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1+1, avec Francis Saint-Albin et Pascal Séraline. Théâtre de Macouria, Macouria (Guyane), 2018.

Photographie de Ronan Liétar / Imazon.

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Le théâtre et la danse aux Antilles françaises constituent, nous semble-t-il, des espaces d’incarnation et de réflexion sur les problématiques de genre dans un contexte post-esclavagiste. Au théâtre, nombreuses sont les pièces qui abordent la question de l’identité genrée. On peut penser, pour n’en nommer que quelques-unes, à Ton beau capitaine (1987) de Simone Schwarz-Bart ou Pension les Alizés (1988) de Maryse Condé, où l’on retrouve l’individu lié aux stéréotypes que la société néocoloniale lui impose. Nous avons constaté que des pièces de théâtre de femmes dramaturges antillaises subvertissent « l’héritage corporel, féminin de l’esclavage[1] » (Sahakian, 2014 : 388), c’est-à-dire les mythes contradictoires et sexualisés de la femme esclave projetés sur de vrais corps de femmes contemporaines. Les femmes sont généralement associées à deux stéréotypes, opposés et conjoints, hérités de l’esclavage : celui de la femme séductrice, sexualisée et vue comme traîtresse peu fiable; et celui de la femme « poto-mitan », asexualisée et dont les désirs et besoins sont niés par son obligation de se montrer solide et par son devoir de privilégier ses enfants. Ces stéréotypes sont rejetés par le théâtre de certaines femmes dramaturges (Sahakian, 2014; 2017). Nous avons également observé la mise en question des rapports sociaux de genre dans la danse contemporaine en Martinique : ces dernières années, le chorégraphe Jean-Hugues Miredin a notamment exploré de nouvelles représentations des corps masculins noirs et de l’intimité[2] (Bénac-Giroux, 2018a). Mettant en scène, sur le mode humoristique et parodique, de nombreux stéréotypes raciaux et genrés, il a cherché à suggérer d’autres rapports au corps et des modes possibles de construction des relations entre hommes et hommes et entre hommes et femmes. Dans son solo Valeska and You (2015), la performeuse Annabel Guérédrat a également réinvesti les stéréotypes de genre de façon comique et parodique (Bénac-Giroux, 2018b).

Dans cet article, nous souhaitons plus précisément, en tant que spécialistes des arts de la scène[3], soumettre des pièces de danse contemporaine et de théâtre écrites par deux femmes martiniquaises, la chorégraphe Marlène Myrtil et l’autrice Gaël Octavia, à des questionnements scéniques sur les modèles de masculinités post-esclavagistes susceptibles d’émerger et de transformer ces sociétés. Mettre en parallèle la danse et le théâtre de ces artistes se justifie tant par la porosité entre leurs modes d’expression respectifs que par les similitudes des thématiques et des contextes relationnels qu’elles explorent, ainsi que par les préoccupations qu’elles revendiquent[4]. Les arts de la scène tels que pratiqués par ces femmes proposent des représentations corporelles et invitent à interroger les mises en scène de genre et les différentes manières dont elles reproduisent ou subvertissent les stéréotypes masculins. D’ailleurs, aux Antilles, les arts de performance tels que le théâtre, la danse et la musique ne sont pas distincts et font tous partie d’une tradition de performance caribéenne. Nous nous demanderons, à travers des analyses spécifiques aux langages dramaturgiques et chorégraphiques, dans quelle mesure deux pièces de Myrtil et d’Octavia accueillent ces questionnements, et sous quelles formes.

Nadia Chonville (2021) s’est récemment intéressée à la performance de genre dans la pièce Ladjablès : femme sauvage (2018) de Daniely Francisque, autrice, actrice et metteure en scène martiniquaise. Selon Chonville, la performance de genre aux Antilles suit une « fiction hétéronormative » (« heteronormative fiction »; 2021 : 337) dans laquelle les femmes et les hommes se confrontent à et se font piéger par trois archétypes : du côté des femmes, la femme respectable (mariée), la femme « poto-mitan » (décrite ci-dessus) et la femme vulgaire. En ce qui concerne les hommes, on trouve les archétypes de l’homme respectable et réputé (marié et viril), du « makoumè » (homme féminisé, dit homosexuel) et du « kok », le coureur de jupons (ibid. : 344). Or dans son article, Chonville rappelle non seulement combien l’archétype masculin est un pur produit du discours, mais conclut en outre sur la difficulté de construire un modèle de masculinité caribéen exempt de ces composantes archétypales[5]. Le présent article rejoint cette réflexion dans la mesure où elle insiste sur l’effort consenti par Francisque pour explorer et proposer d’autres modes de performativité du genre en Martinique, tout en soulignant certaines impasses liées à ces propositions et à la rémanence des discours archétypaux qui entourent les masculinités.

