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En 2007, à l’occasion de la publication d’un dossier sur l’esthétique théâtrale que nous avions dirigé, je formulais avec Gilbert David des questions qui auraient pu, du moins en partie, introduire l’ouvrage collectif Théâtre et Nouveaux matérialismes. Nous déplorions alors l’absence d’un appareillage analytique adapté aux objets théâtraux qui, depuis plusieurs décennies déjà, s’employaient à « dé-définir[1] » la théâtralité, et aux pratiques théâtrales qui oeuvraient à « s’émanciper[2] », pour reprendre la formule de Bernard Dort, à sortir de leur cadre, en décloisonnant les disciplines ou en dynamisant le rôle du·de la spectateur·trice. Tandis que la praxis scénique ne cessait de se repenser et de faire éclater ses frontières, et que la théâtralité, notion autrefois apte à cerner les contours de l’acte théâtral, se révélait fuyante, nous nous demandions selon quels critères formels et discursifs il était possible d’appréhender le théâtre contemporain. Le collectif dirigé par Hervé Guay, Jean-Marc Larrue et Nicole Nolette, qui réunit un ensemble de textes présentant les approches néomatérialistes et qui expose leur apport pour les études théâtrales, propose, en ce sens, un cadre théorique et une constellation de concepts pertinents pour éclairer bon nombre d’oeuvres s’inscrivant dans le sillage du théâtre postdramatique.

Le champ théorique et épistémologique des Nouveaux matérialismes est apparu au milieu des années 1990 dans les domaines de la philosophie, s’est développé dans plusieurs autres champs comme ceux des sciences humaines et de l’éducation, et a attiré l’attention des théâtrologues dans les années 2010. Rebecca Schneider[3], qui signe la postface du collectif, a en effet dirigé un premier dossier de fond sur ces approches en 2015 dans The Drama Review. Quels principes orientent les réflexions des penseur·euses des Nouveaux matérialismes? Dans la continuité du posthumanisme,

à partir d’une critique de la vision anthropocentrique du monde selon laquelle l’humain conquiert son environnement matériel à l’aide de la technologie, ces auteurs ont pour but de réexaminer les relations entre les humains et les choses, le sens et la matière. Cela exige de repenser radicalement les hiérarchies et de chercher à instaurer des relations plus horizontales dans lesquelles les personnes et les choses sont interconnectées comme entités agissantes

(113).

Rejetant les binarités sur lesquelles repose une compréhension anthropocentrique du monde (sujet / objet, être humain / non humain, animé / inanimé, vivant / non vivant, etc.), les Nouveaux matérialismes engagent à envisager les relations dynamiques entre les matérialités, entendues comme tout ce qui réfère au monde physique. L’être humain perd son statut de sujet extérieur à l’objet qu’il observe, dans la mesure où il fait partie de ce qu’il observe. Selon Schneider, « toute matière est agentielle et […] l’agentivité est répartie entre et parmi les matériaux en relation[4] ». Ainsi l’agentivité, la possibilité d’agir, découplée de l’intentionnalité ou de la conscience décisionnelle, ne se limite pas à l’être humain et concerne également la matière. Celle-ci est « vibrante », selon l’Américaine Jane Bennett, autrice d’un essai qui a grandement influencé les penseur·euses néomatérialistes (Vibrant Matter: A Political Ecology of Things), en ce sens « que les objets ne sont plus des entités passives et stables, mais bien des “actants” qui ont la capacité “d’animer, d’agir, de produire des effets dramatiques et subtils[5]” » (191). Dans ce contexte, Karen Barad, autre théoricienne américaine abondamment citée dans l’ouvrage, remplace la notion d’interaction par celle d’« intra-action[6] » pour rendre compte de la nature intrinsèquement dynamique du réel, où sujet et objet, matière et discours sont entremêlés et se modifient sans cesse les uns les autres.

