une somnolence indifférente aux stimuli et aux signes, à une fatigue à y répondre.
Un autre modèle de la collecte est bien sûr le bestiaire, que pratique Cynthia G. Renard[10]. Les ruptures de ton prennent ici un autre visage, offrant ce qu’un poème appelle « Les trois langages » :
55Je connais la langue
des chiens
longue et râpeuse
celle des oiseaux
petite et acrobate
et celle des grenouilles
cacophonie lunaire.
Selon la logique de l’écosystème, qui peut certainement guider notre appréhension du monde, les disparités ne sont plus des vecteurs de différenciations sociales mais plutôt de complémentarités vitales. Des règles d’harmonie s’établissent d’elles-mêmes, lorsque les espèces pratiquent leur ronde, et les véritables ruptures surgissent lorsque l’humain se détache des trois langages :
49Durant la traversée
la béluga s’enivre de carafons
pesticides 2 litres
Coke Diète noir
fusée de plastique vers
maigre rêve
planète squelette et
glouglou glorieux.
Parsemé de dessins de l’auteure, où la chouette laponne tient une place d’honneur, le recueil parcourt la vie riche des espèces animales, les commandements qu’elles nous imposent et notre surdité à entendre ces langues que, pourtant, nous habitons. Notre fierté, notre « glouglou glorieux » tente d’éviter le « grand oeil poilu / un oeil soleil qui voit tout » (21), la condamnation d’une apocalypse trop présente. C’est l’homme qui cherche à développer des outils inutiles, qui ont aussi peu de sens que de fonctions, malgré ce que les multinationales veulent nous faire croire : « ce corps outil pileux / dispositif de sang chaud qui castre / les arbres centenaires / aux membres vertigineux » (22). Réunir, collectionner, colliger sont les gestes naturels du pèlerin en forêt.
Au fait, une simple observation : dans cette traversée, proposée ici, du capharnaüm de notre monde, de la réponse qu’y apporte la poésie, rien n’est dit du téléphone cellulaire. Comme si, au sens propre, il n’existait pas…
Parties annexes
Note biographique
NELSON CHAREST est professeur de poésie moderne à l’Université d’Ottawa. Il a publié aux éditions Nota Bene Vaisseau, le grand poème, et récemment, Paramètre de la finitude. Brièveté et poésie. Ses articles portent sur Pierre Morency, Pierre Perrault, James Sacré, Coleridge, Nelligan, Loranger, Verlaine et Mallarmé, notamment. Il a aussi fait paraître aux éditions David le collectif Projet Terre.
Notes
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[1]
Rimbaud.
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[2]
Anne Hébert.
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[3]
Jonathan Charette, Nisso, la cité sur le Soleil, Montréal, Éditions du Noroît, 2023, 101 p.
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[4]
Je cite en sens inverse, de bas en haut, car les poèmes de cette section s’affichent avec un titre en gras, aligné à gauche et tout en bas, les lignes se lisant par la suite de façon ascendante.
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[5]
Martine Audet, Des formes utiles, Montréal, Éditions du Noroît, 82 p.
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[6]
Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, introduction de Florence Weber, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige. Grands textes », 2007, 248 p.
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[7]
Audrey Hébert, Hochelagurls, Montréal, Les Éditions de Ta Mère, 2023, 135 p. Version revue et augmentée du même recueil initialement paru aux Éditions de l’Écrou en 2018.
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[8]
Elkahna Talbi, Queen Ka sur papier. Anthologie 2005-2020, Montréal, Somme toute, coll. « La scène », 2023, 216 p.
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[9]
Je l’affirme malgré de multiples dénégations ponctuelles, où l’auteure explique ne pas avoir tout montré ni tout cité ; comme, à d’autres moments, elle explique par exemple l’ajout d’un texte qui ne faisait pas partie d’un spectacle, etc. Ces déclarations, même si elles accusent une certaine incomplétude, concourent toutes, selon moi, au voeu d’exhaustivité.
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[10]
Cynthia G. Renard, Tous les oiseaux sont ici, Montréal, Éditions du Noroît, 2023, 84 p.