Résumés
Résumé
Une grande partie du Canada a été colonisée par la France bien avant l’arrivée des Britanniques au milieu du XVIIIe siècle. Cet article aborde le problème de l’impact de l’affirmation de souveraineté française sur le régime du titre ancestral autochtone reconnu par le droit canadien d’origine britannique. Dans la première partie, l’auteur fait d’abord ressortir une tendance jurisprudentielle consistant à considérer la situation territoriale autochtone qui existait au moment de l’affirmation de souveraineté britannique, plutôt qu’au moment de la prise de possession française, aux fins de l’application du critère du contrôle exclusif sur lequel repose la reconnaissance d’un titre ancestral. Il montre ensuite que cette approche risque de faire échouer les revendications de titre ancestral émanant de peuples dont les ancêtres ont perdu le contrôle exclusif de leur territoire pendant le régime colonial français.
Dans la seconde partie, l’auteur s’attache à démontrer que le droit canadien d’origine britannique n’exige pas la preuve d’un contrôle exclusif du territoire par les Autochtones après l’affirmation de souveraineté française. Il avance que la jurisprudence actuelle repose sur une méconnaissance de l’articulation juridique des titres coloniaux successifs de la France et de la Grande-Bretagne au Canada. En effet, le titre affirmé par la Couronne française constitue le fondement juridique de celui que la Grande-Bretagne a acquis par succession d’État à la faveur des traités franco-britanniques de 1713 et de 1763. Or, exiger la preuve du contrôle exclusif autochtone malgré l’affirmation de souveraineté française est incompatible avec la reconnaissance du titre affirmé par Versailles. Ainsi, en plus de priver de droits territoriaux des peuples autochtones dont le sort aura voulu qu’ils soient d’abord colonisés par la France, cette impasse sur la souveraineté française va à l’encontre des postulats du droit colonial britannique qui consacre le caractère dérivé de la souveraineté de la Couronne sur les territoires canadiens originairement revendiqués par la France. L’auteur conclut que, lorsqu’elle aura à trancher la question, la Cour suprême du Canada devrait par conséquent décider que, dans ce qui fut la Nouvelle-France, c’est le contrôle territorial autochtone antérieur à l’affirmation de souveraineté française qui fondera le titre ancestral.
Abstract
Much of Canada was colonized by France long before the arrival of the British in the mid-eighteenth century. This article examines how France’s assertion of sovereignty impacts the regime of Aboriginal title recognized under Canadian law of British origin. In the first section, the author highlights a jurisprudential trend that assesses Indigenous territorial control at the time of British sovereignty’s assertion, rather than during French occupation, when applying the criterion of exclusive control—a key factor in recognizing Aboriginal title. They then illustrate how this approach risks undermining claims to ancestral title by Indigenous peoples whose ancestors lost exclusive control of their territory under the French colonial regime.
In the second section, the author aims to demonstrate that Canadian law of British origin does not require proof of exclusive control by Indigenous peoples following the assertion of French sovereignty. They argue that current case law is based on a misunderstanding of the legal articulation of the successive colonial titles of France and Great Britain in Canada. Indeed, the title asserted by the French Crown forms the legal foundation of the rights Great Britain acquired through state succession under the Franco-British treaties of 1713 and 1763. However, to demand proof of exclusive Indigenous control—despite the assertion of French sovereignty—is incompatible with the recognition of the title asserted by Versailles. Thus, in addition to depriving French-colonized Indigenous peoples of their territorial rights, this impasse on French sovereignty runs counter to the postulates of British colonial law, which enshrines the derivative nature of the Crown's sovereignty over the Canadian territories originally claimed by France. The author concludes that when the time comes, the Supreme Court of Canada should decide that, in what was New France, it is Indigenous territorial control prior to the assertion of French sovereignty that should form the basis for ancestral title.
Corps de l’article
Introduction
L’AFFIRMATION de souveraineté de la Couronne a mené à l’implantation en Amérique du Nord d’institutions étatiques qui allaient, au fil du temps, se rendre maîtres du territoire. Il s’agit d’un legs colonial dont la légitimité fait de plus en plus débat[1]. Les tribunaux, eux-mêmes émanations de la souveraineté de la Couronne, pourront difficilement exaucer le voeu de ceux qui appellent à la refondation de la Constitution canadienne sur des bases totalement affranchies du passé. Toutefois, il paraît légitime d’attendre des juges qu’ils évitent de perpétuer des dynamiques historiques préjudiciables aux Autochtones lorsque cela est à leur portée. La réponse qu’ils ont à ce jour donnée à la question de l’impact de la colonisation française sur le titre ancestral autochtone, reconnu par la common law et par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982[2], illustre le risque que les peuples autochtones se trouvent privés de droits territoriaux, alors même que rien dans le cadre juridique en place ne commande ce résultat.
La présente étude n’a donc pas pour objet d’explorer les conditions et les modalités d’une possible reconstitution de l’État canadien dans sa relation avec les peuples autochtones. L’ambition est plus modeste, puisqu’il est simplement proposé ici de mettre au jour un problème d’application du droit canadien d’origine britannique relativement au régime actuel de protection des droits des peuples autochtones; il ne faut donc pas voir dans les pages qui suivent une quelconque apologie des pratiques coloniales ayant justifié l’affirmation de souveraineté de la Couronne.
L’origine du problème en question se trouve dans le fait que, sur une grande partie de ce qui est aujourd’hui le Canada, la France fut la première puissance coloniale à avancer des prétentions de souveraineté à l’égard du territoire, et ce, bien avant que la Couronne britannique ne lui succède au XVIIIe siècle. La Cour suprême du Canada n’a pas jugé nécessaire de déterminer si le droit colonial français a reconnu les droits des Autochtones sur leurs territoires traditionnels puisque, selon elle, le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît de manière autonome les droits ancestraux autochtones[3]. Cet article n’entend pas revisiter la question de savoir si le droit colonial français a reconnu ou non une forme de titre ancestral autochtone[4]. Il vise plutôt à se pencher sur la manière dont le droit canadien d’origine britannique reçoit le fait colonial français aux fins de l’application des conditions posées par la common law elle-même à l’existence d’un titre ancestral.
Selon l’état actuel de la jurisprudence, le titre foncier ancestral d’un groupe autochtone contemporain trouve sa source dans la maîtrise du territoire par un groupe historique dont il est le successeur, cette maîtrise devant avoir été antérieure à l’affirmation de la souveraineté de la Couronne[5]. L’occupation précoloniale devra avoir été suffisante et exclusive, ce qui signifie que le groupe ancestral se sera approprié le territoire en l’utilisant régulièrement pour satisfaire ses besoins conformément à son mode de vie et à son ordre juridique[6], avec l’intention et la capacité d’en garder le contrôle exclusif[7].
La notion de contrôle renvoie à la faculté d’accorder ou de refuser l’accès au territoire et de recourir, si nécessaire, à la contrainte pour empêcher ou faire cesser toute présence n’ayant pas été tacitement ou explicitement autorisée[8]. Différents cas de figure pourront permettre d’inférer l’intention et la capacité du groupe ancestral d’occuper le territoire à l’exclusion d’autrui, dont, notamment, l’absence d’autres groupes ou personnes sur ledit territoire. Si la preuve d’incidents précis d’exclusion n’est pas requise, le dossier factuel devra être tel qu’il « permet raisonnablement de conclure que le groupe pourrait avoir exclu d’autres personnes s’il l’avait voulu »[9].
En définitive, le titre ancestral représente une tenure foncière autochtone découlant d’une forme de souveraineté précoloniale. Cette souveraineté se manifestait par la mainmise exclusive d’une communauté sur un territoire et procédait nécessairement d’une organisation politique et juridique indépendante mobilisant une capacité collective de faire admettre ses prétentions par les autres nations ou, à défaut, de leur imposer sa volonté.
Le titre ancestral est souvent revendiqué sur un territoire où l’affirmation de souveraineté européenne remonte au Régime français. Or, il sera souvent difficile, voire impossible, pour un peuple autochtone actuel de prouver que ses ancêtres ont conservé le contrôle exclusif de l’intégralité de leur territoire traditionnel pendant la colonisation française. Ce peuple pourrait dès lors être empêché d’établir que son groupe ancestral avait, au moment de l’affirmation de la souveraineté britannique, la capacité d’exclure les tiers d’au moins une partie des terres revendiquées, si ce moment est retenu pour l’analyse d’une revendication de titre ancestral. Dans cette hypothèse, on opposera aux Autochtones les effets territoriaux de leur première colonisation comme fin de non-recevoir à leur revendication de titre ancestral dans l’ordre juridique de leur deuxième colonisateur.
Mais l’hypothèse voulant que le titre ancestral soit déterminé par la situation territoriale au moment de l’affirmation de souveraineté de la Grande-Bretagne est-elle conforme aux principes du droit d’origine britannique? Celui-ci ne dicte-t-il pas plutôt que l’exigence de l’occupation exclusive prescrite par la common law soit appliquée au regard des configurations territoriales observables au moment de l’affirmation de la souveraineté européenne, donc française pour ce qui concerne l’ancienne Nouvelle-France? Si c’est le moment de la prise de possession française qui est retenu, quels seront les référents chronologiques applicables aux fins du traitement d’une revendication de titre ancestral? C’est à ces questions que cet article entend répondre.
