Corps de l’article

Introduction

L’anthropocène, théorisé par Paul Joseph Crutzen (Prix Nobel de chimie en 1995), désigne une nouvelle ère géologique et période de l’histoire de notre planète où l’Homme aurait acquis une telle influence sur la biosphère qu’il en serait devenu l’acteur central. Sans entrer dans les controverses que ce concept véhicule, qu’elles soient de datation, de définition ou d’enjeux (Le Gall et al., 2017, p. 1), nous retenons, comme le stipulent l’autrice et les auteurs, que l’anthropocène met l’accent sur l’irréversibilité et la gravité de la crise écologique mondiale, même si cette expression recouvre un ensemble de phénomènes complexes dont certains sont sujets à des débats scientifiques encore vifs (p. 5). Par exemple, l’empreinte numérique représente actuellement 4 % des émissions de gaz à effet de serre, une part bien supérieure à celle du trafic aérien de 2,7 % (Descamps et al., 2023). De nouveaux enjeux traversent ainsi nos sociétés modernes en posant notamment la question de savoir comment réguler l’impact du numérique sur notre existence et sur les limites planétaires (Aiouch et al., 2022; Wallenhorst, 2022).

Dans le secteur scolaire, les considérations didactiques, psychopédagogiques et sociocritiques (Collin et al., 2015) sont essentielles à l’intégration du numérique en milieu éducatif pour des usages plus créatifs chez les élèves (Céci et Heiser, 2023). Collin et ses collègues (Collin et al., 2015; Collin et Brotcorne, 2019) soulignent l’importance d’étudier l’intégration du numérique sous l’angle interdisciplinaire, dans les contextes formels et informels dans lesquels les jeunes utilisent le numérique, dont le domicile familial. Ceci appuie l’importance que nous accordons à la collaboration école-famille, à l’ouverture aux débats interprofessionnels et interdisciplinaires, entre élèves, parents, personnel enseignant, intervenants et intervenantes scolaires, pour mieux saisir les urgences d’éducation au numérique. Par conséquent, nous proposons d’appréhender le numérique en éducation en abordant les enjeux éthiques, didactiques, pédagogiques et environnementaux (Beaudoin et al., 2022; Comte-Sponville, 2018), en réhabilitant la vertu de la prudence en contexte numérique, que nous nommons « prudence numérique ». Cette prudence contemporaine se positionne comme une praxis ou, pour le dire autrement, du côté de la bonne action susceptible d’améliorer l’agir du citoyen ou de la citoyenne numérique (Céci, 2019a) et son bien-être dans une société connectée, en considérant les impacts du numérique sur notre existence (Céci et al., 2023).

Ainsi, cet article a pour objectif général de formaliser les idées principales de cette nouvelle forme de prudence numérique, en montrant que prudence et bien-être numériques sont intrinsèquement liés. Puis, il a pour objectif spécifique de mettre en relation les apports de la prudence numérique comme notion émergente, dans une éducation critique au numérique à visée émancipatrice. Par conséquent, nous considérons la prudence numérique complémentaire aux cadres de référence des compétences numériques québécois (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2019) et français (Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse [MENJ], 2019) en éducation. En effet, ces derniers n’abordent pas explicitement l’aspect de sobriété, de bien-être et de prudence avec le numérique en éducation.

Cet article vise donc à présenter les bases théoriques des différents niveaux de prudence numérique et à proposer comment la communauté scolaire pourrait les mettre en pratique. De plus, nous établissons notre genèse à partir des travaux d’Astolfi et ses collègues (2008, chapitre 13) sur les pratiques sociales de référence (PSR), un concept qui alimente la construction didactique de notre typologie des prudences numériques. La prémisse est, selon eux, de coconstruire notre typologie en ne se satisfaisant pas d’une simple réduction descendante d’un savoir universitaire survalorisé, mais en considérant de manière concomitante les pratiques sociales de référence et les notions scientifiques.

Pour ce faire, en première partie, nous expliquons la portée de notre réflexion pédagogique allant de la sobriété numérique vers la prudence numérique et comment celle‑ci a guidé notre recension des écrits sur le concept de prudence numérique. Puis, en seconde partie, nous présentons les résultats de notre recension et l’aboutissement de notre réflexion didactique, sous la forme d’une typologie de six niveaux de prudence numérique placés sur une échelle croissante du bien-être numérique. Actuellement, notre proposition de typologie est utilisée dans le contexte de la formation d’enseignants et enseignantes à l’intégration du numérique en milieu scolaire et elle fait l’objet d’un projet de recherche-action sur l’intégration d’un numérique éducatif plus durable, en France et au Québec. Plus précisément, nous procédons à sa mise à l’essai et à sa conceptualisation en impliquant des membres des communautés des écoles de manière collaborative.

De la prudence pour une sobriété numérique

La sobriété numérique est désignée comme l’un des principaux défis du numérique dans le domaine de la recherche en sciences de l’éducation (Descamps et al., 2023). Or, la sobriété n’est ni un trait de caractère ni une vertu. Selon les perspectives de penseurs tels qu’Aristote (1994) ou encore Comte-Sponville (2018), elle découle d’une prise de conscience agissant sur les attitudes en faveur du bien. Cette réflexion s’est approfondie au sein de notre équipe lors du processus de révision d’un texte (Heiser et Chiaruttini, s.d.), soumis à un comité scientifique international, lequel a proposé initialement de substituer le terme sobriety, que nous avions utilisé dans la version originale, par prudence. Cette suggestion a donné naissance à une nouvelle voie nous amenant à nous interroger de la manière suivante : comment pouvons-nous intégrer la notion de prudence dans le cadre d’une éducation à la sobriété numérique et, plus largement, dans celui du numérique pour l’éducation?

