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introduction

Dans l’élan du mouvement de protestation antiraciste incarné par Black Lives Matter, et faisant suite au meurtre de George Floyd aux États-Unis en 2020, plusieurs sociétés occidentales sont le théâtre de contestations visant la présence, en leur sol, de statues de personnalités historiques impliquées dans l’entreprise esclavagiste, colonialiste et raciste[1]. En Suisse, ces débats ont pris une ampleur particulière avec la statue de bronze de David de Pury, érigée sur la place éponyme au coeur de la ville de Neuchâtel. En juin 2020, une pétition lancée par le Collectif pour la mémoire (2020) et adressée aux autorités fédérales suisses, ainsi qu’aux autorités cantonales et municipales de Neuchâtel recueille plus de 2500 signatures. La pétition réclame le retrait du buste de cette figure locale, rappelant que les richesses léguées par De Pury, marchand neuchâtelois, provenaient du commerce esclavagiste du xviiie siècle, et estimant qu’il était impératif de contester cet héritage marqué par la souffrance des communautés Noires réduites en esclavage. Parallèlement, la même année à Genève, le Collectif pour une réflexion décoloniale déposait une pétition auprès du rectorat de l’Université de Genève, recueillant près de 1000 signatures. Cette pétition appelait à retirer la statue de Carl Vogt, naturaliste et médecin suisse du xixe siècle, accusé de sexisme et de racisme scientifique, ainsi qu’à renommer un bâtiment de l’Université de Genève portant son nom.

Ces différentes prises de position, comme celles du Collectif pour la mémoire à Neuchâtel et du Collectif pour une réflexion décoloniale à Genève, ont non seulement relancé le débat sur le rapport à l’héritage colonial en Suisse, mais elles ont également ouvert la voie à une confrontation plus large entre des visions opposées de cette histoire coloniale et de sa représentation dans l’espace public. D’un côté, certains groupes militent pour le retrait des statues en soulignant l’importance de reconnaître le racisme et les violences historiques liées à l’esclavage et au colonialisme en Suisse, en affirmant que la présence de ces statues dans l’espace public perpétue une glorification implicite des figures historiques responsables de ces injustices et invisibilise les souffrances des personnes historiquement opprimées. D’un autre côté, des groupes — dont un grand nombre d’élu·e·s politiques suisses — s’opposent au déboulonnement de ces statues en dénonçant ce qu’ils et elles considèrent dans cette initiative comme un risque d’effacement et de réécriture de l’histoire, en raison — pour certain·e·s — d’une imposition idéologique jugée « woke » et inspirée des théories féministes intersectionnelles, critiques de la race et décoloniales. Enfin, dans une autre perspective encore, d’autres groupes proposent une position médiane visant non pas le retrait, mais le maintien des statues et des monuments controversés, en y accompagnant des plaques explicatives et une recontextualisation historique. Si cette polarisation du débat public met en lumière des divergences politiques, notamment concernant les contours de la mémoire publique et de l’histoire coloniale, les débats autour du déboulonnement des statues de figures historiques révèlent également des tensions sur la gestion de l’héritage colonial, le rôle de l’espace public dans sa reproduction, ainsi que la reconnaissance politique du racisme systémique en Suisse.

Les questions centrales que je soulève sont donc les suivantes : quelle idéologie dominante façonne les débats publics sur la mémoire et l’héritage colonial en Suisse ? Qui détient l’autorité pour contester ou valider cet héritage et sous quelles conditions ? Quelles voix sont écoutées ou marginalisées dans ce processus ? En mobilisant les épistémologies critiques de la race — notamment les concepts d’ignorance et de résistance épistémiques blanches (Mills, 1997 ; Medina, 2013) —, cette analyse propose d’examiner les discours publics produits entre 2020 et 2022 dans deux cantons suisses romands sur le déboulonnement de statues de figures controversées, afin de décrypter la production discursive des discours post-raciaux en Suisse. Il s’agit d’examiner comment ces discours contribuent à une forme de violence épistémique, à travers l’invisibilisation des voix politiques des communautés Noires et la marginalisation des perspectives antiracistes sur la mémoire coloniale.

mémoire, héritage national et colonialité

La mémoire et l’identité sont intrinsèquement liées, dans la mesure où l’identité d’un groupe social, comme une communauté nationale, repose sur une mémoire collective partagée par ses membres ; et en retour, cette mémoire est façonnée par ces mêmes individus (Hirsch, 1995 ; Misztal, 2003). La mémoire n’est ainsi pas une entité en soi, mais plutôt un processus dynamique façonné par les individus et les groupes qui la construisent et la reproduisent (Halbwachs, 1992). La mémoire collective permet à un groupe de se représenter son héritage passé et de définir ses aspirations futures en se rassemblant autour d’expériences, de récits et de figures communes. Ainsi, les récits nationaux sont façonnés par la mémoire collective d’une société afin de mettre de l’avant une identité nationale (Brewer, 2006). Ces récits sont incarnés et renforcés par des lieux de mémoire, dispositifs matériels et artefacts chargés de symboles et de significations, tels que des monuments, des musées, des statues ou des sites historiques. Ainsi, les politiques publiques mémorielles — en tant qu’actions gouvernementales visant à influencer la « mémoire publique officielle » (Michel, 2011)[2] — peuvent prendre la forme de lois entourant la préservation de la mémoire et de l’héritage historiques, de programmes éducatifs, ou encore de débats publics sur la mémoire collective et les événements ou monuments historiques controversés.