Dans la partie 1, nous expliquerons qu’à ce jour, les parties aux litiges relatifs à des terres situées dans l’ancien territoire colonial français, ainsi que les tribunaux appelés à connaître de ces affaires, ont fait reposer l’existence du titre ancestral sur le contrôle autochtone du territoire avant l’affirmation de la souveraineté britannique (1.1). Nous montrerons également que cette approche a fait échouer les revendications autochtones et qu’elle risque de créer, dans un nombre non négligeable de cas, un obstacle juridique insurmontable à la reconnaissance du titre autochtone (1.2).
Dans la partie 2, nous ferons valoir que le contrôle exclusif du territoire requis pour fonder un titre ancestral en common law et aux termes du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 n’est pas exigé après l’affirmation de souveraineté européenne et que c’est donc l’état des lieux avant l’affirmation de souveraineté française qui doit être considéré aux fins de la condition d’exclusivité (2.1). Après avoir dégagé les critères retenus en common law pour établir le moment de l’affirmation de souveraineté (2.2), nous retracerons la chronologie de l’affirmation de souveraineté française en Amérique du Nord (2.3). Cette démarche permettra de substituer aux dates retenues jusqu’à maintenant par les tribunaux et les auteurs celles qui devraient servir de référence pour la formation du titre ancestral en common law dans l’ancien domaine colonial français.
I. le contrôle précolonial du territoire ignoré au détriment du titre ancestral
A. L’impasse sur la situation antérieure à l’affirmation de la souveraineté française
Le contrôle autochtone du territoire avant la colonisation française n’a jusqu’à maintenant pas été considéré comme le fondement du titre ancestral dans les affaires où un tel titre était revendiqué dans ce qui fut la Nouvelle-France.
Dans Mi’kmaq of P.E.I. v. Province of P.E.I. et al.[10] les Mi’kmaq de l’Île-du-Prince-Édouard prétendaient détenir un titre ancestral sur la totalité de l’île et sur certaines eaux adjacentes. Les demandeurs eux-mêmes formulèrent leur argumentaire en référant au contrôle du territoire au moment de l’affirmation de souveraineté britannique, même si les rapports des experts faisaient clairement état de la colonisation française de ce qui était alors l’île Saint-Jean, notamment par l’érection d’un fort, la concession de terres et l’établissement d’une population acadienne[11]. La Cour d’appel de l’Île-du-Prince-Édouard évalua donc la solidité de la revendication de titre ancestral en fonction de la situation lors de l’avènement de la Couronne britannique.
Le même scénario se produisit dans un litige où les demandeurs avançaient une revendication de titre ancestral sur le lac Huron et la baie Georgienne, un secteur des Grands Lacs qui avait été stratégique pour la France. Les parties s’accordèrent à considérer que l’affirmation de la souveraineté de la Couronne remontait à 1763, année où la France céda à la Grande-Bretagne ses droits et ses prétentions sur la région visée par la revendication de titre ancestral[12].
Dans les affaires Marshall et Bernard, qui mettaient en cause des régions du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse ayant fait partie de l’Acadie, les tribunaux inférieurs ont, à l’instar des parties, déterminé les droits des Mi’kmaq en se référant à leur situation au moment de l’affirmation de la souveraineté britannique. Dans Bernard, la Cour conclut que les forces britanniques étaient parvenues à chasser les armées françaises du Nouveau-Brunswick en 1759 et que cette situation de facto constituait une affirmation de souveraineté suffisante, même si la cession du territoire ne fut formalisée qu’en 1763[13]. Dans Marshall NSSC, le tribunal a jugé que la Couronne britannique avait affirmé sa souveraineté sur la partie continentale de la Nouvelle-Écosse en 1713, soit à la faveur de la cession de cette colonie par la France aux termes du Traité d’Utrecht[14]. Appelée à trancher en dernier recours dans cette affaire, la Cour suprême du Canada se contente d’écrire qu’« [o]n a considéré, pour l’instruction des présentes affaires, que la souveraineté britannique avait été établie vers le milieu du XVIIIe siècle; en 1759, dans l’affaire Bernard et, dans l’affaire Marshall, en 1713 pour la partie continentale de la NouvelleÉcosse et en 1763 pour le Cap-Breton »[15].
Il importe cependant de garder en tête que le jugement de la Cour suprême dans Marshall/Bernard ne constitue pas un précédent établissant que le contrôle du territoire doit, pour que la preuve d’un titre soit faite en common law, avoir existé avant l’affirmation de souveraineté britannique. La Cour s’en est tenue aux points en litige dans ces affaires, qui n’incluaient pas la question de la prise en compte de la maîtrise autochtone du territoire avant l’affirmation de souveraineté française. La retenue de la Cour se conforme parfaitement à sa jurisprudence qui ne permet pas, sauf circonstances exceptionnelles, au tribunal d’aller au-delà du débat circonscrit par les parties[16] et commande donc de s’abstenir de se prononcer sur une question qui n’est pas un « élément de l’analyse globale des moyens soulevés par les parties »[17].
D’ailleurs, dans ses arrêts portant sur le titre ancestral, la Cour évoque tantôt l’affirmation de souveraineté[18] sans préciser à quelle couronne elle est imputable, tantôt l’affirmation de souveraineté européenne[19], qui pourrait donc avoir été française, ou encore l’affirmation de souveraineté britannique[20]. Il faut s’attendre à ce que l’équivoque soit levée lorsqu’un litige portera sur des terres situées au Québec, puisque les parties ne seront guère enclines à faire totalement l’impasse sur un Régime français qui y a duré presque 150 ans et laissé un héritage juridique riche et durable, notamment en matière foncière.
Les auteurs se sont à ce jour peu intéressés à la question. McNeil en fait état, mais s’abstient de se prononcer[21] alors que d’autres estiment que l’exigence du contrôle exclusif s’applique au moment de l’affirmation de la souveraineté britannique sans s’engager dans une analyse approfondie de la question. Émond s’appuie sur les motifs de la Cour dans Marshall/Bernard[22], tandis que Grammond et Morin opinent que, le titre ancestral reconnu en droit canadien trouvant son origine dans la common law, et non dans le droit colonial français, il faut trancher en fonction de l’occupation autochtone à l’arrivée du souverain britannique[23].
Le sujet ne mériterait peut-être pas l’attention des juristes si la chronologie des affirmations de souveraineté était sans incidence sur l’issue d’une revendication de titre ancestral. Toutefois, cet impact est tangible lorsque la revendication est formulée par un peuple dont le territoire traditionnel se trouve dans l’espace d’abord colonisé par les Français.
B. Le titre ancestral en jeu
L’historiographie des dernières décennies a mis en lumière les limites, les aléas et les équivoques de la puissance française en Amérique du Nord[24]. Par-delà ses prétentions impériales, la France n’est pas parvenue à acquérir la mainmise complète sur les territoires et les peuples éloignés de la vallée laurentienne et de l’Acadie. Certains n’ont pas hésité à écrire que « parler de souveraineté effective partout en Nouvelle-France constitue une aberration »[25]. Dans le bassin des Grands Lacs, par exemple, la présence des représentants du Roi, militaires et civils, ne signifiait nullement que les ordonnances royales ou celles des autorités coloniales locales étaient appliquées aux peuples autochtones[26]. Il en allait de même dans d’autres espaces périphériques, comme le statuait la Cour d’appel du Québec dans Corneau c. Procureure générale du Québec[27], au sujet du Domaine du Roi, vaste région où avait été instauré un monopole de la traite des fourrures. Elle conclut que la preuve historique prépondérante montrait que, dans cet espace, qui comprenait notamment l’actuelle région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, les autorités coloniales françaises n’ont pu rendre pleinement effectif ledit monopole, et ce, en dépit des ordonnances et des règlements de police édictés par les gouverneurs et les intendants successifs. La Cour affirme :
Des tentatives inefficaces de contrôler la circulation, les coutumes et les pratiques des groupes autochtones ne peuvent constituer l’imposition d’une mainmise « effective » puisqu’elles ne démontrent pas la capacité de contrôler le territoire par les pouvoirs européens[28].
Par ailleurs, il est largement admis que, dans l’Empire français, les peuples autochtones, y compris les groupes dits « domiciliés » vivant dans la vallée du Saint-Laurent[29], étaient considérés comme des nations autonomes et que leurs membres n’étaient pas d’emblée soumis aux lois pénales et civiles françaises[30]. Havard écrit même que la colonisation française n’a pas dépossédé les peuples autochtones de leur souveraineté[31]. D’ailleurs, plusieurs peuples se considéraient comme des entités souveraines[32] et les diplomates français eux-mêmes ont parfois évoqué l’indépendance des peuples autochtones en vue de contrer les prétentions territoriales anglaises[33]. Le récit classique d’une appropriation française irrépressible et triomphante n’est donc plus d’actualité[34].
Néanmoins, le roi de France ne se représentait pas comme un simple vassal lié par un devoir d’obédience à des souverains autochtones prééminents. La répudiation très volontaire du récit colonial canonique par certains auteurs a pu occulter l’entreprise de domination inhérente à la présence française en Amérique. Comme l’écrit Alain Beaulieu, « à vouloir trop insister sur l’égalité des acteurs amérindiens et européens, les études qui participent de ce courant tendent à sous-estimer la logique d’empire à l’oeuvre derrière les actions des Français »[35] [notes omises]. Cet auteur a d’ailleurs souligné le fait que la référence française à l’indépendance de certains peuples lors de négociations territoriales avec la Grande-Bretagne concernant l’Acadie n’avait pas d’incidence sur la manière dont Versailles considérait les territoires autochtones en Nouvelle-France[36].