Ces questionnements sur le genre s’ancrent dans les sociétés martiniquaise et guadeloupéenne, lesquelles demeurent, comme le montrent notamment les travaux de Stéphanie Mulot (2013), des sociétés patriarcales où la violence masculine est omniprésente. Parmi les héritages de la période coloniale[6], on peut évoquer la construction des sociétés antillaises sur la réputation masculine et la respectabilité féminine, lesquelles structurent les rapports sociaux de sexe (Cantacuzène, 2013; Kabile, 2015; Mulot, 2013). Dans ce contexte, la performance quotidienne de genre de la part des individus renforce souvent le discours limitant de la société; sont ainsi réitérés les stéréotypes masculins et féminins. Les stéréotypes, pour citer Mireille Rosello, « doivent être traités non pas comme le contraire de la vérité, mais comme l’un des récits qu’un pouvoir donné impose à la vérité[7] » (1998 : 17), la vérité imposée étant celle de cette fiction hétéronormative. Pour autant, des chercheur·euses et des artistes s’efforcent de faire évoluer ces assignations. Mulot présente ainsi les sociétés antillaises, marquées à la fois au sceau du « patriarcat fissuré » et de la matrifocalité[8], comme devant élaborer de nouvelles configurations genrées :

En effet, elle renvoie à la fois aux rapports de domination de sexe imprégnés de l’idéologie patriarcale transmise par les cultures originelles des Européens et des Africains (et des Indiens), mais aussi aux limites de ce patriarcat dans le contexte post-esclavagiste, qui s’est construit à partir de l’éclatement et de la fissuration profonde du pouvoir, de la puissance et de l’autorité des hommes noirs esclaves et qui a donné aux femmes noires, par le travail, la monoparentalité et l’éducation, la capacité de contester la domination masculine noire et blanche. Créole, fissuré et éclaté, ce patriarcat antillais ne saurait cependant être aujourd’hui restauré en se fondant sur le renforcement de la domination masculine, notamment par la violence envers les femmes qui le contesteraient. Au contraire, c’est l’avènement d’un nouveau modèle de genre qui s’impose[9]

(Mulot, 2013 : 207-208).

Les créations de la scène contemporaine antillaise ne reflètent pas simplement ces enjeux sociaux : elles ouvrent aussi la voie à d’autres rôles et réalités possibles. La performance caribéenne « créolise » : elle réinvente l’histoire et l’identité collectives par un processus continu de syncrétisme culturel, théâtral et épistémologique, lequel déstabilise et subvertit, par la mise en valeur du désordre et le refus de tout cliché, les legs du colonialisme et de l’esclavage (Sahakian, 2017).

Si les arts vivants peuvent remettre en question et refuser les normes et systèmes patriarcaux, quels rôles demeurent pour les hommes antillais? La réponse est incertaine, car les masculinités nouvelles sont à découvrir. L’homme antillais « authentique » serait, comme le suggère Chonville (2021 : 346), l’homme démasqué, apaisé et nu. Or des chercheur·euses ont montré comment les artistes haïtiens masculins et queer déstabilisent, par le biais de leur performance, les normes et conventions genrées et sexualisées de l’île et de la diaspora (Braziel, 2008; Chapman, Durban-Albrecht et LaMothe, 2017). En Martinique et en Guadeloupe, où les genres et les sexualités non normatives sont moins visibles dans l’espace public (Agard-Jones, 2011; Flaugh, 2013; Murray, 2010 [1996]; Chonville, 2017), il importe d’observer comment certaines créations (ici, féminines) visent une transformation non seulement des masculinités, mais aussi d’une société plus large, encore marquée par des normes genrées héritées de l’esclavage.

Nous mettrons en oeuvre ces questionnements dans la pièce chorégraphiée 1+1[10] (2017) de Myrtil et Congre et homard[11] (2012) d’Octavia. Nous considérons que ces pièces, qui jouent, déjouent et se jouent des stéréotypes masculins, invitent à des transformations des normes sociales et contribuent à la création de nouvelles masculinités à définir ou, pour citer à nouveau Mulot, d’un « nouveau modèle de genre ».

Myrtil, chorégraphe et danseuse, et Octavia, autrice dramatique et romancière, explorent toutes deux des univers masculins dans ces pièces. Octavia, qui est également artiste interdisciplinaire, vidéaste et peintre[12], traite de ces problématiques avec une finesse et une sensibilité notables. Même si son premier roman, La fin de Mame Baby (2017), qui tâche de déconstruire le mythe de la femme « poto-mitan », constitue probablement son oeuvre la plus connue, elle a écrit au moins dix pièces de théâtre et avoue qu’elle préfère le théâtre pour son « esthétique du dénuement » (Octavia, citée dans Bérard, 2010 : 248). Une vie familiale (2008), par exemple, souligne les turpitudes de la vie familiale et convoque la nécessité des mensonges pour que survive le fantasme d’une famille parfaite[13]. Dans ce texte, le père, supposé être « viril » et séduire plusieurs femmes, est en fait homosexuel, vérité qu’il n’ose pas avouer à sa famille, l’homosexualité étant un tabou en Martinique (Murray, 2010 [1996] : 88). Dans cette même voie du questionnement des rôles genrés, Congre et homard, créée dans une mise en scène de Dominik Bernard en 2011, met l’accent sur la virilité prescrite aux hommes antillais par la société. En réunissant en huis clos deux hommes, qui sont respectivement le mari et l’amant de la même femme (absente de la scène), la pièce critique l’impossibilité d’une masculinité viable aux Antilles et prépare son·sa spectateur·trice-lecteur·trice à l’avènement de nouvelles identités masculines, valorisées et décidées non pas par la société post-esclavagiste, mais au sein de nouvelles configurations relationnelles.

