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« Toute chronique nécrologique appropriée de l’affirmative action (1961-2023) dans l’enseignement supérieur se devra de noter que celle-ci fut en déclin depuis des années avant de connaître sa fin définitive », écrit l’historien Jelani Cobb dans les colonnes du New Yorker le 29 juin 2023 (Cobb, 2023). Les politiques de l’affirmative action[1] ont en effet été la cible d’attaques judiciaires continues depuis les années 1970 avant que le jugement rendu ce même jour par la Cour suprême ne vienne mettre un terme à cette jurisprudence. Comme pour d’autres disparitions prématurées, l’ampleur de cette perte est difficile à évaluer dans l’immédiat, tout comme le sens des batailles judiciaires sur lesquelles cet article se propose de revenir : est-ce celui d’inspirer des approches plus justes et nuancées de l’égalité raciale ? Est-ce, au contraire, celui de mieux circonscrire et abattre une cible dans la durée, comme s’en félicitèrent les opposants de longue date de l’affirmative action ?

Rappelons, pour commencer, l’origine de ces politiques dans un décret signé par le président Kennedy en 1961 qui exige des entreprises contractant avec l’État fédéral de prendre des mesures concrètes — take affirmative action — pour garantir l’égalité des chances en l’emploi. Inventée par un avocat texan[2], l’expression apparaît à nouveau dans les décrets d’application du Civil Rights Act signés par le président Johnson en août 1964. D’après le discours prononcé par Johnson à Howard, une université noire historique, et généralement retenu comme le prélude au lancement officiel des politiques d’affirmative action :

On n’efface pas les cicatrices des siècles en disant : « Maintenant, vous êtes libres d’aller où vous voulez, de faire ce que vous voulez et de choisir vos dirigeants à votre guise. » On ne prend pas une personne qui, pendant des années, a été entravée par des chaînes, on ne la libère pas, on ne l’amène pas sur la ligne de départ d’une course en lui disant : « Tu es libre de concourir avec tous les autres », tout en continuant à croire que l’on a été juste […].

Nous ne recherchons pas seulement la liberté, mais l’égalité des chances. Nous recherchons non seulement l’équité juridique, mais la capacité humaine, non seulement l’égalité en tant que droit et théorie, mais l’égalité en tant que fait et l’égalité comme résultat[3]. (Nous soulignons.)

Bien que l’affirmative action trouve ses origines dans le domaine de l’emploi (Lacorne, 2003 ; Skrentny, 1996 ; Anderson, 2005 ; Doytcheva, 2005), elle est rapidement devenue un mécanisme essentiel de correction des disparités raciales, ainsi que de celles qui touchent les femmes, dans une multiplicité d’arènes socioéconomiques, dont l’éducation, les marchés publics, les processus électoraux. Elle y désigne l’attention particulière portée à la représentation de groupes victimes de discrimination systémique, dont les modalités peuvent varier dans les faits. Allant de l’exigence de représentation-miroir et de « l’égalité comme résultat », y compris au moyen de quotas, à des mécanismes plus souples et davantage incitatifs (Doytcheva, 2007 ; Warikoo et Allen, 2019), la mise en oeuvre de ces politiques forme un continuum normatif dont l’opérationnalisation repose, de surcroît, sur des critères non seulement raciaux, mais également de genre, de handicap et de territoire.

Improprement traduites en français par « discrimination positive » à la faveur d’un détour par l’espace britannique où l’expression est introduite par le rapport Plowden en 1967 (Edwards, 1986), ces politiques soulèvent des questions plus vastes, liées aux enjeux de solidarité et de justice sociale, aux politiques de l’État, ainsi qu’aux découpages cognitifs et administratifs — les processus de catégorisation — sur lesquels son interventionnisme pourrait légitimement reposer. Aussi, malgré l’ancrage étatsunien, où l’affirmative action est rapidement devenue la pierre angulaire et l’élément le plus politisé des luttes pour l’égalité raciale (Katznelson, 2005 ; Hirschman et al., 2016) ; les débats judiciaires et politiques qui marquent sa trajectoire institutionnelle ont des résonances fortes dans de multiples contextes nationaux, y compris français et européen.

Cet article propose de revenir sur cette trajectoire institutionnelle, historique et politique, unique de l’affirmative action afin d’éclairer d’abord la manière dont elle a conduit à l’invention de la raison de la diversité en tant que justification à la fois rhétorique et institutionnelle de l’égalité des chances en éducation et en emploi. Dans un deuxième temps, nous formulerons l’hypothèse selon laquelle, bien qu’ayant permis de maintenir des formes modestes d’action positive, la doctrine juridique de la diversité a in fine participé à affaiblir leurs fondements politiques par deux mécanismes essentiels : le refus de la logique réparatrice et d’une ambition de justice sociale, d’une part ; le dé-centrement de la dimension raciale, d’autre part, au profit d’un large spectre d’identités expressives et styles de vie, certaines dépourvus de fondement juridique et sans lien avec la question des inégalités. Dans le contexte de la retentissante affaire SFFA, nous allons nous baser sur une approche sociohistorique qui retrace et met en perspective cinq décennies de combats judiciaires ayant jalonné la (dés)institutionnalisation des politiques d’affirmative action à l’université (I). Prenant appui sur les travaux les plus récents, nous allons revisiter de manière critique les compromis idéologiques et pratiques que l’invention de la doctrine de la diversité a permis d’établir (II). À partir de données historiques inédites autour du fameux « Plan de Harvard » que nous confrontons à celles issues de nos propres enquêtes en matière d’action positive et de diversité dans les contextes européen et français, nous soulignons les effets croisés des logiques de néolibéralisation et de blanchiment de la diversité (III). Nous discutons pour conclure la manière dont ils convergent pour définir le caractère élitiste de ces politiques — adossées de manière privilégiée aux enjeux d’image et de réputation —, précipitant en définitive le mouvement de leur désinstitutionnalisation (IV).

cinquante ans de combats judiciaires

Le 29 juin 2023, à la majorité de six contre trois, les juges conservateurs de la Cour suprême, dont deux nommés par Donald Trump, mettaient fin à plus de 45 ans de jurisprudence, autorisant les universités américaines à tenir compte des caractéristiques ethnoraciales de leurs candidats. Dans deux affaires parallèles, opposant l’organisation Students for Fair Admissions (SFFA) à l’Université Harvard, d’une part, et à l’Université de Caroline du Nord, d’autre part, la Cour a déclaré leurs politiques d’admission respectives illégales au regard de la clause de protection égale du 14e amendement (Equal Protection Clause), ainsi que du Titre VI du Civil Rights Act de 1964[4]. Ralliant les six juges conservateurs, la décision a fait valoir que les universités n’étaient pas en mesure de démontrer en quoi l’utilisation d’une catégorisation raciale leur avait permis d’atteindre des objectifs éducatifs essentiels, dont ceux de « former des leaders diversifiés de demain » (SFFA, 2023, p. 6), et cela de manière suffisamment transparente et claire pour que ces actions puissent être soumises à un processus de contrôle juridictionnel. Après plusieurs tentatives infructueuses, dont les premières remontent au début des années 1970, la Cour a ainsi réussi à démanteler une jurisprudence clé de l’affirmative action et les politiques que celle-ci avait permis de faire exister, fût-ce sous la forme elliptique de promotion de la diversité.