Comme le fait remarquer la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Chippewas, en cédant ultimement ses droits à la Grande-Bretagne sans la participation ni l’assentiment des peuples autochtones, Versailles montrait bien que, selon elle, la question des prérogatives françaises en Amérique du Nord échappait à la volonté ou au contrôle autochtone sur le plan juridique[37]. La très large autonomie des peuples autochtones et leur rôle clé en tant qu’alliés militaires et partenaires commerciaux ne signifient donc pas nécessairement que la présence des autorités et de la population coloniales françaises a été sans effet. Au contraire, cette présence a parfois eu un impact sur le contrôle que pouvait exercer un groupe autochtone donné sur son territoire ancestral et complexifie nécessairement les revendications territoriales.
Le titre ancestral ne grève que le territoire traditionnel d’un groupe autochtone historique spécifique dont le groupe actuel est le successeur. C’est donc la situation territoriale de ce groupe historique en particulier qu’il faut scruter et non les rapports entre le colonisateur français et « les » peuples autochtones de manière générale. On se demandera si le groupe ancestral était en mesure de faire admettre par les Français et les autres groupes son contrôle exclusif du territoire ou, à défaut, d’évincer les intrus. Dans ce contexte, on ne manquera pas de prendre en considération que, en dépit de la modestie de ses moyens en termes absolus, notamment dans la région des Grands Lacs, le roi de France jouissait, en comparaison de différents groupes autochtones pris isolément, d’une influence diplomatique et d’une puissance militaire que Havard qualifie de « sans commune mesure à l’échelle du Pays d’en Haut »[38]. Cette puissance a inévitablement eu des effets notables sur la situation territoriale de groupes spécifiques.
En d’autres termes, aux fins du régime juridique du titre ancestral, il ne faut pas confondre la question de la domination effective de la Couronne à l’égard de tous les aspects de la vie des peuples autochtones et sur chaque parcelle de terre — domination difficilement observable hors des zones de peuplement français permanent — et celle de l’impact de la réalité coloniale française sur la capacité d’un groupe autochtone spécifique de conserver le contrôle exclusif de l’intégralité de son territoire. Cela est d’autant plus vrai pour les groupes qui étaient de taille restreinte ou diminués par les épidémies et les conflits. Il n’est donc pas nécessaire d’établir que les Français s’étaient effectivement rendus maîtres de l’ensemble du territoire colonial, et avaient de facto soumis l’ensemble des Autochtones à toutes leurs prétentions impériales, pour faire échec à l’exclusivité autochtone dans un cas donné.
Dans le pays seigneurial de la vallée du Saint-Laurent et l’aire géographique limitrophe, certains groupes autochtones ne pouvaient plus, à la veille du Traité de Paris de 1763, prétendre régir la présence des tiers sur au moins une partie des territoires qu’ils avaient traditionnellement fréquentés[39]. Dès le début du XVIIe siècle, lorsque les autorités coloniales françaises instaurent un monopole du commerce des fourrures, les Innus, selon un historien, s’avèrent incapables de « mettre par eux-mêmes un terme à ces prétentions pour rétablir la libre circulation des navires sur le fleuve [Saint-Laurent] »[40] puisque, « [p]our des raisons qui tiennent à la géographie — l’immensité du cours d’eau —, à la démographie et à la technologie maritime et militaire des Innus, il leur était impossible de contrôler la circulation des Européens sur cette voie d’accès »[41] [notes omises].
Il pouvait en aller ainsi dans des régions plus excentrées. Par exemple, les groupes familiaux innus qui occupaient traditionnellement le Domaine du Roi dans la région du lac Saint-Jean pouvaient sans doute éluder certaines ordonnances françaises relatives au commerce des fourrures. Mais étaient-ils, avant l’affirmation de souveraineté britannique, en mesure de contrôler les mouvements des représentants de la Couronne française et des autres tiers sur la totalité du territoire? On peut raisonnablement penser qu’il serait très difficile au groupe actuel successeur de la communauté ancestrale innue de prouver une telle mainmise exclusive. Beaulieu écrit à cet égard que les Innus n’ont plus, à compter des années 1650, été en mesure de faire respecter leurs règles relatives à la circulation des personnes et des marchandises dans le territoire[42]. D’autres recherches indiquent qu’ils ne pouvaient empêcher la présence d’autres peuples autochtones dans la région, dont les Mi’kmaq[43].
De même, les Algonquins (Anichinabés) de la vallée de l’Outaouais ayant survécu aux épidémies et aux guerres qui ont ravagé leur territoire au début du XVIIe siècle ont dû le quitter pour se réfugier pour la plupart près d’établissements français[44]. Un historien décrit ainsi la situation au milieu du XVIIe siècle : « [d]écimés, dispersés, les Anishinabeks étaient en déroute. Plus jamais “la grande rivière” ne porterait le nom des Algonquins »[45]. Certains revinrent graduellement dans la région pour pratiquer la chasse et la pêche[46]. Il semble toutefois exclu que les bandes anichinabées aient par la suite été capables de soumettre à leur volonté le passage et le séjour des marchands et militaires français lors de leurs très nombreux voyages vers le Pays d’en Haut et le fort Témiscamingue[47].
Il se peut qu’un groupe qui n’avait pas à lui seul la capacité de faire reconnaître ses prérogatives par les Français, ou d’évincer ces derniers si nécessaire, aurait pu y parvenir avec l’aide d’une coalition d’autres peuples[48]. Dans ce cas, le fait même que ce groupe dépende de l’aide d’autres nations atteste du fait qu’il n’a pas le contrôle effectif et exclusif de son territoire. Le régime du titre ancestral exige en effet que le contrôle ait été le fait du groupe ancestral spécifique dont se revendique le groupe contemporain.
Les décisions judiciaires rendues à ce jour confirment qu’exiger la preuve du contrôle autochtone du territoire au moment de l’affirmation de la souveraineté britannique sur l’ancienne Nouvelle-France pourrait mettre en échec la revendication d’un titre ancestral sur au moins certaines parties du territoire visé.
Le contentieux ayant trouvé son issue devant la Cour suprême dans Marshall/Bernard a donné pour la première fois aux juges l’occasion de jauger la pertinence et l’effet de la colonisation française sur la capacité d’un groupe autochtone de satisfaire l’exigence d’exclusivité. Dans Marshall NSSC, la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse souligne qu’on ne peut, pour l’application du critère de l’occupation exclusive, ignorer une importante présence coloniale française et même le large déploiement des forces militaires britanniques en Acadie à compter de 1758 avant l’établissement formel de la souveraineté de la Grande-Bretagne[49].
Le sujet a été abordé directement par le tribunal de première instance dans Bernard, puisque la preuve avait traité spécifiquement de l’occupation par les colons acadiens du territoire revendiqué par les Mi’kmaq. Le juge Lordon conclut qu’avant l’affirmation de souveraineté britannique, le secteur était en fait occupé à la fois par les Français et les Mi’kmaq, et que ces derniers n’avaient ni l’intention ni la capacité d’évincer les Européens[50]. Le juge Deschênes de la Cour d’appel a résumé l’analyse ayant été faite de la preuve :
Le juge du procès a conclu que, non seulement la preuve s’avérait insuffisante pour établir l’occupation, mais que M. Bernard n’avait pas réussi également à prouver l’existence d’une occupation exclusive parce qu’il n’avait pas démontré la capacité ou l’intention d’exercer le contrôle exclusif du territoire pertinent. Sur ce point, il a accepté que, au moment de l’affirmation de la souveraineté par les Britanniques, les Français avaient occupé le territoire pertinent et que la présence des institutions et des colonies françaises rendait pratiquement impossible aux Mi’kmaq de la Miramichi d’avoir le contrôle exclusif du territoire revendiqué et, en particulier, de la région de Sevogle. Il a conclu que les colons français étaient plus nombreux que la population mi’kmaq et que, compte tenu de la taille de la collectivité mi’kmaq à l’époque pertinente et de la superficie des terres revendiquées, les Mi’kmaq n’avaient ni l’intention ni la capacité d’exercer le contrôle exclusif de la région de Sevogle[51].
Dans ses motifs, la Cour suprême du Canada mentionne quant à elle que « [l]es Britanniques ont établi leur souveraineté sur des terres qui avaient été peuplées par les Français, les colons acadiens et les Mi’kmaq »[52]. En outre, elle affirme très explicitement que le juge de première instance a « examiné minutieusement la preuve de l’occupation des terres par les Mi’kmaq au moment de l’affirmation de la souveraineté »[53] et conclut « qu’il n’existe aucun motif de modifier les conclusions de fait des juges de première instance relatives à l’absence de titre aborigène en common law »[54]. Rappelons toutefois que la question préalable de savoir s’il aurait fallu considérer la situation antérieure à l’affirmation de souveraineté française n’a pas été posée à la Cour.
Dans Mi’kmaq of P.E.I. v. Province of P.E.I. et al., la Cour d’appel de l’Île-du-Prince-Édouard n’avait pas à statuer de manière définitive sur le bien-fondé de la revendication de titre de la part des Mi’kmaq[55]. Elle note toutefois que, pour trancher cette question, il faudra notamment prendre en considération « le scénario particulier, et sans doute unique, d’une présence des Mi’kmaq antérieure à la souveraineté pendant la première moitié du XVIIIe siècle accompagnée d’une présence et d’établissements français » [notre traduction][56].
