Tout d’abord, je dois préciser qu’en tant que philosophe de la biologie je travaille très peu sur l’être humain. Ce choix reflète en partie une préférence méthodologique : l’épistémologie de la biologie est d’autant plus efficace si elle en arrive à l’humain à la fin de sa réflexion, et non au commencement. Il est risqué de commencer une réflexion sur la biologie en commençant par l’humain, car cela introduit inévitablement des distorsions et des biais anthropocentriques. Je souligne cela simplement pour expliquer mon ignorance de la paléoanthropologie exposée dans le livre de Benoît Dubreuil (2011), et non pas pour discréditer le projet de l’auteur qui ne cherche pas à offrir une épistémologie de la biologie, mais plutôt à développer une hypothèse naturaliste de l’évolution de certaines organisations sociales et politiques humaines. Cependant, il reste pertinent d’examiner la théorie évolutionnaire sous-jacente au naturalisme proposé par Benoît Dubreuil, et ce seront donc les présupposés darwiniens généraux de l’argument du livre que je vais discuter ici, ainsi que les questions épistémologiques afférentes. J’identifierai ce que je vois être quatre tensions de l’argument, en ce qui a trait à son darwinisme implicite et explicite. Dans la description canonique de l’évolution selon Darwin, les organismes sont sélectionnés dans leur environnement, et, en réponse à cette sélection et à l’hérédité, les espèces évoluent. Au cours du xxe siècle, cette explication se raffina pour inclure le rôle des gènes. Dans une certaine interprétation néodarwinienne, le rôle des gènes fut mis à l’avant-plan du processus évolutif. Ainsi, on décrit les gènes comme étant sélectionnés à travers les organismes qu’ils créent. Cette caractérisation trouva son porte-étendard le plus connu en la personne de Richard Dawkins, éthologue, et son fameux « Gène égoïste » (1976). Un des grands avantages de focaliser l’explication évolutionnaire sur les gènes est qu’il permet de résoudre un mystère apparent de l’évolution, l’altruisme. La sélection naturelle semble prédire le « chacun pour soi » dans le combat pour la survie, alors comment expliquer le sacrifice d’un organisme pour un autre ? En fait, le sacrifice d’un organisme pour un autre n’est plus un mystère si on reconnaît que deux organismes apparentés partageront plusieurs gènes identiques. Du point de vue égoïste du gène (ici la notion de point de vue et d’égoïsme sont bien sûr métaphoriques) il est rationnel de sacrifier un de ses porteurs (c.-à-d. un organisme) si cela permet à un autre porteur du même gène de survivre et se reproduire. Ainsi, le degré de parenté entre deux organismes permet de prédire la possibilité d’émergence de comportements altruistes et de sacrifice. Cette conception de l’évolution de l’altruisme est nommée sélection de parentèle (kin selection). Or cette conception permet difficilement d’expliquer l’altruisme dans de grands groupes où la parenté est éloignée et où la plupart des interactions se font avec des inconnus. Cela explique l’attrait pour certains (par ex. D.S. Wilson et E. Sober, 1998) de perspectives de « sélection de groupe » (group selection) qui tentent d’expliquer l’évolution de l’altruisme non pas par l’action de gènes égoïstes, mais en examinant le succès évolutionnaire de groupes de faible parenté qui ont une proportion importante d’altruistes. Un groupe devient en quelque sorte une entité émergente dont les organismes sont des parties. Dans certains contextes, les groupes (« superindividus ») qui ont une plus grande proportion d’altruistes survivent mieux que les groupes dont plus de membres sont égoïstes. La compréhension de l’évolution de l’altruisme est donc clivée entre les approches parentèle (kin) (foncièrement réductionnistes) et les approches de groupes (relativement émergentistes). Étant donné l’importance de l’évolution de l’altruisme dans la …
Parties annexes
Bibliographie
- Bouchard, Frédéric. « Darwinism Without Populations : a More Inclusive Understanding of the “Survival of the Fittest” », Studies in History and Philosophy of Science Part C : Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences 42, no 1 (March 2011), 106—114.
- Dawkins, Richard. The Selfish Gene, New York, Oxford University Press, 1976.
- Dubreuil, Benoît. Human Evolution and the Origins of Hierarchies : The State of Nature, Cambridge University Press, 2010.
- Gould, S. J. and R. C Lewontin. « The Spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm : a Critique of the Adaptationist Programme » Proceeding of the Royal Society of London. Series B, Biological Sciences 205, no 1161 (1979), 581-598.
- Sober, Elliott, and David Sloan Wilson. Unto Others the Evolution and Psychology of Unselfish Behavior, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1998.