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Ce numéro spécial de RELIER, produit sous la direction de l’éditeur invité Adam Lyons, comprend trois articles qui abordent différents aspects des nouveaux mouvements religieux japonais. Les trois auteurs ont pour tâche commune d’identifier les facteurs qui contribuent au succès ou à l'échec relatif des « nouvelles nouvelles religions » japonaises. Ils citent deux événements dramatiques, à savoir des crimes et des scandales impliquant de nouvelles religions, qui ont fortement influencé la tolérance du public à l'égard des religions non conventionnelles, naissantes ou étrangères.

Le premier « scandale » a été l’attentat au gaz sarin perpétré en 1995 par les dirigeants d’Aum Shinrikyō, qui a visé le réseau de métro central sous le poste de police de Tokyo. Le second a été l’assassinat de l’ancien Premier ministre Shinzo Abe le 8 juillet 2022 par Yamagami, un ancien unificationniste dissident de la deuxième génération. Sont abordés dans ces articles d’autres facteurs, tendances historiques, politiques et culturelles qui ont précédé et conditionné le statut des nouvelles religions au Japon, en assurant (ou enlevant) à ces groupes qui participaient à « l’heure de pointe des dieux[1] » une « niche écologique » favorable (Stark 1975).

Pour les chercheurs occidentaux qui maîtrisent la microsociologie des nouveaux mouvements religieux, mais qui sont peu familiers de l’histoire du Japon, ces articles suscitent l’étonnement, voire un léger choc. La découverte du contexte historique du Japon, en particulier de ses présupposés culturels concernant la liberté religieuse et les relations appropriées entre l’État et l’Église, nous confronte à une tout autre histoire. C’est un peu comme si Thomas Jefferson avait rencontré le pape Urbain II pendant les croisades et l’avait poussé à imposer la Constitution américaine à tous les royaumes du Saint-Empire romain germanique.

Le titre de l’article de Mullins, « Démêler la relation symbiotique entre la religion et la politique sous le Premier ministre Abe Shinzō et dans le monde post-Abe », peut sembler ambigu, et ce, à dessein. Se peut-il que l’auteur souhaite démêler lui-même cette relation complexe ou veut-il dire que la relation entre la religion et la politique est en train de se démêler ? Cet article mentionne des événements de l’histoire japonaise et a recours à des termes japonais qui peuvent être inconnus d’un public occidental.

Mullins étudie l’histoire des liens tissés par l’État japonais avec les religions (initialement bouddhistes), qu’il a utilisés pour contrôler les citoyens japonais. Il s’intéresse ensuite à l’évolution de cette situation au cours des « années de catastrophe » (1995 à 2011), durant lesquelles les membres de la Diète et les premiers ministres du Parti libéral-démocrate (notamment Abe Shinzo) ont davantage appuyé le programme politique shintoïste visant à restaurer l’éducation patriotique et les valeurs japonaises qui avaient été sapées par les Alliés occupants, à promouvoir le sanctuaire de Yasukuni et à réviser la Constitution. Mullins montre comment certains nouveaux mouvements religieux (en particulier l’Église de l’Unification) se sont infiltrés dans les coulisses du pouvoir afin d’exercer une influence sur les partis politiques susceptibles de faire avancer leurs programmes millénaristes ou utopiques. Il analyse les effets explosifs de l’assassinat d’Abe, qui a déclenché une enquête menée par un groupe de juristes sur cette complicité de longue date entre les religions et la politique. Il s’est avéré que non seulement l’ancien Premier ministre Abe, mais aussi son père et son grand-père entretenaient des liens étroits avec le mouvement de l’Église de l’Unification, basée en Corée, depuis ses débuts au Japon. Le 12 juillet 2022, ce groupe d’avocats a publié une « Déclaration sur la fusillade mortelle qui a atteint l’ancien premier ministre Shinzō Abe », qui souligne que « Depuis plus de 30 ans, ni le gouvernement ni les membres du parti au pouvoir n’ont fait quoi que ce soit pour lutter contre les activités de l’Église de l’Unification qui ravagent les familles. Si l’acte ignoble commis par l’accusé est certes impardonnable, il soulève malgré tout à nouveau la question de savoir comment la société doit aborder cet enjeu. » (Mullins 2024, 13). Mullins conclut que : « Bien que le système symbiotique réunissant la religion et la politique conservatrices forgé par Abe et les élites shintoïstes ne jouisse pas d’un soutien généralisé, il n’en est pas moins vrai que, malgré tout, il a suscité relativement peu de critiques et d’oppositions publiques au cours de la dernière décennie. » (21). Toutefois, dit-il, il se peut que la donne ait changé. Il ajoute en effet que « nous attendons la décision de la Cour de Tokyo concernant le statut de société religieuse de l’ÉU » (21). Il semble raisonnable de supposer que si l’ÉU perd son statut, cela aura probablement un impact sur la légitimité sociale et le bien-être d’autres NMR.