Les répercussions de la présence française sur le contrôle autochtone du territoire pourront se faire sentir bien au-delà du pré carré laurentien ou acadien. C’est ce que montrent éloquemment les conclusions des tribunaux dans l’affaire Saugeen précitée[57]. Comme mentionné précédemment, les demandeurs revendiquaient dans cette affaire un titre ancestral dans le lac Huron et la baie Georgienne. Or, la preuve acceptée par le tribunal montrait que, bien avant l’arrivée des Britanniques dans la région, les autorités françaises avaient établi un réseau de postes militaires assurant la présence permanente de représentants de la Couronne dans les Grands Lacs. Outre les activités commerciales des marchands français et la présence de missions catholiques, l’armée française y menait, avec ses alliés, des opérations militaires contre les peuples autochtones qu’elle considérait comme ennemis.
Les demandeurs autochtones alléguaient que les Français avaient demandé et obtenu l’autorisation de leurs ancêtres avant de s’installer dans la région visée par la revendication de titre ancestral. Ils affirmaient en outre que l’installation française dépendait du bon vouloir du groupe ancestral dont ils étaient les successeurs[58]. Le tribunal de première instance rejeta cette prétention au motif qu’elle n’était pas corroborée par la preuve :
Étant donné que les Français étaient la puissance européenne dans la région des Grands Lacs jusqu’en 1763, la relation entre les Français et les peuples autochtones est pertinente pour déterminer si les ancêtres des Saugeen contrôlaient le secteur visé par la revendication d’un titre ancestral. Les Saugeen font valoir que les Français demandaient et devaient obtenir l’autorisation pour leurs activités. Ils prétendent que certains évènements survenus pendant le régime colonial français montrent que leurs ancêtres avaient le contrôle exclusif du secteur revendiqué. Ces allégations ne sont pas étayées par la preuve.
La preuve, dans son ensemble, n’établit pas que la France demandait généralement la permission pour mener ses activités dans la région des Grands Lacs, ni que les ancêtres des Saugeen avaient l’intention ou la capacité de contrôler le territoire faisant l’objet de la revendication du titre ancestral [notre traduction][59].
En conséquence, parce que la Couronne française occupait ou utilisait le territoire revendiqué sans avoir demandé la permission aux ancêtres des demandeurs, et sans que le groupe ancestral ait pu les en empêcher ou contrôler effectivement leurs activités, les demandeurs ne pouvaient prétendre que leur groupe ancestral jouissait du contrôle exclusif du secteur revendiqué antérieurement à l’affirmation de souveraineté britannique. Il convient de faire remarquer que, comme il se doit, la Cour ne s’est pas demandé si l’ensemble des peuples autochtones de la région agissant collectivement pouvaient exclure les Français du territoire revendiqué par les Saugeen, mais bien si les ancêtres de ces derniers, en particulier, avaient pu dicter leur volonté aux Français.
Dans un jugement unanime, la Cour d’appel de l’Ontario n’a vu aucune erreur dans cette lecture de la preuve historique et a donc confirmé les conclusions du juge de première instance quant à la nature unilatérale de la présence coloniale française dans la région en litige[60].
Cette jurisprudence permet de bien saisir que, pour que soit satisfaite la condition de l’occupation exclusive, le groupe contemporain aura le fardeau d’établir que ses ancêtres avaient en quelque sorte conservé une souveraineté de facto sur le territoire revendiqué. Cette souveraineté se manifeste sous la forme d’un pouvoir collectif de faire accepter et respecter par les Français, ainsi que par les autres nations autochtones, leur emprise exclusive sur ce territoire.
On peut donc conclure que les peuples autochtones ayant connu la colonisation française pourraient être en butte à des difficultés juridiques dans leur quête de reconnaissance d’un titre ancestral. En effet, un réel obstacle se présente si les tribunaux exigent de ces peuples qu’ils prouvent que leurs ancêtres ont maintenu le contrôle exclusif de leur territoire traditionnel jusqu’à l’affirmation de la souveraineté britannique. Dans certains cas, l’empêchement d’établir un titre pourra certes ne concerner qu’une partie du territoire ancestral, alors que les secteurs reculés de celui-ci, en particulier les régions très en retrait des grands cours d’eau, ont pu rester sous la mainmise exclusive des premiers occupants qui n’auront pas quitté leurs terres ancestrales en raison des guerres ou des épidémies.
Il reste que, privés du titre ancestral sur des parties stratégiques de leur territoire, ces peuples seraient en quelque sorte pris au piège des complexités de l’histoire coloniale du Canada marquée par une rivalité franco-britannique dont ils ont été les témoins, et même parfois les acteurs, mais non les instigateurs. Il en résultera une différence de traitement entre les peuples autochtones du Canada ayant historiquement occupé les terres de l’Amérique du Nord française et les peuples ayant traditionnellement vécu sur les territoires colonisés dès le départ par la Grande-Bretagne. Alors que les derniers jouiront du titre ancestral sur les terres qu’ils contrôlaient avant l’affirmation de souveraineté européenne, ce ne sera pas le cas des premiers.
Serait-il possible de conjurer cette dualité préjudiciable en faisant purement et simplement abstraction de toute présence européenne antérieure à l’affirmation de la souveraineté britannique au moment de jauger le contrôle autochtone du territoire revendiqué? Cette approche fut mise de l’avant dans l’affaire Bernard par le juge en chef de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick, qui décida que « la présence des Européens n’a aucun effet juridique sur la question de l’exclusivité de la possession du territoire mi’kmaq »[61]. Le magistrat souscrit à la prétention de l’appelant selon laquelle « l’exigence d’exclusivité énoncée dans l’arrêt Delgamuukw devrait être comprise comme une exigence que l’occupation ait été exclusive d’autres groupes autochtones plutôt qu’exclusive des Européens »[62]. Pour étayer cette proposition, il s’appuie sur le fait que, selon lui, dans Delgamuukw, la Cour suprême n’évoque le principe d’exclusivité que dans le contexte de relations entre les peuples autochtones, et aussi sur l’idée que l’exigence d’exclusivité ne vise qu’à trancher des revendications concurrentes de titre ancestral sur un même espace. Or, puisque les Européens ne peuvent prétendre à un titre ancestral, il ne saurait y avoir de conflit de revendications de ce type qu’entre des peuples autochtones[63].
C’est à bon droit que la Cour suprême n’a pas repris à son compte ce raisonnement. En effet, la plus haute juridiction réitère que l’exigence d’exclusivité se justifie par la nature même du titre qui emporte la maîtrise privative de la terre et des ressources,[64] et par le fait que l’exclusivité de la possession est un principe fondamental de la common law, principe qui doit faire partie de l’équation dans le cadre de la conciliation de la perspective autochtone et des conceptions occidentales en matière de titre foncier[65]. La Cour estime que renoncer à l’exigence d’exclusivité viendrait fausser fondamentalement la nature d’un titre foncier[66] et affirme que « [l]e droit de contrôler le territoire et, si nécessaire, d’en empêcher l’utilisation par d’autres personnes est un aspect fondamental de la notion de titre en common law » [nos italiques][67]. Les termes utilisés décrivent bel et bien l’exclusion de tout intrus et non simplement les Autochtones.
On peut toutefois formuler une autre objection à l’idée d’ignorer la présence européenne antérieure à l’affirmation de souveraineté britannique dans les affaires mettant en cause une revendication de titre ancestral. En effet, cette proposition est radicalement anhistorique et dissimule le fait que les rapports de force territoriaux entre les peuples autochtones eux-mêmes ont pu être déterminés ou infléchis par la présence et l’action coloniales françaises. Pendant plus d’un siècle avant l’arrivée de la Couronne britannique dans ce qui fut la Nouvelle-France, des bouleversements démographiques et politiques induits substantiellement par le contexte colonial ont modifié les relations entre les peuples autochtones eu égard au territoire[68]. Certains peuples s’étaient installés à l’extérieur de leur territoire traditionnel sur des terres concédées par le Roi[69]. Certains n’étaient plus nécessairement en mesure de contrôler le mouvement des autres peuples autochtones sur leur territoire traditionnel. En somme, l’idée qu’il soit possible d’annuler les effets de la présence européenne sur l’enjeu de l’occupation exclusive en matière de titre ancestral paraît chimérique.
Les peuples autochtones dont les terres traditionnelles se sont trouvées en Nouvelle-France sont-ils donc irrémédiablement destinés à recevoir un traitement asymétrique en matière de titre ancestral? Ce traitement les condamnerait-il à subir les conséquences d’une colonisation française que n’ont pas connue les ancêtres des peuples n’ayant été colonisés que par les Britanniques?
Il semble que le problème serait très substantiellement atténué si la Cour suprême statuait clairement, lorsque la question lui sera directement posée, que, selon la common law et le paragraphe 35 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982, le titre ancestral autochtone se fonde sur la situation existant au moment de l’affirmation de souveraineté européenne. Cette approche permettrait de reconnaître que le contrôle autochtone précolonial du territoire initialement colonisé par la France peut fonder un titre ancestral aussi valable que celui reconnu à un groupe autochtone dont le premier colonisateur fut la Grande-Bretagne.
Comme nous le démontrons dans les pages qui suivent, cette solution concorderait avec le droit canadien d’origine britannique, qui exige que l’on reconnaisse la possession exclusive par un peuple autochtone de son territoire traditionnel avant la date de l’affirmation de souveraineté européenne, donc française dans l’ancienne Nouvelle-France.