De nombreux spécialistes de même que des chercheurs et chercheuses du domaine des technologies éducatives se rejoignent pour souligner que la communauté scolaire doit cultiver un esprit critique et éthique (Rosati, 2012) à l’’égard du numérique, compétence indispensable pour la citoyenneté numérique (Beaudoin et al., 2022; Conseil supérieur de l’éducation, 2020).

De plus, nous adhérons au fait que l’école doit éduquer avec le numérique en considérant notre rapport individuel avec autrui et la planète. Après avoir exploré les fondements de la prudence, notamment à travers les écrits des philosophes de la morale, notre intérêt s’est porté sur l’application de ce concept dans le domaine de l’éducation à la citoyenneté à l’ère du numérique (MEES, 2019; MENJ, 2019). Notre démarche visait à déterminer si la prudence numérique était un concept existant, voire fréquemment mobilisé dans la littérature universitaire sur l’éducation, en particulier en lien avec les enjeux numériques. Poussée par cette réflexion se pose donc la question qui a servi à notre recension sur le thème de la prudence numérique en éducation : qu’apporte le concept de prudence au regard des enjeux de citoyenneté à l’ère du numérique en éducation?

Méthodologie

Une recension des écrits, de type narrative (Tétreault, 2014), a été effectuée au cours de l’été 2023. Notre premier travail a consisté à mener une exploration à partir de bases de données de publications scientifiques, dont la base Eric (Education Resources Information Center), Cairn et Scholar. Nous avons généré des requêtes telles que « digital prudence » AND « education » (en anglais) et « prudence numérique » AND « éducation » (en français). L’intention était de vérifier l’existence du concept de « prudence numérique ». Parmi les 26 articles que nous avons initialement évalués en fonction de leurs titres et de leurs résumés comportant des occurrences de « prudence » et « numérique », seuls trois ont pu être retenus, car répondant à nos critères.

Résultats

Les résultats de cette recension mettent donc en lumière une faible mobilisation du concept de prudence numérique en éducation. Nous avons remarqué que les trois articles sélectionnés traitent la prudence comme une compétence essentielle pour agir de manière responsable dans l’écosystème numérique, soulignant ainsi l’importance de l’intégration d’une éducation spécifique à la prudence dans les programmes éducatifs. Nous poursuivons nos propos en synthétisant les idées principales des articles retenus.

D’abord, dans leur étude exploratoire sur les processus d’apprentissage en contexte numérique, Manurung et al. (2022) considèrent que la culture du numérique nous plonge dans une période d’incertitude. Selon eux, cette problématique impose la nécessité d’apprendre aux élèves à agir en conscience. Ils indiquent qu’une bonne définition de la prudence est présentée comme un résultat de la créativité enracinée dans la prudence (“rooted in prudence”), offrant une profonde compréhension de la vie et une vision intégrée du monde (“deep insight into life as well as broad and integrated personal vision of the world”; p. 117).

Ensuite, selon Yilmaz (2021), cette vision peut être mûrie par l’éducation mais en ciblant le développement de traits de caractère. L’auteur propose que la prudence soit considérée comme l’une des différentes forces de la personnalité qui alimentent les vertus, ce qui entre en cohérence avec la définition de Comte-Sponville (2018) sur la tempérance comme un pouvoir essentiel pour ne pas être esclave de ses désirs (intempérance). Dans son analyse d’un cours intitulé Life Science Course Curriculum, il convoque la classification des vertus de Park et Peterson (2009) pour souligner que la prudence n’est qu’une composante d’une vertu : la tempérance. Cette prudence, comme toute composante au service d’une vertu supérieure, requiert des apprentissages spécifiques dans différents lieux de socialisation, dont l’école. Toujours selon Yilmaz, un individu acquiert de la prudence quand il est capable de reconnaître les domaines dangereux (ou non) pour lui et pour autrui.

Enfin, pour Roelens (2023), la prudence numérique peut être définie « comme une capacité pour l’individu à avoir une certaine compréhension de la manière dont ses intérêts personnels sont engagés dans les différentes dimensions numériques de son existence, et à être capable d’en user adéquatement pour se rapprocher de la réalisation de ses propres conceptions du bien‑être plutôt que de s’en éloigner » (p. 10).

Apports complémentaires à notre réflexion sur le concept de prudence numérique, au prisme d’auteurs et autrices privilégiant une approche critique et éthique spécifique au numérique

À ce stade, nous pouvons retenir que la qualité de notre conscience interactionnelle dans l’environnement numérique peut être considérablement enrichie par le jugement éclairé et le discernement aiguisé. Ajoutons la capacité à anticiper les répercussions tant sur soi-même que sur autrui, et la prise en compte des limites planétaires. En outre, la prudence n’agit pas seule, mais aussi avec d’autres composantes comme l’autorégulation et la modestie. Une personne s’autorégule en participant activement à ses propres processus d’apprentissage selon des dimensions cognitive, motivationnelle et comportementale (Zimmerman, 1986). L’autorégulation correspond alors au fait d’agir d’une manière stratégique en se fixant des buts, puis en dirigeant, gérant et contrôlant ses cognitions, ses comportements, ses émotions et sa motivation pour les atteindre (Bouffard et Vezeau, 2010). Par conséquent, la prudence relève de notre capacité à faire preuve de vigilance dans les prises de décision, et à ne pas dire ou faire des choses que l’on pourrait regretter plus tard.