La danse contemporaine en Martinique est aussi le lieu d’une interrogation sur les masculinités. Pour sa part, Myrtil propose une investigation de la relation père-fils dans 1+1. Elle met ainsi l’accent sur une relation parentale complexe aux Antilles (Mulot, 2013 : 207-208). Cette relation est fortement liée aux questions de violence et de monoparentalité[14], et se trouve généralement investie de divers stéréotypes accompagnant ses représentations. À ce sujet, la sociologue Joëlle Kabile souligne les liens entre la « faible valorisation des qualités ou des actes susceptibles de reconnaissance lors de la socialisation primaire […] [et] dans la sphère de l’amour » (2022) et les stéréotypes liés à l’« infidélité » et à l’« irresponsabilité » de l’homme martiniquais[15]. En choisissant de porter ce sujet sensible à la scène, Myrtil relève un défi et ouvre à cette relation si entachée de représentations négatives un espace-temps qui prend en compte des thématiques spécifiques aux Antilles tout en leur conférant une portée ludique, symbolique et susceptible de modifier en retour les représentations du public. Aussi pouvons-nous considérer la danse contemporaine aux Antilles dans la perspective suivante :

[N]ous ne nous référerons pas à la « danse contemporaine » comme si elle existait en soi. Nous allons plutôt considérer que la définition de la « contemporanéité » fait l’objet de différentes interprétations selon les espaces géographiques, leur histoire, le contexte social, économique, politique, mais aussi selon les danseurs et les chorégraphes […]. Le but ici est de sortir de l’assignation du contemporain au temps pour en faire une question d’espace, ce qui change par là même son axe de problématisation

(Fratagnoli et Lassibile, 2018 : 6).

Faire dialoguer l’univers d’Octavia et l’écriture de Myrtil sera donc l’occasion de mettre de l’avant, par le biais de l’analyse de la dramaturgie, de la mise en scène, du rythme, des images scéniques, de la physicalité et des relations entre interprètes, deux formes de questionnement ou de mise en question artistiques de la construction de la virilité et des relations entre les hommes aux Antilles. Nous montrerons que s’opère, dans les deux pièces, une mise en cause des stéréotypes genrés habituellement liés à la virilité et qu’affleurent de nouvelles représentations de la masculinité et des relations entre hommes. L’absence de femmes dans les espaces convoqués sera l’occasion d’interroger les limites de ces questionnements novateurs.

Père et fils dans 1+1 : mise en cause ludique des stéréotypes

Les représentations des masculinités en Martinique sont habituellement associées à des stéréotypes négatifs. Nous nous demanderons en conséquence dans quelle mesure la pièce de Myrtil représente et joue avec ces stéréotypes. Nous investiguerons ensuite les moyens convoqués pour chorégraphier les questions de violence. Enfin, nous verrons comment la chorégraphe ouvre un espace symbolique, kinesthésique, sensitif, sonore et visuel qui suggère de nouveaux modes de relation entre pères et fils dans la société antillaise.

Stéréotypes et violence paternelle : jeu et distanciation

Le traitement des stéréotypes s’accompagne généralement, dans 1+1, d’un travail original de symbolisation qui leur confère une dimension à la fois parodique et humoristique. La pièce s’ouvre sur les deux interprètes, Francis Saint-Albin et Pascal Séraline, assis chacun sur une chaise, sans se regarder ni communiquer entre eux. Une impulsion est tantôt donnée par un poignet, tantôt par une cheville ou une jambe, et se fait suivre par une sorte de retenue de tout le corps, qui paraît ainsi osciller entre l’intention d’aller vers l’autre et l’hésitation ou le refus. Ce jeu d’échos entre les deux corps marqués par des impulsions qui semblent avortées crée un effet de symétrie dans la dissymétrie : le père et le fils sont mis sur un pied d’égalité en même temps qu’est suggérée l’absence de communication directe. Ceci est contredit par la séquence suivante : un poème, récité en voix hors champ[16], instaure une relation horizontale et directe entre la figure du père et celle du fils. À ce moment, les deux interprètes sont en effet assis face à face, et aucune hiérarchie n’est présente. Des kata[17] sont exécutés dans un mouvement commun, marqué par la fluidité. Le poème lui-même fait se juxtaposer des expressions parfois antithétiques, comme « liens de passage » et « parois stables », ou encore « archéologie du coeur » et « émancipation du sang ». Dans ces jeux de contraste entre mouvement et stabilité, engagement et autonomie, se noue l’image symbolique du père comme repère et, dans une optique plus spécifiquement caribéenne, l’image d’une relation mobile, ainsi que le rappelle Kabile[18] (2018), assortie à la question des « racines multiples ».

Dans cette perspective, la pièce est construite sur une bande-son éclectique, en lien avec ces « racines multiples », sur laquelle se développe à maintes reprises la thématique du jeu entre les deux interprètes. Celle-ci est très intimement liée à la relation père-fils, habituellement considérée comme marquée par le jeu tandis que les mères s’occuperaient plus volontiers des devoirs à faire à la maison. Or il s’agit bien d’un stéréotype, puisque des études sociologiques ont montré que si le temps réservé aux enfants par les pères relève en effet davantage du jeu et des activités de socialisation, ceux-ci ne jouent en réalité qu’une minute de plus par jour que les mères. Le traitement de cette question dans la pièce de Myrtil semble donc sublimer la réalité en mettant l’accent sur une longue séquence de jeu entre le père et le fils.