Construits par l’interprétation sélective de l’histoire qu’en font les groupes dominants, les récits nationaux participent à la mise en lumière de certains événements, figures historiques, moments politiques, tout en en omettant d’autres (Dickerman, 2018). Ainsi, les lieux de mémoire publics — et notamment les monuments — jouent un rôle crucial dans la délimitation et la transmission d’une mémoire publique dite officielle, constituant des représentations matérielles de ces récits nationaux. Les lieux de mémoire publics, en sélectionnant les figures et événements commémorés, reflètent souvent les perspectives et valeurs des groupes dominants, qui sont historiquement associés à des hiérarchies notamment coloniales et raciales. Ces monuments, en occultant ou en reléguant au second plan les contributions des groupes racisés, participent à la perpétuation de l’idéologie raciale dominante qui privilégie certains récits historiques et certaines voix politiques au détriment d’autres (Nelson, 2017 ; Demetriou et Wingo, 2018). Cette idéologie, comme le définit Stuart Hall, correspond à « des cadres de pensée et de calcul sur le monde — les “idées” que les gens utilisent pour comprendre comment fonctionne le monde social, quelle est leur place en son sein et ce qu’ils devraient faire » (Hall, 1985, p. 99)[3]. L’idéologie consiste ainsi en un « travail à fixer le sens en établissant, par sélection et combinaison, une chaîne d’équivalences » (Hall, 1985, p. 93). Les monuments mémoriels, telles les statues, participent à la reproduction et au renforcement de ces idéologies nationales, mais ils peuvent également être contestés par des groupes et des mouvements sociaux visant à déconstruire les récits nationaux dominants et mettre en lumière les voix, les expériences et les contributions des groupes mis historiquement à la marge de ces récits. Les débats entourant la présence de monuments mémoriels controversés sont révélateurs de luttes politiques et épistémiques pour contester et repenser le contenu et les contours de la mémoire publique collective. À partir de 2020, dans le cadre des protestations antiracistes menées par le mouvement transnational Black Lives Matter, de nombreux collectifs et mouvements contestataires à travers le monde ont dénoncé l’installation de certains monuments publics, notamment en procédant au déboulonnement de statues représentant des figures historiques associées au colonialisme, à l’esclavagisme et au racisme systémique (MacDonald, 2020 ; Abraham, 2021 ; Gensburger et Wüstenberg, 2023).

Si la mémoire publique officielle d’une nation met de l’avant des événements, des récits et des figures glorifiant et célébrant souvent les membres des groupes dominants — en particulier ceux et celles ayant renforcé les rapports de pouvoir raciaux et coloniaux —, elle participe également à la mise sous silence des voix et des récits des groupes marginalisés. Ces effacements historiques sont ainsi la cause et le produit de nombreux épistémicides (Grosfoguel, 2013). Dans son ouvrage Silencing the Past : Power and the Production of History (2015), l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot décrypte les processus par lesquels les structures de pouvoir et l’idéologie dominante participent à la production de l’histoire et des récits nationaux. Il rappelle ainsi que ces récits sont le produit à la fois d’une histoire sélective des groupes dominants et de nombreux silences et d’effacement des groupes marginalisés : « Les faits ne sont pas créés de manière égale : la production de traces implique toujours aussi la création de silence » (Trouillot, 1995, p. 21).

Dans de nombreux cas, l’effacement des voix et des expériences des groupes marginalisés — notamment des peuples Autochtones, ainsi que des communautés Noires et racisées — perpétue la colonialité du pouvoir. Cette colonialité englobe les structures de pouvoir héritées du colonialisme et de l’esclavagisme qui persistent sur les plans économiques, politiques, juridiques, culturels, ainsi qu’épistémiques (Mignolo, 2001 ; Lugones, 2007 ; Quijano, 2007). La colonialité du pouvoir participe à la subordination et à l’effacement des populations dominées (Maldonado-Torres, 2007), renforçant les hiérarchies et les violences coloniales et raciales (Grosfoguel, 2006 ; Lugones, 2007). De ce fait, les monuments et lieux mémoriels, en tant que dispositifs matériels, participent à la reconduction de cette colonialité du pouvoir en relayant des figures historiques et des événements ayant contribué aux structures de pouvoir coloniales et raciales, tout en passant sous silence les récits des groupes dominés, ainsi que la contribution des acteur·rice·s commémoré·e·s à ces structures de pouvoir[4].

colonialité et post-racialisme en suisse : quelques éléments contextuels

En renforçant la colonialité du pouvoir, les politiques mémorielles contribuent à la perpétuation de récits et de pratiques s’appuyant sur le post-racialisme comme idéologie soutenant l’idée que les sociétés libérales contemporaines auraient dépassé les dynamiques de hiérarchies raciales. Dans cette perspective, le racisme serait alors résiduel et lié à des actions individuelles et non des processus systémiques, permettant ainsi l’invisibilisation du racisme et la reproduction de privilèges blancs (Goldberg, 2015 ; Sundstrom, 2018). Au cours des deux dernières décennies, différents moments politiques ont mis en lumière en Suisse — ainsi que dans d’autres sociétés libérales occidentales — la « discutabilité » du racisme (Lentin, 2018). En effet, des débats ont lieu dans la sphère publique sur la (non-)reconnaissance du racisme systémique et ses matérialisations, déclenchant des interventions publiques d’élu·e·s politiques, d’intellectuel·le·s, de journalistes, de militant·e·s et de membres de la société civile et d’organismes publics. Au-delà de l’affrontement des positions sur l’existence du racisme systémique, ces débats publics mettent en lumière la prédominance de l’idéologie post-raciale postulant que le racisme est un phénomène temporellement passé et géographiquement externe à ces sociétés contemporaines (Gines, 2014 ; Lentin, 2016). Que ce soit en parlant d’un racisme post-racial — ou d’un « racisme sans race » (raceless racism) qui reproduit les hiérarchies et les oppressions raciales sans nommer explicitement les catégories raciales (Goldberg, 2009 ; El-Tayeb, 2011) —, plusieurs théoriciens et théoriciennes critiques de la race soulignent le fait que le processus de racialisation n’a pas besoin de nommer la « race »[5] ni de faire référence aux catégories raciales de façon explicite pour reproduire le racisme (Goldberg, 2009 ; El-Tayeb, 2011).

La prédominance de l’idéologie post-raciale maintient ainsi les voix et les corps racisés en marge des espaces publics dominants, les contraignant dans leur capacité à produire des savoirs audibles reconnus par les groupes dominants et nécessaires pour déconstruire le racisme, permettant ainsi à la blanchité de se reproduire (Mills, 1997 ; Alcoff, 2015). Que ce soit lors des débats publics portant sur les politiques d’immigration et d’asile, les politiques sur la laïcité et les droits des minorités, différents groupes se sont mobilisés en marge des espaces publics et institutionnels, non seulement pour contester le caractère discriminant et racialisant de ces lois, mais également pour révéler l’exclusion de leurs voix au sein de ces espaces du débat public dit démocratique.

