Résumés
Résumé
Prenant en quelque sorte au pied de la lettre l’interrogation posée par la rencontre entre les mots « recherche » et « création », ce texte propose une approche délibérément subjective et essayistique de la question suivante : mais que cherche-t-on, au juste, à travers les textes qu’on dit « littéraires », qu’il s’agisse de les écrire ou de les lire ? Des passages d’oeuvres et des parcours d’écrivain·e·s (tels Jacques Brault, Sara-Danièle Michaud, Philippe Forest) sont convoqués au fil du texte, en sus de l’expérience de l’autrice elle-même, pour tenter de cerner la spécificité de la quête littéraire, d’illustrer la logique paradoxale de son désir, de défendre son « rien à dire » et d’incarner sa performativité particulière.
Abstract
Taking at face value the considerations raised by the juxtaposition of the words “research” and “creation,” this article proposes a deliberately subjective and essayistic approach to the following question: But what, exactly, is one looking for in texts considered “literary,” whether writing or reading them? Portions of the works and careers of authors such as Jacques Brault, Sara-Danièle Michaud, and Philippe Forest are referenced throughout the article, in addition to the experience of the article’s author herself, in order to attempt to understand the specificity of the literary quest, to illustrate the paradoxical logic of its desire, to defend its “nothing to say” and to embody its individual performativity.
Resumen
Tomando en cierto modo al pie de la letra la pregunta planteada por la reunión de las palabras «investigación» y «creación», este ensayo aborda de forma deliberadamente subjetiva y ensayística la siguiente pregunta: ¿qué buscamos exactamente en los textos que llamamos «literarios», tanto si los escribimos como si los leemos? A lo largo del texto se invocan pasajes de obras y trayectorias de escritoras y escritores (como Jacques Brault, Sara-Danièle Michaud y Philippe Forest), junto con la experiencia de la propia autora, en un intento de identificar la naturaleza específica de la búsqueda literaria, ilustrar la lógica paradójica de su deseo, defender su «nada que decir» y encarnar su particular performatividad.
Corps de l’article
Quand j’ouvre un livre de littérature, je ne me mets pas en quête d’un savoir sur le monde qui m’entoure, sur la société et ses enjeux, ses honneurs et ses horreurs. Pour cela, j’ouvre le journal, je m’informe, je lis du langage qui communique. Quand je me penche sur ce qu’on appelle une oeuvre, qu’il s’agisse de lire ou de tenter d’écrire, je pars à la chasse d’autre chose que ce monde et ce langage-là dont la logique est autour de moi, en moi, déjà assez présente, prenante, pesante comme un éléphant, et sur laquelle les livres qu’on appelle « littéraires » ont bien peu de prise. Je ne demande ni explication, ni communication, ni soulagement. Je plonge à corps perdu dans cet espace à part où, enfin, plus rien n’étant demandé ou exigé de moi, je m’essaie à rejoindre… quoi donc ?
Il est difficile de répondre à cette question en ayant l’impression de rendre véritablement justice au désir obscur d’où jaillissent l’effort, le suspens et la joie propres à la littérature[1]. Mettre des mots écrits sur la source et la destination des mots écrits est une difficulté tautologiquement paradoxale qui camoufle une vérité non moins paradoxale dont je propose l’absurde formulation suivante : l’écriture serait ce détour par lequel on cherche ce que l’on ne trouve pas[2]. Quête sans fin, la littérature ne vit peut-être que de maintenir la folie de son projet, se perpétuant de ne jamais s’accomplir. Ainsi entretiendrait-elle un lien indéfectible avec le désir et, si l’on veut, avec l’amour, à travers quoi, comme le veut malicieusement Lacan, « on donne ce qu’on n’a pas[3] » à qui n’en veut pas. Ne pas avoir et ne pas savoir sont assurément la source de toute quête digne de ce nom. C’en est peut-être aussi l’aboutissement. Je charrie ? C’est possible. Et il y a d’autres manières de concevoir la littérature, sa quête, son rapport au dire et au monde. Assurément. Chaque époque rejoue à sa manière la tension entre classicisme et romantisme ; entre ceux qui savent avant de dire (« ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », professait Boileau) et ceux qui cherchent ce je-ne-sais-quoi en traversant « les forêts des symboles » (Baudelaire)[4]. On me permettra ici une parole scandaleusement subjective et romantique (je suis bien atteinte de ce mal critique[5]) et s’élaborant à partir de paroles amies extirpées un peu sauvagement des oeuvres de quelques autrices et auteurs qui me sont chers, qui charrient et inaccomplissent avec moi.