Cela résonne ensuite avec la notion avancée par Bouchez (2015) selon laquelle nous possédons des prédispositions qui peuvent être renforcées au sein d’un environnement numérique. C’est pourquoi nous avons choisi à la suite de cet auteur d’adopter la notion de conscientisation afin de saisir l’idée féconde selon laquelle les personnes utilisatrices interagissent avec le numérique, avec plus ou moins de pouvoir d’agir. En d’autres termes, la conscientisation nous permet d’analyser l’agir dans un environnement numérique et de penser les médiations qui vont favoriser l’augmentation des savoirs et des savoir-faire.

Enfin, pour développer un outil didactique visant à soutenir la formation des enseignants et enseignantes dans la création et la réalisation de situations d’enseignement et d’apprentissage, nous utilisons la réflexion didactique de Develay (1995) avec, notamment, la prise en compte des pratiques sociales de référence (Astolfi et al., 2008) dans le processus de transposition didactique. En effet, appréhender le numérique en éducation ne peut se faire avec efficience sans étudier les savoirs savants et les pratiques sociales de référence, servant conjointement à définir les savoirs à enseigner (Develay, 1995, p. 27). Or, dans les pratiques sociales de référence actuelles se retrouve notamment l’idée d’un changement urgent de nos modes de vie comprenant également nos usages du numérique et, de manière plus large, l’éducation citoyenne à la durabilité par des notions de sobriété et de transition numériques. Tout travail de transposition didactique (Chevallard, 1985) permettant ensuite de transposer ces savoirs à enseigner en savoirs enseignés, puis assimilés, comporte idéalement deux axes :

  1. une activité de didactisation (agir en conscience en contexte numérique) dans le cadre d’un paradigme épistémologique, ici le numérique et l’anthropocène,

  2. une activité d’axiologisation (valeurs morales : éthique spécifique au numérique) dans le cadre d’un paradigme idéologique (enjeux de l’anthropocène), servant à alimenter les pratiques sociales de référence.

Pour illustrer cela, nous reprenons à la figure 1 le schéma de Develay (1995, p. 27), que nous avons adapté à une réflexion didactique concernant la prudence numérique (en bleu).

Le numérique pour l’éducation cherche ainsi à entrer dans une phase humaniste (Chiardola et al., 2021), visant à obtenir de l’instrumentation de la pédagogie des résultats sur la citoyenneté des élèves en rapport avec les enjeux sociétaux évoqués.

En conséquence, pour accompagner le secteur scolaire dans ce processus d’intégration plus durable du numérique, nous proposons une typologie des prudences numériques jouant sur les deux paradigmes, épistémologique et idéologique.

Figure 1

Schéma de transposition didactique des prudences numériques. Inspiré de Develay (1995, p. 27); nos apports sont en bleu

Schéma de transposition didactique des prudences numériques. Inspiré de Develay (1995, p. 27); nos apports sont en bleu

-> Voir la liste des figures

Une approche typologique : typologie des prudences numériques à l’aune du bien-être

L’approche typologique est une manière d’expliquer le monde, une commodité pour le penser. Elle ne présente pas les caractéristiques en tant que telles de la notion, mais c’est une des approches possibles pour l’aborder. C’est une démarche consistant à définir un certain nombre de types afin de faciliter l’analyse, la classification et l’étude de réalités complexes (comme un concept).

Gardiès, 2017, p. 29

Pour délimiter les types de prudences numériques et les ordonner, le premier critère pris en compte est une échelle systémique allant du niveau micro de l’individu et de ses interactions avec autrui au niveau méso du groupe (ou population). Puis le niveau macro apporte sa vision des problématiques plus globales, sociales, sanitaires, environnementales, pour finir par le niveau ultime d’une approche « terrienne » (Lerbet-Sereni, 2021, p. 308). Le second critère pris en compte est celui d’une échelle croissante du bien-être à l’échelle collective et planétaire, en rapport avec ce que chaque niveau typologique recense, en bien-être comme en mal-être, en lien avec le numérique. Nous soulignons qu’une tension peut se révéler entre le bien-être à l’échelle individuelle et à l’échelle globale, car si dans certaines situations le bien-être individuel peut se répercuter positivement à plus haut niveau systémique (comme dans le cadre d’une collaboration numérique épanouissante), nous pouvons régulièrement constater que le bien-être individuel (plus de confort par exemple) génère des problématiques d’ordre plus global (atteinte des limites planétaires). Notre objectif étant la sensibilisation aux problématiques de l’anthropocène, nous envisageons le bien-être au prisme du collectif à l’échelle la plus globale. Ce choix est également compatible avec le bien moral sur lequel nous appuyons nos travaux, explicité par le courant philosophique utilitariste initié par Jeremy Bentham (1748-1832), dont l’idée centrale souligne que le bien moral sert l’intérêt du plus grand nombre et procure le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre.

