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Ḥésèd, avec Sukul Hansda. Université Bordeaux Montaigne, Pessac (France), 2023.

Photographie de Jean-Frédéric Chevallier.

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Dans Ḥésèd (2023), Sukul Hansda, que nous voyons sur la photo ci-dessus, est présent avec ses partenaires de jeu, un jeu « combinatoire[1] » (Chevallier, 2015 : 85) comme aime à le dire Jean-Frédéric Chevallier, un jeu auquel participent des arbres, des ficelles accrochées aux branches, une suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach parfois entrecoupée de bruits de voitures et une bossa nova chantant la Bahia rêvée par Vinícius de Morais. Ils accompagnent son corps : la danse est sculptée par la silhouette des arbres, par le relief d’un sol irrégulier et par les grands cadres des fenêtres des bâtiments qu’on aperçoit au loin. Ensemble, ils offrent aux spectateur·trices l’orchestration d’un moment singulier. Singulier par la sincérité d’une danse dépouillée des codes et des gestes répertoriés, présentant une allègre mise en mouvement d’un corps et de tout ce qui l’entoure. Comme si la danse faisait entrer le cadre environnant dans ce moment de théâtre.

Ce sont ces entités végétales, humaines, sonores et architecturales qui composent ainsi la matière d’Ḥésèd. Ce spectacle entre en écho avec l’approche philosophique qu’a développée son metteur en scène, Jean-Frédéric Chevallier, depuis plus d’une vingtaine d’années. Il permet de mieux comprendre en quoi consiste un geste artistique bâti sur le souci du mouvement, du déplacement de celui qui cherche en terres étrangères la beauté créatrice de la rencontre au décentrement de celui qui voit « [l]e théâtre en parangon des arts » (Chevallier, 2020 : 347) – autrement dit, une condition joyeuse pour la mise en relation de différences : théâtre et danse, aborigène santhal et français nomade, projections de vidéos et racines de palétuviers…

Version filmée de la première esquisse d’Ḥésèd, réalisée par Jean-Frédéric Chevallier et Sukla Bar : youtu.be/JOVOHQ4-bLw

Mariana Camargo : Ḥésèd est un dispositif cum situ, déployé non plus dans le site mais avec lui. Tu détailles cette expression dans « De la diversité des faire avec » (2022). Ḥésèd, c’est aussi du théâtre, de la danse, de la danse-théâtre composée en extérieur, fabriquée en plein air. La question du plein air caractérise bon nombre de tes créations. Jusqu’à quel point, Jean-Frédéric, est-ce un choix, et jusqu’à quel point est-ce une contrainte? Ce serait ma première question pour lancer notre conversation. Ensuite, je voudrais te demander si ce contexte en extérieur, imposé ou non, est à l’origine de ta prise en compte – dans « le faire » de tes spectacles, films et installations – de la nature comme agent, de la nature actuante.

Jean-Frédéric Chevallier : Oui, Mariana, je dis maintenant de beaucoup de mes spectacles qu’ils sont des dispositifs non pas in situ, mais cum situ : avec le site. Durant les mois de confinement, j’ai lu plus attentivement Bruno Latour (2015) et Baptiste Morizot (2020) en repensant aux deux spectacles que nous venions de présenter en mars 2020 : Cooking Stone[2] et Au début du printemps la guerre était finie[3]. J’ai eu un déclic. La première fois que je l’ai mentionné en public, cela devait être lors d’un échange avec des étudiant·es indien·nes qui venaient de visionner la version cinématographique d’Au début du printemps. À ces étudiant·es, j’ai expliqué que, pour construire ce spectacle qui se déroulait en plein air autour de trois bosquets d’arbres mohoua, notre travail en répétition n’avait pas consisté à s’installer dans un décor « naturel » et donc inerte. Notre travail avait consisté, au contraire, à tisser des « et » avec un environnement actif que nous avions choisi ensemble pour partenaire, à composer avec les présences humaines et non humaines qui le caractérisaient. L’environnement et ses caractéristiques étaient des éléments parmi d’autres, agissant et entrant eux aussi dans le jeu combinatoire, avec ni plus ni moins d’importance que les autres. Quelques mois après, alors que je préparais un petit essai sur ces questions, j’ai apporté une précision : il y va d’un agencement de présences qui font. Par exemple, ce que fait la présence d’un son, ce que fait la présence d’un danseur, d’une feuille qui tombe, du tronc d’un pin ou de l’herbe légèrement mouillée par le crachin du printemps.

Et pour répondre à tes deux questions, je vais essayer de remonter loin dans le temps. Les premières petites choses que j’ai mises en scène, on disait que c’était du cirque. On faisait du trapèze, de la balançoire avec mes soeurs, mes cousins, un grand-oncle et une grand-tante. Peut-être y avait-il aussi un lapin et une poule naine qu’on nous avait donnés. C’était le plus souvent en plein air, dans un village landais. À quatorze ans, j’ai décidé de passer à quelque chose de plus élaboré, de plus théâtral, et ce, avec des répétitions de deux fois quinze jours au cours de l’année et une présentation à la famille en été (filmée, d’ailleurs). C’était dans le même village, mais dans l’usine désaffectée de mon grand-père, donc en intérieur. On pouvait utiliser les espaces qu’on voulait. On en changeait d’un spectacle à l’autre.

Ensuite, après mes dix-huit ans, avec le collectif Feu Faux Lait, que j’avais fondé au sud de Paris, nous présentions nos travaux le plus souvent dans des théâtres ou des salles modulables. Autrement dit, mes premiers spectacles un peu conséquents étaient plutôt pensés pour un plateau. Reste que, déjà, ça débordait beaucoup de la stricte cage de scène : on investissait les gradins, on demandait aux techniciens d’en démonter une partie, on faisait passer le public dessous, puis par les coulisses et les ateliers. On investissait aussi des salles d’exposition et des bâtiments à l’abandon, à l’intérieur desquels le public avait à se déplacer. Donc, disons que ne pas intervenir uniquement sur une scène, je le fais depuis un bon moment. Reste qu’alors, en France, il y a eu très peu de plein air.