Helen Hardacre adopte quant à elle une approche différente de celle de Mullins pour explorer les facteurs à l’origine de « l’essor et du déclin » des nouvelles religions au Japon. Dans son article intitulé « Une mise à jour qui s’impose depuis longtemps : la vision du monde commune des nouveaux mouvements religieux japonais », elle se concentre sur les croyances, l’économie et le genre. À la recherche de « points communs » parmi les nouvelles religions au Japon, cette autrice rejette la thèse répandue de la « crise » (selon laquelle les NMR pourraient être analysés comme une réponse religieuse à une « crise » sociale). Elle affirme à l’inverse que ce que les NMR ont en commun – à l'exclusion des groupes « eschatologiques » ou « millénaristes » – est une « vision du monde » (sekaikan) partagée. L’autrice cite une étude réalisée en 1979 par quatre auteurs japonais intitulée « The Vitalistic Concept of Salvation in the New Religions » (Le concept vitaliste du salut dans les nouvelles religions) et affirme ensuite, concernant ses recherches précédentes :

Je considérais que la vision du monde des NMR s’inscrivait globalement dans la continuité des modèles religieux et culturels japonais, en incorporant des thèmes basiques répandus tels que l’importance de la gratitude, de la sincérité et de la pureté [...] S’il n’existait pas une telle continuité entre les NMR et la culture japonaise, l’on pourrait s’étonner qu’un si grand nombre de personnes aient rejoint les NMR au fil du temps.

2024, 2

Cette affirmation a de quoi surprendre la communauté scientifique occidentale spécialiste des NMR car les tentatives au sein des sciences sociales occidentales pour définir un « nouveau mouvement religieux » se sont rarement concentrées sur les croyances (hormis si l’on examine les écrits des chrétiens de la « contre-culture »). Bien que la plupart des chercheurs s’accordent avec R. S. Ellwood (1977) sur le fait que les croyances des NMR tendent à être considérées comme « déviantes » (au sens d’étrangères, d’originales, d’éclectiques et de peu familières), ceux et celles de l’Occident s’engagent généralement dans une analyse sociologique afin de comprendre les NMR. Eileen Barker (2011) insiste sur leur « nouveauté » (groupes composés de membres de la première génération) ; Roy Wallis (1984) et David Bromley (2007) ont mis l’accent sur leur position anti-institutionnelle et sur le degré de tension qu’ils entretiennent avec la société dans son ensemble. L’autorité charismatique est une autre de leur caractéristique importante. Plusieurs chercheurs ont affirmé que les NMR de type millénariste naissent d’une crise (guerre, peste, famine, occupation coloniale) (voir les travaux de Yonina Talmond (1966), Norman Cohn (1957), Barry Chevannes (1984)). D’autres ont affirmé que les NMR peuvent se développer au sein des classes favorisées qui connaissent une perte de pouvoir et, ce faisant, traversent une crise de sens (Wuthnow 1990 ; Bellah 1985).

Le boom économique du Japon a peut-être entraîné la multiplication des NMR à l’ « heure de pointe des dieux », mais selon Hardacre, y consacrer son énergie était un luxe qui ne tenait plus lorsque l’économie japonaise s’est effondrée. L’autrice propose une analyse « genrée » bien documentée et articulée de la manière dont l’adhésion des femmes a influencé tout à la fois l’essor et le déclin des NMR japonais. Elle constate que les NMR qui ont prospéré à l’époque de la forte croissance économique dépendaient en grande partie de leurs membres féminins pour le recrutement, l’organisation et le soutien au niveau local. Le rôle des femmes en tant que femmes au foyer était valorisé au Japon, et celles-ci ne bénéficiaient pas de l’égalité sur le marché du travail. Par conséquent, affirme-t-elle, « [l]a conviction que les femmes mariées ne pouvaient pas réaliser des gains économiques significatifs en travaillant à l’extérieur était sans doute réaliste » (Hardacre 2024, 8). En outre, l’idée que « la réussite académique permettait d’accéder à un emploi à statut plus élevé était très répandue. [...] l’image du Japon en tant que société dans laquelle l’éducation déterminait l’avenir de chacun (gakureki shakai) s’est consolidée dans les années soixante-dix » (9).