Le collectif est constitué de trois parties, dont la première, « Interconnexions théoriques », expose les liens entre les Nouveaux matérialismes et d’autres approches théoriques. À la suite de l’introduction, qui détaille la parenté entre les Nouveaux matérialismes et l’intermédialité, le premier texte de cette section, de Virginie Magnat, montre tout ce que ces approches empruntent aux philosophies autochtones. Nicole Nolette et Maxime Badiot mettent pour leur part en relation le métamodernisme et les Nouveaux matérialismes pour étudier le projet d’écriture d’Evelyne de la Chenelière sur et à partir d’un mur. Julie Sermon rattache quant à elle les approches néomatérialistes de productions qui déploient une poétique écologique, qui « contribuent à changer les regards que l’on porte sur [la matière] en amplifiant, détournant ou réinventant ses manières d’être, d’agir et d’affecter » (83). À partir d’exemples de productions théâtrales qui mettent en évidence les réflexions soulevées par les penseur·euses néomatérialistes, Hervé Guay établit des ponts avec les théories de la réception, et Nele Wynants, enfin, réfléchit aux rapports entre les êtres humains et la technologie dans les spectacles poético-scientifiques d’Oona Libens.

La seconde partie du collectif, « Par-delà le drame », contient des contributions qui évoquent des pratiques débordant du cadre de la scène théâtrale. Les textes de Kelly Richmond et de Cyrielle Dodet portent sur des productions circassiennes où l’objet et diverses matières occupent une place prépondérante, tandis que Lise Gagnon et Ève-Catherine Champoux décrivent les « boîtes chorégraphiques » développées à la Fondation Jean-Pierre Perreault, traces matérielles des spectacles de danse qui en assurent la transmission. Jean-Paul Quéinnec, Andrée-Anne Giguère et Pierre Tremblay-Thériault concluent cette section en abordant leurs expériences sur la matière sonore et l’éclatement de l’espace scénique.

La troisième partie, « Textualités et performances néomatérialistes », porte sur des productions qui se prêtent particulièrement bien à une lecture selon ces approches. À partir de l’exemple d’un accessoire dans une production, Jennifer Robert-Smith, Shana MacDonald et Bianna I. Wiens s’interrogent sur la « vibrance » de la matière sur scène. Emma Merabet propose l’étude d’une performance étonnante de Laurent Chanel et Arnaud Louski-Pane qui met l’accent sur « ce que [les matières mésomorphes comme la mousse] font à celles et ceux qui les travaillent […] en fonction des milieux où elles se situent et des façons que l’on a de s’entretenir avec elles, mais aussi et par conséquent ce qu’elles font aux arts vivants eux-mêmes et aux façons de les appréhender » (230-231). Jonathan Girard expose quant à lui les liens entre des concepts issus des Nouveaux matérialismes, soit les assemblages et la cocréation, et son processus de création en tant que peintre et scénographe. Philippe Manevy s’appuie ensuite sur la notion d’intra-action pour étudier la relation non linéaire entre le texte et le spectacle qui caractérise le travail de Mani Soleymanlou et de Jean-Claude Germain. À la fois auteurs, metteurs en scène et acteurs, ils créent en collaboration avec les autres membres de la production (comédien·nes, technicien·nes) et tiennent compte de la participation des spectateur·trices. Enfin, la postface de Schneider revient sur l’ontologie du théâtre et établit des liens entre les approches néomatérialistes et le postcolonialisme.

Les textes du collectif démontrent la grande pertinence de ces approches pour l’analyse des oeuvres qui ne placent pas le langage au centre de la représentation, comme les productions circassiennes. Richmond, en ce sens, dans son analyse de la mise en scène du risque dans des spectacles de Gravity and Other Myths et Company 2, ajuste son regard de spectatrice pour davantage tenir compte de toutes les matérialités en scène : « Au lieu d’avoir l’impression que seul l’humain courait un risque, j’ai vu que les performances attiraient l’attention tactile sur la matérialité précaire de facteurs environnementaux échappant au contrôle de corps entraînés » (138). Semblablement, les productions qui se rattachent de près ou de loin à la forme du théâtre d’objets se prêtent avantageusement aux approches néomatérialistes. Par exemple, Sermon se penche sur une installation performative, un film expérimental et une chorégraphie, trois « formes entièrement fondées sur l’exploration et la mise en scène des puissances agentielles et expressives de la matière » (70). Plusieurs études débouchent presque naturellement sur une lecture écologiste des oeuvres, dans la mesure où, en déplaçant le regard vers les objets, le·la spectateur·trice devient davantage conscient·e de son environnement, voire associe son destin à celui de la matière. Ainsi les performeurs qui mettent en scène l’élévation et la chute d’une colonne de mousse conduisent le·la spectateur·trice à « faire l’épreuve artistiquement, sensiblement, de [sa] propre vulnérabilité, de [sa] propre précarité, et de celles des choses et du monde auquel [il·elle tient] » (242).