Le travail en extérieur a commencé au Mexique. Forcément, si tu élabores un spectacle avec de jeunes enseignant·es zapatistes dans un village indígena (autochtone) du Chiapas, tu as le choix entre deux sortes d’espaces : ou bien une longue baraque en planches couverte de tôle ondulée (qui, le reste du temps, sert de salle de classe ou de réfectoire), ou bien l’esplanade herbeuse où la communauté a coutume de se réunir. Puis, beaucoup des spectacles que j’ai montés à Mexico avec le collectif Proyecto 3, dont j’étais le coordinateur[4], étaient répétés et présentés dans des espaces non théâtraux, notamment à l’extérieur : le patio d’une maison coloniale, les jardins d’un centre culturel, l’esplanade d’une mairie, les remparts ceinturant un cloître, une terrasse donnant sur une avenue… Autrement dit : à l’extérieur, mais dans un cadre urbain. Pour reprendre la terminologie de ta seconde question, je ne pense pas qu’il y ait eu une prise en compte de la « nature » à ce moment. On travaillait avec les éléments présents, ils étaient des « agents », oui, je pourrais le formuler ainsi aujourd’hui. D’autant qu’on répétait dans le lieu durant plusieurs mois d’affilée, ce qui nous permettait de comprendre en détail son fonctionnement, de jouer avec telles ou telles de ses caractéristiques : la texture d’un mur, la hauteur des marches d’un escalier, la largeur de la margelle d’un puits, la profondeur d’un bassin, le débit d’écoulement d’une fontaine. Y compris pour un spectacle comme A Breaking Down and a Multiplication of Tissue[5] (2009), qui a été l’un des rares présentés sur un plateau de théâtre. C’était au théâtre Juan Ruiz de Alarcón, sur une scène très bien équipée : Romeo Castellucci y avait présenté un épisode de sa Tragedia Endogonidia (2002-2005). Et là aussi, nous avions le temps de travailler avec le lieu et ses caractéristiques propres, en particulier avec les quinze technicien·nes (régisseur·euses, éclairagistes, costumières, etc.) qui y opéraient et qui prenaient quotidiennement (et deux mois durant!) une part active à nos répétitions. En trois ou quatre occasions, j’ai eu le loisir d’intégrer des arbres dans une composition. Souvent de manière ponctuelle, mais pas toujours : lors d’une intervention menée en 2001 dans un parc écologique, un spectateur a eu la sensation de voir les arbres marcher[6]. Ce n’était donc pas anodin : les arbres étaient vraiment de la partie cette fois-là.

Je résume : le hors-scène existait déjà en France, et l’extérieur s’est affirmé à partir du Mexique, mais il est resté principalement urbain. J’ai malgré tout osé un film rural dans un autre village du Chiapas, avec tous·tes les membres d’une famille maya, des comédien·nes de mon collectif mexicain, une danseuse et un musicien de mon ancien collectif français, ainsi qu’un cheval et quelques poussins[7]. On opérait dans la jungle, une carrière d’argile que les pluies avaient rendue boueuse, une rivière et sa cascade, des lacs, des champs de maïs dans la montagne, des plants de café, des pistes terreuses, un jardin potager. Là, il y avait déjà du plein air. Mais quand je revois le film aujourd’hui, j’ai conscience que le plein air y apparaît encore beaucoup comme un décor, une ambiance : il demeure en grande part de l’ordre du in situ. C’est dans le village de Borotalpada, en Inde, que des éléments du plein air se sont réellement déployés en tant qu’« agents » d’un spectacle. Quand la construction de notre centre culturel a débuté[8], j’ai intitulé l’une de nos lettres d’information « Un lieu a lieu ».

Bhimcharon Hansda, Dulal Hansda, Joba Hansda, Salkhan Hansda et Sumi Soren repeignent, après le passage d’un cyclone, le Centre culturel de Trimukhi Platform pour la Nuit du théâtre. Borotalpada (Inde), 2014.

Photographie de Jean-Frédéric Chevallier.

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Et ce lieu qui avait lieu n’était pas circonscrit au seul bâtiment en torchis et à son esplanade de terre rouge. Notre sentiment à tous·tes était qu’une multitude de lieux s’offraient à nous. C’était à la fois un sentiment agréable, ludique et la pleine conscience d’une exigence. Nous pouvions choisir de travailler aussi bien dans la jungle qu’au milieu d’une rizière, le long d’un chemin comme en haut d’un arbre. Pour জল জীবন / La vie dans l’eau[9] (2018), Sukla Bar, qui produisait le spectacle, a décidé que nous allions le composer uniquement depuis le lac de Borotalpada : plus d’une vingtaine de personnes évoluaient dans l’eau. Les spectateur·trices, eux·elles, étaient placé·es sur le rivage. Et le rivage qui leur faisait face, de l’autre côté du lac, ainsi qu’une partie du ciel, Sukla avait trouvé à les investir : de petites montgolfières de papier coloré s’élevaient à la chaleur de bougies suspendues.

Répétitions de জল জীবন / La vie dans l’eau, avec Chintamoni Hansda-Soren, Joba Hansda, Surojmoni Hansda et Pini Soren. Lac au sortir du village de Borotalpada (Inde), 2018.

Photographie de Jean-Frédéric Chevallier.

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Pour le spectacle suivant, chacun et chacune dans l’équipe a cherché un lieu. La question posée était : « où et avec quoi as-tu envie d’inventer notre nouveau spectacle? » Six mois plus tard, nous avons visité chaque espace – à l’exception de celui auquel avait pensé Sukul, car après la saison des pluies, il n’était plus praticable. Nous sommes revenu·es au Centre culturel pour discuter et décider. Il fallait aussi réfléchir à l’emplacement des spectateur·trices. Nous avons écarté les environnements qui ressemblaient trop à ceux que nous avions explorés par le passé. Nous voulions qu’ils nous obligent à ne pas reproduire ce que nous savions déjà faire. J’ai finalement suggéré d’en choisir deux plutôt qu’un : une carrière de pierrailles et les bosquets d’arbres mohoua que j’ai déjà mentionnés. Cette carrière et ces bosquets sont devenus des éléments importants dans la composition de Cooking Stone et d’Au début du printemps. Ils étaient, avec les comédien·nes-danseur·euses de l’équipe, les points de départ pour composer ces deux spectacles : tu as un lieu, tu as des personnes, qu’est-ce que tu fais avec, qu’est-ce qu’il·elles peuvent faire ensemble qui produise des effets esthétiques prégnants?