Sur ces bases, nous élaborons donc les six types de prudences numériques suivants : au niveau micro de l’individu en interaction avec son environnement, nous arrimons les prudences individuelle et infocommunicationnelle; puis au niveau méso d’un groupe ou d’une population correspondent les types de prudences sociale et sanitaire; au niveau macro, les enjeux des prudences environnementale et terrienne portent sur la préservation de notre écosystème de vie planétaire et cognitif, la noosphère (Reuter et al., 2013, p. 143). La pyramide de la figure 2 représente les six types de prudences numériques, adossés à une échelle croissante du bien‑être global.

Figure 2

Pyramide des prudences numériques à l’aune du bien-être global

Pyramide des prudences numériques à l’aune du bien-être global

-> Voir la liste des figures

Le tableau 1 (page suivante) apporte une définition synthétique de notre concept de prudence numérique. Il reprend les six types de prudences dans la même progression et disposition que la pyramide, sur une échelle croissante systémique et du bien-être. Pour faciliter cette compréhension, son entête est placé en bas pour inciter à une lecture de bas en haut. Il contient une description résumée des problématiques de chaque type de prudences numériques, ainsi que les formes de bien‑être et de mal-être qui en découlent.

Ce tableau et le descriptif qui suivent ne visent pas l’exhaustivité et ne représentent qu’un outil didactique que nous mettons à l’essai dans le cadre de recherches scientifiques (voir plus loin la section « Ouvertures : regards croisés franco-québécois entre les terrains scolaires et universitaires »). Ils évolueront donc au fil des retours d’expériences sur le terrain pédagogique et scientifique.

Tableau 1

Types de prudence numérique à l’aune du bien-être global (Céci et Heiser, 2023)

Types de prudence numérique à l’aune du bien-être global (Céci et Heiser, 2023)

-> Voir la liste des tableaux

Discussion : vers une première définition des types de prudences numériques

Nous définissons ainsi les types de prudences numériques, en commençant par le niveau micro correspondant au niveau de bien-être utilitariste (au sens de Bentham, cf. ci‑avant) le plus faible, car à l’échelle la plus individuelle du bien‑être.

Prudence individuelle

Les problématiques liées à la prudence individuelle sont très variées et, à défaut de conscientisation et de maîtrise sur ces sujets, peuvent conduire à des formes de « mal-être » correspondant à être crédule, mal informé, ou encore peu concerné par les conséquences des usages du numérique. Il s’agit donc de savoir réguler ses usages numériques sur le plan tant de la qualité que de la quantité (nous détaillons ci-après), pour éviter une surconsommation ou « hyperconnexion aux TIC » (Jauréguiberry, 2013, p. 3).

En matière de quantité d’usages du numérique, nos travaux menés en 2017 montrent qu’en moyenne, les jeunes scolarisés du collège à l’université (de la 6e à M2) consacrent le « quart de leur vie » (environ 6 h/j) aux écrans du quotidien (Céci, 2022, p. 68). De plus, une ou un jeune sur quatre est « en situation d’infobésité au quotidien (malaise provoqué par un “trop plein” informationnel, une sursollicitation due aux notifications incessantes...) » (p. 69). Ils ressentent et expriment – par de la déconnexion volontaire – une forme de mal-être numérique.

Sur le plan de la qualité des usages numériques à présent, notre étude souligne que les jeunes aspirent à avoir la capacité et la compétence nécessaires pour :

  1. s’acculturer (s’informer) et communiquer efficacement en évitant la désinformation et les comportements déviants (harcèlement, discours haineux);

  2. savoir se protéger par soi-même et des autres ainsi que des attaques informatiques (piratage);

  3. assurer la gestion et la protection de son poste informatique et de ses données contre les pannes, la perte ou le vol (p. ex., de son téléphone ou ordinateur portable).

Enfin, dans le registre sanitaire, ce type de prudences doit sensibiliser aux répercussions du numérique sur la santé mentale et physique : effets délétères (Fourquet Courbet, 2020) des ondes et de la lumière bleue, répercussion des usages numériques sur les troubles de l’attention et du sommeil ou encore perte de confiance en soi et isolement (Trainoir, 2018).

Développer cette prudence individuelle nécessite l’acquisition de savoirs sanitaires et informatiques, de comportements relevant d’une nétiquette et de compétences opérationnelles liées à la protection des données et du poste informatique.

Prudence infocommunicationnelle

En faisant usage du numérique, la prudence infocommunicationnelle s’exerce autour de nos liens communicationnels avec le monde, mais demeure inscrite à l’échelle de la personne qui communique ou s’informe et de son entourage proche. En parallèle avec la prudence individuelle, il est impératif de développer les compétences informationnelles pour rechercher, trouver, valider, modifier et partager de l’information (Mottet et al., 2013).