En Suisse, les manifestations de l’idéologie post-raciale sont enracinées dans des récits nationaux particuliers. Un récit national dominant se structure autour de l’idée que la Suisse ne peut se considérer comme reproductrice du racisme et des catégories raciales, au motif qu’elle estime ne pas avoir de passé colonial propre (Michel, 2015 ; Boulila, 2018). Pourtant, plusieurs études ont mis en lumière l’implication de la Suisse dans l’entreprise esclavagiste ainsi que son « passé colonial sans colonies » (David, Etemad et Schaufelbuehl, 2005 ; Fässler, 2007). Dès la fin du xixe siècle, le marché suisse s’est approvisionné en marchandises provenant des empires coloniaux (Michel, 2015) et des acteur·rice·s suisses ont été impliqué·e·s dans le commerce transatlantique des personnes réduites en esclavage (David, Etemad et Schaufelbuehl 2005 ; Fässler 2005 ; Stettler, Haenger, and Labhardt 2004 ; Zangger 2011 ; Dejung 2013). Le concept de « colonialisme sans colonies » décrit ainsi la façon dont la Suisse a été impliquée dans l’entreprise coloniale tout en refusant de reconnaître et de conceptualiser officiellement ses relations avec le colonialisme (Putschert, Falk et Lüthi, 2016, p. 288). Ce concept décrit, en ce sens, « la présence et la persistance des structures coloniales et des relations de pouvoir dans des pays qui, selon la perception dominante (ou auto-perception), n’ont été ni une puissance coloniale ni une colonie » (Putschert, Falk et Lüthi, 2016, p. 291)[6]. Plusieurs travaux relatent les traces de ce colonialisme dans les politiques restrictives et les formes contemporaines du racisme en Suisse (Minder, 2011 ; Lavanchy 2014 ; Purtschert et Fischer-Tiné, 2015 ; Purtschert, Falk et Lüthi, 2015 ; Eskandari et Banfi, 2017 ; Michel, 2019 ; dos Santos Pinto et al., 2022). Par ailleurs, plusieurs rapports analysent les matérialisations actuelles du racisme systémique et du racisme anti-Noir·e·s en Suisse (Pétrémont et Michel, 2017 ; CRAN, 2021).

C’est donc à la lumière de ces récits nationaux d’un racisme post-racial/sans race et d’un passé colonial sans colonies qu’il faut analyser les débats publics suisses sur la contestation des monuments et des lieux de mémoire. Par ailleurs, afin de mieux appréhender les conflits politiques et épistémiques liés au déboulonnement des statues de figures historiques controversées dans l’espace public suisse, ainsi que les dynamiques qui déterminent qui est légitimé à remettre en question la mémoire publique officielle et l’héritage colonial, et sous quelles conditions, je propose d’articuler les études critiques sur la mémoire avec les concepts d’ignorance et de résistances épistémiques.

héritage contesté, ignorance et résistance épistémiques

Le concept d’épistémologie de l’ignorance, avancé par le théoricien critique de la race Charles W. Mills en 1997, met en lumière le caractère actif de l’ignorance blanche. Cette ignorance alimente un cycle de production et de maintien d’injustices, résultant des dysfonctions épistémiques qui lui sont inhérentes (cognitive dysfunctions — Mills, 1997, p. 95 ; epistemic dysfunctions — Medina, 2018, p. 249)[7]. Ces dysfonctions contribuent à invisibiliser et à rendre inaudibles les expériences et les contributions des groupes marginalisés (Medina, 2018, p. 249). L’ignorance blanche n’est ainsi pas accidentelle et ne correspond pas à une simple absence de connaissances, mais elle constitue une production active (Frye, 1983 ; Mills, 1997 ; Sullivan et Tuana, 2007a ; Code, 2014). Ainsi, dans le cas de l’oppression raciale, « un manque de connaissance ou le désapprentissage de quelque chose précédemment connu est souvent activement produit dans un but de domination et d’exploitation » (Sullivan et Tuana, 2007b, p. 1).

Selon le philosophe José Medina, l’ignorance blanche active se caractérise par différentes formes de résistances épistémiques, de la part des groupes dominants, que ce soit sur le plan cognitif, affectif ou corporel (2018, p. 250). Ainsi, l’ignorance blanche active correspond au fait d’être inattentif aux expériences d’oppression raciale des groupes marginalisés, « de ne pas se sentir lié à eux, et [d’apparaître] incapable de comprendre leurs discours et leurs actes » (Medina, 2018, p. 250). Pour Medina, si la résistance épistémique se conçoit comme « l’utilisation [par les groupes marginalisés de] ressources et capacités épistémiques pour saper et transformer les structures normatives oppressives ainsi que le fonctionnement cognitivo-affectif complaisant qui soutient ces structures » (2013, p. 3),

cette résistance peut — à l’inverse — se retrouver du côté des groupes dominants blancs.

Dans le cas des politiques mémorielles, les résistances épistémiques blanches sont révélatrices des stratégies mises en place par les groupes dominants afin de ne pas déconstruire les rapports de pouvoir qui façonnent la mémoire publique officielle, ainsi que de maintenir l’ignorance blanche au sujet de l’ancrage colonial et racial de cette mémoire. Ces résistances épistémiques rappellent dès lors qui est autorisé ou pas à contester cette mémoire et cet héritage national et sous quelles conditions ces pratiques contestataires peuvent se mener.

Je propose une analyse critique des discours publics produits entre 2020 et 2022 autour du déboulonnement des statues en Suisse. Basé sur une approche qualitative, cet article se concentre sur l’analyse critique de discours (Fairclough, 1995) des interventions médiatiques de différent·e·s acteur·rice·s issu·e·s des milieux universitaires, politiques et militants, des rapports de recherche, des pétitions et des communiqués de presse. En m’appuyant sur l’analyse d’un corpus de contributions publiques produites par une variété d’acteurs et d’actrices entre 2020 et 2022[8], je démontre comment ces interventions avancent différentes approches au sujet des possibilités de contester l’héritage colonial représenté dans l’espace public suisse et par le biais de quelles pratiques cette contestation pouvait prendre forme. D’un côté, les discours des associations et militant·e·s des chercheur·se·s Noir·e·s adoptant une perspective antiraciste et décoloniale appellent à contester les récits mémoriels officiels, à décoloniser l’espace public ainsi que la production des savoirs universitaires et, de ce fait, à déboulonner les statues controversées. D’un autre, des élu·e·s politiques et des collectifs majoritairement blancs s’opposent au déboulonnement de ces statues, qu’ils considèrent comme une atteinte à l’héritage national et à la mémoire officielle. Parallèlement, ils dénoncent ce qu’ils perçoivent comme une tentative d’imposition d’idéologies critiques antiracistes et décoloniales par les mouvements sociaux appelant à leur retrait. D’autres encore proposent une position médiane visant à une recontextualisation historique critique des statues controversées, sans transformer de façon substantielle l’espace public.