Si le spectacle est ensuite présenté ailleurs, il faut en modifier la composition. Il y va de modifications bien plus conséquentes que lorsque la distribution change. Preuve supplémentaire que les caractéristiques d’un lieu sont des agents actifs de l’assemblage présenté. Sommes-nous contraint·es de travailler en plein air? Je ne le crois pas. Car même en plein air, de nuit, avec une scène ample, surélevée et des éclairages, il serait possible d’invisibiliser ce plein air. Or nous n’en avons pas envie. L’impression d’obligation vient de l’inverse : lorsque, en tournée, il nous faut revenir sur une scène. C’était le cas, par exemple, à Delhi en mars 2023. Le directeur de l’Institut français, qui nous avait invité·es, m’a confié après le spectacle qu’il n’était pas certain que nous parviendrions à mettre en place quelque chose de vraiment fonctionnel sur un plateau. C’était un spectacle qu’il avait vu à Borotalpada – autrement dit en lien avec un espace qui était bien davantage qu’une black box : Sukla avait fait construire une petite plateforme arrondie, en terre, qui demeurait le plus souvent vide; il y avait des margousiers, des nids de bambou[10]. Alors qu’à Delhi, on était vraiment sur une scène, noire, pas très large, presque carrée. Mais le spectacle produisait des effets tout aussi forts. Pour cela, nous avons dû recomposer les séquences de mouvements et modifier le cadrage de la projection vidéo. Si des gens reconnaissent qu’ils ne savent pas ce que je peux faire sur une scène, c’est parce que, spontanément, ils n’associent pas notre travail à un plateau de théâtre. Ils imaginent que les conditions qu’impose la black box sont trop contraignantes (ou inadaptées) eu égard à ce que nous proposons.

M. C. : Ce sont les conditions de Borotalpada qui ont créé l’esthétique de votre collectif, Trimukhi Platform?[11]

J.-F. C. : Oui, mais entendues comme des conditions de croissance. Parce que le faire communauté facilitait et appelait le cum situ. À Borotalpada, ce qui s’est joué, je pense, est de l’ordre d’une stimulante invitation à renouveler de fond en comble les regards habituellement portés sur les notions de théâtre et de communauté, ainsi que sur leur relation. D’une part, dès lors que notre geste théâtral agence des présences différentes et offre cet assemblage à la vue, il met en oeuvre des savoir-faire tissant dans le divers : monter un spectacle, c’est fabriquer un dispositif qui entrecroise des différences. D’autre part, le premier souci auquel répond la vie communautaire à Borotalpada est celui de maintenir élevée la quantité de relations entre des villageois·es qui sont différent·es, présent·es et assemblé·es – les dynamiques communautaires recelant de pratiques relationnelles plurielles, souvent ouvertes, autrement dit là aussi de dispositifs pour faire se rencontrer des singularités. L’esthétique de Trimukhi Platform dont tu parles est à chercher dans ce que l’imbrication communauté-théâtre a permis de faire croître; dans ce qu’un assemblage cum situ produit sur une assemblée villageoise santhal, et vice versa; et dans ce que cet assemblement, cette vie ensemble entraîne quant aux forces qui non seulement traversent l’assemblage présenté, mais poussent aussi à élargir toujours davantage les « avec » qui l’animent. Faire communauté inclut de faire avec le chien qui nous accompagne aussi bien au coin du feu qu’en plein spectacle, avec une chèvre blessée qui interrompt le travail, avec la probable traversée d’éléphants qui oblige, par mesure de sécurité, à écourter les répétitions du soir ou avec la pluie qui tombe alors que nous essayons de nouvelles surfaces de projection vidéo.

Sukla Bar, Delko Hansda et des villageois·es discutent avec un vendeur ambulant. Borotalpada (Inde), 2020.

Photographie de Jean-Frédéric Chevallier.

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Théâtre et communauté : l’un est devenu pour l’autre à la fois une caisse de résonance et un catalyseur, dans les deux directions, si bien que c’est tout autant la « communauté » que le « théâtre » qui sont devenus plus divers. Le 25 octobre 2022 (c’est la date qui figure dans mon carnet de notes), je m’émerveille de voir combien les présences des interprètes tribaux·ales de l’équipe avec qui je suis en train de répéter à Borotalpada sont chaque jour plus différentes les unes des autres, et combien leurs manières respectives de se densifier se distancient.

Donc, encore une fois, ce n’est pas une contrainte, mais une condition pour bien se déployer. Et si tu as à l’esprit que ce tropisme du « hors-scène » est partie intégrante de mon travail depuis longtemps, cette condition se transforme plutôt en une occasion : l’occasion d’aller chercher beaucoup plus loin hors de la scène. Je peux dire la même chose pour les présences : être très attentif aux présences des comédien·nes-danseur·euses de Borotalpada m’a conduit à être tout aussi attentif aux arbres, au ciel, à l’eau, aux chèvres, aux feuilles sèches, etc.

Pour une exposition dans une galerie à Calcutta, j’avais proposé une série de photographies que j’avais prises durant le tournage de mon film Try Me Under Water[12] (2016). Et cette série, je l’avais intitulée Visages-Paysages – c’était avant le beau documentaire d’Agnès Varda et JR (2017). Je porte une grande attention aux visages. Beaucoup de philosophes ont parlé du visage, Emmanuel Levinas (1961) notamment. Ça serait à reprendre ici. Cette forme et ce degré d’attention que je porte aux visages sont aussi ceux que, dans mon travail, je porte à une main, un pied, à l’écorce d’un tronc, à l’eau qui s’agite quand la brise se lève, à des fourmis qui cheminent à la queue leu leu. Non pas que chacun soit devenu un visage mais, encore une fois, pour la forme et le degré d’attention que je porte à l’un ou à l’autre. La forme et le degré d’attention que je porte à une présence, celle d’un margousier, d’un bout de lac ou des genoux d’une comédienne-danseuse sont de même intensité que ceux que je porte à un visage.