Entre 1975 et 1985, la demande de main-d’oeuvre s’est contractée, engendrant une baisse des salaires, en particulier pour les travailleurs des petites et moyennes entreprises. [...] Étant donné que les NMR ont effectué un travail de recrutement massif au sein des groupes les plus durement touchés, ces tendances ont dû affecter les organisations religieuses. [...] Bien que l’idéal de la sengyō shufu ait conservé une signification religieuse et que les femmes aient pu continuer à y aspirer, ce mode de vie ne constituait plus une possibilité réaliste pour la plupart des familles de la classe ouvrière, des petites et moyennes entreprises ou des entreprises familiales

9 ; 13

Hardacre termine en affirmant : « On peut donc supposer que la crédibilité de l’idéal familial promu par les NMR, qui s’exprimait avec tant de conviction dans les années 1970, se soit trouvée désormais menacée, tout comme l’idéalisation de la complémentarité des sexes sur laquelle elle se fondait » (13).

Hardacre accuse ensuite l’administration Abe (2012-2020) d’avoir occulté les inégalités sociales et promu des politiques [sexistes] qui les ont aggravées. La stratégie d’Abe, appelée « womanomics », consistait en effet à encourager les femmes à intégrer le marché du travail en tant que main-d’oeuvre flexible pouvant être déployée dans des conditions avantageuses pour les entreprises. En 2016, quelque 76,3 % des Japonaises travaillaient, mais si les dispositions en matière de garde d’enfants ont augmenté, la grande majorité des femmes occupent encore des emplois précaires, et très peu des postes de direction. Hardacre soulève ensuite la question de savoir comment les NMR réagissent à cette tendance à l’auto-culpabilisation qui consiste à mettre l’accent sur « la responsabilité individuelle dans un climat marqué par la réduction de la protection sociale et l’élargissement des écarts de revenus » (15). Selon l’autrice, « [i]l est clair qu’il existe un gouffre entre les convictions et la réalité au Japon dans son ensemble, mais quelle importance cela aurait-il pour les NMR au sein desquels la croyance en la responsabilité individuelle est maintenue avec tant de ténacité ? » (15). Elle suppose ensuite que les NMR (en général) ne sont pas parvenus à répondre à ce problème de dissonance cognitive par leurs propres confrontations avec la réalité et que, par conséquent, leurs membres (principalement des femmes) décrochent. Hardacre semble sous-entendre que le fait d’offrir son temps et son travail bénévole à un NMR constitue un luxe que seules les personnes qui jouissent d’une stabilité financière ou sont privilégiées peuvent se permettre.

Hardacre propose une explication « genrée » sophistiquée et bien appuyée pour expliquer le phénomène de la diminution des effectifs dans les NMR japonais après 1995. Son hypothèse pourrait être développée par le biais de recherches menées sur le terrain, ainsi que par la mobilisation des théories pertinentes sur la place des femmes dans les religions et des études de cas occidentales. C’est d’ailleurs ce que préconise Hardacre :

L’étude de ce thème par le biais d’entretiens avec des femmes membres fournirait sans doute des indices importants pour comprendre comment la défense de la complémentarité hommes-femmes par les NMR est confrontée aux changements induits par les politiques économiques néolibérales.

15

L’autrice mentionne également que le vieillissement des membres et l’intolérance du public à l’égard des NMR à la suite de l’attentat au gaz sarin perpétré en 1995 par les dirigeants d’Aum Shinrikyō sont autant de facteurs qui ont contribué à la baisse des effectifs.

Dans son article intitulé « Les réactions publiques vis-à-vis des enfants d’Aum Shinrikyō : “Enfants de secte”, mais pas victimes », Adam Lyons poursuit certes l’enquête sur l’énigme de la baisse du nombre de membres des NMR japonais qui a aussi été abordée par les deux autres chercheurs, mais il soulève également une nouvelle question, à savoir : Pourquoi les enfants d’Aum Shinrikyo ont-ils été traités comme des parias et soumis à un ostracisme systématique à la suite de l’attentat de 1995, de sorte qu’il leur était presque impossible, en tant qu’adultes de la seconde génération (ASG), de s’intégrer dans la société japonaise ? Et comment cela a-t-il été possible, étant donné que l’assassin d’Abe, Yamagami, était devenu la tête d’affiche des cohortes d’ASG auparavant occultées et ignorées, qui étaient désormais reconnues comme des enfants pris au piège et dénués de tout dans des « sectes », victimes d’un nouveau « problème social » et méritant sympathie et compensation ?

