Nous vivons à une époque fascinante. Les avancées spectaculaires des sciences appliquées, tels la médecine, la biologie moléculaire, le génie nucléaire, la pharmacologie, l’aérospatiale et l’informatique, nous laissent entrevoir d’énormes possibilités en matière d’approfondissement des connaissances et d’amélioration des conditions de vie. C’est ainsi, par exemple, que le décryptage du génome humain, la production de nouvelles molécules et de nouveaux alliages en état d’apesanteur, la synthèse d’organismes génétiquement modifiés, le peaufinage des piles à hydrogène et l’accroissement de la puissance et de la flexibilité de l’intelligence artificielle confèrent aux individus un formidable potentiel de développement tant économique que social. Toutefois, en dépit des énormes progrès techno-scientifiques réalisés tout au long du xxe siècle, l’Occident présente une intrigante — et surtout inquiétante — caractéristique paradoxalement opposée à l’idée même d’évolution sociétale, à savoir : l’infantilisation d’une strate importante de sa population. Parallèlement à l’évolution techno-scientifique des sociétés occidentales cohabite une puérilité ontogénique cognitive et affective. La modernité constitue une période décisive dans l’évolution des sociétés et le développement des individus (Arendt, 1961 ; Garin, 1968 ; Serres, 1993). Elle prendra véritablement forme au xviie siècle. Animée par la volonté de comprendre le monde par l’exercice de l’intellect, la modernité instaure une rupture radicale avec l’ordre établi, essentiellement campé sur des préceptes dogmatiques. Avec les Lumières, la raison se substitue à la foi. Descartes, le père des modernes, établit le primat du sujet pensant. Dorénavant, le « je pense » l’emporte sur le « je crois ». En proposant une méthode rigoureuse permettant de saisir intellectuellement le monde et de sonder son adéquation, la modernité aspire offrir à l’homme la possibilité de transcender sa simple matérialité. La modernité est en quelque sorte l’actualisation du potentiel de l’homme par le respect de la discipline de la raison (Lipovetsky, 1983 ; Ouimet, 1996). Synonyme de transcendance disciplinaire, la modernité constitue la pierre angulaire de la construction scientifique. Effectivement, l’élaboration méticuleuse d’une argumentation mentale axiomatique, faisant constamment appel au doute et, conséquemment, à la vérification, servira d’étayement à l’émergence des sciences expérimentales. L’ouvrage de Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), constitue un exemple des plus saillants. L’homme moderne est un être qui veut s’affranchir du legs du passé, soit Dieu et le roi. En exploitant judicieusement les forces de sa raison, il aspire à un futur meilleur. En ayant la capacité de comprendre le fonctionnement du monde, l’homme moderne peut — et surtout doit — intervenir pour modifier le cours de l’Histoire. C’est à ce titre qu’il est un bâtisseur d’avenir. L’ordre nouveau qu’il propose ne repose plus sur la perpétuation d’une hiérarchie traditionnelle, qu’elle soit divine ou monarchique. Il s’agit plutôt d’un ordonnancement méthodique et réfléchi des structures sociales et politiques. La hiérarchie de l’homme moderne est essentiellement rationnelle. Le monde doit être rationnellement ordonné afin de permettre sa bonification. Les progrès anticipés par l’homme moderne sont prescrits par une idéologie, c’est-à-dire un système de pensées établissant les règles de l’émancipation de la condition humaine. Le système idéologique construit par l’homme moderne est hiérarchique en ce sens que les composantes du système proposé n’ont pas la même importance entre elles. Elles sont ordonnées sur un axe vertical de qualité. L’homme moderne est un idéologue traçant, pour ses semblables, les voies du progrès social. À l’instar de Prométhée, il est un modèle qui doit être fort — voire héroïque — afin d’élaborer et de promouvoir un projet de développement collectif. L’homme moderne est fondamentalement un homme de devoir. Il fait ce qui doit être fait pour garantir l’avènement d’un monde meilleur. L’homme moderne est un homo-hierarchicus établissant, par la …
Parties annexes
Références
- Arendt, H., 1961, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy.
- Arendt, H., 1972, La crise de la culture, Paris, Gallimard.
- Aron, R., 1969, Les désillusions du progrès : essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Lévy.
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- Bergeret, J., 1984, La violence fondamentale, Paris, Dunod.
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- Cartier, M., 2001, Quelle société voulons-nous laisser à nos enfants ?, Montréal, Éditions d’Organisation.
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- Ehrenberg, A., 1991, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy.
- Ferry, L, Vincent, J-D., 2000, Qu’est-ce que l’homme ? Sur les fondements de la biologie et de la philosophie, Paris, Éditions Odile Jacob.
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- Lipovetsky, G., 1983, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Galimard.
- Lipovetsky, G., 1992, Le crépuscule du devoir : l’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Paris, Gallimard.
- Lyotard, J.-F., 1988, La condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit.
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- Minc, A., 1995, L’ivresse démocratique, Paris, Gallimard.
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- Ouimet, G., 1999, Vers une culture organisationnelle virtuelle, Langues et sociétés, 38, 59-76.
- Ricard, F., 1994, La génération lyrique : essai sur la vie et l’oeuvre des premiers-nés du baby-boom, Montréal, Boréal.
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- Sahlins, M., 1976, Âge de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard.
- Serres, M., 1993, La légende des anges, Paris, Flammarion.
- Weil, P., 1993, À quoi rêvent les années 90, Paris, Éditions du Seuil.
- Zwang, G., 2000, Les comportements humains : éthologie humaine, Paris, Masson.