II. le contrôle exclusif avant l’affirmation de souveraineté française fonde le titre ancestral
A. La common law n’exige pas le contrôle autochtone du territoire après l’affirmation de souveraineté européenne
En accord avec la logique la plus élémentaire, ce n’est qu’à compter de l’affirmation de souveraineté britannique que les droits ancestraux ont pu être reconnus en tant que doctrine de droit colonial britannique[70]. Toutefois, la common law n’a pas nécessairement vocation à fixer juridiquement la situation territoriale des Autochtones à ce moment précis. Elle peut effectivement s’intéresser à des réalités bien antérieures en fonction de la finalité qui préside à la reconnaissance des droits ancestraux.
À cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada que le concept de « droit ancestral » vise à inscrire dans l’ordre juridique étatique des droits collectifs particuliers ancrés dans l’autochtonité, c’est-à-dire dans la présence de peuples sur le territoire avant la colonisation européenne. Dans un passage souvent réitéré depuis, le juge en chef Lamer affirmait dans l’affaire Van der Peet que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 tire les conséquences du fait que « quand les Européens sont arrivés en Amérique du Nord, les peuples autochtones s’y trouvaient déjà, ils vivaient en collectivités sur ce territoire et participaient à des cultures distinctives, comme ils l’avaient fait pendant des siècles » [soulignement dans l’original][71]. Selon la plus haute juridiction, l’occupation par une collectivité du territoire — aujourd’hui canadien — avant le contact avec les Européens serait ce qui fait de cette collectivité, un peuple « autochtone du Canada » aux fins de la protection constitutionnelle des droits ancestraux[72]. On voit donc que c’est le fait colonial européen, et non spécifiquement britannique, qui est fondateur de la doctrine des droits ancestraux, dont le titre ancestral n’est qu’une sous-catégorie.
La Cour a ainsi jugé que, lorsque le but recherché est de sauvegarder les éléments de la culture distinctive d’un peuple autochtone, il faudra écarter du domaine des droits ancestraux les pratiques et les coutumes s’étant répandues au sein de ce peuple uniquement en raison de l’influence européenne[73]. Or, comme cette influence est apparue dès le premier contact significatif avec les Européens, la jurisprudence renvoie évidemment au temps du premier contact franco-autochtone, là où il est survenu, pour déterminer le moment de cristallisation des droits ancestraux sur les territoires concernés.
Dans le cas de peuples autochtones vivant aujourd’hui au Québec, la Cour suprême a, par exemple, fait remonter le contact avec les Algonquins au voyage de Champlain dans la vallée de l’Outaouais en 1603[74]. Il y eut également la rencontre avec les Mohawks lorsqu’il atteignit le haut Saint-Laurent la même année[75], et une autre en 1609 au bord du lac Champlain[76]. En Atlantique, les juges ont considéré que les Mi’kmaq et les Européens étaient entrés en contact lors des séjours des pêcheurs bretons[77] ou à l’occasion des expéditions de Jacques Cartier dans la Baie-des-Chaleurs et la péninsule gaspésienne[78]. En ce qui concerne la région de Sault Ste. Marie, dans les Grands Lacs, le moment du contact retenu a été celui de l’arrivée des Jésuites vers 1615[79].
De même, dans le contentieux relatif aux droits ancestraux des Métis, la Cour suprême a décidé que le point de départ pour établir ces droits est le moment où la Couronne a effectivement complété sa mainmise sur le territoire[80]. Par conséquent, les tribunaux ont dû remonter jusqu’à la colonisation française[81]. Dans une affaire, le tribunal a statué que la France avait acquis le contrôle effectif d’une partie de l’Acadie dès 1670[82].
Il ressort donc de cette jurisprudence que, même si un droit ancestral ne pouvait se cristalliser en common law qu’au moment de l’affirmation de souveraineté britannique, ce sont les circonstances qui prévalaient à l’arrivée des Français qui sont prises en compte, et non celles qui existaient à ce moment-là. À l’instar du titre ancestral, les droits non exclusifs de prélèvement des ressources naturelles ne grèvent le domaine public qu’à compter du moment de l’affirmation de la souveraineté de la Couronne britannique, mais leur assiette territoriale est limitée à l’espace traditionnellement fréquenté au moment du contact[83]. Il y a, en d’autres termes, une asynchronie entre la réception du droit colonial britannique et les faits auxquels ce droit attribue des effets juridiques. Ce qui est tout à fait conforme à la finalité recherchée par la common law, à savoir, sanctuariser des pratiques originairement ancrées dans la culture précoloniale. Les règles développées, et par ailleurs vivement critiquées[84], ont pour objet de prendre en charge les conséquences culturelles de la rencontre des premiers occupants et des Européens. Cette rencontre est bien antérieure à la réception du droit britannique au Canada, notamment dans la partie d’abord colonisée par la France.
Lorsqu’il est question du titre ancestral, l’objectif que tend à réaliser la common law n’est pas fondamentalement différent de celui attribué aux autres droits ancestraux, à savoir de « reconnaître l’occupation antérieure du Canada par des sociétés organisées et autonomes, et [...] concilier leur existence contemporaine avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne sur elles »[85]. La Cour suprême indique explicitement que « [l]e critère relatif au titre ancestral, qui est une variante du critère de l’arrêt Van der Peet, reflète les deux mêmes objectifs »[86].
La reconnaissance du titre foncier ancestral a cependant pour caractéristique propre de recevoir dans l’ordre juridique étatique une maîtrise autochtone préexistante et exclusive de la terre. Or, une telle maîtrise, fondée sur le lien culturellement singulier d’un peuple à son territoire ancestral, n’a pu exister juridiquement qu’avant l’affirmation de la souveraineté de la Couronne, puisqu’en droit étatique, c’est à compter de ce moment que la capacité de jure d’exclure unilatéralement les Européens et toute autre population cesse. C’est l’affirmation de souveraineté qui marque le moment où, sur le plan du droit colonial, l’État déclare placer désormais le territoire sous son contrôle et l’intègre au domaine public, même si, au départ, ce contrôle sera bien plus fictif que réel[87]. C’est pourquoi, en common law, et dans le cadre du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, le contrôle exclusif du territoire comme condition du titre ancestral ne vaut que pour la période antérieure à l’affirmation de souveraineté, car après, il n’est plus juridiquement possible de demander à un peuple autochtone de prouver qu’il a l’intention et la capacité d’exclure de son territoire traditionnel, par la force si nécessaire, les tiers, y compris la Couronne.
En effet, une telle prétention irait à l’encontre même de l’affirmation de souveraineté par la Couronne, cette dernière ne pouvant admettre la capacité de jure d’un peuple autochtone d’expulser, si tel est son désir, Sa Majesté et la population en général[88]. Comme il serait juridiquement absurde et fondamentalement inéquitable d’exiger d’un peuple autochtone revendiquant un titre ancestral qu’il prouve sa capacité à faire ce que la Couronne proscrit et entrave, le contrôle exclusif du territoire est une condition de formation du titre, et non une condition de sa survie au-delà de l’affirmation de souveraineté. Avec l’avancée incoercible de la colonisation, l’impossibilité de jure pour les peuples autochtones d’exclure la Couronne est graduellement devenue une incapacité de facto. C’est ainsi que la Cour suprême a déclaré la nation Tsilhqot’in détentrice d’un titre ancestral sur un territoire qu’elle contrôlait avant l’affirmation de souveraineté, mais dont elle a depuis longtemps perdu la maîtrise exclusive.
En d’autres termes, l’exigence du contrôle exclusif ne sera appliquée que lorsqu’elle sera compatible avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne. Il en résulte que la conciliation de la préexistence de sociétés autochtones autonomes avec l’affirmation de souveraineté n’est possible que si le critère de l’exclusivité est appliqué à la situation antérieure à l’affirmation de souveraineté française. En effet, nous verrons que la souveraineté revendiquée par la Couronne britannique est le prolongement de celle du roi de France. Or, exiger qu’un peuple autochtone prouve qu’il a conservé le contrôle exclusif de son territoire malgré l’affirmation française de souveraineté reviendrait à nier le titre de la France. Cela aurait pour conséquence de saper les fondements juridiques mêmes de l’affirmation de souveraineté britannique.
Tel que le reconnaît depuis longtemps la jurisprudence, la souveraineté de la Couronne britannique sur l’ancienne Nouvelle-France prolonge, par succession d’État, celle préalablement revendiquée par la France, cette dernière ayant cédé ses droits à la Grande-Bretagne lors des traités de 1713 et de 1763[89]. Le Comité judiciaire du Conseil privé a, par exemple, décrit de la manière suivante l’effet du Traité de Paris intervenu en 1763 entre Versailles et Londres :
En 1763, le Canada et toutes ses dépendances, ainsi que les droits à la souveraineté, à la propriété et à la possession, et tous les autres droits qui avaient en tout temps été détenus ou acquis par la Couronne de France, ont été cédés à la Grande-Bretagne : St. Catherine’s Milling and Lumber Co. c. Reg. (1888), 14 App. Cas. 46, p. 53. À partir de ce moment, la Couronne d’Angleterre a été investie de tous les pouvoirs législatifs et exécutifs au pays qui lui avaient été cédés et, sauf dans la mesure où elle s’est depuis départie de ces pouvoirs par loi, proclamation royale ou concession volontaire, elle en est toujours investie[90].