M. C. : Quand est-ce que la faune et la flore ont commencé à « jouer » dans tes spectacles?

J.-F. C. : Je pense que c’est lors de la première Nuit du théâtre à Borotalpada, en février 2012[13]. Parce qu’en 2008, le premier spectacle que j’ai mis en scène avec quinze danseur·euses, acteur·trices et musicien·nes du village se déroulait en extérieur, à l’orée de la jungle, mais sans trop tirer parti des arbres qu’on devinait derrière[14]. Certes, le lieu avait l’avantage de permettre d’y faire traverser une vache sans trop se préoccuper de logistique, de facilement laisser tomber des brindilles et des herbes sur les spectateur·trices. Les grillons qui l’habitaient créaient un environnement sonore envoûtant. Mais ça n’allait pas plus loin.

C’est en 2012 que ça a vraiment commencé à prendre de l’ampleur. La première partie de Guignol’s Dol (2012) se déroulait sur les rivages du lac[15]. Un chanteur lyrique entonnait une aria de César Franck tandis qu’il pataugeait dans l’eau boueuse et qu’une jeune Santhal, debout sur la terre ferme, s’adressait au public en bengali. La deuxième partie se déroulait le long d’un sentier que les feuillages couvraient. Et les spectateur·trices avaient le temps de rassembler du regard ces autres éléments, ces éléments non humains, de les mêler avec les présences humaines, d’observer leurs rencontres et ce qui s’en dégageait.

M. C. : Je reviens à Ḥésèd. Dans le poème qu’on entend durant le spectacle (d’abord en français en voix hors champ, puis en santhali dit par le danseur, et enfin en bengali en voix hors champ à nouveau), j’ai remarqué les phrases suivantes : « Les arbres ont un silence qui ouvre des sentiers où les fourmis, petites, déambulent isolées »; « sur ta peau, le froid a placé de minuscules sinuosités ». Cela m’a donné l’impression de forces de la nature agissant sur un être humain placide qui est face à des « choses qui se déploient sans qu[’il] ne les voie[16] ». Le dispositif cum situ d’Ḥésèd semble propice à donner leurs places aux puissances d’agir de la nature. Tu me confiais au début de notre conversation avoir pris en compte de manière consciente cette action de la nature au cours du confinement, en lisant Morizot et Latour.

J.-F. C. : Oui, ces deux philosophes m’ont beaucoup aidé à prendre conscience de tout ça au niveau théorique. Ce ne sont pas les seuls. Il y a eu aussi Vinciane Despret (2021), Philippe Descola (2005), Eduardo Viveiros de Castro (2009) et d’autres. C’est en les lisant tout en repensant à nos spectacles et films, puis en discutant de ces lectures avec Sukla, ma compagne et la scénographe de nos spectacles – qui, étant née dans un village bengali, opère des divisons conceptuelles différentes, si bien que certaines approches nouvelles pour moi sont pour elle des évidences depuis qu’elle est toute petite –, que j’en suis arrivé, en jouant avec l’étymologie latine, à forger la notion de cum situ.

Je suis tombé, il y a quelques jours, sur la feuille de salle de Homemade Theatre, le spectacle que nous avons présenté tout au long de l’année 2019 aussi bien en extérieur (les jardins de l’Institut français à New Delhi, la cour d’une majestueuse maison en torchis à Borotalpada, devant le musée d’arts tribaux d’une université du Bengale) qu’en intérieur (l’Institut Goethe de Calcutta, l’Université d’Ashoka). Dans cette feuille de salle, je parlais encore d’un « spectacle in situ[17] ». C’était l’expression que les gens utilisaient, donc je l’utilisais aussi, sans trop y réfléchir.

Au cours du confinement, en même temps que je passais de in situ à cum situ, j’ai décidé d’arrêter d’utiliser en bengali l’expression « traiter une personne comme un chien ». J’y recourrais jusque-là pour m’opposer à une situation de racisme de caste. J’ai réalisé l’invalidité de cette formulation qui ne respectait pas la qualité d’êtres vivants de la gent canine. Dans les deux cas, mon cheminement réflexif a été progressif, et puis, d’un coup, ça a basculé : la terminologie ou la grammaire a changé.

Ḥésèd, avec Sukul Hansda. Campus de l’Université Bordeaux Montaigne, Pessac (France), 2023.

Photographie de Johanna Renaudin.

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M. C. : Crées-tu des parallèles entre ton travail artistique et tes lectures?

J.-F. C. : Les philosophes et anthropologues qui m’inspirent déroulent leurs pensées à partir d’expériences concrètes : le pistage des loups, le cheminement en forêt, la situation de confinement, le mode de vie des Jivaros Achuar, etc. En les lisant, je déplace ces terrains d’expérience. Gilles Deleuze (2003 [1990]) disait qu’on ne comprend un concept (qu’on le prend avec soi) que de cette manière. Il ne s’agit pas de tracer des parallèles, mais de déterritorialiser une notion philosophique pour la reterritorialiser autrement. Et le fait que chacun·e des philosophes et anthropologues que j’aime lire parte d’expériences concrètes y invite presque automatiquement. Je lis et j’accroche (comme on dit en français « avoir des atomes crochus avec quelqu’un ») sur une phrase, un paragraphe, ou simplement une expression qui compte trois mots; sans trop l’avoir décidé, je déplace un concept et il commence à faire bouger tel ou tel aspect de ma pratique artistique, de la compréhension que j’en ai. Je cherche à dérouler le fil aussitôt, ou bien je prends quelques notes pour poursuivre plus tard.