contestation de l’héritage colonial et appels à la décolonisation

Responsabilité de contester l’héritage colonial

Dans le cas des statues de figures historiques ayant joué un rôle dans l’entreprise esclavagiste, colonialiste et raciste, plusieurs protagonistes du débat défendant une position antiraciste et décoloniale soutiennent qu’il y a une responsabilité individuelle et collective à contester l’héritage colonial. En juin 2020, le Collectif neuchâtelois pour la mémoire lance une pétition pour réclamer le déboulonnement de la statue de David de Pury, pétition adressée à l’État et à la Commune de Neuchâtel, ainsi qu’à la Confédération suisse. La pétition soutient que

L’argent hérité par David de Pury, dit “le Bienfaiteur”, à sa mort en 1786, utilisé pour réaliser un grand nombre de travaux en ville de Neuchâtel a été gagné par le sang des personnes noires d’Afrique forcées à l’esclavage au 18e siècle [sic]. Il est de notre responsabilité de contester cet héritage et de refuser qu’une personne qui a contribué à la souffrance plus de 55000 esclaves soit perçue comme un bienfaiteur. […] Il est aujourd’hui, en 2020, de notre devoir de faire lumière [sic] sur les événements du passé, nous ne pouvons rester dans le silence, ce serait comme assassiner ces personnes une seconde fois. À défaut de pouvoir leur rendre justice, rendons leur hommage en refusant de consacrer la mémoire des responsables de leur sort.

Collectif pour la mémoire, 2020

Pour les signataires de la pétition, cette contestation doit se traduire par

un remplacement de sa statue de bronze, dominant l’espace urbain de la ville, sur la Place Pury, portant déjà son nom, par une plaque commémorative en hommage à toutes les personnes ayant subi et subissant encore aujourd’hui le racisme, et la suprématie blanche

Collectif pour la mémoire, 2020

À Genève, le Collectif pour une réflexion décoloniale et l’association Kam’Af, association universitaire pour la promotion des cultures africaines au sein de l’Université de Genève, ont lancé une pétition — dont plus d’une vingtaine d’associations sont signataires — adressée au rectorat de l’Université de Genève. Réclamant le retrait du buste de Carl Vogt — « l’un des représentants du racisme “scientifique” » (Collectif pour une réflexion décoloniale, 2020) — ainsi que le changement de nom d’un bâtiment universitaire qui lui est dédié, la pétition déplore le manque de responsabilisation de l’institution universitaire dans l’engagement contestataire à l’égard de l’héritage colonial de la Suisse. Plus encore, les pétitionnaires soulignent que cette absence de pratiques responsables reproduit la mise sous silence des communautés noires et les violences politiques et épistémiques à leurs égards :

Le fait que les institutions dotées du pouvoir public de produire les savoirs, telles que l’UniGe, ne se responsabilisent pas par rapport au passé colonial-racial a pour effet de minimiser, si ce n’est d’invisibiliser, les inégalités raciales dans le présent. En glorifiant les figures d’un passé raciste, l’UniGe envoie le signal que le traitement équitable de certain·e·s membres de la communauté académique, affecté·e·s par le racisme, n’est pas important. En participant à l’amnésie coloniale, l’établissement silencie l’expérience humaine des personnes afro-descendantes, que celles-ci soient inscrites dans le cadre de l’UniGe, ou alors externe [sic] à l’établissement.

Collectif pour une réflexion décoloniale, 2020

Aux sujets des violences politiques et épistémiques, Getou Christianne Musangu, militante afroféministe antiraciste et membre du Collectif Afro-Swiss, estime que « glorifier des criminels, c’est les absoudre de leurs crimes. […] Quand les noms des rues portent les noms de criminels, on ne se sent pas en sécurité dans l’espace public comme personne [sic] afro-descendantes et ça, c’est une violence » (RTS, 2020).

Pour le Collectif pour une réflexion décoloniale, maintenir la statue de Carl Vogt et lui attribuer le nom d’un bâtiment représente un obstacle à la responsabilisation, à la reconnaissance et aux possibles réparations politiques et épistémiques découlant de l’histoire coloniale. Ainsi, pour le Collectif :

Rendre hommage à un personnage en dépit de sa contribution raciste et sexiste, c’est falsifier le récit au sujet de ce que nous héritons collectivement, c’est nous empêcher, en tant que collectivité du pouvoir de nous responsabiliser face à ce passé, c’est entraver les réflexions et le chemin vers les réparations de ce passé.

2020

Pour une décolonisation de l’espace public

Pour de nombreux collectifs antiracistes, une fois la prise de conscience du rôle et de la responsabilité de tous et toutes dans la contestation de la mémoire publique acquise, celle-ci devrait amener à revendiquer une décolonisation de l’espace public et des savoirs institutionnels. Pour plusieurs de ces collectifs, la décolonisation de l’espace public passe notamment par le déboulonnement des statues controversées.