Essor des politiques d’affirmative action à l’université

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la population afro-américaine souffre d’une pauvreté accablante (Myrdal, 1944). Sa situation s’est significativement détériorée durant la dépression des années 1930, puis a été à nouveau aggravée par le transfert massif de ressources rendu possible par Jim Crow (Katznelson, 2005). Les programmes du New Deal dans les années 1930, la législation du travail naissante, la législation du GI Bill, connue pour avoir créé la classe moyenne américaine, ont tous exclu les Afro-Américains : non pas sur la base de critères raciaux explicites, mais en mettant de côté les secteurs où ils étaient concentrés — l’agriculture, le travail domestique, dans les États du Sud en particulier.

Mis en avant par le discours de Johnson à Howard, ce creusement des inégalités est la raison première de son ambition sociale et politique d’ensemble. Celle-ci va au-delà de la classe moyenne noire-américaine devant laquelle il s’exprime pour viser « les pauvres, les chômeurs, les déracinés, les exploités » (Katznelson, 2005, p. 98). Mais cette « marque révolutionnaire d’affirmative action » en réalité ne vit jamais le jour : dès le milieu des années 1960, la classe politique et l’opinion publique blanches, toutes deux bien représentées au Congrès, laissent clairement comprendre le refus de tolérer une attaque racialement ciblée et d’envergure de la pauvreté. Si la vision dépeinte par Johnson fut dans ce contexte enterrée — devenant le mirage d’un temps révolu qu’aucun mouvement social ne fut capable de ressusciter (Skrentny, 1996) —, un « cousin », en l’espèce d’une version plus limitée de l’affirmative action, s’est néanmoins développée. La Equal Employment Opportunity Commission (EEOC), instituée par le Civil Rights Act de 1964, en fut un des artisans principaux.

Selon un consensus académique établi (Skrentny, 1996 ; Anderneson, 2005 ; Lacorne, 2003 ; Doytcheva, 2005), mue par une logique administrative dont le but était de démontrer, chiffres à l’appui, la bonne application de la loi, la commission fut à l’origine du sens véritable de l’affirmative action. À savoir une politique qui favorise l’accès des femmes et des minorités à des positions valorisées — places à l’université, emplois qualifiés dans le secteur public comme privé — au moyen d’objectifs chiffrés de résultats[5]. Restées à l’écart des décisions du Congrès, mais aussi de l’opinion publique, ces politiques furent consolidées par des administrations de bords politiques différents. Des actions comparables à l’université avaient, dans certains cas, précédé, mais se sont amplifiées à partir de la fin des années 1960 (Stulberg et Chen, 2014). Bien que l’affirmative action y relève d’initiatives privées, plutôt que de demandes de l’administration, ces dispositifs ont produit des résultats tangibles et servi de moteur aux processus d’intégration raciale dans les années 1960-1970. A contrario, leur remise en cause au début des années 1990, y compris en présence de politiques alternatives, s’est traduite par l’importante érosion des effectifs d’étudiants minoritaires, en particulier afro-américains[6].

Mais la complexité de l’arithmétique raciale à l’université, institution méritocratique par excellence, ne manque pas de susciter des recours en justice. Arrivée à la Cour suprême en 1973, une première plainte est déclarée sans objet, le plaignant Marco DeFunis ayant été depuis admis à la faculté de droit de l’Université de Washington où il achève ses études. C’est donc avec Regents of the University of California v. Bakke que la constitutionnalité des programmes d’affirmative action à l’université sera pour la première fois testée[7]. Comme dans l’arrêt SFFA, c’est le 14e amendement et le Titre VI de la loi de 1964 qui sont invoqués par le plaignant : Allan Bakke, ingénieur de 38 ans, vétéran de la guerre du Vietnam et rejeté à deux reprises par l’école de médecine de l’Université de Californie à Davis en raison, d’après lui, d’un programme d’admission qui réserve 16 des 100 places disponibles à des étudiants noirs ou issus de minorités.

Lorsque la Cour suprême entame ses auditions le 12 octobre 1977, la salle est pleine à craquer et la presse accueille d’ores et déjà Bakke comme l’affaire la plus importante en matière de droits civiques depuis Brown v. Board of Education (1954) et les arrêts de la déségrégation[8]. Six avis différents seront rendus par les juges dans cette affaire, ce qui constitue une autre première : d’une part, les quatre membres les plus conservateurs tombent d’accord avec le plaignant pour considérer que l’Université viole ses droits en plafonnant le nombre d’étudiants blancs admis ; d’autre part, les quatre membres libéraux estiment, au contraire, que cette manière de faire est constitutionnellement légitime. Parmi eux, Thurgood Marshall, premier juge noir à la Cour suprême, évoque avec émotion la situation de pauvreté et d’exclusion qui frappe la population afro-américaine. Il établit le parallèle entre les attaques judiciaires en cours contre l’affirmative action et les entraves qui ont émaillé l’adoption du 14e amendement en 1868, dont le sens est à interpréter d’après lui au bénéfice d’une égalité réelle. Selon cette position, que rejoint le juge Blackmun, « pour aller au-delà du racisme, nous devons tenir compte de la race » (438 U.S. 265, 1978, p.407).

Mais l’opinion déterminante, dans ce contexte, celle du juge Powell, n’a rien à dire sur la race. C’est la notion de diversité en tant qu’intérêt national supérieur (compelling State interest) qu’elle met en avant. En creusant les procès-verbaux de l’affaire DeFunis, Powell met la main sur le mémoire d’Archibald Cox, revenant sur « le Plan de Harvard », considéré comme exemplaire de cette justification. Nous allons revenir sur l’analyse de la doctrine juridique de la diversité au point suivant, mais posons d’ores et déjà trois notions qui constituent le fil directeur de son raisonnement : 1) la discrimination systémique dont souffre un groupe particulier n’est pas une justification suffisante des programmes d’affirmative action, dont la portée remédiatrice ne saurait reposer que sur l’identification d’une discrimination passée bien précise et non pas sur un raisonnement systémique ; 2) la formation d’une élite professionnelle issue des minorités qui viendrait ensuite leur apporter un service spécifique — argument mis en avant par l’université — est dénuée de preuves empiriques et ne peut donc non plus être admise en justification ; 3) seule la raison de la diversité, conçue à la fois comme liberté académique et intérêt national supérieur, permet de justifier ces politiques. Selon Powell : « L’avenir de la nation dépend de dirigeants formés par une large exposition aux idées et aux moeurs d’étudiants aussi divers que les peuples multiples dont ce pays est composé. » (438 U.S. 265, 1978, p. 312)