Mettre des mots sur un faire permet d’aller plus loin dans ce même faire. C’est la dimension éminemment pratique du jeu théorique : en te donnant des outils pour mieux affirmer une pratique, il t’offre de quoi la continuer, la poursuivre. Ce qui a commencé à apparaître, il ne s’agit plus seulement de l’assumer, mais de s’en réjouir et de le creuser. Mettre des mots sur une pratique permet d’aiguiser davantage cette pratique – l’aiguiser au double sens de la stimuler (comme dans l’expression « aiguiser l’appétit ») et de la rendre plus efficace, plus tranchante (comme le fil d’une lame).

Dans « De la diversité des faire avec », je me pose une question presque inverse : quels mots utiliser qui me permettent de désigner à la fois Sukul, l’arbre sur lequel il s’appuie et la cordelette qui pendouille depuis l’une des branches? Je propose de dire qu’il y va de « présences qui font avec ». À quoi cela me sert-il? À continuer d’oser, par exemple, prendre un temps considérable pour essayer tel mouvement avec tel arbre, puis avec tel autre, et ce, pour une séquence qui ne durera que sept secondes dans le spectacle. Et non seulement nous savons, Sukul, Sukla et moi, comment travailler efficacement avec les arbres, mais nous y prenons plaisir. Donc autant continuer de creuser de cette manière. Non pas pour nous répéter, mais pour aller plus loin sur ce chemin où nous nous sommes engagé·es et que j’entreprends de nommer peu à peu.

Je me souviens d’une anecdote sur les arbres que racontait en public un ami, Samantak Das. Il était alors professeur à l’Université de Jadavpur, à Calcutta. C’était la deuxième fois que nous présentions un de nos spectacles là-bas. Il s’agissait cette fois de Bachchader Experimentum[18] (2015-2016). Nous étions en repérage sur le campus de l’université, car le spectacle devait être présenté en plein air. Cet ami se disait à mon propos : « Il est étrange, ce gars, parce que quand je lui demande ce dont il a besoin pour la présentation de son spectacle, au lieu de me répondre en exigeant des équipements son et lumière, il me demande de l’aider à trouver l’arbre qui convienne[19] ». Il s’en amusait, bien sûr, mais ça l’intéressait aussi beaucoup, car j’élargissais ainsi son approche théorique de ce que sont les arts vivants. Et puis il avait un grand respect pour notre manière peu banale de tisser des liens entre personnes appartenant à des castes fort distantes.

Les dynamiques que nous avons mises en place à Borotalpada résonnent avec des problématiques que d’autres essaient de déplier ailleurs aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle des penseurs tels que Patrice Maniglier se sont rendus au village à plusieurs reprises et ont participé à nos Nuits du théâtre. S’il faut des mots inspirants pour aiguiser une pratique, il faut également des pratiques stimulantes pour aiguiser les mots[20].

M. C. : Aujourd’hui, pour évoquer la prise de conscience du pouvoir et de la puissance que la nature peut avoir en arts vivants, on parle de plus en plus d’« écodramaturgies », appellation qu’on retrouve dans le titre de ce dossier thématique de la revue Percées. Le terme m’a immédiatement fait penser à Ḥésèd. Tu n’utilises pas le mot « dramaturgie », mais cela m’intéresse de savoir ce que tu penses du terme « écodramaturgie », si l’on considère la dramaturgie en tant que cohérence relevant du sensible, comme Joseph Danan[21] le propose à partir de Jean-Luc Nancy (1993).

J.-F. C. : C’est au Mexique que j’avais invité Joseph à lire Le sens du monde (1993). Et tu as raison : la cohérence d’un spectacle est d’ordre esthétique. Dans Le sacre du printemps (1975) de Pina Bausch, les costumes sont cohérents avec la terre, avec la forme des corps des danseur·euses, et tous ensemble, ils dessinent un univers. Mais, lors de la première reprise de cette chorégraphie devant l’École des Sables au Sénégal (Heinzen-Ziob, 2023), les costumes étaient incohérents, eu égard aux corps des danseur·euses venu·es de toute l’Afrique et à l’océan qui se laissait contempler derrière l’espace scénique.

Pour bien répondre à ta question, je déplie un peu les choses. Il y a d’abord : 1) les formulations théoriques qui permettent de nommer, d’aiguiser et d’approfondir une pratique. C’est le cas pour moi du « théâtre du présenter » (Chevallier, 2020). J’entends « théâtre » non pas au sens de pièce à monter, d’histoires à représenter avec des personnages en dialogue, mais au sens étymologique : le lieu depuis lequel regarder, et donc l’activité artistique qui offre quelque chose (je pourrais dire aussi un « présent ») à la vue. Et « présenter », car ce qui s’agence devant les spectateur·trices réuni·es, ce sont des présences différentes, singulières.

Ensuite, il y a : 2) les formulations qui sont utiles parce que, étant immédiatement compréhensibles, elles permettent de désigner simplement des formes de pratiques sans générer de fausses attentes ni de malentendus. En conversant avec Joseph, qui, comme toi, a assisté à notre sortie de résidence, je me suis rendu compte que, davantage que de « théâtre », il était plus efficace de parler de « performance » à propos d’Ḥésèd. On peut y ajouter « danse contemporaine ». Joseph trouvait assez adéquat de dire qu’Ḥésèd était une « performance dansée ». L’expression est un peu fourre-tout, mais elle a une utilité pratique.

Or je dirai qu’en ce qui concerne ma pratique de théâtre-danse à l’air libre, mes manières de la penser et de l’annoncer au public, je n’ai, ni au sens 1 ni au sens 2, l’usage du terme « écodramaturgie ».