Plusieurs séquences suggèrent en effet une relation ludique entre le père et le fils, au point que celle-ci constitue un véritable leitmotiv dans la pièce. Un jeu avec un t-shirt est ainsi la source d’une complicité flagrante entre les interprètes. Tous deux, ayant enlevé leur t-shirt dans un geste d’une parfaite symétrie, affirment d’abord leur singularité : le fils, dans un choix de codes chorégraphiques relevant de la boxe et du hip-hop; le père, utilisant son t-shirt dans le prolongement de ses bras et de sa tête, dans une métamorphose visuelle le rapprochant d’un animal étrange. Puis une image amusante juxtapose le père, feignant de parler à travers son t-shirt qui agit tel un cadre de télévision, et le fils, qui se sert du sien comme un pétard ou un cigare. Le père et le fils évoluent ensuite les genoux fortement pliés, le bassin en antéversion, dans un défilé parodiant une parade virile. La séquence se clôt sur une tentative de ladja[19], à la fin de laquelle le père attrape le fils par le bras avec son t-shirt, dans une affirmation à la fois franche et ludique de son autorité.

Une autre séquence joue sur l’idée de la création d’un univers enfantin, à la fois onirique et grotesque, et naît après que chacun a enfilé une chemise blanche, symbole probable de la tradition. Après un moment de beatboxing proposé par le fils, la coloration de plus en plus comique du duo et l’accélération nette du tempo suggèrent l’entrée dans l’univers du jeu des garçons (généralement représenté comme tonique, rapide, effervescent et continu). Les références aux danses traditionnelles évoluent vers une sorte de zouk non traditionnel dans lequel chacun des deux partenaires danse seul, le buste très droit et de manière cérémonieuse. Ce jeu avec les codes du zouk est ensuite interrompu par des sauts et des tours empruntés à la danse classique. Ce moment, splendide, transporte le·la spectateur·trice dans un espace-temps où les codes genrés se brouillent : le père et le fils se métamorphosent en petits rats de l’opéra, oscillant entre jeu et sérieux, souplesse authentique et burlesque léger, leurs kilts virevoltants évoquant des jupettes de petites filles. Tout ce travail sur les effets de décalage – entre la musique de Mozart et l’apparent sérieux viril du zouk, associé au port de tête et au bras levé; entre la même musique et la danse classique parodiée; entre la relation père-fils et l’univers chorégraphique davantage associé aux « petites filles » (Marquié, 2016) – permet peu à peu l’entrée dans un autre univers, dans une relation extrêmement créative.

Les questions de l’autorité, de l’absence du père et de l’éducation sont également abordées sur le mode du jeu, dans un crescendo qui va jusqu’à opérer un véritable renversement symbolique des repères traditionnels. On trouve dans la pièce deux affrontements directs entre le père et le fils, marqués d’un moment de duo verbal où la parole est criée plus qu’échangée, comme si chacun était condamné à répéter les mêmes mots, le même rôle. Dans la première séquence, le père invective le fils en créole pour lui reprocher son absence à l’école et son manque de sérieux. Les propos tenus sont de l’ordre de la maxime, du bon sens populaire, et le fils conclut avec cette réplique : « L’argent facile, relax », avant de s’allonger par terre, son tabouret en équilibre sur ses pieds. Le stéréotype du père comme incarnation de la loi est ici parodié, tandis que l’expression « mettre les pieds sous la table » trouve un nouveau souffle avec l’image scénique offerte par le fils : le fait de porter le tabouret sur ses pieds permet de prendre l’expression au pied de la lettre en jouant ainsi avec le stéréotype du fils paresseux. La deuxième confrontation commence par des reproches virulents du fils à son père, en plusieurs langues, au sujet de son absence : « You weren’t there »; « ou pa té la ». Ici encore le tempo s’accélère, tandis que des coups de poing sur la table ponctuent les propos en rappelant le bruit des dominos que l’on pose. Ainsi, la joute verbale fait référence à l’un des jeux de société les plus connus et ritualisés en Martinique, ce qui atténue sa violence et la transforme de ce fait en une sorte de rituel, de jeu tonique où chacun peut, tour à tour, perdre ou l’emporter. Les images scéniques accompagnant les disputes et les reproches traditionnellement attribués aux pères et aux fils sont ainsi vectrices d’une transformation symbolique de ces reproches, qui acquièrent une dimension à la fois outrancière et ludique les vidant pour partie de leur charge agressive.

Vers de nouveaux modes de relation père-fils

Au terme de la pièce, c’est à travers un travail avec la chemise et la table que se crée un mode original de relation entre la figure du père et celle du fils, conviant le·la spectateur·trice dans un nouvel espace-temps. D’abord situés sous la table, les interprètes impulsent à celle-ci, d’un geste précis et fluide, un mouvement chaloupé rappelant celui d’un bateau. Se crée ainsi une complicité inversant les représentations binaires terre-ciel, verticalité-horizontalité, lourdeur-légèreté et stabilité-instabilité. Ce mouvement concerté contraste avec la séquence précédente, dans laquelle ils tapaient du poing sur la table pour évoquer à la fois un jeu d’enfants et un espace-temps marqué par la perte des limites, des repères et des différences générationnelles. Tandis que l’impulsion des duos était jusqu’alors donnée soit par le fils, soit par le père, elle devient ici commune et se déploie sur un tempo plutôt lent.