Les approches néomatérialistes engagent, on le voit, à repenser les composantes de l’acte théâtral comme l’« action », que l’on pourrait nommer « agentivité » en termes néomatérialistes, dans la mesure où elle peut être partagée entre les êtres humains et non humains. Ce partage affecte forcément la réception du spectacle, comme le souligne Guay : « en confrontant de nouvelles agentivités sur scène, il y a fort à parier que les capacités d’identification du spectateur en ressortent transformées » (106). En effet, pour revenir encore à la performance analysée par Merabet, le·la spectateur·trice qui observe la colonne de mousse vivrait moins une situation d’identification psychologique, de toute évidence, qu’une « empathie kinesthésique suscitée par le dynamisme matériel de la colonne de mousse et par les vertiges sensoriels qu’elle provoque » (236).

Les approches néomatérialistes proposent des clés d’analyse pour envisager des productions très contemporaines, mais elles donnent également l’occasion de réfléchir aux questions d’archivage, dont les « boîtes chorégraphiques » constituent un cas de figure intéressant. La performance scénique est composée de supports physiques (annotations, dessins, plans, costumes, etc.) et laisse des traces matérielles (captations vidéographiques, articles de journaux, photos, etc.) qui, lorsque réunies dans les boîtes, en assurent la mémoire. Les Nouveaux matérialismes permettent aussi de revaloriser a posteriori des pratiques qui ont plus ou moins bien traversé l’épreuve du temps. Si les textes publiés de Germain, notamment en raison de la distance historique qui les sépare des lecteur·trices contemporain·es, peuvent être jugés négativement ou sembler moins pertinents, c’est qu’ils ne rendent pas compte des mouvements dans lesquels ils s’inscrivent : le mouvement vers la représentation théâtrale, le devenir scénique, mais aussi, en amont, les mouvements qui « intra-agissent en lui » : « précédents rôles joués par les comédiens, espaces investis, relations construites avec les spectateurs » (280). En somme, non seulement les Nouveaux matérialismes proposent des concepts pour éclairer les oeuvres contemporaines, qui sont en phase avec une vision du réel posthumaniste, mais ils ont également le potentiel de repenser la valeur de pratiques historiques comme la création collective.

De l’ensemble de ce collectif se dégagent plusieurs pistes de réflexion diversifiées et passionnantes. S’il fallait émettre une réserve, je soulignerais que certaines des contributions sont plus difficiles d’accès, dans la mesure où elles contiennent des passages parfois un peu abscons. J’attribue ce phénomène, en partie, au fait qu’il s’agit d’une théorie à laquelle on accède en traduction. Les penseur·euses néomatérialistes cité·es sont en grande majorité issu·es du monde anglo-saxon, les auteur·trices du collectif procédant eux·elles-mêmes à un travail de traduction des concepts et idées à partir desquels il·elles élaborent leur réflexion. Cinq textes de l’ouvrage, en outre, sont traduits de l’anglais, et parfois aucun mot français n’est proposé pour les notions convoquées (comme mangle). Un certain sentiment de décalage, voire d’étrangeté, émane ainsi à l’occasion, alors que l’appropriation des concepts et leur ancrage dans la pensée en français restent encore à peaufiner. L’équipe de direction de ce collectif fait en ce sens oeuvre utile : elle présente une première exploration en français d’un territoire théorique encore peu connu dans le monde des études théâtrales, prometteur et fort stimulant.