Selon la perspective du droit britannique, l’opposabilité du titre de la Couronne aux peuples autochtones initialement colonisés par la France est justifiée par une souveraineté européenne antérieure que la Grande-Bretagne reconnaît pleinement comme valide. « [l]’utilisation du concept de cession implique une reconnaissance par la Grande-Bretagne que la France détenait auparavant des droits valables à l’égard de ce territoire »[91].
D’ailleurs, la reconnaissance par Londres, sans l’accord des peuples autochtones, des prétentions françaises en Amérique du Nord remonte au début du XVIIe siècle. Après la prise de Québec par les frères Kirk et celle de Port-Royal par William Alexander en 1629, la paix est signée et, en vertu du traité de Saint-Germain-en-Laye de 1632, l’Angleterre restitue le Canada et l’Acadie à la France[92]. Le fait que l’Angleterre accepte de « restituer » à la Couronne française un territoire revendiqué par cette dernière emporte la reconnaissance que la France y détenait des droits légitimes lorsqu’elle en fut privée par les armes[93]. Cette logique juridique allait d’ailleurs structurer la chaîne des traités subséquents ayant ponctué l’antagonisme territorial franco-anglais jusqu’au départ sans retour de la France. Ainsi, aux termes de l’article X du Traité de Bréda signé en 1657, le roi d’Angleterre « restitue » l’Acadie à la France qui en avait « autrefois joui »[94].
La Couronne anglaise ne renonce évidemment pas à acquérir un jour les territoires français. Le procédé privilégié dans les traités indique toutefois que le titre résultant de cette éventuelle acquisition sera dérivé, c’est-à-dire fondé sur la conquête ou la cession, et non sur la possession originaire.
Certains ont mis de l’avant l’idée que les peuples autochtones « conservaient [...] leur souveraineté malgré la reconnaissance entre souverains européens de l’appartenance de leurs territoires à une des leurs »[95]. Les traités de cession intervenus entre la France et la Grande-Bretagne n’emporteraient, selon ce point de vue, qu’un droit de préemption en faveur de la Couronne britannique. Par la suite, il incomberait à la Couronne d’acquérir le titre de souveraineté par le biais d’un traité international de cession avec les autorités autochtones compétentes ou par conquête[96].
La doctrine et la pratique coloniales de la Grande-Bretagne ne concordent toutefois pas avec cette interprétation des traités franco-britanniques. Ainsi, dans la foulée du Traité d’Utrecht de 1713, les Britanniques affirmèrent de manière constante et déterminée, malgré les dénégations des Autochtones, qu’aux termes dudit traité, la France leur avait cédé son titre de souveraineté sur l’Acadie. Cela rendait donc irrecevable toute prétention autochtone au territoire concerné[97]. Comme le relate un historien du droit, les nouvelles autorités coloniales prétendent que « le Traité d’Utrecht leur a conféré la pleine souveraineté sur le territoire » et « refusent de conclure des traités de cession »[98]. Londres estime que les anciens alliés de la France doivent simplement reconnaître sa souveraineté déjà pleinement acquise de la France par le roi Georges II[99]. Cette reconnaissance est, pour la Couronne, l’objet premier d’un traité de 1725 ratifié en 1726 par certains chefs miq’maq[100]. Ce traité allait servir de modèle aux accords subséquents qui contiennent tous une clause de reconnaissance par la partie autochtone de la souveraineté du monarque britannique sur le territoire[101]. Ces accords ne seront d’ailleurs pas interprétés par la Cour suprême comme des traités de cession de souveraineté entre nations indépendantes au regard du droit international[102].
Dans la foulée de la capitulation des forces françaises à Montréal, l’armée britannique s’installe unilatéralement dans les territoires où vivent les Autochtones, notamment dans les anciens forts et établissements français des Grands Lacs. Lors d’une rencontre avec les anciens alliés de la France tenue à Détroit en 1761, il devient clair que la présence des nouveaux maîtres est non négociable. En effet, William Johnson, le représentant de la Couronne, propose aux chefs autochtones une relation qui confirme les prétentions britanniques de souveraineté sur le territoire abandonné par les militaires français. Cela ressort des travaux d’Alain Beaulieu, qui écrit :
L’alliance proposée par Johnson s’inscrivait donc dans un cadre très spécifique : il s’agissait d’une proposition d’union avec la puissance coloniale qui, après avoir vaincu les alliés des nations des Grands Lacs, affirmait maintenant ses “droits légitimes” à l’intérieur du continent et promettait des activités commerciales avantageuses à toutes les nations qui se placeraient sous la protection du roi... Ils profitèrent de leur position favorable pour mettre en place un nouvel ordre politique à l’intérieur du continent qui était devenu, selon eux, un des “dominions” du roi britannique [notre traduction][103].
De même, juste après le Traité de Paris de 1763 opérant la cession de la Nouvelle-France à la Grande-Bretagne, George III émet sa Proclamation royale de 1763[104]. Dans celle-ci, il s’appuie explicitement sur ledit traité, pour organiser le gouvernement de ses nouvelles possessions et déclare qu’il en réserve une partie aux Autochtones « sous [sa] Souveraineté [sa], Protection et [son] Gouvernement »[105]. Ces termes indiquent clairement que le monarque se considère comme le détenteur de la souveraineté internationale, même sur le « Territoire indien » et à l’égard des nations autochtones qui y vivent. Les peuples autochtones n’ont pas, du point de vue de la nouvelle puissance coloniale, la prérogative de refuser la souveraineté de la Couronne[106]. Certes, la Proclamation reconnaît des droits aux Autochtones sur leurs hunting grounds, mais ce mécanisme ne fait que consacrer l’internalisation juridique des nations autochtones du point de vue du droit colonial[107].
On se gardera donc de confondre la consécration par la common law de certains droits préexistants sur le territoire, dont les titres fonciers ancestraux, et la reconnaissance de la pleine souveraineté internationale des nations autochtones. La coexistence de la souveraineté de la Couronne et des titres fonciers ancestraux ressort bien lorsque la Cour suprême déclare que « [d]ans la Proclamation, la Couronne affirmait unilatéralement sa souveraineté sur ce qui est aujourd’hui le Canada, mais confirmait également les titre et droit de propriété ancestraux préexistants sur des terres non achetées » [italiques dans l’original][108].
Sa Majesté récidive au lendemain du Traité de l’Oregon de 1846 aux termes duquel les États-Unis renoncent au profit de la Grande-Bretagne à leurs prétentions visant le territoire qui allait devenir la Colombie-Britannique. Les Britanniques y fondent rapidement des colonies de peuplement sans conclure au préalable de traité de cession de souveraineté avec les peuples autochtones dont les terres sont visées[109].
Cette pratique coloniale de la Couronne, qui n’est par ailleurs pas incompatible du point de vue des autorités avec la persistance d’une souveraineté autochtone interne et l’existence d’une relation de nation à nation[110], confirme que les Britanniques considéraient avoir acquis un titre valable de souveraineté aux termes des traités conclus avec la France et les États-Unis. Elle indique que la Grande-Bretagne ne reconnaissait pas la pleine souveraineté internationale des peuples autochtones occupant ses nouvelles possessions, même si la conclusion de traités avec ces peuples atteste de « relations très proches de celles qui étaient maintenues entre nations souveraines »[111].
Certes, cette souveraineté affirmée ne correspond pas nécessairement à la vision autochtone des choses ni à la lecture que certains font du droit international de l’époque[112], ni sans doute aux exigences élémentaires de la justice à l’égard des peuples autochtones[113]. Il ne s’agit ici que de faire état de la pratique coloniale et non d’en défendre le bien-fondé. De plus, la souveraineté revendiquée allait au départ rester largement dénuée d’effectivité, puisque ce n’est que graduellement que la Couronne a acquis une souveraineté de facto[114].
Du point de vue de Londres, l’affirmation de souveraineté britannique eu égard à l’Acadie et la Nouvelle-France repose par conséquent sur la cession de ses droits par la France, donc sur la reconnaissance par les Britanniques des prétentions de cette dernière. Or, demander aux peuples autochtones dont le territoire ancestral est situé dans une ancienne colonie française d’établir, pour étayer leur revendication de titre ancestral en common law, que leurs ancêtres avaient la volonté et la capacité d’exclure unilatéralement la Couronne française si nécessaire défie la logique. Cela équivaudrait à nier, aux fins du droit d’origine britannique, la valeur de jure de l’affirmation de souveraineté de la France, qui est pourtant acceptée comme l’assise de la souveraineté britannique.
La logique interne du droit colonial britannique mène par conséquent à la conclusion que l’exigence du contrôle autochtone exclusif du territoire est une condition de formation du titre au moment de l’affirmation de souveraineté européenne, mais pas une condition de sa survie postérieurement à cette affirmation.
De plus, un principe constitutionnel cardinal, à savoir l’honneur de la Couronne, contraint cette dernière à agir équitablement lorsqu’elle affirme sa souveraineté à l’égard des peuples autochtones et de leur territoire et lorsqu’elle traite une revendication de droits ancestraux[115]. La Cour suprême explique que l’« affirmation de souveraineté a fait naître l’obligation de traiter les peuples autochtones de façon équitable et honorable, et de les protéger contre l’exploitation »[116].