Pour commencer, une page tirée de L’en dessous l’admirable de Jacques Brault qui fournit une des plus belles descriptions qui soient de cet énigmatique objet de la recherche littéraire :
… quelques feuilles d’un cahier où par des mouvements d’écriture j’essayais (pendant quel hiver ?) d’ouvrir un passage, de ce fragment d’Hölderlin
Ce que nous sommes n’est rien
Ce que nous cherchons est tout
À ce fragment de Lao-Tseu
L’être donne des possibilités
C’est par le non-être qu’on les utilise
Je me suis perdu en chemin. Le poème, loin de s’accomplir, s’est comme déréalisé. […] C’est alors que dans cette espèce de no man’s land, dans cette perfection d’inexistence, j’ai entendu le chant nu de l’indicible : un presque rien qui, justement, n’est pas rien[6].
Dans l’univers en sourdine de ce grand poète tout juste disparu, une conscience aiguë du néant ouvre le champ de l’être à coup d’oxymores pulvérisant les contradictions. Ainsi le désir, bordé chez lui de négativité, n’en demeure pas moins entêté, par cela même, sans doute, qu’il ne s’illusionne pas sur ce à quoi il parvient : « un presque rien qui, justement, n’est pas rien ». « Presque » : l’espoir qui permet la relance ; « rien » : l’écho d’une chute (ce que Brault nomme « l’en dessous ») devenue condition de possibilité de l’événement subreptice que le poète baptise « l’admirable ». Ce passage en prose du recueil de 1975, un des plus désenchantés que Jacques Brault a écrit, dessine, entre folie hölderlinienne et sagesse orientale, la topographie de l’oeuvre à venir, avec ses saillies ombrageuses et ses brèches lumineuses. Tenir chaque phrase en équilibre entre le néant (taoïste) et l’absolu (romantique). Porter à chaque instant la conscience douce-amère du ratage et de ce qu’il recèle, malgré tout, de possibles. « Fail, but fail better », disait Beckett.
Cette quête se distinguant à peine de l’échec, qui n’est peut-être que le regard neuf qu’on porte sur celui-ci et qui le transfigure, cette recherche, donc, tient à l’activité même d’écrire plus qu’à son contenu. Qui écrit sait bien, de toute façon, qu’il ne sait pas toujours très bien ce sur quoi « porte » un livre au moment de l’écriture. La véritable question serait plutôt de savoir ce qui porte un livre, de quel élan, de quelle soif existentielle il procède. Sara Danièle Michaud l’a exprimé mieux (de manière plus directe et provocante) que quiconque dans Cicatrices :
On n’écrit pas parce qu’on a quelque chose à dire. C’est carrément secondaire, avoir quelque chose à dire, une pensée, profonde ou pas, une réflexion sur un sujet, quand on a quelque chose à dire, on n’a qu’à le dire, dans l’air comme ça, ou devant une bière, ou sur une tribune, il se trouve toujours un public pour les gens qui ont quelque chose à dire […][7].
Si on écrit, si on se donne cette peine, si on tourne autour du pot de chambre, de l’éléphant dans la pièce ou de l’ombre de la queue de son absence de chien, c’est bien effectivement parce qu’il y a quelque chose qui ne se dit pas « dans l’air comme ça » à l’occasion d’une conversation sur le trottoir, ou d’un cours à l’université. Trouver les mots qui disent ce qui nous déborde de toutes parts, qui disent le trop-plein du trop et le manque du manque, cela suppose d’entretenir la prétention assez délirante de crever la surface communicationnelle de la langue – « Par des mots, créer l’état du manque de mots », écrivait Valéry[8] – pour excréter un peu de cette sauvagerie tapie derrière notre babil apprivoisé. La musique d’une peau oubliée, l’éblouissement d’une image perdue, les pleurs d’une peine insue. Éclats brisés d’un miroir reflétant les morceaux d’une vie par nous encore invécue, les phrases écrites ne nous guérissent pas. Elles incarnent l’idée du mouvement de la vie, des possibles de l’existence.