Dès lors, la prudence infocommunicationnelle se développe également par la mobilisation d’une culture informationnelle efficiente. En général, la culture informationnelle s’apparente à d’autres appellations, telles que « compétences informationnelles » et « information literacy ». Elle ne se limite toutefois pas à l’application d’une procédure ni à la maîtrise de différentes stratégies et de savoir-faire, mais ambitionne de former le citoyen ou la citoyenne numérique à une compréhension critique et réfléchie du monde de l’information (Morin et Raynault, 2023, p. 4). Il est question de développer la citoyenneté numérique, pour devenir une citoyenne ou un citoyen éveillé, critique et ayant la capacité d’augmenter son pouvoir d’agir dans les environnements numériques, sans les subir. Pour cela, cette prudence s’alimente du développement d’un état d’esprit et de pratiques pour adopter un esprit technocritique, dont des usages raisonnés du numérique, une éducation aux médias et à l’information (EMI), la pensée algorithmique pour rester maître de nos interactions médiatisées avec les machines et une nécessaire éthique des données, y compris les données personnelles.

Le développement de la culture informationnelle chez les jeunes vise à éduquer contre la désinformation, car l’arrivée du Web 2.0 au début du 21e siècle a mis à la portée de tous un potentiel médiatique voisin des plus grands médias de l’époque précédente. D’une information publiée par une autorité reconnue, l’information provient de tous à présent et tout le monde en produit au quotidien, avec plus ou moins de justesse et de pertinence, voire de la mauvaise foi et de la malveillance (les fausses nouvelles ou fake news). Il devient donc de plus en plus difficile de s’y retrouver et de qualifier une information, entre ce que l’on appelle l’info et l’infox, la désinformation et la manipulation. Cette prudence se nourrit à l’école de l’EMI qui s’insère progressivement dans le programme de formation, du collège à l’université. L’école a donc désormais son rôle à jouer et force est de constater que l’enseignement de la culture informationnelle nécessite que les enseignants et enseignantes ainsi que les bibliothécaires scolaires travaillent en collaboration (Dumouchel et al., sous presse). D’autres écosystèmes éducatifs comme les organismes français Terra Numerica ou la Mednum peuvent servir de leviers pour enseigner la culture informationnelle aux élèves.

Prudence sociale

Faire preuve de prudence sociale revient – a minima – à ne pas subir ou faire subir les conséquences de la numérisation de la société, potentiellement incontrôlée selon certains points de vue, comme l’illustre le récent moratoire de six mois sur l’intelligence artificielle (Meneceur, 2023). Au-delà, il peut s’agir d’un engagement citoyen, professionnel ou politique pour une bonne régulation des transitions numériques à toutes les échelles. Évoquons quelques exemples.

En premier lieu, la porosité permise par le numérique entre les sphères professionnelle et personnelle engage une perte de repère des espaces-temps privés et peut conduire à une accélération (Flipo et Ortar, 2020), elle-même génératrice de pathologies (voir la prudence sanitaire). Dans la sphère sociale, l’accélération généralisée (Rosa et Renault, 2010) et la course à la compétitivité suscitent également un élan vers la recherche constante de rentabilité et donc de délocalisations ou d’automatisation (robotisation) de l’emploi. Éric Sadin, écrivain et philosophe, appelle cela le technolibéralisme, un « modèle civilisationnel fondé sur la marchandisation intégrale de la vie et l’organisation automatisée de la société » (Féraud, 2016, p. 2). Philippe Meirieu évoquait déjà en 1998, « l’extraordinaire accélération de l’histoire à laquelle nous sommes confrontés [...] : 75 % des élèves qui entrent en 6e aujourd’hui exerceront un métier qui n’existe pas encore » (p. 3). En 2016, le gouvernement estimait que seuls 15 % des salariées et salariés français pourraient en l’espèce être remplacés par un robot (Le Ru, 2016, p. 1). Dans l’entre-deux, le rapport 2019 de l’Organisation de coopération et de développement économiques mentionne que « [l]es analyses les plus récentes [...] donnent à penser que près d’un emploi sur sept risque d’être totalement automatisé, près de 30 % des emplois pourraient subir des transformations » (p. 1), alors que d’autres disparaîtront ou seront ubérisés. En effet, en référence à l’entreprise Uber qui a organisé à l’échelle planétaire un service en ligne de voiturage avec chauffeur en concurrence directe avec les taxis, l’ubérisation décrit la disparition de secteurs d’activités à la suite de l’apparition de nouvelles activités économiques. L’ubérisation vient bouleverser la mise en relation client-fournisseur ainsi que la distribution des services précédemment organisés, à travers des structures légères basées sur le collectif et la mutualisation, agiles et souvent sans salariat. Les services de ces structures ont donc un coût de revient bien plus bas rendu possible avec le numérique, au profit des « gérants » de ces plateformes, avec le revers de médaille de conditions précaires pour les exécutants et exécutantes sur le terrain.

Parallèlement, les capacités d’anonymat et de communication numérique contribuent à la facilitation du terrorisme, des trafics et de la dépravation, ainsi qu’à la guerre qui se positionne également sur un champ de bataille informatique, comme l’illustre l’exemple de la contribution des satellites Starlink à la guerre en Ukraine (Burgel, 2023). Ainsi, tout individu équipé d’un serveur mandataire (proxy) et d’un navigateur tel que Tor Browser peut devenir intraçable, voire accéder au Web caché (dark web), une dimension de l’Internet associée à l’illégalité et non référencée par les moteurs de recherche. On y retrouve par exemple des substances et médicaments illégaux, des armes, de la traite d’êtres humains, de services sexuels ou d’organes et des contrats ou actes terroristes (Cartegini, 2018). Quant au piratage informatique, il s’exerce à toutes les échelles, du petit pirate informatique qui extorque quelques centaines d’euros à ses victimes autour d’une ingénierie sociale suffisamment crédible jusqu’au piratage de plus grande envergure visant une multinationale. Le piratage à visée politique est aussi connu pour manipuler les foules lors d’élections, notamment à travers des événements comme l’affaire de Facebook et de l’entreprise de données Cambridge Analytica étroitement liée à Donald Trump et accusée d’avoir recueilli, sans le consentement du réseau social, les données personnelles de 87 millions d’usagers et usagères à des fins électorales (Coquaz, 2019). L’objectif de ces piratages est de mettre en place des stratégies de propagande structurées, particulièrement lors des périodes d’élection ou de conflit, dans le but de favoriser la diffusion de fausses informations afin de susciter des divisions au sein de l’opinion publique.