Cependant, contrairement au point de vue de ces organisations et, ainsi, sans retirer la statue et dans une volonté de parvenir à un compromis entre les parties, les autorités de la Ville de Neuchâtel suggèrent plutôt une approche alternative en lançant un appel à projets artistiques autour du monument. L’une des oeuvres sélectionnées, Great in the Concrete, réalisée par l’artiste genevois Mathias Pfund, propose une statue miniature de De Pury la tête à l’envers dans le sol, accompagnée d’une plaque explicative. Cette initiative, lancée en octobre 2022, est complétée par une exposition permanente nommée « Mouvements », consacrée au passé colonial de la ville au sein d’une section spéciale du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel. De plus, un parcours multimédia interactif intitulé « Neuchâtel, empreintes coloniales » a été tracé dans la ville, accompagné d’une page dédiée sur le site officiel de la municipalité, et qui

emmène le public à travers des lieux emblématiques de la ville en lien avec l’histoire de l’esclavage et de la colonisation. Ce parcours, destiné à toute personne intéressée, s’inscrit dans le prolongement des actions entreprises par la Ville pour mieux faire connaître cette histoire et favoriser une plus grande inclusion de toutes et tous dans l’espace public

Ville de Neuchâtel, s.d., para. 4[9]

À la suite de l’inauguration de la contre-oeuvre, sa réception suscite différentes réactions au sein des collectifs combattant le racisme anti-Noir·e·s. D’un côté, pour le Collectif pour la mémoire « ces mesures ne sont pas suffisantes ni satisfaisantes mais guident sur la voie à emprunter » (Jeannet, 2022). D’un autre, plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer « une “imposture” et pointent du doigt un hommage aux victimes de l’esclavage “au rabais” » (Jeannet, 2022). Pour Kanyana Mutombo, secrétaire général du Carrefour de réflexion et d’action contre le racisme anti-Noir (CRAN), « le résultat de ce processus est tout simplement une imposture » (Jeannet, 2022). Bien que le secrétaire général ne soit pas en faveur du déboulonnement, mais plutôt pour « la création d’un monument bis qui établisse un dialogue entre le monument et les descendants des victimes de l’esclavage » (Jeannet, 2022), il explique que « le résultat est au final une discussion entre de Pury et de Pury. Les voix des victimes et de leurs descendant·e·s n’y sont pas intégrées » (Jeannet, 2022). Il estime, enfin, que plusieurs organismes et associations Noir·e·s, dont le CRAN,

av[aient] souligné l’importance de la proportionnalité entre la statue originale et la nouvelle dans le cadre d’un devoir de mémoire. On rend hommage aux descendant·es aujourd’hui, comme on récompensait les esclaves avec une miche de pain ! […] Il faut avoir étudié l’histoire pour comprendre les termes de commerce triangulaire et colonisation. Ne pas nommer les victimes est l’une des stratégies du racisme anti-Noir·es.

Jeannet, 2022

Pour les communautés Noires et les groupes antiracistes, leurs voix restent marginalisées, car la présence d’une contre-oeuvre, bien qu’elle conteste l’oeuvre originale, n’initie pas et ne propose pas un travail substantiel de décolonisation de l’espace public, tant que l’oeuvre contestée demeure en place. Plusieurs perspectives antiracistes mettent ainsi en lumière comment la décolonisation de l’espace public devrait se traduire dans la pratique, en plaçant les voix marginalisées au coeur du processus, plutôt qu’en perpétuant la domination des voix hégémoniques. S’appuyant sur le concept d’« antiracisme non performatif » de Sara Ahmed (2006), Jovita dos Santos Pinto estime que ce genre de processus — à l’instar de la contre-oeuvre proposée par la Ville de Neuchâtel — constitue ce qu’elle qualifie d’« inclusion non performative », au sens d’un processus participant à l’inclusion des personnes racisées sans contribuer au démantèlement et à la transformation des structures de pouvoir existantes (2022, p. 56)[10].

À Genève, des réflexions sur l’adoption de pratiques locales décoloniales et plus inclusives se poursuivent et gagnent en visibilité, afin de repenser l’aménagement de l’espace public et la structuration des institutions municipales. En effet, le Collectif pour une réflexion décoloniale souligne, dans sa pétition, que c’est dans une démarche orientée vers la justice sociale et de déconstruction des rapports sociaux de race et de genre que doivent se comprendre les demandes produites à l’égard du rectorat de l’Université au sujet du déboulonnement de la statue de Carl Vogt et de la renomination du bâtiment qui lui est dédié :

Renommer ce bâtiment et déboulonner le buste Carl Vogt ne signifie pas effacer l’Histoire. Au contraire, nous cherchons à la rétablir et lui donner sa juste place dans la société actuelle. Il est souvent rétorqué qu’il est anachronique de faire le procès des figures du passé avec les standards du présent, que ces figures baignaient dans un contexte raciste et sexiste. […] Le passé historique que nous voulons voir être figuré et incarné dans l’espace institutionnel et public que constitue l’UniGe doit se nourrir d’une préoccupation pour l’égalité et la justice sociale.

2020

Ainsi, différents groupes et collectifs se sont réunis pour penser la traduction en pratiques concrètes de la décolonisation de l’espace public genevois. Dès 2021, le Conseil d’administration de la Ville de Genève forme un groupe de travail sous la direction du Service des relations extérieures et de la communication et du Service Agenda 21 — Ville durable, puis d’un comité composé du Collectif Afro-Swiss, du Carrefour de réflexion et d’action contre le racisme anti-Noir, de l’Université populaire africaine en Suisse, de l’association Sankofa, du Collectif pour une réflexion décoloniale et du Patrimoine suisse Genève. Cette consultation de différents organismes — donnant lieu à diverses réalisations et événements au sein de l’espace public genevois — a notamment contribué à la réalisation de l’étude commanditée par le Conseil administratif de la Ville aux professeurs Mohamedou et Rodogno (2022) visant à répertorier les rues, monuments et symboles de l’espace public de la Ville de Genève, ayant des liens avérés avec l’entreprise colonialiste et raciste. Cela démontre

la volonté du Conseil administratif de remplir son devoir de mémoire. Il met en lumière une histoire négligée et rend compte de son impact néfaste pour une partie de la population. Cette dernière subit aujourd’hui encore des discriminations en lien avec cet héritage.

Ville de Genève, s.d., para. 2

L’étude souligne ainsi la nécessité de décoloniser la mémoire publique, incluant les monuments et les lieux de mémoire inscrits dans l’espace public :

Aussi s’impose de manière plus importante (afin précisément d’oeuvrer de façon plus conséquente contre le racisme et de décoloniser) une réflexion continue et profonde sur les espaces publiques [sic] marqués par des liens — ténus ou forts, directs ou indirects — avec le colonialisme, l’esclavagisme et le racisme. Étant donné l’argument notoire de la politisation de la mémoire publique (à savoir que la mémoire et la manière dont celle-ci est publiquement “gérée” sont des substrats pouvant aisément renforcer la légitimité de pouvoirs hégémoniques), le dialogue entre autorités publiques, mouvements sociaux et agents et secteurs de la société civile devient indispensable si la Ville de Genève souhaite renforcer et avancer la transition d’un passé colonial, esclavagiste et raciste (quelles que soient ses formes diverses, comme vu plus haut) à une mémoire décolonisée (au sens complet et citoyen).