Ce rythme perdure et s’amplifie dans la dernière séquence, où les deux interprètes, qui ont ôté leur chemise, la déposent au sol puis se couchent sur elle d’abord en même temps, au niveau du bassin, puis l’un après l’autre. La posture allongée s’étire dans le temps : il s’agit de retrouvailles avec soi – chacun des danseurs paraissant savourer ce corps-à-corps avec le tissu qu’il a porté – et d’une communion avec la chemise, symbole des conventions sociales, du repas dominical, etc. L’intime et le social semblent ainsi sacralisés, partagés et séparés par le père et le fils. Ce moment suggère tout à la fois l’individualisation des deux hommes et leur ancrage au sol (les racines) et au symbole social (le cadre). La douceur et la sensualité émanant du contact avec la chemise ouvrent la possibilité d’un nouveau rapport à la virilité en donnant à voir des corporéités dénuées des stéréotypes qui lui sont attribués.

Cette ultime image contraste de façon saisissante avec le début de la pièce, où les deux interprètes étaient chacun assis sur une chaise, comme emportés à leur insu par des impulsions venues d’endroits variés du corps (notamment la jambe et le bras). Ces impulsions soudaines, puissantes et qui semblaient parfois projeter les corps donnaient l’impression que les interprètes étaient isolés et posaient des actions embryonnaires, dépourvues de cohérence. Cela contribuait à créer une atmosphère un peu chaotique, comme si la pièce tout entière s’employait à réordonner et à déployer les potentialités offertes par la relation père-fils, proposant quelques situations attendues (des ordres, des cris, des retrouvailles) autour desquelles s’organisaient des instants où les interprètes semblaient véritablement explorer les potentialités de leur être-ensemble, jouant avec les codes, les modes d’apprentissage et les jeux d’influence. De fait, la séquence qui suit la lecture du poème est essentiellement amorcée par le père. C’est lui qui paraît lancer les propositions, immédiatement imitées par le fils. Les mouvements sont ici marqués par une grande amplitude et une vraie fluidité, concourant à créer un sentiment de joie et d’euphorie. L’appui tendu renversé, exécuté par le fils et tenu par le père, fait écho aux métaphores poétiques entendues précédemment, telles que « engagement interne », « parois stables » et « équilibre fascinant ». En intervertissant le haut et le bas, en superposant les membres inférieurs et supérieurs des protagonistes, cette image scénique crée simultanément un effet de complémentarité et une inversion des perspectives. À notre sens, c’est dans ce bel équilibre entre l’exploration de nouveaux élans et le rappel de scènes connues et familières aux Antilles que l’écriture de cette pièce offre un espace d’inquiétante étrangeté propice à l’émergence de sensations et de questionnements inédits. Les costumes du père et du fils ouvrent d’ailleurs d’emblée la voie à des identités en construction, dans la mesure où ils sont à la fois porteurs de connotations traditionnelles et « exotiques » (pour les Antilles) par le port du kilt[20], lequel rappelle implicitement le pagne et fait ainsi se superposer plusieurs cultures, constructions identitaires et corporéités. Si le fils est le seul à s’approprier les codes chorégraphiques issus du hip-hop, symbole d’un « fossé » générationnel, il peut aussi être l’initiateur du mouvement; c’est le cas lors de la séquence, déjà évoquée, se déployant sur la musique de Mozart. L’écriture oscille entre l’impulsion donnée par le fils et les duos père-fils exécutés sur la même impulsion, avec une grande fluidité qui fait respirer la relation en la libérant de toute contrainte ou emprise. À cet égard, les petits sauts synchrones, débarrassant les corps de la pesanteur et façonnant, comme le sourire et le regard du père sur son fils, un moment de nette complicité, évoquent la pure exaltation kinesthésique, la joie de l’enfant sentant bouger son corps dans l’espace, sans but ni objet. Le jeu sur les effets comiques reste également très présent : les deux interprètes, épaule contre épaule et dos au public, effectuent des pas de côté, le temps fort étant marqué d’un léger mouvement du bassin en antéversion. Ce travail minimaliste sur le bassin et, partant, sur le corps caribéen porteur de l’héritage des danses africaines traditionnelles est lié à un moment de partage entre le père et le fils, habillés en chemise blanche comme pour un repas dominical. Exécuté sur l’allegro de la symphonie no 40, il brouille les attentes et les repères associés à ces identités et rôles. Il donne aussi à sentir et à voir la joie du mouvement partagé, en croisant dans une perspective de créolisation les héritages musicaux, chorégraphiques, vestimentaires et culturels pour proposer d’autres modes d’exploration d’une relation vivante et désencombrée de toute fixité.

Mari et amant dans Congre et homard de Gaël Octavia

L’artiste interdisciplinaire Gaël Octavia explore de manière perspicace et critique les stéréotypes masculins, y compris celui de la virilité ostentatoire, qui sont liés aux difficultés de la relation père-fils abordées par Marlène Myrtil. Octavia se présente comme féministe et précise que son féminisme est né de « situations familiales très antillaises » :

Mon féminisme, lisible, je suppose, dans mon travail, est celui d’une femme antillaise, qui a grandi au contact d’autres femmes antillaises, qui a été le témoin de situations familiales très antillaises (y compris le fameux schéma conjuguant la mère poto-mitan et les pères aussi multiples qu’absents, mais pas seulement). Mon féminisme est sans doute né de ma perplexité d’enfant face à la permissivité sociale envers les maris volages ou face à l’abnégation, la résignation, l’aveuglement féminins

(Octavia, citée dans Bérard, 2010 : 247).