Communément considérée comme « pragmatique », interprétation sur laquelle nous allons revenir, l’opinion du juge Powell écarte l’utilisation de quotas raciaux et la réservation à l’avance d’un certain nombre de places au profit des minorités. Elle entérine cependant l’usage des catégorisations raciales dans les processus d’admission au nom de la diversité, argumentée comme une liberté académique fondamentale et, à ce titre, protégée par le 1er amendement de la Constitution. Leur usage n’est pas moins assorti de conditions particulières. Celles-ci stipulent que la race ne doit pas être considérée de manière exclusive, mais comme un facteur parmi d’autres, dans le cadre d’une évaluation individuelle dite holistique ; qu’elle ne doit pas opérer en tant que stéréotype, mais seulement en tant que facteur positif (plus factor) ; que les programmes en question soient « étroitement adaptés » (narrowly tailored) aux objectifs poursuivis, c’est-à-dire mettant de côté toute logique réparatrice au bénéfice du seul intérêt supérieur d’un corps étudiant diversifié. Notons avec les spécialistes du sujet que si l’un des quatre juges opposés au maintien de l’affirmative action avait changé d’avis (comme l’a fait le juge Stevens par la suite), la constitutionnalité de l’affirmative action aurait été entérinée sans recours à la justification « spécieuse » de la diversité (Lempert, 2023).

Une riche succession

Dans les années qui suivirent, les opposants à l’affirmative action introduisirent plusieurs tentatives pour obtenir le re-examen de Bakke. C’est en 1996, dans une décision relative au refus d’admission d’étudiants blancs par la faculté de droit de l’Université du Texas qu’ils se sont le plus rapprochés de leur but[9]. Encouragés par de nouvelles jurisprudences en matière notamment de marchés publics, les juges de la Cour d’appel du cinquième circuit ont refusé de suivre Bakke, déclarant l’affirmative action illégale dans les États du Texas, de la Louisiane et du Mississippi ; alors même que la Cour suprême refuse d’examiner le cas. Cette décision pousse l’Université du Texas à adopter dans la foulée son « Top 10 % Plan » : pour enrayer l’érosion d’étudiants minoritaires, elle prévoit l’admission automatique des 10 % des élèves les mieux classés de chaque lycée public de l’État. En parallèle, la contestation prend également des voies référendaires, comme avec la Proposition 209, introduite en 1996 en Californie. Adoptée avec une marge confortable, l’initiative aboutit à l’interdiction systématique des programmes d’affirmative action dans cet État[10], bientôt suivi d’autres, interdisant la considération du sexe, de la race ou de l’ethnicité dans l’ensemble des institutions publiques.

Dans ce climat politique défavorable, durablement teinté par les Reaganomics des années 1980 (Cokorinos, 2003 ; Moore, 2018), deux nouvelles actions en justice atteignent la Cour suprême, respectivement Grutter v. Bollinger et Gratz v. Bollinger[11]. Les deux plaintes concernent l’Université du Michigan, son admission au premier cycle (Gratz), ainsi qu’à la faculté de droit (Grutter). Initiées dès 1997 par des étudiants blancs, ces actions reprochent à l’Université un processus standardisé d’admission qui accorde d’emblée 20 points aux étudiants issus de minorités défavorisées sur les 150 points requis pour l’admission. Si la Cour déclare les pratiques de l’Université du Michigan illégales dans Gratz en raison du caractère automatique du bonus accordé, elle les valide dans Grutter, au contraire, au nom de l’intérêt supérieur de la diversité. Ralliant l’opinion de cinq juges, Grutter confirme et transforme en jurisprudence l’arrêt Bakke qui n’avait exprimé jusque-là que l’opinion d’un seul homme. La décision est également marquée par les mémoires d’amicus curiæ soumis par de grandes entreprises et de hauts gradés de l’armée américaine : l’intégration de personnes hautement qualifiées et racialement diversifiées y est revendiquée comme indispensable à la performance de leurs institutions[12].

Bien que Grutter relève d’une application assez littérale de l’opinion de Powell dans Bakke — par exemple la Cour réitère les notions d’évaluation globale (holistic review) et de « plus factor » —, la décision ouvre aussi des brèches de justification. Elle oblige les universités à montrer qu’elles ont épuisé les moyens racialement neutres pour parvenir aux buts désirés. Surtout, Grutter fixe sa propre date de péremption. Fortement influencée par les mémoires militaire et corporatif en faveur de la diversité, la juge Sandra O’Connor, dont le vote est décisif, émet néanmoins l’hypothèse d’une limite temporelle à échéance de 25 ans :

Cela fait 25 ans que le juge Powell a pour la première fois approuvé l’usage de la race pour promouvoir la diversité du corps étudiant […]. Nous pensons que, dans 25 ans, ces préférences raciales ne seront plus nécessaires pour promouvoir l’intérêt aujourd’hui acté[13].

La dernière ligne droite avant les arrêts SFFA inclut les décisions dans l’action intentée par Abigail Fisher contre l’Université du Texas à Austin. C’est aussi le procès qui signe la conversion de Edward Blum, militant politique et entrepreneur en justice anti-affirmative action, instigateur des procès SFFA, de la question du redécoupage des circonscriptions électorales, où il remporte de multiples victoires judiciaires dans les années 1990, à celle de la neutralité raciale dans les admissions à l’université (voir encadré 1). Renversant la décision antérieure de la Cour d’appel fédérale (cf. supra), Grutter a permis de réintroduire l’ethnicité et la race dans l’équation des admissions à l’université. Ce que l’Université du Texas fit aussitôt : ce fut pour Blum la « provocation » de trop qui le pousse à recruter la plaignante Abigail Fisher.

vers un droit à l’inégalité ?

C’est dans ce contexte que la Cour suprême, après quelques spéculations sur le fait de « choisir » ces affaires ou pas, décide d’entendre SFFA. La dynamique politique et partisane majeure dans laquelle la Cour est engagée un an après le renversement de Roe v. Wade (1973) laisse pourtant peu de place au doute sur ce qui s’annonce comme l’occasion longtemps attendue pour renverser définitivement la jurisprudence favorable à l’affirmative action. Les juges Thomas, Alito, Roberts ne cachent pas leur ambition de longue date que résume ainsi le juge Roberts : « Le meilleur moyen d’arrêter la discrimination raciale est d’arrêter de discriminer sur la race »[20] ; ou encore, « éliminer la discrimination raciale signifie l’éliminer complètement » (SFFA, 2023, p. 15).