Mohamedou et Rodogno, 2022, p. 141[11]

Ces démarches soulignent la façon dont la décolonisation de la mémoire et de l’espace public constitue un processus nécessitant une consultation de différent·e·s acteur·rice·s, notamment les communautés Noires et les collectifs antiracistes, afin de définir et délimiter les contours de cette décolonisation et sa traduction en pratiques concrètes.

Pour une décolonisation des savoirs

Les appels à décoloniser la mémoire et l’espace public soutiennent plus largement une décolonisation des savoirs. En ce sens, Faysal Mah, membre du Collectif pour la mémoire, souligne l’importance de l’éducation dans la remise en question des schémas de pensée hérités de l’époque esclavagiste, schémas qui persistent aujourd’hui sous forme de discriminations raciales. Il souligne cependant que « dire une fois par année que “le racisme c’est mal”, ça ne suffira pas » (Rumpf, 2021). Comme le souligne Mohamedou et Rodogno, la décolonisation de l’espace public implique — pour pouvoir se traduire concrètement dans des pratiques — une décolonisation des savoirs :

Un autre front tout aussi important est l’insuffisance de toute politique de décolonisation de l’espace public qui serait faite sans suivi. Le suivi pensé ici est celui d’une politique claire et explicite au niveau de la Ville, du Canton et de la Confédération en matière d’éducation : primaire, secondaire et universitaire. Pour que la ville ait une vision articulée et intelligible, il faut que les citoyen·ne·s et celles et ceux qui s’apprêtent à le devenir soient éduqué·e·s et informé·e·s de manière adéquate et appropriée sur l’histoire de l’esclavagisme, du colonialisme et du racisme (d’hier et d’aujourd’hui).

2022, p. 145-146

Au-delà du milieu éducatif, la décolonisation des savoirs peut se manifester au sein de diverses institutions, notamment culturelles, et en particulier les musées. Cette démarche vise à déconstruire et à restructurer les pratiques, les narrations et les collections pour mieux rendre compte de la pluralité des voix et des récits. En ce sens, en pleins débats entourant la statue de Carl Vogt, le Musée d’ethnographie de Genève dévoile son plan stratégique 2020-2024, dont l’un des principaux objectifs est de « décoloniser les musées » (RTS, 2020). Pour Bansoa Sigam, anthropologue, muséologue et présidente de l’Association Sankofa : « Décoloniser, c’est être franc avec son histoire et trouver des solutions pour changer les dynamiques » (RTS, 2020).

Cette décolonisation épistémique est ainsi envisagée comme une justice restaurative sur les plans politiques et épistémiques. Elle se traduit en pratique également par la décolonisation des savoirs institutionnels au sein des institutions d’éducation, en particulier des universités. Comme le souligne Pamela Ohene-Nyako, historienne genevoise :

La Suisse — par certains scientifiques à l’instar de Carl Vogt ou Louis Agassiz, par sa production artistique ou son activité missionnaire — a également participé à la construction et à la circulation des savoirs et des imageries racistes en Europe. Dans cette optique, il est fondamental de promouvoir les recherches postcoloniales en Suisse. Pas dans un but de culpabilisation, mais avec l’objectif de mieux saisir — grâce au passé — les enjeux et la réalité du racisme actuel.

Ohene-Nyako, 2020

Ainsi, puisque les institutions universitaires ont historiquement réduit au silence et effacé la race et la colonialité comme catégorie d’analyse dans l’enseignement et la recherche, plusieurs acteur·rice·s estiment qu’il est alors temps de renverser ce rapport inégalitaire aux savoirs et de faire place aux travaux critiques de la race, aux théories postcoloniales et décoloniales, intersectionnelles et queers. Dans leurs perspectives, l’enseignement de telles approches théoriques permettrait aux membres de la société de mieux s’outiller pour décrypter et déconstruire les différents rapports de domination, au croisement — entre autres — de la race, du genre, de la sexualité, de la classe et du capacitisme. De ce fait, en février 2022, un rapport du Groupe de réflexion pluridisciplinaire sur les figurations historiques dans l’espace public de l’Université de Genève, créé par le Rectorat de l’Université en juin 2020, est publié. Comme le soutient le Groupe de réflexion :

L’enjeu de l’héritage du colonialisme et de la pensée hiérarchique, qui ont structuré la science (ses gestes, ses pratiques, ses expérimentations sur certaines populations et certains corps), constitue un axe de réflexion et de développement prioritaire. Par la création de chaires durables et l’encouragement de projets de recherche et d’enseignements interdisciplinaires, l’Université de Genève pourrait agir autour de cet héritage et de ses effets dans le présent et contribuer à une meilleure expertise et à la valorisation des traditions critiques de connaissances portées par les colonisé-es et leurs descendant-es (pensées critiques de la race, études critiques noires, études subalternes, approches queer of color).

Vos, 2022, p. 32-33

Les discours des associations et militant·e·s Noir·e·s et/ou des chercheur·se·s inscrit·e·s dans une perspective antiraciste et décoloniale constituent des formes de résistances épistémiques (Medina, 2013), au sens où ils et elles appellent à une critique de l’héritage colonial et à sa décolonisation tant sur le plan politique qu’épistémique en Suisse. Ces récits, alternatifs aux récits mémoriels dominants sur la nation helvétique, proposent une transformation de l’espace public et une meilleure considération des voix politiques mises jusqu’ici à la marge et omises de la mémoire publique et des savoirs institutionnels.

« ne jugeons pas le passé avec les standards présents » : une matérialisation de l’innocence raciale

Annulation de l’histoire et révisionnisme

Face aux contestations de l’héritage colonial dans l’espace public, plusieurs parties prenantes au débat — issues majoritairement des groupes dominants blancs — formulent également des résistances épistémiques. Ils et elles dénoncent de leur côté le révisionnisme de l’histoire nationale et le jugement anachronique injuste de figures historiques à la lumière d’idéologies politiques critiques actuelles.

