Après un premier numéro consacré à la portée du concept de travail émotionnel et à sa polysémie, ce second numéro spécial suggère des voies pour « mieux cibler, analyser et comprendre le travail émotionnel et ses conséquences » (Soares, 2022 p. 78). Prenant acte de l’omniprésence du travail émotionnel dans les organisations et de sa centralité pour la santé et la qualité de vie au travail, ce dossier propose en complément un aperçu d’approches pour saisir les émotions et leur expression non seulement dans leur caractère personnel, intime et fugace, mais encore collectif, manifeste et processuel, au cœur de l’activité de travail. Toutes les disciplines qui abordent le travail sont amenées à adapter leurs méthodes, leurs techniques et leurs outils, pour appréhender les dynamiques émotionnelles et leurs effets. L’ergonomie, la psychologie ou la médecine, par exemple, s’interrogent notamment sur les conséquences pour la santé physique et mentale de la charge émotionnelle de l’activité. La gestion (en particulier des ressources humaines) s’intéresse aux variables de régulation des émotions au service de la performance. Les sciences de l’éducation ou de l’information et de la communication sensibilisent aux émotions et recherchent, avec elles, les meilleures conditions d’interactions et d’apprentissage. La sociologie, la science politique ou encore l’anthropologie analysent la construction des normes émotionnelles (de profession, de genre, etc.) dans les espaces de travail et au-delà. Enquêter sur un objet comme la dimension émotionnelle du travail nécessite de concevoir des méthodologies adaptées (Rochedy et Bonnet, 2020) combinant les outils de façon ad hoc, avec une certaine technicité. Comment saisir la « gestion des émotions » individuelle et collective ou encore le « management émotionnel » et, plus largement, le travail émotionnel en milieu professionnel ? Comment l’étudier, le mesurer, le comprendre ? Quelles sont les nouvelles voies pour explorer les émotions dans les organisations ? Quelles sont les conséquences pour le chercheur ou le praticien ? Quelles précautions prendre ? Voici quelques-unes des questions qui parcourent ce dossier, selon qu’il s’agit de décrire ou de documenter les exigences émotionnelles, de comprendre la composition des règles de sentiments et la complexité des jeux et des normes affectives ou encore d’agir sur les émotions et de favoriser leur régulation. Pour répondre à ces interrogations, une diversité de disciplines est ici présentée, allant de la psychologie à la sociologie, en passant par les sciences de la gestion, de l’information et de la communication. Les démarches de recherche mobilisées dans les articles de ce numéro se déploient dans tous types d’organisation et de domaines d’activité, du secteur de l’aide et du soin à la personne et de l’orientation professionnelle jusqu’aux communautés en ligne. À la frontière entre le privé et le public, entre le travail et le hors-travail, ces terrains s’inscrivent dans une actualité sociale, tant en matière de prévention des risques d’agression, de harcèlement ou de dépression que de bien-être et de performance. Les méthodes décrites dans les articles varient selon le type de « travail » émotionnel concerné et les besoins de l’enquête ou de l’intervention. Elles composent entre techniques qualitatives et quantitatives, directes et indirectes, individuelles et collectives, à distance et rapprochées, centrées sur l’expression de la pensée et de la parole ou plus largement du corps. Dans le domaine de la compréhension du travail émotionnel, la tentation de la mesure est grande. Elle se présente souvent sous la forme d’échelles et de questionnaires. Ces multiples questionnaires mesurent la charge, les demandes, mais aussi les ressources et les stratégies émotionnelles. Ils offrent des moyens de détection, voire d’orientation de salariés afin, par exemple, de réduire les risques ou d’éviter leur désinsertion professionnelle. Ils sont …
Parties annexes
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