Le théâtre lui permet de porter un regard critique sur ces schémas familiaux, trop souvent acceptés avec résignation ou abnégation par les femmes. Cependant, plutôt que de réitérer la représentation habituelle du mari infidèle, irresponsable, et de montrer les femmes comme des victimes, elle décide, dans Congre et homard, d’inverser cette construction archétypale. L’adultère est commis par la femme; son mari doit l’accepter, puis se confronter au fait que son comportement de « brute », prescrit et glorifié par la société, ne plaît pas à sa femme. Ses efforts pour jouer l’« homme » lui font en réalité perdre sa femme (en l’émasculant de l’intérieur), ce qui le mène à repenser son identité en rencontrant l’amant de celle-ci. L’amant, pour sa part, ne suit pas les règles de la virilité, raison probable pour laquelle la femme est amoureuse de lui. Or il n’a pas d’emploi stable, si bien que cette liaison dépend de la stabilité financière fournie par le mari.

Stéréotypes imposés : la fable animalière

Congre et homard joue et déjoue les stéréotypes masculins en montrant deux hommes opposés qui sont respectivement le mari et l’amant de la même femme. De son côté, le mari, C, buveur de rhum et pêcheur qui gagne bien sa vie, semble parfaitement s’accorder aux attentes de la société martiniquaise. Cependant, sa virilité ostentatoire est mise en question par l’infidélité de sa femme et le manque d’enfants issus de leur mariage. L’amant, H, est quant à lui romantique et plus jeune; il écoute la femme, comprend ses désirs et lui accorde son temps. Toutefois, la principale raison de sa grande disponibilité est qu’il est « jobeur-chômeur » (Octavia, 2012 : 17), c’est-à-dire qu’il a des emplois intermittents et précaires, ce qui est contraire aux critères et standards sociaux de la « masculinisation » aux Antilles. À cet effet, Kabile observe que « l’intériorisation de modèles valorisant la responsabilité [financière] comme prérequis de la masculinité, peut conduire à un sentiment de disqualification, d’autant plus accru que l’individu a un parcours professionnel caractérisé par la précarité et un fort sentiment […] d’insatisfaction voire d’échec » (2018 : 9). Selon H, la femme disait que le travail n’était pas important pour elle; lui, en revanche, croit qu’il doit trouver un emploi stable pour « [ê]tre un homme pour elle. Un homme honorable » (Octavia, 2012 : 24). Ces normes sociales invisibles, mais intériorisées, semblent plus influentes que le discours de la femme, c’est-à-dire que la parole de celle-ci ne compte pas : réduite à l’état d’objet, elle est possédée et méritée par les hommes.

L’épouse étant absente de la scène, on assiste, à travers le dialogue masculin, à une déconstruction de la virilité ostentatoire, mais l’existence d’une identité « masculine » authentique derrière ce masque reste douteuse. L’interprétation du rôle de C par Dominik Bernard (qui signe également la mise en scène) met en évidence une confiance « masculine » qui recouvre les inquiétudes et hésitations du mari. Il nous présente un homme compétent, satisfait de son statut, qui essaie de se montrer fort, viril, bavard et à l’aise, alors qu’il s’accroche aux réponses de H. Dans le rôle de celui-ci, Joël Jernidier est réticent, pensif, nerveux et, finalement, désespéré et misérable lorsque son personnage croit la femme morte. Le·la spectateur·trice peut imaginer la relation que la femme a entretenue avec chacun des deux hommes. Selon H, la femme l’aime et trouve que son mari est une brute, mais comme C le constate, l’amour est « facile » avec H, sans les responsabilités et obligations du mariage : « L’amour, c’est très facile lorsque ça se passe l’après-midi en cachette du vieux con de mari. C’est irresponsable et c’est pour ça que c’est facile. C’est après que ça se complique. Quand l’amour devient responsable » (ibid. : 26). Puisque la femme ne travaille qu’à mi-temps, sa relation avec H est effectivement rendue possible par C. Dans un moment de lucidité honnête, ce dernier se demande si ce n’est pas mieux pour tous·tes que sa femme ait un amant. Derrière son masque, on voit sa fragilité, sa peur face à la perte éventuelle de sa femme; H, quant à lui, semble incapable de transformer ses rêves en réalité, malgré l’amour de la femme. Alors que C, qui a convoqué le rendez-vous avec H, semble d’abord confiant, il perd lentement le contrôle par la suite. Au fil du dialogue entre ces hommes opposés, mais tous deux soumis aux stéréotypes masculins, il devient clair que le mythe de l’homme viril ne sert en réalité ni les hommes ni les femmes. Or les personnages n’arrivent tout de même pas à y échapper. Octavia insiste ainsi sur la difficulté d’une identité masculine viable en dehors des mythes. Le retrait du masque « masculin » dévoile la puissance des stéréotypes venant soit de l’extérieur, soit de l’intérieur, ce qui rejoint les réflexions de Chonville (2021 : 348) sur la difficulté de construire des identités masculines exemptes de ces archétypes.