Ainsi, en réaction à la pétition lancée par le Collectif pour la mémoire demandant le déboulonnement de la statue de David de Pury à Neuchâtel, une contre-pétition — adressée aux autorités de la Ville — est lancée par le Collectif pour le respect de notre histoire, dirigé par Philippe Haeberli, pour demander le maintien de la statue en question. Le Collectif déplore le fait que « certains pensent pouvoir refaire l’histoire en déboulonnant la statue de David de Pury » (Collectif pour le respect de notre histoire, 2020) et propose plutôt « que les autorités mettent en évidence sur le socle de la statue une plaque explicative de la vie de David de Pury et de la problématique du commerce triangulaire auquel il a participé » (Collectif pour le respect de notre histoire, 2020). Pour le représentant du Collectif, cette alternative offre « une réponse intelligente et pédagogique qui éclairera les zones d’ombre du passé sans les gommer » (Rumpf, 2021). Les pétitionnaires soulignent ainsi qu’ils « dis[ent] non aux révisionnistes, mais oui aux explications qui permettent d’éclairer notre passé et de l’assumer » (Collectif pour le respect de notre histoire, 2020). Dans la même veine, Nicolas Bancel, professeur d’histoire à l’Université de Lausanne, estime que « déboulonner les statues, c’est un peu effacer l’histoire. Il serait plus utile de contextualiser ces statues, monuments et noms de rues pour en faire des lieux de savoir et faire en sorte que l’histoire reprenne ses droits » (La Matinale, 2020).

À Genève, le 29 septembre 2022, à la suite de la publication du rapport sur les figurations historiques dans l’espace public de l’Université de Genève (Vos, 2022) et ses recommandations de renommer le bâtiment universitaire Carl Vogt, le Rectorat de l’Université convoque une consultation des instances de l’Université, incluant le Conseil Rectorat-Décanats, l’Assemblée de l’Université, le Conseil d’orientation stratégique et le Comité d’éthique et de déontologie. Faisant suite à cette consultation, le Rectorat décide de renommer le bâtiment universitaire Carl Vogt par Université de Genève, en attendant un processus participatif plus large pour déterminer le nom définitif du bâtiment. L’Université déclare ainsi que Vogt

a notamment joué un rôle déterminant pour l’Université de Genève, dans la transformation de l’ancienne Académie de Genève en une université moderne. Sa volonté de classer les êtres vivants l’a toutefois conduit à soutenir des thèses détestables sur la hiérarchie des races et l’infériorité du sexe féminin, qui sont à l’évidence incompatibles avec les valeurs de l’UNIGE, telles que définies dans sa Charte d’éthique et de déontologie.

Unige, 2022

À la suite de cette décision, Alexandre de Senarclens, membre du Parti libéral-radical, estime que « 200 ans après, ce jugement n’a aucun sens. Je regrette que l’université cède à la mode de revisiter l’histoire, elle qui devrait être un sanctuaire du savoir, de la réflexion, de la mise en perspective » (Lugon Zugravu, 2022). Dans la même veine, pour l’avocate genevoise Yael Hayat,

si on en vient à effacer, à déboulonner, à détruire, à convoquer le passé pour le réfuter, je pense que ça c’est très très dangereux. […] D’ailleurs tous les penseurs contemporains le disent et le dénoncent […] que déboulonner c’est refuser précisément d’envisager d’entrevoir l’avenir.

Infrarouge, 2022

Ces discours qui suggèrent que les contestations de l’héritage colonial effacent l’histoire soulèvent des questions essentielles : quelle histoire est réellement menacée d’effacement ? Quelles voix ont été jusqu’à présent réduites au silence de l’histoire et de la mémoire nationale et lesquelles sont à risque de l’être si ces contestations sont entendues ? Ces discours constituent des actes de résistance épistémique, au sens où ils signalent un refus de remettre en question la version officielle de la mémoire publique et de l’héritage colonial. En conséquence, cette résistance perpétue l’ignorance blanche et la mémoire publique reste marquée par une violence coloniale et raciale qu’elle perpétue au présent.

Il est ainsi intéressant de noter que le bâtiment d’Uni Bastions de l’Université de Genève, devant lequel trônait le buste de Carl Vogt depuis 1899, est en travaux depuis 2022, et qu’il n’a pas été déboulonné mais déplacé ailleurs dans le canton genevois, d’abord à la zone industrielle de Peney en 2022, puis à Aïre en 2024. À ce stade, la réflexion était toujours en cours à savoir si le buste pourrait revenir sur le site de l’Université de Genève une fois les travaux terminés. Pour le Groupe de réflexion pluridisciplinaire sur les figurations historiques dans l’espace public de l’Université de Genève, plusieurs scénarios sont envisagés « dont le maintien du buste à sa place originelle, avec une plaque commémorative n’occultant plus les positions racistes et sexistes du naturaliste. Ou encore son déplacement dans un autre site, mais point d’invisibilisation » (Macherel, 2022).

De son côté, en mai 2024, le Conseil administratif de la Ville de Genève tranche et présente un plan d’action se voulant « équilibré », en mettant l’accent sur la « recontextualisation » et non pas le « retrait de monument ni [la renomination de] certains lieux controversés » (Allegrezza, 2024). C’est de ce fait — comme dans le cas neuchâtelois — la position médiane qui l’emporte, participant ainsi à invisibiliser les voix antiracistes et celles des communautés Noires de Suisse. En occultant ces histoires, en ne mettant pas en lumière les récits contestataires de l’héritage colonial, les discours hégémoniques participent à la perpétuation de structures de domination et à la violence épistémique à l’encontre des voix politiques marginalisées (Spivak, 1985 ; Dotson, 2011). Cette violence, en tant qu’incapacité pour les groupes dominants de comprendre ou d’accorder de la crédibilité aux expériences d’oppression des groupes dominés, est le produit de l’ignorance blanche active (Dotson, 2011, p. 237).