Sur les parties du Canada actuel où la France a affirmé sa souveraineté, Sa Majesté réclame pour elle-même les avantages que cette affirmation a conférés à l’État en droit colonial. Il ne serait guère équitable à l’égard des peuples autochtones que la Couronne se prévale des prérogatives de la succession d’État sans assumer aussi les responsabilités qui découlent en common law de l’affirmation de souveraineté eu égard aux Autochtones, à savoir la conciliation de cette affirmation avec l’occupation autochtone préexistante. Plus encore, la Couronne britannique attendrait des peuples autochtones qu’ils établissent un contrôle exclusif opposable à la France alors qu’elle a elle-même refusé d’admettre une telle prétention autochtone lors des traités territoriaux entre les puissances coloniales. Cette posture confinerait à la duplicité et jetterait le déshonneur sur la Couronne.
Les peuples autochtones du Canada ayant eu pour seul colonisateur la Grande-Bretagne conservent leur titre ancestral malgré la perte de contrôle du territoire après l’affirmation de souveraineté européenne; l’honneur de la Couronne serait bafoué si on traitait autrement leurs frères, dont les vicissitudes de l’histoire ont voulu qu’ils fussent d’abord soumis aux prétentions impériales des rois de France.
Il convient de rappeler que, dans l’affaire Côté, la Cour suprême, soucieuse d’éviter des solutions asymétriques inéquitables, a très clairement refusé que l’on invoque l’absence de reconnaissance formelle des droits ancestraux en Nouvelle-France pour priver les peuples autochtones de droits ancestraux aux fins de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[117]. La Cour a dès lors statué que « la souveraineté française n’a pas mis fin à l’existence potentielle de droits ancestraux visés au [paragraphe 35(1)] à l’intérieur des frontières de ce qui constituait la NouvelleFrance »[118]. Il est vrai que la question traitée ici ne concerne pas l’état du droit colonial français en matière de droits ancestraux. Néanmoins, on arriverait à un résultat comparable à celui que la haute juridiction a voulu conjurer si on considérait que le Régime français ait pu empêcher le titre ancestral de se cristalliser en droit canadien d’origine britannique, là où la présence française a privé un groupe autochtone du contrôle exclusif de son territoire traditionnel.
La conclusion qui s’impose est donc que, lorsqu’elle aura à trancher la question, la Cour suprême devrait décider que le critère du contrôle exclusif du territoire au moment de l’affirmation de la souveraineté renvoie, pour les territoires concernés, à l’affirmation de souveraineté par la Couronne française. En définitive, c’est à juste titre que le gouvernement fédéral a retenu, dans sa politique de revendication territoriale, l’exigence que l’occupation traditionnelle du territoire ait été un fait accompli « au moment où les nations européennes ont prétendu à la souveraineté » [nos italiques][119].
De ce qui précède, on peut conclure que le successeur actuel d’un groupe historique qui, au moment de l’affirmation de la souveraineté française, ne contrôlait pas le territoire revendiqué, et qui s’y serait par la suite établi avec ou sans l’accord des autorités françaises, ne pourra guère y prétendre à un titre ancestral tel que défini par le droit canadien d’origine britannique. En effet, le titre de jure de la Couronne française s’était déjà formé du point de vue du droit colonial britannique, de sorte que l’occupation autochtone postérieure à l’affirmation de souveraineté n’est pas préexistante ou originaire face à la Couronne. Or, le titre ancestral est par nature un titre antérieur à celui de la Couronne[120]. De plus, il sera contraire à la logique interne du droit colonial britannique d’admettre qu’un peuple autochtone ait pu acquérir un contrôle exclusif du territoire juridiquement opposable à la France, puisque ce droit a reconnu le titre de cette dernière. L’installation d’un peuple dans une partie de la colonie française sans concession émanant des autorités coloniales compétentes ne pourra donc avoir éteint le titre ancestral qu’un autre peuple y détiendrait parce qu’il contrôlait effectivement le territoire au moment de l’affirmation de la souveraineté européenne[121].
Il résulte aussi que les dates d’affirmation de souveraineté retenues jusqu’à maintenant par les tribunaux pour traiter une revendication de titre ancestral sur des terres ayant été comprises dans la Nouvelle-France doivent être mises de côté. C’est le moment d’affirmation de souveraineté française qu’il faut rechercher, ce qui exige de bien comprendre comment s’affirme la souveraineté.
B. L’affirmation de la souveraineté : ni pur symbolisme ni mainmise effective
Le contact est un phénomène physique, économique et culturel. C’est une rencontre qui peut se produire informellement sur les côtes, le long des cours d’eau ou dans les forêts entre premiers occupants et particuliers — pêcheurs, missionnaires, marchands —, venus d’outremer. L’affirmation de souveraineté, quant à elle, implique nécessairement les institutions de l’État et les dispositifs du droit.
Les tribunaux ont estimé de manière constante et unanime qu’une simple prise de possession symbolique par un délégué de la Couronne ne saurait constituer une affirmation de souveraineté au regard de la common law. Au sujet de la vacuité juridique des pompes cérémonielles, la juge Vickers de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a dit, non sans verve :
On ne m’a pas convaincue que de simples aventuriers ou des officiers de la Royal Navy mandatés par Sa Majesté aient, en dépit de leurs intentions sincères, pu affirmer sur ces immenses territoires le degré de souveraineté exigé par le droit international en hissant un drapeau et en prenant à témoin le profond silence des montagnes et des forêts boréales. Ce ne sont, à mon avis, que des paroles en l’air [notre traduction][122].
Les manifestations matérielles et juridiques d’une occupation in situ doivent venir en renfort des déclamations de puissance afin d’ancrer dans le réel les prétentions de la Couronne. S’il fallait définir la découverte comme une doctrine selon laquelle la simple appropriation rituelle accorde au souverain qui en est l’auteur un titre territorial opposable aux autres puissances[123], il faudrait conclure que cette doctrine a été rejetée par la jurisprudence canadienne.
Si les conditions de formation du titre territorial de la Couronne ne sont pas prescrites de manière rigide, il est clair qu’elles restent largement en deçà d’une mainmise effective de la Couronne sur l’ensemble du territoire concerné. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer que la Cour suprême et les juridictions inférieures considèrent 1846 comme l’année d’affirmation de la souveraineté britannique aux fins du titre ancestral pour tout le territoire de l’actuelle Colombie-Britannique[124]. Il s’agit de l’année de la signature du Traité de l’Oregon aux termes duquel les États-Unis et la Grande-Bretagne se sont entendus pour faire du 49e parallèle leur frontière à l’ouest des Rocheuses.
Les juges se sont peu attardés à la justification de cette date, mais ceux qui l’on fait s’entendent pour affirmer que « la souveraineté implique à la fois un degré d’occupation des lieux et un degré de contrôle administratif » [notre traduction][125]. Au terme d’une analyse des précédents judiciaires, la Cour suprême de la Colombie-Britannique affirme à cet égard que « bien que l’expression ‘‘affirmation de souveraineté’’ soit utilisée, celle-ci ne suffit pas : l’établissement effectif de la souveraineté est requis » [notre traduction][126]. Les magistrats ont estimé que la date de la signature du Traité de l’Oregon pouvait remplir cette exigence parce que :
[…] en 1846, il y avait une présence britannique de facto dans la région. Le Traité de l’Oregon est un traité conclu avec une autre nation, qui règle un différend frontalier et confère une reconnaissance internationale à la souveraineté sur les terres et territoires situés au nord du 49e parallèle. Reconnue par une autre nation, l’affirmation de la souveraineté est manifeste à ce stade de notre histoire [notre traduction][127].
Les indicateurs de souveraineté retenus sont donc une certaine présence juridiquement organisée du colonisateur sur le territoire au-delà d’une prise de possession formelle et la reconnaissance par une puissance coloniale étrangère ayant par ailleurs un intérêt direct à l’égard de l’enjeu territorial.
Or, en 1846, soit bien après la prise de possession officielle proclamée par le capitaine George Vancouver au nom de George III en 1792, l’emprise de la Couronne britannique et la population européenne en Colombie-Britannique restaient anémiques. La seule présence coloniale notable était celle des administrateurs et des marchands de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ce n’est qu’après 1849 que Londres concéda l’île de Vancouver à la Compagnie de la Baie d’Hudson afin d’y favoriser l’établissement de colons. Sur le continent, la colonie de la Colombie-Britannique ne fut établie qu’en 1858. Comme l’écrit un auteur :
Entre le premier contact avec les Européens, en l’occurrence les Espagnols, au seizième siècle et l’établissement d’une colonie britannique sur l’île de Vancouver en 1849, les droits des peuples autochtones sur leurs territoires ont été très peu affectés. Il y avait entre les Britanniques et les peuples autochtones certains échanges commerciaux, mais, pour l’essentiel, la présence européenne n’avait pas perturbé la vie des Autochtones [notre traduction][128].
S’intéressant en particulier au cas de la nation Tsilhqot’in, McNeil fait remarquer que « le Traité de l’Oregon signé cette année-là n’eut en réalité aucun impact pour les Tsilhqot’in qui continuèrent par la suite à observer leurs lois et à s’autogouverner » [notre traduction][129]. Compte tenu de la situation sur le terrain, il s’avère qu’en 1846, la Couronne n’était pas effectivement présente sur l’ensemble du territoire de la Colombie-Britannique, qu’elle n’y avait pas encore instauré de dispositifs de colonisation conséquents et n’avait nullement pu y exercer un contrôle effectif. Aucune colonie de peuplement n’avait été constituée. Les conditions d’établissement de la souveraineté retenues s’avèrent donc minimales et on peut raisonnablement penser que la reconnaissance des prétentions de la Couronne par les États-Unis a pesé d’un poids considérable.