Enfin, les laboratoires de recherche appliquée, les agences de transactions à haute fréquence, les banques, les services gouvernementaux, etc., sont autant de cibles potentiellement intéressantes pour le piratage de haut vol et l’espionnage industriel.

La prudence sociale a donc son rôle à jouer pour une bonne transition numérique des sociétés contemporaines, en instaurant de la confiance tout en limitant le creusement des inégalités d’accès aux matériels, aux réseaux et aux ressources de l’écosystème numérique ainsi qu’aux formations nécessaires pour devenir une citoyenne ou un citoyen numérique éclairé.

Prudence sanitaire

Le numérique apporte de nombreux bénéfices à l’humanité mais également son lot de mal-être et de pathologies physiques ou psychologiques, autrement appelés les effets délétères du numérique (Fourquet-Courbet et Courbet, 2020). La prudence sanitaire vise à se protéger des poisons de ce pharmakon numérique tout en conservant ses remèdes, car « toute technique peut servir soit à construire, à élaborer, à élever le monde, soit à le détruire » (Stiegler, 2007). Il est selon nous question de vivre le monde avec la technique et non de vivre dans le monde par la technique. Cela revient à savoir gérer ses usages des écrans, à les maîtriser pour les rendre compatibles avec son bien-être ou son bien-devenir (configuration, régulation), plutôt que de les subir, en souffrir ou se désocialiser pour ne vivre principalement que numériquement appareillé.

Au-delà de cette désocialisation, un grand nombre de pathologies et acronymes apparaissent à l’ère du numérique : troubles de la vue, de l’attention, du sommeil, de la vision, de l’audition, affectifs ou encore musculo-squelettiques, FOMO (fear of missing out/peur de rater quelque chose), défilement compulsif ou doom scrolling, manque d’activités physiques, épuisement professionnel (ou burnout), exposition aux ondes (électrosensibilité), accidents de la circulation, stress et dépendances. À différentes échelles, la prudence sanitaire visera à limiter ces diverses pathologies du numérique, à se construire des limites (Fourquet-Courbet et Courbet, 2020) par l’éducation citoyenne et une lecture critique de l’évolution des technologies. Si nous prenons l’exemple des déficiences visuelles liées à la lecture intensive sur écrans, il s’agit pour l’individu de savoir régler correctement l’écran (taille des polices, luminosité, balance des blancs contre la lumière bleue, contrastes), de porter des lunettes avec filtre, de réguler ses usages, de faire des pauses pour changer de focale et de position, etc. Cette éducation citoyenne peut être pilotée par l’appareil politique, par exemple dans le contexte scolaire et au moyen de pratiques numériques éducatives. Pour l’industriel, l’enjeu porte sur le développement de nouvelles fonctionnalités, d’écrans plus performants et de lunettes spécifiques dans notre exemple, générant un nouveau besoin. Pour approfondir les autres pathologies numériques citées plus haut (et dans le cadre restreint de cet article), nos lecteurs et lectrices pourront se référer à nos précédents travaux (Céci, 2019b).

Prudence environnementale

La prudence environnementale engage à des attitudes responsables en matière de consommation, d’entretien et de réparation des matériels numériques. Elle a pour but de prolonger leur durée de vie et de limiter la pollution numérique (entendue comme l’ensemble des impacts environnementaux engendrés par le secteur informatique, dont la production de déchets électroniques) ainsi que la consommation en énergie et ressources nécessaires durant tout le cycle de vie. À l’opposé de ces attitudes écoresponsables existe le besoin d’être toujours à la fine pointe de la technologie avec l’appareil le plus récent, comme faire-valoir social par exemple ou par appétence pour la performance ultime. Dès lors, toute baisse de performance ou toute dégradation minime est synonyme de renouvellement de matériel, sans forcément envisager la réparation ou le recyclage, générant un gaspillage de ressources et de matières premières (dont la surconsommation énergétique, l’empreinte environnementale liée au gaspillage de l’eau douce et des ressources abiotiques, la diminution subséquente des stocks en métaux rares, etc.). À titre d’exemple, selon le rapport de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (2021, p. 26), la durée d’utilisation individuelle des téléphones intelligents en France se situe entre 23 mois et 37 mois. Cette durée reste cependant éloignée des 5, voire 10 ans de durée de vie potentielle des terminaux mobiles, toujours selon ce rapport. Au-delà de l’aspect matériel des écrans du quotidien, les usages numériques des terminaux, des réseaux et des centres de données participent à une part non négligeable de l’empreinte globale de l’humanité, estimée à 4 % des gaz à effet de serre (Descamps et al., 2023). La prudence environnementale doit permettre d’être sensibilisé, conscient et en pleine capacité d’agir pour limiter son empreinte, ou celle de son entreprise, voire d’un pays quand le politique s’en empare. Ce dernier exemple peut être illustré par la campagne de communication de réduction énergétique « Je baisse, j’éteins, je décale » du gouvernement français (Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, 2023).