Comme pour Bakke en 1978, l’affaire est portée devant la justice au nom du Titre VI et du 14e amendement. Ironie de l’histoire, c’est précisément le « Plan de Harvard » qui permit en 1978 à Powell d’embrasser l’argument de la diversité qui se trouve désormais au banc des accusés. Ses procédures d’admission sont exemplaires de l’évaluation holistique préconisée par les juges qui permet de prendre en compte de manière « équilibrée » les différents et très nombreux atouts que les candidats à l’admission ont à proposer. Université d’élite à l’échelle globale, Harvard reçoit des dizaines de milliers de dossiers pour seulement 1 500 à 2 000 places pour les étudiants nationaux (voir encadré 2). Dans ces conditions, trier sur le volet les candidats sur la base des seuls résultats scolaires ne suffit pas — un ensemble plus vaste de qualités et de réalisations doit être mis sur la balance par les services d’admission[21].

L’arithmétique de cet exercice qui se veut équilibré a cependant pour résultat de faire plafonner sensiblement la part des étudiants d’origine asiatique en dessous de 20 %, alors même que leur proportion en population générale a plus que doublé depuis les années 1980. Après le « quota juif » instauré en 1926 au nom de la « diversité régionale » (Oppenheimer, 2018), c’est une suspicion de « quota asiatique » qui pousse SFFA en justice. Des enquêtes internes à Harvard révèlent dès le début des années 2010 des stéréotypes et préjugés récurrents à l’endroit des étudiants asiatiques que corrobore également l’enquête ordonnée par les juges dans le cadre du procès SFFA : tenus à un standard plus élevé de réussite, ils sont invités à postuler à Harvard à partir d’un seuil plus haut de résultats (Arciadiacano, 2017) et sensiblement dépréciés dans les « notes de personnalité » qui incluent des indicateurs tels que « la popularité » (likability), le courage, l’intégrité ou encore une « personnalité positive ». Comme l’écrit Jennifer Lee (2018), sociologue et spécialiste de la communauté asiatique, la vision biaisée d’étudiants d’origine asiatique « techniquement forts mais socialement faibles », « travailleurs et intelligents, mais non extraordinaires et indifférenciables », « unidimensionnels », « pas assez équilibrés », « manquant d’intérêts et de personnalité originale » a sonné juste pour un très grand nombre d’Asio-Américains qui connaissent bien ces préjugés pour les affronter au quotidien[22].

Avec une majorité substantielle, le 29 juin 2023, la Cour annule les jurisprudences Bakke et Grutter, au nom à la fois de la clause de protection égale du 14e amendement et du Titre VI de la loi de 1964. Malgré le fait, peu noté, qu’elle ne s’attaque pas à la doctrine juridique de la diversité en tant qu’« intérêt national supérieur », la Cour considère que les procédures mises en place par Harvard et UCN ne satisfont pas au standard de l’examen approfondi (strict scrutiny) qui doit s’appliquer en matière de catégorisations raciales en vertu d’une jurisprudence dont les bases sont jetées dans les années 1940[25]. Aussi bien à Harvard qu’à UCN, les procédures d’admission ne permettent pas un contrôle judiciaire (judicial review) des objectifs affichés — « former les leaders de demain, en promouvant des apprentissages fondés sur la diversité des perspectives et le dynamisme d’un marketplace of ideas pour des citoyens engagés et productifs » (SFFA, 2003, p. 5) — ni de l’adéquation des moyens mis en oeuvre pour y parvenir. Pour la Cour, bien que ces objectifs soient légitimes et louables, ils ne sont pas articulés de manière suffisamment claire et cohérente pour en permettre la mesure, si toutefois une telle mesure pouvait exister. De plus, la Cour note que la race, qui devrait être uniquement considérée comme « plus factor », produit dans les procédures visées des stéréotypes et des préjugés défavorables aux candidats racialisés.

Profitant de leur percée, les juges s’attardent sur le caractère illégitime des catégorisations raciales, quel que soit leur but, nuire ou remédier. Selon le chief-justice Roberts :

Le principe même de la clause de protection égale est que traiter quelqu’un différemment en raison de la couleur de sa peau n’est pas la même chose que de le traiter différemment parce qu’il vient d’une ville ou d’une banlieue, ou parce qu’il joue du violon bien ou mal.

SFFA, 2023, p. 29

La décision s’appuie ainsi sur la présomption du caractère « racialement neutre » de la clause d’égale protection du 14e amendement introduit en 1868[26]. Loin d’emporter l’adhésion, ce dernier point focalise le débat juridique de fond sur la constitutionnalité de l’affirmative action : si la discrimination à raison de la race est prohibée, les catégorisations raciales demeurent-elles légitimes pour améliorer la situation de minorités opprimées et avancer la cause de la justice sociale ? Le débat qui engage le sens même du 14e amendement fut escamoté dans Bakke grâce au contournement qu’a alors permis la raison de la diversité. Mais, selon le juriste Lempert (2023), en 1978, il était peut-être déjà un peu tard pour s’interroger sur le sens profond du 14e amendement. L’interprétation d’une protection égale qui n’écarte pas la conscience raciale fut bel et bien introduite en 1978. Soutenue par les quatre juges démocrates, elle fut néanmoins balayée par Powell, pour qui la logique remédiatrice ou la justice sociale n’offrent pas, nous l’avons vu, une présomption de constitutionnalité suffisante. Ou, en tout cas, moindre que celle que les principes de liberté fondamentale et d’intérêt supérieur de la nation peuvent offrir.

À la faveur de l’originalisme — doctrine qui prétend élucider les intentions authentiques des premiers législateurs — ainsi que de la montée en puissance d’une idéologie post-raciale et d’un racisme « racialement neutre » ou « sans racistes » (colorblind racism) (Bonilla-Silva, 2003), le sens profond et la portée de la clause de protection égale seront en 2023 au centre des débats. Dans le texte de l’opinion majoritaire, la jurisprudence du 14e amendement remplit des pages entières, de la Guerre civile à la doctrine de « separate but equal » durant Jim Crow et à la déségrégation. Cette généalogie linéaire impeccable de la neutralité raciale sur un siècle et demi est cependant contredite à la fois par les travaux de la recherche (Schnapper, 1985) et par les juges d’inclination démocrate. Au temps de la Reconstruction, comme dans les décisions majeures de la déségrégation, juges et législateurs n’étaient point guidés par la velléité d’imposer « une conception formaliste de la neutralité ». Leur objectif était celui de remplir les promesses de l’égalité, y compris par des mesures fondées sur la race[27].

De plus, dans les arguments oraux, les juges libérales Kagan et Sotomayor ont toutes deux suggéré que la distinction entre les politiques d’affirmative action et leur alternatives dites « racialement neutres », notamment fondées sur le territoire, n’est pas si évidente dans les faits. Elle pourrait même s’apparenter à un « subterfuge », dans les termes de Sotomayor, à partir du moment où les deux visent l’égalité raciale[28]. La question sous-jacente, mais qui pourrait devenir centrale dans la période post-SFFA, serait ainsi : étant donné la neutralité acquise des moyens, cette exigence de neutralité devrait-elle aussi s’étendre aux fins poursuivies par l’action publique ? (Starr, 2024).

