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Le sociologue Michael Burawoy est décédé brutalement ce 3 février 2025, fauché par une voiture à Oakland, en Californie, où il résidait.

L’Association internationale de sociologie (ISA) perd l’un de ses présidents les plus influents, un sociologue global remarquable et créatif, un ethnographe hors pair, un défenseur d’une sociologie pertinente pour le peuple et la société civile, et un être humain extraordinaire.

Professeur de sociologie à l’Université de Berkeley pendant 47 ans, il a laissé une empreinte indélébile sur des générations d’étudiants. En 2022, il a reçu un doctorat honoris causa de l’Université de Johannesburg et, en 2024, le prix W.E.B. Du Bois Career of Distinguished Scholarship Award décerné par l’American Sociological Association.

Né en 1947, Michael Burawoy a entrepris des études de mathématiques à Cambridge, jusqu’à ce jour de 1967 où il découvre par hasard dans la bibliothèque du Christ’s College un livre de sociologie, Le suicide, de Durkheim. Il termine ses études en mathématiques mais bifurque ensuite vers la sociologie, qu’il lit passionnément. Il obtient une maîtrise en sociologie à l’Université de Zambie, en 1972, tout en travaillant comme chercheur dans une mine de cuivre. Il s’inscrit ensuite à l’Université de Chicago, où il obtient un doctorat pour une thèse sur les travailleurs industriels de Chicago ; publiée en 1979, elle restera sa contribution majeure sur les régimes d’usines et les processus de travail, aussi offerte en français sous le titre Produire le consentement (2015). Il y explique pourquoi les ouvriers continuent de travailler autant et si dur malgré les injustices et les désillusions d’un système capitaliste et managérial. Il effectuera des travaux de terrain similaires dans des usines en Hongrie et dans la Russie post-soviétique, qui donneront deux livres remarquables.

Le capitalisme et l’exploitation reposant de plus en plus sur la marchandisation du savoir, il se consacre progressivement davantage à l’analyse de son propre milieu : les universités qui sont transformées sous l’influence croissante des politiques néolibérales et de la marchandisation. La production de connaissances est toujours plus accaparée pour étendre le pouvoir du marché et de l’État. Michael Burawoy plaide au contraire pour une « sociologie publique » qui vise à produire des connaissances utiles aux citoyens, aux mouvements sociaux et à la société civile. Il y consacre son mandat comme président de l’Association américaine de sociologie (2002-2004) puis de l’Association internationale de sociologie (2010-2014). Il y a fondé la revue de sociologie publique Global Dialogue, traduite en 15 langues, afin d’« encourager le débat international et la discussion sur les questions contemporaines à travers un prisme sociologique » (Burawoy, 2022, p. 75).

Les contributions de Michael Burawoy continueront à façonner la manière dont les sociologues comprennent le monde et s’y engagent. Ses travaux illustrent comment une recherche empirique rigoureuse peut éclairer et enrichir les débats théoriques, et vice versa. En intégrant des perspectives locales, nationales et mondiales, il a proposé des analyses qui trouvent un écho dans les différentes disciplines et alimentent les discussions publiques et politiques. Il plaidait « pour articuler la recherche empirique avec des objectifs théoriques ». Il était aussi passionné par l’ethnographie que par la théorie. Il s’intéressait à l’étude des acteurs autant qu’à celle des structures de la société, ce qu’il faisait avec un regard marxiste qu’il a contribué à revisiter et à diffuser.

Tout au long de sa carrière, des mines de cuivre de Zambie à son rôle déterminant dans le rétablissement de W.E.B. Du Bois comme l’un des principaux fondateurs de la sociologie américaine et mondiale (Burawoy, 2024b), en passant par sa lutte pour défendre un enseignement public ouvert à des étudiants de différentes origines sociales, il s’est opposé à l’injustice liée à la race et l’a analysée.

Il était aussi passionné par les livres que par les gens, ceux qu’il rencontrait sur le terrain, dans ses cours, dans le monde universitaire et dans la vie, quatre sphères qui n’ont jamais été séparées dans la vie et l’oeuvre de Michael. Il était généreux en tant qu’homme, en tant qu’enseignant et en tant qu’érudit.

Le leadership, l’engagement et la passion de Michael Burawoy ont profondément marqué l’ISA et la communauté sociologique mondiale. En tant que vice-président pour les Associations Nationales (2006-2010), puis président de l’ISA (2010-2014), il a parcouru le monde pour partager son enthousiasme quant à la pertinence de la sociologie critique et publique, inspirant des milliers de sociologues par ses analyses et ses convictions, mais aussi par sa gentillesse, sa générosité et son intégrité. Au fil des voyages et des rencontres, il a construit une communauté mondiale de sociologues engagés dans des recherches et des analyses pour comprendre le monde et fournir des outils pour le changer.

Michael était notre boussole lorsqu’il s’agissait de nous rappeler pourquoi la sociologie est importante à notre époque et pourquoi il vaut la peine de consacrer autant de temps et d’énergie à la pratique et à l’enseignement de notre discipline : « La sociologie aide les étudiants à comprendre que la société est collective et quels rôles jouent la race, la classe et le genre. La sociologie est l’étude scientifique des inégalités et de l’oppression qui en découle. La sociologie étudie les exclusions qui sont promues par les forces conservatrices. Mais nous les étudions non pas pour les promouvoir, mais pour les reconnaître et les rendre visibles, et pour mieux comprendre comment elles peuvent être contestées et inversées » (Burawoy, 2024a).

Il nous quitte au moment où nous avions le plus besoin de son leadership, de son énergie, de son travail inlassable pour nous aider à comprendre le monde, de sa foi en une sociologie publique pertinente, de son ouverture à un dialogue véritablement global, de ses analyses sociologiques approfondies et rigoureuses basées sur des mois de travail ethnographique dans des usines, de sa soif de justice sociale et épistémologique, de sa lutte infatigable pour la paix et la justice en Palestine (Burawoy, 2025) et dans d’autres parties du monde, mais aussi de son énergie, de son engagement et de son enthousiasme sans pareils.

Sa disparition inopinée laisse une communauté mondiale de sociologues dans un deuil soudain. Mais Michael Burawoy ne nous a pas seulement laissé une oeuvre sociologique. Il a également consacré son énergie à la création d’espaces et d’outils destinés à rassembler les sociologues, comme l’Association internationale de sociologie. Ce n’est qu’ensemble que nous pourrons maintenir et développer son héritage, animés par la ferme conviction que la sociologie est importante et peut avoir une incidence. Ne l’oublions pas en ces temps difficiles.