Prudence terrienne

À ce niveau macro de prudence numérique, la prudence terrienne se déploie à l’échelle de la planète Terre et de la sphère de la pensée humaine, la noosphère (Reuter et al., 2013, p. 143) dans cette conscientisation du fait que l’homme est en train de dépasser les limites planétaires :

Le système Terre amorce une trajectoire qui s’éloigne à vitesse V du cycle glaciaire-interglaciaire, qui a structuré ce dernier million d’années. Selon l’expression géologique consacrée, nous avons « forcé » de nombreux sous-systèmes du système Terre jusqu’au bord d’un nouveau seuil au-delà duquel... la planète deviendra impropre à la vie humaine en société, et les humains ne seront plus du tout la principale force géologique!

Wallenhorst, 2022, p. 269

Les enjeux sont globaux et positionnent ainsi l’humanité comme une force géologique, avec le pouvoir ultime de rendre la Terre inhabitable (Wallenhorst, 2022, p. 272) et donc de compromettre sa propre subsistance. Il s’agit de faire évoluer notre rapport à la technologie, au monde (numériquement appareillé) et d’adopter une lecture critique des enjeux. Ce niveau de prudence terrienne engage à orienter, piloter et réguler la technique par la formation et la construction d’une citoyenneté numérique, voire par extension d’une terrienneté numérique autour des quelques idées principales suivantes : ralentir sur bien des aspects, intégrer l’idée de bien commun dont notre planète, faire évoluer les paradigmes dominants (Testot et Wallenhorst, 2023, p. 42), pour envisager l’action humaine sans risque pour la pérennité de l’humanité ainsi que contribuer à une transition durable du paradigme d’anthropocène vers un nouveau paradigme pour une terre toujours habitable. Ce nouveau paradigme pourrait se nourrir d’une « écosophie », une écologie multiscalaire à la fois environnementale, sociale et mentale de la technique (Guattari, 1989). À l’opposé du bien-être porté par cette écosophie à une échelle macro se trouvent toutes les logiques actuelles de compétition et donc de démarches individualistes (alors que le collectif s’impose pour la préservation de notre écosystème), ce même individualisme qui pousse à viser le toujours plus, toujours mieux, plus rapide, plus efficace alors même que les seuils planétaires seraient en voie d’être atteints.

En gardant cette vision régénérative plutôt que consommatrice ou destructrice de ressources naturelles, il s’agit d’analyser les impacts de toute innovation sur la qualité de nos modes de vie et sur les stocks de ressources naturelles (régénération ou destruction) ainsi que les conséquences politiques, humaines, voire terriennes. Ce niveau englobe des prises de décisions et comportements étroitement interdépendants (Heiser et Mouren, 2023), façonnés par une sensibilité profonde envers la nature et ses implications. Pour reprendre la construction théorique que propose Wallenhorst à travers le concept d’anthropocène, la prudence numérique terrienne nécessiterait « un changement plus radical et profond que ce qui est entrepris aujourd’hui » et, insiste-t-il, « une étroite intrication des mondes humains et non humains » (Wallenhorst, 2022, p. 233). Dès lors, le paradigme de l’anthropocène soulève cet impératif de sensibiliser, voire d’éduquer, impliquant la formation des acteurs du système éducatif (éducateurs et éducatrices, personnel enseignant, cadres...), afin d’intégrer dans leurs activités professionnelles la maîtrise de notre impact sur la planète et – in fine – une analyse critique et systémique des influences engendrées, autant par les pratiques individuelles du numérique que les contextes sociétaux qui les façonnent (GAFAM, monde économique, conception...).

Un tel niveau de prudence terrienne numérique sera difficilement envisageable sans une formation spécifique tout au long de la scolarité, pour endosser demain le rôle du citoyen ou de la citoyenne de la Terre, « habité[e] par la Terre, par le monde, par autant de mondes que possible » (Lerbet-Sereni, 2021, p. 308) et également « habitant de la Terre », éclairé et conscient du pharmakon technologique, avec le désir incarné de préserver la planète. Ou, pour le dire autrement, il s’agira – selon notre proposition – d’une élévation du concept de citoyen numérique à celui de terrien numérique, dont les prérogatives ne s’arrêtent plus aux portes de la cité, mais à celles de la planète.

De là émerge selon nous le concept de terrienneté numérique entendue comme une citoyenneté numérique élevée à l’échelle planétaire et incarnée par les sujets, habitants et habitantes de la Terre.