Dans Le nouvel amour, Philippe Forest raconte le resurgissement de la possibilité amoureuse après un deuil. Ce deuil, c’est celui de sa fille Pauline morte à trois ans, un deuil qu’il n’en finit pas d’écrire[9], un deuil dont il ne guérit pas, donc, mais qui, un moment, cède le pas, sous les auspices de ce nouvel amour qui lui tombe dessus. Cette rencontre ouvre le livre. Et ce livre est lumineux, un des livres les plus beaux sur la puissance quasi miraculeuse de la rencontre amoureuse. Le nouvel amour se termine pourtant sur la fin de cette idylle. Car c’est un livre qui dit aussi la difficulté d’aimer, qui dit ces anciennes fidélités entravant l’acquiescement complet à ce qui se présente[10]. Ce malin génie qui nous empêche d’être là où nous sommes, là tout entier, tout entière, certains l’appellent du doux nom de mélancolie. Mais qui n’est pas atteint de cette maladie ?
« Je marche à côté d’une joie[11] ». C’est de ce discord que surgit l’écriture. C’est dans cet écart d’être, de coïncider avec soi, dans cette fuite (parfois infime, parfois béante) du joint entre soi et le monde que s’inscrit aussi la lecture qui prolonge la quête de l’écriture. Que chercher d’autre en effet que l’événement qui advient quand, soudain, tout en soi parvient à dire « oui » ? « On croit qu’un romancier raconte ce qui lui est arrivé quand c’est tout l’inverse qui est vrai ; s’il raconte, au contraire, c’est à seule fin que quelque chose lui arrive encore[12]. »
J’ai écrit mon petit livre Hantises pour interroger la folie de la passion littéraire et fouiller la parenté qu’elle entretient avec la passion amoureuse. J’y ai exposé, à mesure que les pages constituaient elles-mêmes une sorte de vêtement d’emprunt ou d’abri de fortune, mes cauchemars de peau trouée, de robe mal ajustée, de maison envahie. J’ai projeté le cinéma intérieur de mes obsessions sur les parois de la caverne du texte, pillant allègrement mes auteurs bien-aimés, racontant des bribes d’histoires qui défient les limites du vrai et de l’imaginé, croisant les trames de rencontres réelles et rêvées. Dans l’après-coup, j’ai eu l’impression d’avoir déployé ma catalogne littéraire, ma doudou de mots grappillés, à seule fin de contenir une révélation à la fois trop grande et comme faite pour moi, celle qu’expose une phrase des Désarçonnés de Pascal Quignard citée au mi-temps de mon carnet : « Il faut cacher dans le monde le lieu vide de la première personne qui n’est qu’une porte qui bat[13]. »
Écrire un livre à soi pour contenir les mots d’un autre, avoir ce besoin viscéral de les recouvrir des siens pour en métaboliser le sens, comme un ver à soie sécrète son cocon pour arriver à maturation, tels sont les ressorts d’une quête dont la destination ne s’est révélée qu’à l’arrivée. Au fil de l’écriture, la question de la porosité qui constitue le coeur névrotique du texte a fait l’objet d’une sorte de transmutation. Entre la rédaction erratique de paragraphes de coin de table qui ne se savaient pas encore le début d’un livre et les pages de clôture écrites dans la souveraine lumière du Bas-du-fleuve, une subtile transformation s’était opérée dans les échanges entre le dedans et le dehors. Quelque chose de moins empêché, de plus abandonné circulait. En bout de course, la faille s’était mise à ressembler à une ouverture par où l’on respire ; le handicap honteux à la condition du partage. Nulle réparation, nulle guérison, plutôt un léger décalage obtenu par la fiévreuse trituration des mots.
Nous n’accéderons pas au tout hölderlinien qui se love dans nos désirs, à la parfaite coïncidence avec le personnage que l’on singe dans notre vie sociale, à la performance harmonieuse d’un accord chorégraphique parfaitement huilé entre l’autre et soi. Nous n’atteindrons pas non plus cette lucidité pleine et entière sur le vivant féroce et vulnérable que nous sommes, cette lucidité tendre qui rendrait possibles de véritables et durables révolutions collectives. Nous n’y arriverons pas. Pourtant, parfois, l’espace d’un court instant volé à l’épuisement, ou en rêve seulement, nous y sommes presque. L’écriture est tout entière tendue vers ce presque-là. Ce n’est pas rien.