Lyons applique habilement les approches théoriques occidentales portant sur les NMR au cas japonais. Il adopte la perspective de la « construction sociale de la réalité » de Peter Berger afin d’identifier des tendances dans les préoccupations populaires du Japon concernant les « sectes » et les enfants qui y sont associés (Berger et Luckmann 1967). Il s’appuie sur le modèle des « controverses sur les sectes » de James Beckford (1985) pour analyser « la réaction collective très forte face à la menace que constituait, aux yeux du public, un nouveau mouvement religieux (NMR) controversé » (Lyons 2024, 2). En se référant à la discussion de David Bromley au sujet de l’étiquette « secte » (cult) (Bromley 2007), Lyons précise que « [c]et essai traite des pratiques d’étiquetage social qui désignent certains groupes comme des “sectes”. [...] Nous ne cautionnons pas le sens péjoratif de ce terme (Bromley 2016) ». « Les autorités politiques, les médias populaires, les militants civiques et de nombreux membres du public ont qualifié la religion en question de “secte” (karuto). La société japonaise a fini par être obsédée par l’idée que les enfants des religions minoritaires à hautes exigences appartenaient à la catégorie des victimes de “sectes”. Cet essai traite des pratiques d'étiquetage social qui désignent certains groupes comme des “sectes”» (Lyons 2024, 2). 

Contrairement à Mullins et Hardacre, qui retracent dans leurs articles l’essor et le déclin des « nouvelles nouvelles » religions japonaises dans une perspective historique, politique et socio-économique, Lyons se concentre pour sa part sur les deux principales « controverses sur les sectes » (Beckford 1985) que furent les crimes spectaculaires et la folie médiatique qui ont suivi l’attaque au gaz sarin perpétrée par Aum Shinrikō à Tokyo en 1995 et l’assassinat en 2022 de l’ancien premier ministre, Abe Shinzo, par un membre de l’Église de l’Unification (« Moonie ») dissident de la deuxième génération. Lyons montre comment l’assassinat d'Abe Shinzō le 8 juillet 2022 a non seulement exacerbé les préoccupations du public concernant les « sectes » en tant que problème social, mais également provoqué une nouvelle vague de compassion de la part du public à l’égard des enfants élevés dans des groupes religieux impopulaires tout en suscitant l’intérêt des universitaires pour le sort de cette cohorte de jeunes. (« L’expression japonaise utilisée pour décrire cette cohorte est “la deuxième génération des religions” (shūkyō nisei, ci-après nisei) ») (Lyons 2024, 3). Adam Lyons considère les Nisei comme l’un des principaux facteurs du déclin abrupt des NMR depuis l’assassinat d’Abe le 8 juillet 2022, déclin mesuré selon la réputation et la légitimité sociale des NMR, la diminution des possibilités de réseautage avec les partis politiques et la collecte de fonds par le biais de « ventes spirituelles » en porte à porte.

Cet article pose la question suivante : pourquoi la vague de sympathie du public pour les enfants ayant grandi dans des « sectes » ne s’est-elle pas étendue aux enfants d’Aum Shinrikyō ? La recherche de Lyons montre que les enfants d’Aum ont souffert du phénomène du « NIMBYisme » (not in my backyard / pas dans ma cour). La jeunesse de ces derniers a été marquée par un contexte de lutte incessante entre le gouvernement (qui reconnaissait leur droit à l’éducation) et les écoles locales et les voisins (qui considéraient les enfants comme des criminels et des tueurs de masse, au même titre que leurs parents qui appartenaient à Aum Shinrikyō).

L’article de Lyons aborde la question de la manière dont la société traite les enfants des NMR controversés ou notoires. Il propose une typologie en quatre parties selon laquelle les enfants sont (1) soit invisibles; (2) soit des parias sujets à l’ostracisme; (3) ou bien porteurs de droits ; ou (4) composent une classe de victimes. Lyons soulève une nouvelle question qui pourrait devenir un sujet important dans les nouvelles études religieuses qui demeurent encore rares à ce jour. Celles qui nous viennent à l’esprit sont les recherches de Stuart Wright portant sur les descentes gouvernementales chez les Branch Davidians à Waco (Wright 1995) ; celle de Wright et Richardson (2011) se penchant sur les descentes chez les membres de Yearning for Zion ; et l’étude récente menée par Richard Kent Evans (2020) concernant le MOVE[2] à Philadelphie, ainsi que le débat pré-bombardement de 1985 sur la question de savoir si ces enfants étaient des « combattants de la guérilla » entraînés, des « citoyens américains » pris en otage, des « victimes d’une secte », ou encore « simplement des enfants ».

En conclusion, les articles de ce numéro de RELIER indiquent que les chercheurs qui étudient les NMR au Japon et en Occident peuvent apprendre beaucoup les uns des autres. Si l’on compare l’histoire de l’étude scientifique des nouvelles religions en Occident à celle des « nouvelles nouvelles » religions au Japon, l’on constate qu’il existe « deux solitudes » (comme on dirait au Québec). Les efforts visant à faire le pont entre ces deux solitudes, comme s’y est attelé Adam Lyons dans son article, seraient mutuellement enrichissants – à condition que les études réalisées sur les NMR soient encore nécessaires au Japon, étant donné que ces trois chercheur.e.s s’accordent à dire que les NMR au Japon sont en plein déclin.