Intrication des six niveaux de prudence numérique

Nous avons bien conscience que la porosité des frontières entre les niveaux de prudence peut remettre en question la pertinence d’une approche typologique si le classement en catégories est flou quant à la délimitation de ses frontières. Pour illustrer notre manière de voir ce découpage et de comprendre la portée des superpositions, nous envisageons la prudence individuelle à la fois comme une entité singulière (entendue comme ayant sa propre existence à côté des autres) et comme un recouvrement partiel de toutes les autres. Nous en venons ainsi à penser que la prudence numérique individuelle pourrait se nourrir de toutes les autres, qu’elle incorpore en partie. Pour le dire autrement, la prudence individuelle intervient à l’échelle collective comme une lecture critique de la nécessité de produire des efforts individuels de préservation et de régénération du système planétaire à la faveur des huit milliards de terriens et terriennes. Nous illustrons ce recouvrement typologique par la figure 3 suivante, le centre du graphique illustrant la part de recouvrement entre la prudence individuelle et toutes les autres prudences numériques.

Figure 3

Intrication des niveaux de prudence numérique

Intrication des niveaux de prudence numérique

-> Voir la liste des figures

Ouvertures : regards croisés franco-québécois entre les terrains scolaires et universitaires

Comme nous l’avons évoqué, les sciences de l’éducation peuvent apporter un éclaircissement sur la problématique du numérique pour l’éducation, notamment en proposant d’opérationnaliser la typologie des prudences numériques dès la formation initiale des enseignants et enseignantes. Rappelons que notre approche est multiple. Elle est d’abord systémique (Fiévez, 2017) avec cet objectif de positionner les enjeux éducatifs à l’intersection des enjeux sociétaux. En conséquence, notre proposition d’une typologie des prudences numériques n’implique pas seulement le personnel enseignant mais l’ensemble de la communauté éducative. Nous adoptons ensuite cette approche sociocritique (Collin et al., 2016) contraignant notre réflexion – mutatis mutandis – à positionner les usages du numérique dans ce domaine particulier que représente le milieu scolaire avec ses normes et ses contraintes propres sur l’activité des acteurs. Enfin, nous intégrons notre typologie des prudences numériques comme un vecteur didactique d’incorporation des pratiques sociales de référence (PSR), gage d’une intégration plus durable du numérique en éducation. Dès lors, cette notion de durabilité n’émerge pas comme une simple injonction, ce qui est parfois le cas dans les discours, mais comme une capacité de discernement qu’englobe la prudence, accompagnée désormais du devoir de former les enseignants et enseignantes en conséquence.

Le terrain sur lequel cette ambition se déploie est un laboratoire ouvert intégré dans la formation initiale et continue des enseignants et enseignantes. Cette initiative est actuellement expérimentée à l’Inspé de Nice, et elle est développée en France et au Québec. Elle doit aboutir à la réalisation d’un prototype de formation qui poursuit deux objectifs d’apprentissage : celui d’intégrer de manière plus durable le numérique éducatif en situant les besoins des élèves au regard des questions sociétales (Ross, 2000), tout en renforçant la perception du rôle que les éducateurs et éducatrices peuvent jouer pour développer l’acculturation à la prudence numérique. Le laboratoire ouvert constitue, effectivement, une véritable interface à l’intersection des mondes de la recherche, de la formation et des associations de l’éducation populaire impliquées dans des expérimentations éducatives à la faveur de la citoyenneté numérique, voire au-delà. En effet, ce laboratoire place la question de la terrienneté numérique des acteurs au centre du processus d’innovation et de recherche. Ce groupe d’individus partage l’aspiration de façonner un avenir plus prometteur (Holmén et al., 2021) pour les élèves et futurs citoyens et citoyennes ayant la capacité d’agir, numériquement appareillés, en intégrant les défis sociétaux de durabilité. Cette ambition demande à la communauté scolaire de relever le défi complexe de concevoir des environnements d’enseignement et d’apprentissage où le numérique est utilisé au service du bien-devenir des apprenants et apprenantes et de leur écosystème dans le cadre d’une approche critique, émancipatrice et salvatrice pour la planète. Notre initiative vise à accompagner cette communauté dans la mise en place d’actions favorisant l’acculturation à la prudence numérique pour participer à cette ambition relevant de la responsabilité collective, en nécessitant l’apport de différents professionnels et professionnelles et les croisements de points de vue multiples.

Conclusion

La prudence numérique telle que nous la définissons relève pour le moment d’une typologie qui stimule les échanges sur l’éducation au numérique à l’ère de l’anthropocène. Cette typologie fournit le cadre fertile de cette compréhension essentielle des enjeux individuels, techniques, sociaux, environnementaux et éthiques et donne la capacité à anticiper les conséquences du numérique sur nos usages mais aussi sur nous-mêmes et sur les autres. Dans le domaine de l’éducation, cette typologie, intégrée à une démarche de laboratoire ouvert, pourrait viser à libérer la créativité du personnel enseignant et de tous les acteurs de la communauté éducative. Elle permet d’imaginer de nouvelles situations d’enseignement-apprentissage qui intègrent la vision d’une terrienneté numérique, constituant une évolution indispensable de la citoyenneté numérique à l’ère de l’anthropocène. Enfin, à l’instar de Collin et al. (2015) et des pratiques sociales de référence actuelles (Astolfi et al., 2008), nous proposons des approches didactiques (accent sur les contenus disciplinaires), pédagogiques (accent sur les situations d’enseignement et d’apprentissage actives et collaboratives) et sociocritiques (accent sur le profil et contexte socioculturel des élèves) pour l’étude des usages du numérique, plus précisément dans un contexte de prudence numérique. Notre réflexion alimente ainsi l’élévation de la formation du citoyen ou de la citoyenne numérique à celle de terrien ou terrienne numérique.