Parties annexes
Note biographique
FRÉDÉRIQUE BERNIER a publié quelques livres sur les questions de l’effacement, du dépouillement et de l’auto-engendrement dans la littérature. Son livre Hantises. Carnet de Frida Burns sur quelques morceaux de vie et de littérature, paru chez Nota bene en 2020 dans la collection « Miniatures », s’est vu attribuer le Prix du Gouverneur général dans la catégorie « Essai ». Au printemps 2024, et dans la même collection, paraîtra Chimères. Elle fait partie du comité de rédaction de la revue de création littéraire Les écrits.
Notes
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[1]
Ce désir obscur qui lie profondément lecture et écriture, Roland Barthes, parmi d’autres, en aura fait un de ses objets de prédilection, depuis Le plaisir du texte (Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel quel », 1973, 105 p.) jusqu’à son tout dernier cours (La préparation du roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France [1978-1979 et 1979-1980], texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, Paris, Éditions du Seuil/IMEC, coll. « Traces écrites », 2003, 476 p.).
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[2]
J’ai redécouvert tout récemment cette formulation de l’écrivain uruguayen Carlos Liscano : « Écrire, c’est chercher ce qu’on ne trouvera pas. » L’écrivain et l’autre, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, Paris, Belfond, 2010, p. 55.
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[3]
« Et quand on formule que “l’amour c’est donner ce qu’on n’a pas”, croyez-moi, ce n’est pas, à propos de ce texte, histoire de vous sortir un de mes “dadas” », formule Jacques Lacan à propos du Banquet de Platon dans le livre VIII de son séminaire (Le transfert, 1960-1961, p. 69, en ligne : http://www.lutecium.org/fr/1960/11/jacques-lacan-livre-viii-transfert/9864 [page consultée le 2 décembre 2023]).
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[4]
Le tout récent essai de Philippe Forest (que je convoquerai plus loin à titre de romancier) offre une réflexion stimulante sur les diverses incarnations historiques de cette tension et sur l’avenir encore ouvert d’une modernité entendue d’abord comme aventure critique ayant trait à l’impossible à dire : Rien n’est dit. Moderne après tout, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2023, 496 p.
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[5]
À partir de l’idéal critique-poétique du romantisme d’Iéna et en s’inspirant également de la structure fantasmatique de l’amour courtois, Giorgio Agamben formulait ceci : « Comme toute quête authentique, la quête critique consiste, non point à retrouver son objet, mais à assurer les conditions de son inaccessibilité. » Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, traduit de l’italien par Yves Hersant, Paris, Payot et Rivages, coll. « Rivages poche. Petite bibliothèque », 1992, p. 9.
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[6]
Jacques Brault, « L’en dessous l’admirable », Poèmes I, Montréal/Cesson, Éditions du Noroît/La Table rase, 1986, p. 217. L’auteur souligne.
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[7]
Sara Danièle Michaud, Cicatrices. Carnets de conversion, Montréal, Nota bene, coll. « Miniatures », 2022, p. 45.
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[8]
Paul Valéry, « Le beau est négatif », cité dans Philippe Forest, Rien n’est dit, p. 100.
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[9]
Voir notamment L’enfant éternel (Paris, Gallimard, coll. « L’infini », 1997, 369 p.), Toute la nuit (Paris, Gallimard, 1999, 314 p.) et Tous les enfants sauf un (Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2007, 174 p.).
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[10]
Anne Dufourmantelle a écrit de belles pages là-dessus, par exemple dans Éloge du risque (Paris, Payot et Rivages, coll. « Manuels Payot », 2011, 311 p.).
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[11]
Saint-Denys Garneau, « Accompagnement », Poésies complètes : Regards et jeux dans l’espace ; Les solitudes, Montréal, Fides, coll. « Du Nénuphar », 1949, p. 101.
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[12]
Philippe Forest, Le nouvel amour, Paris, Gallimard, 2007, p. 165.
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[13]
Pascal Quignard, Les désarçonnés, Paris, Grasset, 2012, p. 198.