Et il faut ajouter une troisième catégorie : les termes qui deviennent des slogans vides si on a recours à eux parce qu’ils sont à la mode ou parce qu’ils répondent à des besoins d’ordre publicitaire. Je te donne un exemple de slogan vide. Un jour, un étudiant de Calcutta me téléphone, car, m’explique-t-il, son directeur de thèse lui a recommandé d’aller voir nos spectacles. C’est que, poursuit-il, son doctorat porte sur le landscape theatre ou l’ecological drama, je ne me souviens plus exactement. En tout cas, c’était une expression qui sonnait comme un slogan vide dans sa bouche. Il s’est rendu à Borotalpada pour assister à une Nuit du théâtre et je subodore qu’il a été un peu déçu. Davantage qu’au landscape ou à l’ecology, il était attaché au theatre en tant que drama avec son histoire représentée par des personnages, de préférence en conflit. La notion au coeur de sa thèse n’était qu’un slogan vide, et ce, alors que la notion de théâtre-paysage telle que l’a développée à sa façon Alexandre Koutchevsky (2021) est d’une grande beauté. Bref, là où je veux en venir, c’est à ceci : qu’une formulation donnée devienne ou non un slogan vide dépend de la personne qui l’énonce.

Dans le présent dossier thématique, bien évidemment, le terme « écodramaturgie » n’a rien d’un slogan vide. Dans l’appel à contributions de Percées, le questionnement me touche, tout comme la problématique qui le sous-tend, en particulier en ce qui concerne la nécessité de « repenser la relation qu’entretiennent les humains avec ce que l’on appelle communément la nature » (Cyr et Basile Hébert, 2023). Il en va de même pour l’univers théorique dans lequel ce questionnement et cette problématique s’inscrivent : en 2020, c’est en parcourant le chapitre de Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene intitulé « Sympoiesis » (Haraway, 2016 : 58-98) que j’ai décidé d’ajouter « avec » à la formulation « des présences qui font ». Envisager des présences qui font avec m’a donné de gagner en pertinence.

Donc je partage des soucis, des inquiétudes, des interrogations. C’est plutôt dans ma manière d’y répondre que je diffère peut-être. Comme tu l’as souligné, je n’ai pas l’usage du mot « dramaturgie ». Joseph a beaucoup oeuvré, et de manière stimulante, à élargir la notion, tu as raison. J’ai publié l’une de ses analyses quand je vivais au Mexique[22]. Il y a un petit texte de Denis Guénoun (2009) autour de la dramaturgie du football qui est vivifiant et qui, pareillement, mais dans d’autres directions, cherche à étendre le champ opératoire de la notion. Fernanda del Monte, au Mexique, a beaucoup utilisé la notion de « dramaturgies en expansion » (« dramaturgias expandidas »; 2020) qu’elle empruntait à l’essayiste espagnol José A. Sánchez (2011). Je me souviens aussi de discussions passionnantes avec Mathias Pees, qui fut un temps le dramaturge de Franz Castorf à Berlin. Pourtant, malgré toutes ces ouvertures, je crains que ce mot ne continue d’être le signe que toute oeuvre doit se structurer autour d’un vouloir-dire des artistes. Or je suis convaincu que ce qui importe, ce n’est pas de mettre en avant un vouloir-dire, mais de mettre en pratique des vouloir-faire. Ce sont ces vouloir-faire qui, parfois, entraînent les artistes à acquérir tel ou tel savoir-faire nouveau et qui suscitent parmi les membres du public des vouloir-dire surprenants et multiples.

Jusqu’à il y a une dizaine d’années, les pratiques contemporaines des arts exploraient peu ou prou deux dynamiques : l’une que j’ai qualifiée de « présentative » dans Deleuze et le théâtre : rompre avec la représentation (2015) et dans Le théâtre du présenter (2020), l’autre que la sociologue Nathalie Heinich observait dans Le paradigme de l’art contemporain : structures d’une révolution artistique (2014) et qui consistait à permettre aux spectateur·trices d’entrer en rapport avec une oeuvre par le biais du discours que l’artiste proposait pour l’accompagner. Aucun tropisme ne prévalait sur l’autre. Les deux, le faire combinatoire et le dire médiateur, cohabitaient. Il y avait aussi tout ce qui pouvait s’inventer entre ces deux pôles, et la liberté pour chacun·e d’entrer en relation avec une oeuvre comme il·elle l’entendait : ou bien davantage avec les sens, ou bien davantage depuis le sens, souvent en croisant un peu les deux. Depuis, le spectre des possibles s’est réduit. Je l’observe aussi bien aux Amériques, en Asie qu’en Europe. C’est le tropisme du vouloir-dire qui en vient à dominer; il est maintenant l’un des traits principaux de l’étalon majoritaire en arts.

Comment sortir de ce majoritarisme? Est-ce par les mots qu’on parviendra à remettre en mouvement les arts vivants, à leur donner de se désengager de tous ces vouloir-dire dont on a laissé croire qu’ils seraient les porteurs? Si tel est le cas, alors, aux formulations théoriques pertinentes, aux formulations utiles et à celles transformées en slogans, il faudrait ajouter une quatrième catégorie, qui participerait des trois précédentes : la formulation de combat. Il y a quelques mois, j’ai soumis un projet où il fallait évoquer la notion de queer ecology. Et il y a quelques jours, j’ai découvert le terme « écospiritualité », qui met en jeu la notion d’« écologie intérieure » (Egger, 2023). Cela me semble intéressant. Il faudrait que je creuse. Pourtant, dans les deux cas, j’ai comme une réserve : les formulations ne sont-elles pas redondantes? Si tu pousses l’une ou l’autre dynamique, tu en viens nécessairement à inclure la faune et la flore dont tu parlais. Ajouter l’adjectif « écologique » à « queer » ou à « spiritualité », est-ce vraiment ajouter quelque chose? Mais peut-être que la construction syntaxique de ces deux expressions est avant tout militante : ce sont des formulations de combat qui soulignent un aspect, l’exagèrent, parce que c’est devenu une nécessité si l’on entend faire bouger les choses, ouvrir les regards. Le « éco » dans « écodramaturgie » joue-t-il ce rôle? Le préfixe vient-il chambouler les usages du terme qui le suit, comme c’est le cas dans « écopolitique »? Emma Bigé a recours à ce terme en proposant d’envisager une « écopolitique de la danse » (2023). Ce qui est sûr en tout cas, c’est que la question écologique est une chance pour sortir du majoritarisme ambiant. Elle représente une opportunité d’y parvenir. La déplier avec des mots oblige à recouvrer l’humilité, l’ouverture, l’écoute. Travailler avec des autres qu’humains, et réfléchir à ce travail, c’est aussi se laisser traverser, emporter, déplacer par de l’autre, par des autres.