Savoirs, idéologie « woke » et innocence raciale

Les débats entourant les contestations de l’héritage colonial, incluant les demandes de déboulonnement des statues, amènent plusieurs intervenants et intervenantes à associer ces contestations à l’idéologie et au mouvement dit « woke » et/ou à la culture de l’annulation (cancel culture). Selon Yves Nidegger, conseiller national de l’Union démocratique du centre (UDC), « cette action idéologique […] semble inspirée du mouvement adolescent woke qui consiste à instaurer la sensibilité de l’instant en un critère moral universel et éternel pour juger du bien et du mal de l’humanité » (Genoud, 2022). Au-delà d’une imposition idéologique, le conseiller national estime que ces pratiques sont révélatrices d’« une époque qui s’arroge le droit de juger les autres époques selon ses propres critères à elle, c’est la définition même du colonialisme culturel » (Genoud, 2022).

Dépassant les simples débats entourant la présence de statues controversées dans l’espace public, ce mouvement idéologique dit « woke » devient même un objet électoral en soi. En janvier 2023, en Suisse, le parti de l’Union démocratique du centre (UDC) propose, dans son nouveau programme en vue des élections fédérales d’octobre 2023, un volet visant à combattre la « terreur du genre [et la] folie du wokisme » (Sassoon et Quiquerez, 2023), désignant péjorativement l’idéologie défendue, entre autres, par les tenants de la justice raciale, genrée et sexuelle. Ceci survient à la suite, notamment, de la dénonciation du corps étudiant de la Haute École pédagogique Vaud dénonçant des présumées « dérives woke, indigéniste, décoloniale de la cancel culture américaine » (Cochard, 2022).

Les oppositions formulées à l’encontre des contestations de l’héritage colonial reproduisent ainsi la colonialité du pouvoir (Quijano, 2000). Ces résistances épistémiques ne relèvent pas simplement d’un désaccord ponctuel, mais participent activement à la perpétuation de structures de pouvoir ancrées dans une hiérarchie coloniale et raciale (Wekker, 2016). Elle contribue ainsi à maintenir un ordre social dans lequel la blanchité demeure la norme dominante, tout en se dérobant à une remise en question critique de cet héritage (Wekker, 2016).

Dans cette perspective, l’anthropologue Gloria Wekker (2016) met en lumière le concept d’innocence blanche, qui ne se limite pas à une méconnaissance de l’histoire coloniale, mais traduit également un refus actif d’acquérir des connaissances et de reconnaître les implications contemporaines de cet héritage colonial. Elle rejoint ainsi Charles W. Mills (1997, 2017), qui conceptualise l’épistémologie de l’ignorance comme un mécanisme central du maintien historique des rapports sociaux de race. Ce processus ne repose pas uniquement sur l’absence de connaissances au sujet des logiques racialisantes, mais sur une construction sociale et politique visant à invisibiliser des formes de domination raciale en les reléguant à l’arrière-plan du discours public.

Les discours des groupes dominants qui s’opposent aux revendications antiracistes et décoloniales s’articulent souvent autour de la crainte d’un effacement ou d’une annulation de l’histoire nationale. Ce faisant, ces acteurs et actrices réactivent l’idéologie post-raciale et les récits post-raciaux qui minimisent et nient l’existence des inégalités systémiques issues de la colonialité. En décrédibilisant les voix des groupes marginalisés qui appellent à une décolonisation des espaces publics et des savoirs, ils et elles ne se contentent pas de défendre un statu quo ; ils et elles participent activement à la reconduction de l’innocence blanche et de formes de pouvoir et de légitimation qui excluent les perspectives critiques sur l’héritage colonial.

Ainsi, la résistance aux contestations publiques de l’héritage colonial s’inscrit dans un cadre plus large de défense des privilèges liés à la blanchité, où l’ignorance est mobilisée à dessein par les groupes dominants, pour éviter toute remise en question des structures de pouvoir héritées du passé colonial de la Suisse.

conclusion

Qui est autorisé à contester l’héritage colonial d’une communauté nationale et sous quelles conditions ? Par une analyse critique des discours publics autour du déboulonnement des statues de Vogt à Genève et de De Pury à Neuchâtel, ainsi que la remise en question de leur héritage colonialiste et raciste, cet article met en évidence deux dynamiques majeures. D’une part, ces débats révèlent des affrontements discursifs à la fois politiques et épistémiques. Ils opposent des acteur·rice·s qui divergent sur la légitimité de contester la mémoire publique officielle et l’héritage colonial dans l’espace urbain, les modalités de cette contestation et la reconsidération du rôle des savoirs institutionnels au sein de l’université.

D’autre part, l’article souligne la façon dont les membres du groupe dominant — représentés par un grand nombre d’élu·e·s politiques suisses — reconnaissent la possibilité de critiquer l’histoire nationale et l’héritage colonial, tout en en fixant les limites. Parmi ces restrictions figure l’exigence de ne pas contribuer à ce qu’ils et elles perçoivent comme une menace d’effacement ou d’éradication du récit historique. Une posture médiane émerge également : certains groupes défendent le maintien des statues controversées, en autorisant d’y adosser une critique et une recontextualisation historique. Toutefois, dans les deux cas, ces discours hégémoniques, portés par des groupes dominants, contribuent au renforcement des structures de domination et de l’idéologie post-raciale, en perpétuant la violence épistémique à l’encontre des voix politiques des communautés Noires et des critiques antiracistes contestant l’héritage colonial. Dans le cas de la statue de David de Pury à Neuchâtel, les revendications des communautés Noires et des militants et militantes antiracistes sont réduites au silence, puisque l’oeuvre originale demeure en place, malgré la présence d’une contre-oeuvre et en l’absence d’une nouvelle oeuvre donnant la place aux voix des communautés Noires. Un véritable processus de décolonisation de l’espace public n’est ainsi pas entrepris. De même, pour la statue de Carl Vogt à Genève, ces voix ont été mises à la marge au profit de la décision du Conseil administratif de la Ville, qui a opté pour une recontextualisation du buste controversé plutôt que pour son retrait.

Cette analyse amène ainsi à interroger la possibilité d’une « politique mémorielle polyphonique et antiraciste » (Jain, 2022, p. 297). Une telle politique impliquerait la reconnaissance et la valorisation des multiples voix politiques et contributions, en particulier celles des groupes minoritaires, marginalisés par les récits dominants et la mémoire publique officielle. Elle exigerait également un engagement actif de lutte contre le racisme systémique, en révisant les récits historiques pour y intégrer les expériences et les contributions des communautés Noires et racisées, qu’elles soient politiques, culturelles ou scientifiques.