Le titre de la pièce, Congre et homard, vient d’une fable aquatique que C, pêcheur, raconte plusieurs fois à H. Le congre et le homard sont respectivement le prédateur et la proie du même animal : le poulpe. Pour clarifier ce symbolisme apparent, H représente le homard, tandis que C rappelle le congre, et la femme absente, le poulpe. Les deux hommes sont liés par la femme, qui est à la fois la proie de son mari et la prédatrice de son amant. Selon C, le congre et le homard « ont conclu une association heureuse et honnête » (Octavia, 2012 : 12) : le homard attire le poulpe, qui se fait dévorer par le congre avant de pouvoir manger à son tour. Il est clair que C a besoin de H, car il ne comprend pas sa femme; il convoque alors ce rendez-vous pour « bavarder » (ibid. : 31) avec l’amant et le convaincre de rejoindre cette alliance. H refuse et résiste aux épreuves de masculinité proposées par C, ce qui déstabilise celui-ci. Selon H, l’« association heureuse et honnête » entre le congre et le homard n’existe pas, et C n’a pas compris ce qu’il désignait comme « l’essence » (ibid. : 39) de l’histoire de ces animaux : la détresse.

Tandis que C n’arrive pas à se dépêtrer des normes sociales et assume son rôle d’animal (le congre), H essaie de vivre autrement et se distingue, en tant qu’être humain, du homard. Selim Lander (2012) se demande d’ailleurs si son nom fait référence à « humain »; celui de son interlocuteur pourrait quant à lui évoquer un combat de coqs. Il est évident que C se sent obligé de représenter, par son discours et son comportement, son machisme. Il est déçu que H refuse d’engager un duel de masculinité avec lui. « J’avais espéré un meilleur adversaire » (Octavia, 2012 : 37), lui dit-il. Cependant, si C se montre le plus viril, c’est bien H qui « coque », au sens sexuel du terme. S’il affirme d’abord n’avoir jamais touché la femme, il révèle plus tard qu’il·elles ont couché ensemble : « Évidemment! Qu’est-ce que vous croyez? Qu’on s’est regardés dans le blanc des yeux pendant six mois? » (Ibid. : 41.) La virilité, censée définir la sexualité masculine et assurer la « conquête » de plusieurs femmes, se révèle ainsi vide de sens, impotente par ses propres critères (misogynes). H, pour sa part, paraît à l’abri du besoin de se montrer « macho » : il dit se moquer de ce que C pense de lui et refuse la lutte des mots qu’il propose, annonçant qu’il va l’écouter en restant silencieux. Il n’hésite d’ailleurs pas à mettre le soutien-gorge de la femme, assumant ainsi, par le visuel de ce costume, un rôle féminin. Alors que sa nature sensible le rend touchant, son identité, voire son existence, semble entièrement dépendre de l’amour de la femme. Persuadé que C a tué celle-ci, il lui demande de le tuer avec l’arme présumée du crime, car il ne peut pas vivre sans elle.

Vers de nouvelles identités masculines : complexités et incertitudes

La pièce déstabilise son·sa spectateur·trice-lecteur·trice et revendique la complexité de la multiplicité des masculinités tout en montrant comment des identités masculines en questionnement se cachent derrière des stéréotypes simplistes. Octavia nous fait croire et comprendre un fait pour ensuite le détourner, laissant ainsi plusieurs questions irrésolues. Est-ce que H a trouvé un travail? A-t-il couché avec la femme de C? Est-ce que C a tué sa femme? Dans la mise en scène de Dominik Bernard (décors de Pascal Catayee), la scène est obscure, le café n’a qu’une table et deux chaises, et le décor est moderne. Le lieu semble hors du temps et de l’espace, et pourrait être situé dans un café en Martinique, mais tout aussi bien nulle part. Les projections d’images aquatiques, des visages des acteurs et du corps de la femme interrompent le dialogue et désorientent le·la spectateur·trice tout en lui transmettant les états émotionnels, les mémoires et les fantasmes des deux hommes. La pièce devient ainsi « une comédie divertissante et une exploration de l’inconscient des deux hommes qui affirment leur virilité et qui sont emportés dans une sorte de duo chaotique » (Ruprecht, 2011). La lumière bleutée, comme le remarque Lander (2012), est froide et contribue ainsi à créer une tension palpable.

Au lieu de refuser l’homme viril pour le remplacer par l’homme romantique, Octavia démontre la fragilité et l’échec des deux hommes. Elle déconstruit le mythe de la virilité et offre une vision pessimiste des rôles masculins dans la société et dans le mariage. Le mari traite sa femme comme sa propriété et néglige de l’écouter. H, en tant que confident, n’entend pas non plus ses véritables désirs, rêvant de la posséder une fois qu’il aura atteint le statut d’« homme » grâce à un travail stable. À la fin de la pièce, C propose de tout raconter à sa femme et de la laisser choisir, même s’il pense qu’elle optera pour H. C se trouve « face à l’affirmation d’une autre façon d’être homme, faite d’attention, de tendresse, de questionnement et d’acceptation d’une certaine fragilité, que celle-ci soit sociale, professionnelle ou plus sûrement constitutive d’une construction identitaire toujours en mouvement » (Sabra, 2012). H n’accepte pas l’association entre le congre et le homard suggérée par C, mais lui transmet quand même une compréhension de la situation, le poussant à accepter le défi de respecter les véritables désirs de sa femme et, éventuellement, de réinventer son rôle masculin. L’avenir est incertain, et c’est aux hommes de trouver de nouvelles masculinités. L’issue du duel sera décidée par la femme, hors scène…

Limites et impasses des nouvelles identités masculines?