Neutralité des moyens ou neutralité des fins

Cette question, qui peut paraître à première vue comme relevant de la casuistique juridique, ne prend pas moins tout son sens si nous comparons la situation américaine à celle, par exemple, de la France. L’égalité raciale ou l’avancement de telle ou telle minorité discriminée n’y constituent un objectif, ni même tacite, aux yeux des autorités. Comme nous l’avons montré au sujet de l’action positive territoriale, l’exigence de neutralité s’étend, au contraire, y compris aux objectifs implicites de l’action publique incarnés par une approche hétéronome de l’ethnicité, sans cesse retraduite et subordonnée aux idéaux davantage légitimes de l’intégration et du lien social (Doytcheva, 2007). Y compris en matière de « diversité », des justifications rhétoriques et pratiques sont de mise pour universaliser la portée de cette catégorie en la rendant « générique » (Doytcheva, 2009).

Bien que la finalité de l’égalité raciale soit davantage ancrée et prégnante aux États-Unis, de telles questions y résonnent aussi. D’autant que circule déjà dans les juridictions inférieures, avec l’intention explicite d’attirer l’attention des sages, le procès contre Thomas Jefferson, célèbre magnet school du comté de Fairfax en Virginie qui, dans le but affiché de l’inclusion et de l’équité, a récemment revu ces procédures d’admission, introduisant des dispositifs « racialement neutres », fondés sur le territoire. Leur conséquence, en partie préméditée, fut d’augmenter la part d’élèves issus des minorités noires et hispaniques, tout en réduisant celle d’élèves d’origine asiatique, dont les effectifs ont chuté de 73 % à 54 % environ (Gersen, 2023 ; Kahlenberg, 2023). De plus, une juridiction locale a, dans un premier temps, donné raison à Coalition for TJ — l’association de familles d’origine asiatique qui s’est constituée partie civile dans le procès — avant que la Cour d’appel ne renverse la décision. Pour autant, les familles asio-américaines qui reçoivent le soutien de la Pacific Legal Foundation sont loin de désarmer : « Nous irons à la Cour suprême, nous gagnerons ! » — en sont-elles persuadées[29].

Pour d’autres observateurs, toutefois, la vision se précise désormais d’étudiants blancs sous-représentés, voyant leur statut majoritaire s’estomper, de sorte que l’alignement actuel entre conservateurs blancs et Américains d’origine asiatique ne saurait durer. Une véritable doctrine juridique du « droit à l’inégalité » semble ainsi s’esquisser (Feingold, 2024), où l’impératif de neutralité, étendu aux finalités mêmes de l’action publique, aura forclos la légitimité d’attendus tels que la justice raciale ou l’équité.

aux origines de la raison de la diversité : le plan de harvard

Bien que la doctrine juridique de la diversité comme justification constitutionnelle de l’affirmative action ait été largement étudiée depuis l’opinion devenue célèbre de Powell dans Bakke, ce n’est que récemment que la lumière a été faite sur l’origine de son raisonnement (Oppenheimer, 2018) qui se trouve être un copier-coller du brief rédigé quelques années plus tôt par Archibald Cox dans DeFunis. Professeur renommé de droit à Harvard et avocat de UC Davis dans Bakke, Cox est également l’interlocuteur de circonstance de trois universitaires sud-africains qui, engagés contre la politique de l’apartheid, voyagent dans les années 1950 aux États-Unis[30]. À suivre Oppenheimer (2022), les prémisses de la diversité en tant que liberté académique auraient ainsi pénétré la doctrine juridique américaine plus de vingt ans avant Bakke.

Un « travail de détective » (Lemann, 2021) lui permet en effet de retracer une double filiation de cette doctrine dans la philosophie de J. S. Mill et les réformes de l’université humboldtienne au 19e siècle en Allemagne, d’une part ; un mouvement académique d’opposition à l’apartheid en Afrique du Sud dans les années 1950, d’autre part. C’est notamment la connexion sud-africaine, faisant de la diversité « une liberté académique », qui influence la doctrine de la Cour suprême étatsunienne à la fin des années 1950, résonnant avec les arrêts historiques de la déségrégation : selon T. B. Davie, président de l’Université de Cape Town, les libertés académiques essentielles sont au nombre de quatre — qui devrait enseigner, qu’est-ce qui devrait être enseigné, comment l’enseigner et à qui[31]. Facilitée par la Carnegie Corporation qui cible à l’époque les enjeux de la justice raciale en éducation, cette trajectoire politique surprenante certainement relégitime la raison de la diversité au service d’un projet politique d’égalité et d’émancipation. Cependant, la réception étatsunienne de ces enjeux deux décennies plus tard obéit également à d’autres agendas, comme nous allons le voir à présent, dont celui de la « déradicalisation » des campus américains ; en proie à une contestation sociale et politique que Powell semble par-dessus tout abhorrer.

La diversité pour déradicaliser ?

Comme le montre Asad Rahim (2019) dans son brillant essai, partenaire de longue date de la lutte contre la déségrégation, Powell n’a rien d’un militant des droits civiques. Au contraire, il a derrière lui une longue carrière professionnelle d’entrave délibérée à ces politiques. En soulignant les « bénéfices » d’un pluralisme éducatif (bénéficial educational pluralism) — idée à laquelle aucun autre juge à l’époque ne souscrit — son opinion connote une notion de diversité intellectuelle et idéologique, de perspectives, expériences, points de vue. Les avantages de cette diversité expérientielle et idéologique seraient de nature à infléchir la « radicalisation » en cours des campus américains : dans le contexte de contestations intenses de la guerre du Vietnam aussi bien que de Jim Crow, Powell se montre en effet préoccupé que la « démocratie américaine n’en vienne à être remplacée par la tyrannie d’un Castro ou d’un Mao Tsé-toung » (Powell, 1967, cité dans Rahim, 2019, p. 4).

Selon Powell (1970, p. 6), les radicaux qui remportent les batailles idéologiques et les coeurs de l’Amérique de demain ont fait de l’université la « base de leur révolution » : perturber, « corrompre les jeunes de nos meilleures maisons » est leur objectif premier. Aussi, habillée dans la rhétorique de l’éducation et de l’intérêt national, la diversité intellectuelle qu’il appelle de ses voeux est également un stratagème visant à neutraliser cette radicalité « anti-américaine » qui menace les plus brillants campus de la nation. Dans la suite de décisions que nous avons analysées, cette vision n’a pas perduré. Elle s’est au contraire transformée pour connoter la plus-value, la performance, l’intérêt que la présence de corps racisés peut apporter à l’institution (Edelman et al., 2001). L’entreprise a sans doute joué un rôle majeur dans cette transformation. Confortant la vision productive et le souci de profitabilité, elle a fait du business case en faveur de la diversité son argument majeur. Nous avons proposé d’appeler néolibéralisation cette tendance à considérer la diversité à l’aune de sa capacité à s’apprécier et à répondre d’abord à des impératifs de marché (Doytcheva, 2020).