Mais bon… il n’en demeure pas moins que, à mon sens, dès lors qu’elle inclut le terme « dramaturgie », la notion d’écodramaturgie continue de promouvoir ce sur quoi il ne faudrait surtout pas abonder aujourd’hui si l’on entend redynamiser les arts vivants. Je ne crois pas que formuler ainsi le salutaire élan écologique qui les traverse soit, par les temps qui courent, stratégiquement pertinent.

M. C. : Pourquoi ne pas parler plutôt d’une « écologie des relations » (Descola, 2011 : 370), formulation de Descola que tu as reprise dans la conclusion de ton ouvrage Le théâtre du présenter?

J.-F. C. : Ah, oui! Bien sûr. Merci de me rappeler cette formulation, car elle continue de beaucoup me plaire. Elle serait cependant difficile à utiliser telle quelle dans une feuille de salle. Mais elle pose un contexte, celui des relations, et rend le terme « écologie » extrêmement poétique et donc poreux. Il y a en elle quelque chose de mystérieux. D’ailleurs, voilà peut-être une cinquième catégorie : après les formulations de combat, viendraient les formulations mystérieuses, celles qui intriguent, poussent à penser de côté…

Essay on Seasonal Variation in Santhal Society, avec le visage de Pini Soren projeté sur le dos de Surojmoni Hansda. Centre culturel de Trimukhi Platform, Borotalpada (Inde), 2017.

Photographie d’Élodie Guignard.

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M. C. : Tu disais qu’un spectateur a vu les arbres marcher dans un spectacle présenté au Mexique. Autrement dit, il les a vus agir. Moi, je vois cette action de la nature dans Ḥésèd, mais aussi dans la vidéo intitulée Let It Be[23] (2021) où un autre corps solitaire, celui-là féminin, est mis en scène et en danse. Ce corps joue avec la terre, le relief, les racines saillantes des arbres d’une mangrove. Dans ton travail, la présence de la nature est récurrente, tout comme l’est la danse. C’est ce qui permet au·à la spectateur·trice de déployer son imaginaire (ou de le déplier si l’on pense au pli deleuzien) et ainsi de « se mettre en branle intérieurement » (Chevallier, 2020 : 121). Puisque le mot « dramaturgie » ne t’intéresse pas, pourrait-on penser à une autre façon de prendre en compte cet agir de la création qui, chez toi, se manifeste par la fabrication dansée mêlant les corps et la nature?

J.-F. C. : Dubai Hembrom, un paysan santhal de Borotalpada, m’a confié que ce qu’il avait préféré dans Au début du printemps, c’était, selon ses termes, la scène « de l’arbre qui pleure ». Il s’agissait d’un mohoua sur le tronc duquel s’écoulait de l’eau. Sukul, dissimulé plus haut parmi les branches, la versait lentement; un microphone amplifiait l’éclat des gouttelettes sur le sol. Dans Cooking Stone, ce qui émouvait Dubai, c’était un danseur traversant la carrière de pierrailles, de bout en bout, à toute vitesse et en poussant une brouette. Dans un cas, ce qui l’avait bouleversé, c’était un arbre et de l’eau; dans l’autre, un être humain et une brouette. Ainsi, pour lui, un arbre était un agent actif au même titre qu’un·e danseur·euse. Le spectateur mexicain avait la même disposition : il a d’abord été frappé par la douzaine de comédien·nes, acrobates et danseur·euses qui cheminaient vers le fond du parc; il s’est mis à les suivre, et c’est là qu’il a vu les arbres marcher. Autrement dit, là aussi, les arbres étaient des interprètes.

Lorsqu’il m’a conté son expérience, le spectateur mexicain faisait, comme toi, référence à une « nature » dont les arbres étaient partie prenante, ce que ne faisait pas le spectateur de Borotalpada : des arbres, de l’eau ou un danseur et une brouette, il n’avait pas le besoin d’opérer de distinction ontologique. Je crois, comme Dubai, qu’il faut commencer par ne pas parler de « nature ». Sans doute suffit-il de parler de présences autres qu’humaines. En tout cas, il faut proposer une terminologie qui inclut les pierres, le ciel, une ampoule électrique, un mur, etc. Il y va d’un tissage sensible qui ne doit exclure d’emblée ni les arbres, ni les vaches, ni les cailloux, ni l’écume des vagues, ni les projections vidéo, les pistes sonores, les récipients métalliques, les figurines en terre crue, etc. Donner toute sa place à l’écologie, ce n’est pas tout subsumer sous elle, mais ouvrir la possibilité à ses éléments de participer à tout, pleinement. Tout n’est pas écologique, mais l’écologie peut être dans tout, et « tout », ici, ce sont les arts vivants, le « théâtre du présenter » ou le « théâtre-danse » cum situ.

Peu à peu, j’ai réalisé que défendre la pertinence d’un geste artistique qui participe d’un « théâtre du présenter », c’est nécessairement inclure la possibilité de composer une danse, comme dans Let It Be, avec les racines d’une mangrove, le chant des oiseaux ou le sable d’un bord de mer. Pas l’obligation, mais la possibilité de composer une danse avec ces éléments. Et les nécessités, les exigences qui en découlent.

Alors, comment formuler, depuis la danse, cette ouverture requise des possibles? Je ne sais pas. Danse inclusive (entendue dans un sens littéral)? Chorégraphie élargie? Reste que « les arbres marchent » ou « pleurent », je préfère que ce soit un spectateur qui l’affirme. Lui, il en a le droit. De ma part (en tant que chorégraphe-metteur en scène), cela serait bien prétentieux. Le descriptif d’Ḥésèd, qui mentionne une performance dansée par Sukul avec des arbres et des ficelles, a été rédigé en grande partie après la première, donc a posteriori, une fois que nous avions une vision concrète de tout ce qui s’y déroulait et après avoir écouté des membres du public conter leurs expériences.