Ces pièces de Myrtil et d’Octavia proposent pour partie une transformation symbolique des identités masculines : elles détournent certains clichés limitant les identités, les corps et les relations, et jouent avec des effets de juxtaposition, de symétrie et de dissymétrie pour critiquer le statu quo et ouvrir la voie à des identités genrées plus ouvertes et dynamiques, ainsi qu’à de nouveaux types de relations entre hommes, fondées sur des rapports renouvelés à l’autre, à soi, au corps, à l’espace, aux représentations, aux injonctions et aux rites sociaux. Comme le rituel, la performance peut constituer un espace de transformation des conventions sociales : avec ces deux propositions, sont dépassées les représentations binaires pour repenser le comportement de l’individu dans une société qui lui prescrit un rôle simplifié. Le lien entre hommes, tel que présenté, se veut déconcertant et polymorphe : sa labilité suggère d’autres possibilités de constructions identitaires masculines, tant dans l’intimité de la relation amoureuse et intergénérationnelle que, paradoxalement, dans celle unissant le mari et l’amant. En effet, alors que la femme dont il est question dans Congre et homard est absente de l’espace scénique, une forme d’intimité se noue entre les deux personnages masculins et apparaît comme le verso d’une violence possiblement caduque, une invitation à entrer dans un dialogue aux repères flous et incertains. C’est tout de même le mari trompé, celui qui paraît, nous l’avons dit, se conformer aux assignations sociales de virilité, qui convoque l’amant afin de mieux cerner sa femme, de créer un trio inédit réunissant virilité et douceur. Ainsi, du côté du mari, assimilé au « coq », pourrait naître une identité surprenante, un registre masculin inattendu, comme si le mari et l’amant devenaient l’endroit et l’envers d’une seule et même masculinité échappant à toute binarité.

Pour autant, l’absence de femmes dans la dramaturgie d’Octavia comme dans l’écriture chorégraphique de Myrtil paraît limiter la portée subversive de leur propos. On pourrait y voir le reflet de l’éviction des femmes hors de la sphère publique. Dans Congre et homard, la femme dite adultère devient un objet de fantasme : fantasme de la jouissance, support de la pulsion scopique – le mari raconte avoir observé longuement le couple d’amant·es – et d’une évidente pulsion de mort. Évincée de l’espace public et de l’espace intime, la femme n’apparaît que comme pur objet de désir et de discours des deux hommes, dont la virilité s’affirme et se déconstruit tour à tour dans une tension permanente entre fanfaronnades et aveux de faiblesse, jusqu’au déploiement d’une complicité, assez surprenante, pouvant signifier leur mainmise sur la femme. La didascalie finale précise : « Les deux compères sont main dans la main lors de la passation de la clef » (Octavia, 2012 : 45). La socialisation des hommes, même si elle se construit à travers une alliance improbable entre mari et amant, se fait malgré tout par la reconnaissance des pairs[21]. En outre, la distribution des rôles s’inscrit plus largement dans un système économique et culturel genré marqué par la domination masculine : « ce sont les hommes qui jouent les rôles les plus prestigieux, compte tenu de la prééminence des personnages masculins, dans les textes classiques comme dans de nombreux textes contemporains » (Proust et Védrine, 2018 : 85).

Certes, les figures du père et du mari absents, absorbés par leur pluripartenariat, prédominent dans les représentations de la famille et du couple aux Antilles. Pour autant, le choix dramaturgique et chorégraphique des deux artistes antillaises de mettre au premier plan des corps et des points de vue masculins est aussi à resituer, dans une perspective décoloniale, dans le contexte d’un « patriarcat fissuré » aux Antilles : le père est oblitéré par la toute-puissance de la mère, et le mari, fût-il « idéal », est assigné à préserver sa réputation de virilité. Il convient en somme d’« “externaliser” les démarches de décolonisation, [de] rétablir les connections [sic] avec l’espace d’énonciation, ou encore [de] “contextualiser la décolonisation” pour atteindre cette économie de la connaissance, en tant que ressource matérielle ou symbolique et en tant qu’espace de valeurs morales » (Chivallon, 2019 : 14).

Nous en arrivons alors à un double constat, paradoxal et non binaire, réunissant les deux points de vue. L’absence de l’épouse, de la compagne ou de la mère sur scène et leur représentation comme objets de discours et de fantasme peuvent laisser penser qu’il n’y a pas de réelle remise en cause des schémas patriarcaux. En même temps, la mise en scène des duos masculins confronte le·la spectateur·trice à une forme d’intimité inédite entre père et fils ainsi qu’entre mari et amant. Elle fait apparaître des duos improbables, des rapprochements imprévus, des fragilités incontournables et des corps non plus marqués par la force, mais par des attributs multiples, parfois dits « féminins ». Ces oeuvres proposent en somme un espace symbolique et esthétique où les identités masculines s’expérimentent autrement, devenant vectrices de relations amoureuses, parentales et filiales à réinventer.