Objectif sui generis — non moins subordonné aux logiques hétéronomes de la performance et de l’efficacité —, la notion de diversité promue dans Bakke a forclos de fait un ensemble d’autres justifications susceptibles de légitimer le maintien de ces politiques : l’effacement de l’héritage esclavagiste, le combat contre la persistance des discriminations, la correction des biais introduits par les tests standardisés, ou encore la formation de professionnels issus des groupes minorisés. Congédiant l’ensemble de ces raisons comme des garanties constitutionnelles insuffisantes ou en tout cas moindres que celles de la diversité, Bakke répudie durablement toute logique de justice corrective, à savoir un ensemble de mécanismes visant à compenser des dispositions antérieures injustes dont les résultats perdurent, voire s’amplifient, dans les systèmes actuels d’allocation des ressources. Seule la raison de la diversité du corps étudiant (a broadly diverse student body) fut élevée au rang d’intérêt national majeur, confirmé par la jurisprudence et que la retentissante affaire SFFA n’a d’ailleurs pas abrogé[32]. À suivre leurs observateurs les plus scrupuleux, les politiques de l’affirmative action ont décidément eu des avocats pour le moins ambivalents (Katznelson, 2005 ; Feingold, 2024).

À l’université, les travaux de Natasha Warikoo (2016, voir aussi Warikoo et de Novais, dans ce numéro) montrent ainsi de manière indiscutable le coût de ce « marché de la diversité » (diversity bargain) pour les étudiants minoritaires, dont la présence se trouve niée, car subordonnée à des logiques hétéronomes qui la transforment en faire-valoir de l’éducation des classes moyennes et supérieures blanches. Dans le monde du travail, en ville, Ellen Berrey (Berrey, 2015 ; Berrey et al., 2017) interroge aussi la manière dont les politiques de diversité, à force d’instrumentalisations, sont devenues un moyen de réinscrire le racisme et les hiérarchies raciales en organisations, en lieu et place de les combattre. Ces développements furent encore plus rapides et marqués dans le contexte français et européen (Doytcheva, 2015). Les assises du droit antidiscriminatoire et d’une possible affirmative action y étant incertaines, voire inexistantes, les effets délétères de la transformation néolibérale furent à la fois plus rapides et amplifiés. Comme le suggère Sigal Alon, auteure d’une étude comparée de ces politiques en Israël et aux États-Unis, la diversité, n’a-t-elle pas détruit les politiques de l’affirmative action ? (Alon, 2015, 2016).

Participe clairement de cet affaiblissement l’engouement, relevé par Rahim (2019), pour une diversité éthérée, celle du marché des idées (the marketplace of ideas), une diversité expérientielle, de point de vue et de pensée, composée de myriades d’identités expressives et styles de vie —comme nous allons le voir à présent.

Une « diversité catho » à la Harvard 

Dans les termes de Cox en 1974, repris in extenso par Powell, dès les années 1950, Harvard expérimente dans ses recrutements un souci de diversité, comprise d’abord comme diversité géographique et régionale. C’est le fameux « Plan de Harvard » :

La conviction que la diversité ajoute un ingrédient essentiel au processus éducatif est depuis longtemps un principe des admissions à Harvard. Il y a quinze ou vingt ans, la diversité signifiait des étudiants de Californie, de New York et du Massachusetts, des citadins et des fermiers, des jeunes de la ville et des jeunes de la campagne. En conséquence, très peu de minorités ethniques ou raciales furent admises à l’université.Ces dernières années, le Harvard College a élargi le concept de diversité pour y inclure des étudiants issus de groupes économiques, raciaux et ethniques défavorisés. Aujourd’hui, le Harvard College accueille non seulement des Californiens ou des Louisianais, mais aussi des Noirs, des Chicanos et d’autres étudiants appartenant à des minorités. Les conditions contemporaines aux États-Unis signifient que, si le Harvard College veut continuer à offrir une éducation de premier plan à ses étudiants, la représentation des minorités dans le corps étudiant ne peut être ignorée […].

Un fermier de l’Idaho peut apporter à Harvard quelque chose qu’un Bostonien ne peut offrir. De même, un étudiant noir peut apporter quelque chose qu’un Blanc ne peut offrir. La qualité de l’expérience éducative de tous les étudiants de Harvard dépend en partie de ces différences de contexte et de perspectives que les étudiants apportent avec avec eux (nous soulignons)

438 U.S. 265, 1978, p. 316-318

Comme le montre l’enquête sur ce point exemplaire de Oppenheimer (2018), la conception de la diversité dans les politiques d’admission à Harvard fut dès l’origine une conception « très large ». Pour certains de ses contempteurs — que Oppenheimer ne rejoint pas —, elle s’enracine dans le souci de faire barrage aux étudiants juifs dans les années 1920-1930, en invoquant la « diversité géographique » et régionale. En explorant les archives de trois présidents emblématiques de l’Université entre 1947 et 1967 (W. Bender, F. Glimp et J. Monro), Oppenheimer montre comment leur conception, loin d’être focalisée sur la race, embrasse une liste longue de considérations où se côtoient, pêle-mêle, l’origine géographique, la classe sociale, mais aussi les hobbies et les talents artistiques, les performances sportives, l’héritage familial, les identités expressives et styles de vie.

Doyen de Harvard College et des admissions, Bender est particulièrement attaché à la « diversité régionale, expérientielle et de classe » (Oppenheimer, 2018, p. 174) ; à une université qui fait montre

d’une gamme, mélange et diversité dans son corps étudiant, avec quelques snobs et fermiers scandinaves qui font du beau patinage, quelques étudiants brillants du Bronx, quelques étudiants qui se soucient passionnément mais imprudemment […] qui n’ont pas tous considéré le lycée comme une simple préparation à l’université, l’université comme une préparation […] à ce qu’ils ne savent pas.

Bender, 1961, cité dans Oppenheimer, 2018, p. 179

Glimp, qui s’avère être le fameux « fermier de l’Idaho » rural, ayant une existence réelle et non seulement métaphorique, est lui aussi attaché à une diversité « au sens le plus large du terme » (in its broadest sens). Bien qu’il inclue la diversité raciale dans la liste, il a à coeur d’insister sur la manière dont « l’efficacité de l’expérience éducative de nos étudiants a été affectée par une grande variété d’intérêts, de talents, d’antécédents et d’objectifs de carrière » (Glimp, 1968, cité dans Oppenheimer, 2018, p. 181). Monro est enfin le plus préoccupé par le sort des minorités raciales : dès 1948, il est à l’origine de l’organisation d’expéditions de recrutement, d’abord à Chicago, puis dans le sud des États-Unis, à la recherche de candidats noirs : de 1948 à 1960, ils furent 94 à entrer à Harvard, puis 42 pour la seule année 1965.

