Y a-t-il une obligation morale à être cosmopolite? Les appartenances communautaires — les « particularismes » — sont-ils une forme morale inférieure dont il faut souhaiter la dissolution? Être cosmopolite engage-t-il au déracinement? Peut-on être un cosmopolite enraciné? Plusieurs théoriciens « universalistes » ou « cosmopolites » contemporains, on le sait, adhèrent à une forme ou une autre de téléologie morale selon laquelle les sujets moraux doivent graduellement développer non seulement une attitude réflexive ou critique vis-à-vis les réseaux de sens ou formes de vie dont ils sont issus, mais aussi une identité morale fondée sur un universalisme abstrait ou sur la dissolution des « particularismes » culturels dans le grand maelström de l’hybridation généralisée. Bien que je ne croie pas que l’idée d’une communauté globale soit incohérente d’un point de vue conceptuel, force est de constater que le monde est « ontiquement » segmenté par une vaste pluralité de communautés qui sont toutes fondées sur un processus d’inclusion/exclusion en vertu duquel le « dedans » et le « dehors » sont distingués. D’un point de vue normatif, je postulerai que cette structuration du monde, cette irréductibilité du « particulier » n’est en soi ni souhaitable ni regrettable. Le véritable enjeu normatif est ailleurs: comment ces processus d’inclusion et d’exclusion s’incarnent-ils? Quels sont les critères d’inclusion et d’exclusion? D’un côté, comment le « nous » s’est-il constitué? Le processus de construction du « nous » s’est-il fait au prix de la non-reconnaissance (assimilation, marginalisation, neutralité « bienveillante », etc.) des minorités internes? D’autre part, comment se définissent les rapports avec l’extérieur, avec l’autre (respect, collaboration, antagonisme, démonisation, etc.)? En d’autres termes, quelle éthique détermine les relations entre les majorités et les minorités au sein de la communauté et entre les communautés? Dans ce texte, je me pencherai sur les rapports entre les minorités et les majorités culturelles et, plus spécifiquement, sur ce que l’on associe généralement à la politique de la « reconnaissance » ou de l’« identité ». Je soumettrai à l’analyse la critique, forte et récurrente, voulant que la politique de la reconnaissance soit intrinsèquement liée à une conception « essentialiste » des cultures, ce qui lui déroberait d’emblée toute validité normative. Sous-entendu à cette critique se trouve le postulat voulant que la politique de la reconnaissance relève du « particularisme », alors que le confinement du culturel et de l’identitaire à la sphère privée ouvre pour sa part la voie au « cosmopolitisme » ou à l’« universalisme ». Cette propension à penser que le particularisme est l’apanage exclusif des minorités ne relève sans doute de rien d’autre que de la correspondance entre, pour simplifier, la « culture » de la majorité et les normes publiques communes, alors que les minorités s’enfermeraient dans le particularisme ou le communautarisme en revendiquant des droits spécifiques, des accommodements, des exemptions ou des formes de reconnaissance réaffirmant leur différence. Or l’argument le plus important de la critique multiculturaliste du libéralisme est que les cultures majoritaires parviennent toujours, à différents degrés, à s’assurer un relais entre leurs attributs culturels, leurs valeurs et leurs intérêts, et les normes publiques communes, si bien que la « neutralité » desdites normes (exigée par le libéralisme) n’est dans les faits qu’apparente. Ainsi, deux voies s’ouvrent, d’un point de vue normatif, si l’on accepte la validité de ce diagnostic: la dé-culturalisation intégrale des normes publiques, ou la politique de la reconnaissance et de l’accommodement des minorités. Ceux et celles qui ne croient pas qu’il soit possible de passer une cloison parfaitement étanche entre le culturel et civique défendent habituellement la justesse normative de la reconnaissance symbolique, politique …
Parties annexes
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