Il y a un terme en espagnol que j’aime beaucoup, car il permet d’insister sur le fait qu’un spectacle consiste en un assemblage d’éléments. C’est le terme « montaje » (« montage »). Il est d’ailleurs plus souvent employé que le terme « espectáculo » (« spectacle »). En français, on dit « monter un spectacle », mais c’est davantage dans le sens de le faire monter jusqu’à la scène. Alors qu’en espagnol, « montaje » implique directement l’assemblage, aussi bien théâtral que dansé. Lors d’un festival à Cuba, j’avais donné une série de conférences intitulée ¿Como monté mis montajes? (Comment ai-je monté mes montages?) De là, il y a peut-être une formulation possible en espagnol : « eco-montaje ». Cependant, j’ai encore cette même réserve : il s’agit de la possibilité de composer sans restriction avec les différences que ce montaje requiert, et ces différences, ces divers ne sont pas nécessairement des arbres sur un rivage de la baie du Bengale.

Let It Be, vidéo-danse réalisée par Jean-Frédéric Chevallier et Sukla Bar sur le rivage de la baie du Bengale au sud de Calcutta après le passage d’un cyclone, avec Joba Hansda : youtu.be/vVdkpA7NBoA

M. C. : Cela fait-il partie de ton geste artistique de créer dans des lieux – au Mexique, en Inde – où tu fais toi aussi partie d’une diversité? À chaque fois, tu n’es toi non plus pas vraiment à ta place au regard des normes. Tu es un nomade, un étranger. Cette condition te semble-t-elle offrir des possibilités intéressantes, stimulantes, pour ton cheminement philosophique et le développement de ta pratique artistique?

J.-F. C. : Il y a un avantage à être un étranger : celui d’être un peu en décalé, et donc capable de regarder autour de soi avec plus d’émerveillement et de questions qu’un habitant-habitué du pays. Étienne Tassin disait quelque chose de stimulant sur la différence entre l’« alien », le « stranger » et le « foreigner » (2012 : 163). Le premier fait effraction dans l’ordre institué, conteste les divisions héritées et les partages autorisés. Et là, il faut rappeler que l’Inde, aujourd’hui, c’est à la fois une diversité immense, radicale, époustouflante, et une uniformisation terrible, désespérante, un majoritarisme féroce qui enlaidit l’ensemble.

Il faut aussi introduire dans le jeu la notion d’autre, l’autre qui n’est pas soi. Depuis le début, au sein du collectif que j’avais formé en France, nous nous posions la question du·de la spectateur·trice : c’était notre souci premier. Or le·la spectateur·trice, c’est un·e autre. Et sans doute qu’être un autre, ici au Bengale, un autre vraiment autre dans un village santhal, parmi d’autres, très autres eux·elles aussi eu égard à l’étalon de majorité actuel en Inde, cela aide à ne jamais perdre de vue que tout le travail scénique réalisé l’est pour d’autres : les spectateur·trices. Comment faire en sorte qu’eux·elles aussi se sentent déplacé·es et accueilli·es en même temps? Comment construire un spectacle pour cela?

Le terme « nomade » me plaît énormément! Il convoque du mouvement, de la vie. T’entendre le prononcer me donne de l’espoir. J’ai vécu en France, au Mexique, en Inde, et aujourd’hui je vais sans doute nomadiser ailleurs. Nomadiser, oui, mais tout en sachant que quitter le Bengale pour les mêmes raisons que je suis parti du Mexique – le désir de continuer à pousser plus loin les dynamiques qui animent mon travail – ne garantit pas que je découvre immédiatement l’endroit et rencontre les personnes avec qui poursuivre une telle exploration. Et puis les processus et les expérimentations prennent du temps pour mûrir, se bonifier. Comme le vin. Je travaille avec Sukul depuis 2014. L’aura de sa présence, la justesse de ses mouvements, le rythme dans sa manière de dire un texte, tout cela s’est constitué, densifié lentement. De même, le spectacle qui me semble le plus abouti au Mexique, j’en ai déjà parlé, c’était A Breaking Down and a Multiplication of Tissue, que j’ai co-mis en scène plus de sept ans après avoir nomadisé à Mexico. Vais-je nomadiser à nouveau? Dans quel ailleurs, avec qui? Combien de temps cela prendra-t-il d’affiner ce vin nouveau?

M. C. : Si tu nomadises ailleurs, sous quelles conditions – créatrices, artistiques – planterais-tu ta tente?

J.-F. C. : Ta question est belle. C’est la question qui m’agite. Il m’est difficile de te répondre en quelques mots, sauf à lister tout ce dont je sais ne pas vouloir. J’ai conscience en tout cas d’une chose : je me suis sans doute déjà trop sédentarisé. Si mon travail consiste à fabriquer des oeuvres pour que le·la spectateur·trice se sente à la fois déplacé·e et accueilli·e, en étant trop sédentarisé, je perds ma capacité à être moi aussi déplacé et accueilli. Sans doute me suis-je trop habitué à ce qui m’entoure, comme les meubles qu’on a chez soi depuis si longtemps qu’on n’y fait plus attention. Et je perds également ma capacité à me sentir accueilli. J’ai mon chez-moi à moi et ne suis plus trop de passage nulle part : les autres n’ont donc plus à m’accueillir. Ce n’est peut-être pas par hasard qu’Ḥésèd (qui constitue une forme d’aboutissement de mes seize années de travail dans le village tribal de Borotalpada) ait été conçu en France, autrement dit ailleurs, là où nous étions tous·tes les trois comme des étranger·ères accueilli·es, des nomades en résidence pour un mois.

Je dois accueillir avec confiance ce qui viendra d’ailleurs et me déplacera, moi aussi, ailleurs.

Ḥésèd, avec Sukla Bar, Sukul Hansda et Jean-Frédéric Chevallier. Campus de l’Université Bordeaux Montaigne, Pessac (France), 2023.

Photographie de Johanna Renaudin.

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