Or, il se trouve que cette conception très large de la diversité — dite aussi inclusive ou générique dans les contextes européen et français — est précisément à l’origine de la sémantisation multiple, voire contradictoire de ces politiques (Auboussier et al., 2023). Bien que ces enjeux aient d’abord été énoncés à l’université, leur réception dans l’entreprise en a clairement amplifié la portée, menant à ce que nous avons qualifié de diversité normalisée : son articulation a peu à voir avec l’antiracisme, ses contours épousent, chaque fois avec plus de précision, ceux de la blanchité. Dans son essai, Rahim qualifie cette vision de « diversité catholique », sans toutefois davantage la préciser. Dans nos enquêtes, pourtant éloignées dans l’espace et le temps, nous avons été aussi confrontée à une vision qui se définit comme « catho-bobo » de la diversité. Faisant explicitement référence à certaines « valeurs chrétiennes et humaines » fortes, à l’origine des engagements, elle valorise la diversité comme « le reflet de l’humanité » : « C’est la justice chrétienne, l’humanisme ! Le métissage positif, procréatif. » Dans le contexte français, en particulier, il fut instructif de noter comment cette vision d’une diversité sublimée et « sans race » en est venue à supplanter, en l’espace de seulement quelques années, les objectifs affichés de lutte contre le racisme et les discriminations raciales. Inversement, dans le contexte étatsunien, bien que l’implicite ethnoracial demeure davantage prégnant, il est significatif, à partir de l’expériences de Harvard, que la sémantisation de la diversité ait été progressivement enrichie pour inclure les appartenances raciales, alors même qu’elle fut au départ une diversité de classe ou régionale. Dans les deux cas, cependant, la diversité se trouve être subrepticement arrimée à la blanchité : par l’effacement de la race, d’une part (surtout dans le contexte européen), et la réinscription, d’autre part, d’une normativité blanche. « Les universités tiennent compte de la géographie, des capacités sportives, de l’expérience professionnelle pour promouvoir la diversité de l’enseignement […] pourquoi pas de la race ? » — s’ingénie en 1977 Powell dans une note à son secrétaire (Bazelon, 2023). En 2022, pour les représentants de Harvard, « la race compte dans les processus d’admission au même titre qu’être un bon joueur de hautbois[33] » — un relativisme moral et social qui irrémédiablement creuse la légitimité des politiques de justice raciale.

discussion : la diversité comme qualité esthétique, une logique élito-centrée

Dans la vision de Powell, la justification de l’affirmative action fondée sur « les bénéfices de la diversité pour tous » (the benefits of diversity for all) devait rester confinée au monde universitaire. Car c’est dans ce contexte seulement qu’une « atmosphère propice à la spéculation, l’expérimentation et la création » trouvait sa légitimité institutionnelle — dans un nouvel arrêt de la Cour, en 1986, il refusa d’en élargir l’argument à la diversité du corps enseignant. Pour autant, la postérité de la jurisprudence Bakke et le succès global de la raison de la diversité, devenue nouveau mantra du monde corporatif, désavouèrent très largement ses projections. En 2003, nous l’avons vu, ce furent les témoignages militaires et d’entreprises, dont Texaco et Coca-Cola, qui firent pencher la balance en faveur de la jurisprudence Bakke en ralliant le vote de la juge O’Connor.

Aussi, bien qu’ils relèvent de régimes juridiques distincts, séparer les usages éducatifs de la diversité de ceux ayant prévalu dans le monde corporate ou le champ politique ne semble pas justifié d’un point de vue sociologique. Au contraire, ensemble, ils éclairent les trajectoires de ces politiques, prises dans un dilemme entre justice et libertés. Un temps célébrée comme compromis astucieux qui a permis de « dépasser » ces contradictions — « ni quotas ni indifférence » —, la raison de la diversité fut confrontée à la résurgence brutale de ces tensions ; à la faveur d’un contexte global marqué par la montée des conservatismes et du suprématisme blanc et un mouvement de réaction contre le nouvel alignement antiraciste que le meurtre de George Floyd en 2020 a provoqué. De ce point de vue, si elle s’est longtemps donnée à voir comme un récit magistral, la diversité apparaît, au contraire, avec le recul, comme une raison affaiblissante, contribuant in fine à amoindrir la légitimité et à forclore la possibilité des politiques de justice raciale.

Depuis Bakke, les partisans de l’affirmative action ont dû se battre pour préserver ces politiques « avec une main attachée dans le dos » (Bazelon, 2023). Selon le président de l’Université du Michigan, à l’issue des arrêts de 2003, si la doctrine de la diversité a permis à l’affirmative action de perdurer, elle l’a aussi rendue vulnérable : « Mon sentiment est que nous avons perdu ce que Brown a inspiré parce que nous avons cessé d’adéquatement transmettre ses enseignements » — à savoir les fondements historiques et politiques de l’antiracisme (Bazelon, 2023). Par une mise en perspective sociohistorique de cinq décennies de combats judiciaires, cet article a permis de montrer en quoi les politiques de justice raciale ont trouvé en l’espèce de la diversité une défense pour le moins ambivalente (Feingold, 2024).

En confrontant les acquis de la littérature avec des sources nouvelles, ainsi que des données issues de nos propres enquêtes dans les contextes européen et français, nous sommes revenue à nouveaux frais sur deux mécanismes essentiels derrière le processus de forclusion politique et institutionnelle : le prisme néolibéral, d’abord, qui construit ces enjeux de manière privilégiée en termes de « bénéfices » à retirer, de capacité à « s’apprécier » et à produire un surplus de valeur (Feher, 2007) ; le décentrement, ensuite, qu’opère cette vision productive et adjacente à la blanchité — du groupe minorisé, victime de discrimination à l’institution et à la collectivité tout entière. Selon cette perspective, la gouvernementalité néolibérale est à comprendre en termes de processus, plutôt que d’un état achevé (Peck et Tickell, 2002). Aussi, ses logiques infusent bien au-delà du monde économique et du marché : leur incidence dans les institutions sacralisées de l’hyper-élite est abondamment documentée (Bhopal et Myers, 2023). Si, sous la pression d’une détermination à éradiquer l’affirmative action au temps du Reaganomics (Cokorinos, 2003), les acteurs économiques inventent le business case, cet élan est loin de laisser indemne l’université. Selon le témoignage exaspéré d’une étudiante racisée en université d’élite : « Ce dont il devrait être question, c’est de justice, non pas de diversité […]. En lieu et place de se recentrer sur la blanchité, tout en exigeant, une fois de plus, un travail (intellectuel) gratuit de la part des personnes marginalisées, l’affirmative action devrait porter sur la question des réparations et de l’égalisation des conditions qui ont été durant des siècles légalement déséquilibrées. » (Reyes, 2018)

L’enquête historique a également permis de documenter le rôle antinomique des notions de diversité idéologique, diversité de pensée (diversity of thought) et de points de vue (viewpoint diversity) aux politiques de justice raciale à l’université. Tout comme dans les années 1970, elles ont été utilisées pour subvertir les efforts d’égalité (Darchinian et Doytcheva dans ce numéro) : assimilés à une révolution gauchiste, anti-américaine et « réminiscente de la révolution culturelle de Mao Zedong », les départements DEI sont accusés de colporter un « manque cruel de diversité intellectuelle, idéologique et politique dans les institutions »[34]. Parmi les lois anti-diversité adoptées par une bonne douzaine d’États depuis 2020 (Doytcheva, 2022), certaines, comme la législation passée par le Tennessee, prévoient explicitement la publication d’enquêtes sur « la diversité de pensée » et le confort à s’exprimer librement sur le campus. Pour les parties prenantes, « la focalisation excessive sur la diversité, l’équité et l’inclusion est en train d’efficacement réduire la diversité de points de vue sur les campus du Tennessee » (Doytcheva, 2022).

Revenons, pour conclure, sur la manière dont ces deux mécanismes ont convergé dans le contexte de l’université pour asseoir le caractère élitiste de ces politiques, adossées de manière privilégiée aux enjeux d’image et de réputation. C’est ce que Enzo Rossi et Olúfẹ́mi Táíwò (2020) appellent la diversité comme qualité esthétique. Pour l’illustrer, ils puisent une anecdote dans la primaire démocrate de 2016, lorsque Hillary Clinton interpelle Bernie Sanders ainsi : « Si on casse les banques demain… est-ce que cela mettra fin au racisme ? » Ce non sequitur montre, d’après les auteurs, à quel point le souci de diversification est aujourd’hui porté par l’élite : c’est l’esthétique de la salle du conseil d’administration, des campus globaux. Pour l’écrivain afro-américain Bertrand Cooper (2023) qui prend position : « Pour les Noirs pauvres, un monde sans affirmative action, c’est juste le monde tel qu’il est, en rien différent d’avant. » Selon ses calculs, parmi les 15 % d’étudiants noirs admis en 2020 à Harvard, soit plus que leur part respective dans la population, seulement 5 % viennent de familles défavorisées — l’écrasante majorité ayant visiblement « grandi et reçu une éducation à l’écart de la pauvreté ». Selon Robert Kahlenberg (2018, p. 21), expert à la cour, Harvard recrute autant d’étudiants dans le top 1 % de la population que dans les 60 % inférieurs. Pour Massey et collègues (2007), 40 % des étudiants noirs dans les universités de la Ivy League sont immigrés de la première ou de la deuxième génération, c’est-à-dire le sous-groupe le plus fortuné et instruit de la population noire étatsunienne. Selon le témoignage rapporté d’une ancienne diplômée de Harvard, les étudiants noirs dont les grands-parents sont nés aux États-Unis y seraient si peu nombreux qu’ils se sont surnommés « les descendants » (Cooper, 2023). En parallèle, des travaux récents (Chetty et al., 2023) ont dévoilé le rôle prépondérant des universités d’élite dans ce qui est non plus la reproduction, mais l’amplification des inégalités générationnelles.

Les données statistiques révèlent également une tendance à la désinstitutionnalisation avancée de ces politiques. Parallèle à des observations similaires en emploi (Kelly et Dobbin, 1998, p. 981), un début d’infléchissement s’observe dès la fin des années 1990, conduisant à leur « désinstitutionnalisation stratifiée » (Hirschman et Berrey, 2017) : celle-ci épouse, d’une part, la logique de procès ciblant les institutions les plus visibles ; elle se coule, d’autre part, dans des évolutions démographiques où les universités moins prestigieuses n’ont plus besoin d’accomplir des efforts particuliers pour réaliser la diversité. En 2021, une nouvelle enquête longitudinale étend ces résultats (Kehal et al., 2021). Confirmant le recul global des engagements dans les universités sélectives, elle met en exergue leur corrélation inversement proportionnelle au recrutement d’étudiants minoritaires. Ce n’est que dans les universités les plus élitistes que les engagements publics en faveur de la diversité sont corrélés à une augmentation des effectifs minoritaires. Dans les établissements sélectifs, mais non élitistes, ils s’accompagnent d’une tendance notoire à la baisse dans le recrutement d’étudiants afro-américains, au profit d’un élargissement international.

En affinité avec les logiques de blanchiment de la diversité que nous avons analysées dans le contexte français (voir aussi Bilge, 2015), cette tendance à l’internationalisation trouve des équivalences dans les institutions françaises de l’élite, comme par exemple à Sciences Po (Van Zanten, 2023). Elle attire l’attention sur la manière dont ces politiques peuvent être utilisées pour légitimer et réinscrire les exclusions (Ahmed, 2012 ; Bhopal, 2018 ; Bilge, 2020 et dans ce numéro), voire légaliser les discriminations au lieu de les combattre. Dans les segments de l’éducation supérieure à statut élevé, elles protègent de la critique les organisations les plus élitistes, tout en permettant à celles au statut moyen de signaler leur « vertu », sans nécessairement et pour autant lui donner un contenu réaliste.

Les politiques d’affirmative action occupent, nous l’avons vu, un espace analytique et politique large, polarisé par le croisement de deux dimensions : la nature des catégorisations, d’une part, en tension entre réalisation (achievement) et assignation (ascription) ; les mécanismes correctifs, d’autre part, que structure également un continuum normatif allant de l’égalité ou l’égalité des chances à l’équité, ou encore, dans les termes de Nancy Fraser, de la redistribution à la reconnaissance. Les politiques de la diversité sont ainsi elles-mêmes en tension entre deux pôles normatifs que l’on peut identifier de manière idéal-typique en termes respectivement d’égalité et de représentation. Bien que la représentation soit indispensable à la norme démocratique, peut-elle néanmoins être un véhicule suffisant de changement social ? Lorsqu’à tel point porté par l’élite, il n’est pas évident que le souci de diversification puisse aboutir à des changements autres que cosmétiques. De ce point de vue, il constitue une réponse faible aux conditions historiques des Noirs américains.

Pour autant, considérer ces débats comme la préoccupation d’une minorité serait négliger leur importance en tant que mécanisme correctif structurel dans le contexte étatsunien ; le rôle d’entraînement du judicaire et des vedettes de la Ivy League dont les procès prennent la forme de référendums (Feingold, 2023 ; Sabbagh, 2003). En soutenant le développement d’une classe moyenne plus que jamais connectée aux institutions centrales de la société étatsunienne, l’affirmative action a fait plus pour l’équité raciale que toute autre politique de l’État. De plus, les remèdes correctifs d’une représentation plus juste peuvent servir à terme l’ambition de politiques transformatrices (Fraser, 2005). De ce point de vue, le diagnostic posé par Randall Kennedy (1986, p. 1327) demeure d’actualité : « La controverse sur l’affirmative action constitue le front de bataille le plus aigu dans les luttes contemporaines sur le statut des Noirs dans la société américaine. » L’incapacité de ses partisans à consolider leurs assises et à défendre une justice corrective n’en est que davantage significative.