La lecture des autres décisions judiciaires ayant abordé le problème de l’affirmation de souveraineté mène à la même conclusion. Dans Bernard, le tribunal statue que les Britanniques ont établi leur souveraineté sur le Nouveau-Brunswick actuel en 1759, puisque c’est l’année où la British Navy a acquis le contrôle des côtes de la région après avoir chassé les forces françaises. La Cour estime qu’il en fut ainsi même si la France n’a formellement cédé sa colonie qu’en 1763[130]. Au moment des faits, les Britanniques n’avaient encore établi aucune structure coloniale dans cette partie de l’Acadie. C’est donc une conception a minima de souveraineté qui a prévalu.
Les circonstances ne sont pas fondamentalement différentes lorsque le tribunal associe l’affirmation de souveraineté britannique sur d’anciennes possessions françaises avec l’année de la signature des traités de cession de ces colonies par la France, à savoir le Traité d’Utrecht de 1713 pour la Nouvelle-Écosse[131] et le Traité de Paris de 1763 pour le reste de la Nouvelle-France[132]. Certes, les garnisons britanniques nouvellement arrivées étaient mobilisées à proximité des principaux établissements, occupaient certains forts enlevés aux Français et avaient entrepris l’érection de nouvelles places fortes. Elles ne pouvaient néanmoins prétendre avoir la domination réelle de tous les immenses espaces fraîchement passés sous le giron de leur monarque. Conscient de la fragilité de son emprise sur son nouveau domaine colonial, Georges III s’attacha d’ailleurs à pacifier les relations avec les anciens alliés autochtones de la France par la signature de traités de paix[133].
Certes, les Britanniques ont fait valoir leurs droits de successeurs de la France et ont donc invoqué la prétention française comme fondement de leur propre affirmation de souveraineté. Il reste que, comme mentionné précédemment, la France elle-même n’était guère parvenue à asseoir son titre sur un contrôle politique et juridique effectif de la totalité des territoires concernés. On considère néanmoins que l’acte de cession territoriale par la France est venu fonder l’affirmation de souveraineté britannique. Comme l’écrit la Cour d’appel de l’Ontario :
Les parties s’entendent pour considérer que l’affirmation de la souveraineté britannique a eu lieu le 19 février 1763, par la signature du Traité de Paris qui mettait un terme à la guerre de Sept Ans. La France cédait aux Britanniques tout le territoire nord-américain situé à l’est du Mississippi ainsi que d’autres terres. Les Britanniques affirmèrent alors leur souveraineté sur les territoires jusque-là revendiqués par la France [notre traduction][134].
Se trouve réitérée l’importance des accords territoriaux entre les États au moment de déterminer le moment de l’affirmation de souveraineté.
En définitive, l’orientation générale actuelle du droit canadien indique que les critères de l’affirmation de souveraineté de la Couronne ne requièrent nullement la maîtrise plénière du territoire et que la conception de la souveraineté qui s’en dégage confine, pour certaines parties du territoire revendiqué, à la fiction. Il semble que soit à l’oeuvre le principe de « contiguïté », se manifestant dans le fait que « les Euro-Américains revendiquèrent une vaste superficie de terres qui étaient contiguës et qui entouraient celles qu’ils avaient effectivement découvertes et peuplées » [notre traduction][135]. La jurisprudence développée à ce jour se rapproche aussi de la notion de constructive possession selon laquelle « la possession d’une partie d’une chose serait présumée être la possession de son entier »[136]. On y recourt d’autant plus lorsqu’elle « rencontre la tolérance ou la reconnaissance d’autres entités qui auraient un intérêt à agir sur la question »[137], comme c’est le cas en présence d’un traité de cession entre puissances coloniales portant sur des territoires où vivent des peuples autochtones.
Cette solution trouve un écho dans le régime des droits ancestraux élaboré par la Cour suprême, qui opère une distinction très nette entre le moment de l’affirmation de souveraineté et celui de la mainmise effective sur le territoire, ce dernier marquant la cristallisation des droits ancestraux des Métis. Cette mainmise survient lorsque « les Européens ont effectivement établi leur domination politique et juridique dans une région donnée »[138]. Dans la chronologie coloniale, l’affirmation de souveraineté peut précéder, et de beaucoup, la maîtrise réelle du territoire et des populations.
On ne peut omettre d’observer que les tribunaux, y compris la Cour suprême, n’exigent pas que les Autochtones aient, par voie de traité ou autrement, consenti clairement à l’affirmation de la souveraineté européenne. La preuve d’un consentement autochtone confortera nul doute la légitimité des prétentions de la Couronne[139], mais les tribunaux n’en font pas une condition sine qua non de leur valeur de jure. La Cour, bien qu’elle ait évoqué la souveraineté autochtone précoloniale[140], a invariablement appliqué le principe selon lequel le titre de jure de la Couronne se forme au moment de l’affirmation de la souveraineté, sans requérir l’accord des premiers occupants ni l’emprise effective des autorités coloniales sur le territoire[141]. Les rapports de force ont permis à la Couronne de concrétiser progressivement sa souveraineté sur le terrain, souveraineté internationalement reconnue[142]. Aujourd’hui, la plus haute juridiction canadienne prend acte de « la réalité de la souveraineté de la Couronne »[143].
La revendication unilatérale de souveraineté n’exprime pas inéluctablement la négation de toute souveraineté autochtone préexistante. Même la théorie développée par la Cour suprême des États-Unis au début du XIXe siècle le reconnaît, puisque la Cour décrit l’effet sur les peuples autochtones de l’affirmation européenne de souveraineté en expliquant que « leurs droits à la souveraineté complète, en leur qualité de nations indépendantes, ont été nécessairement diminués »[144]. On admet donc que les Autochtones constituaient à l’origine des nations indépendantes, ce qui n’est pas en phase avec la doctrine de la terra nullius, qui considère le territoire autochtone comme étant initialement « sans maître »[145]. L’affirmation de souveraineté constitue donc, dans cette perspective, un mode sui generis et largement fictif — distinct de la cession, de la conquête et de la prescription — d’acquisition d’un titre dérivé de souveraineté territoriale.
Dans la mesure où les peuples autochtones ont été dépossédés unilatéralement de leur personnalité juridique internationale selon des règles moins favorables que celles appliquées aux souverains européens, on ne s’étonnera guère que ce procédé colonial soit aujourd’hui considéré comme discriminatoire. Il s’agit d’un legs colonial qui place les fondements mêmes de l’État au centre du débat actuel sur la réconciliation[146]. C’est peut-être le message sous-jacent à l’appel à la négociation lancé par la Cour suprême qui estime que « [l]es traités permettent de concilier la souveraineté autochtone préexistante et la souveraineté proclamée de la Couronne »[147].
Il convient maintenant d’appliquer les critères jurisprudentiels d’affirmation de souveraineté au cas du régime colonial français.
C. L’affirmation de souveraineté française au XVIIe siècle
Pour déterminer le moment de la prise de possession française aux fins du droit relatif au titre ancestral autochtone, on recherchera les mêmes indicateurs que ceux qui ont permis la datation de l’affirmation de souveraineté britannique.
Après le XVIe siècle, au cours duquel les velléités « cartographiques » de la France à l’égard de l’Amérique du Nord n’ont pu se traduire en implantation conséquente et durable,[148] l’entreprise coloniale acquit un minimum de matérialité au début du siècle suivant. L’occupation et le peuplement mis en oeuvre sous l’empire du droit français, à l’instigation et sous l’autorité de la Couronne, commencent alors en s’appuyant largement sur une connaissance du pays ainsi que sur des relations diplomatiques et commerciales préexistantes avec les premiers occupants. À l’instar des Anglais et des Hollandais, les Français recourent d’abord au procédé de la concession exclusive à des compagnies pour peupler, développer et même administrer localement la nouvelle colonie. Ce n’est qu’en 1663 que Louis XIV prend directement en main la destinée de la Nouvelle-France.
La Cour suprême a jugé qu’à la faveur des voyages de Champlain, la France avait acquis en 1603 le « contrôle effectif » du haut Saint-Laurent[149] et de l’Outaouais[150]. Cette évaluation de la situation ne correspond sans doute que très relativement aux réalités de terrain d’alors. Néanmoins, dans la vallée du Saint-Laurent, les délégués du roi de France fondèrent à Québec un établissement permanent qui, à partir de 1608, devint le centre commercial, militaire et administratif de la Nouvelle-France. Dès 1609, la France élargissait aux Grands Lacs, par l’intermédiaire des Wendats, son alliance avec les peuples autochtones et s’engageait aux côtés de ses alliés dans un conflit militaire avec les Iroquois. Le réseau de comptoirs commerciaux s’étendait notamment par l’ouverture d’un poste à Trois-Rivières en 1618. Au tournant des années 1620, la difficile consolidation de Québec était en cours, même s’il s’agissait encore essentiellement d’une bourgade vouée au commerce et à la diplomatie; seules quelques dizaines de personnes y habitant en permanence[151]. En Acadie, les Français avaient pu, à la même époque, maintenir un embryon de colonie à Port-Royal, au milieu d’épreuves et de rebondissements multiples[152]. À la faveur de l’implantation du régime seigneurial au début des années 1630, un nombre conséquent de colons allait toutefois s’installer dans la région[153].
Outre une présence effective sur le territoire, bien qu’elle fût encore ténue, plusieurs éléments permettent de déceler une affirmation de souveraineté par la Couronne française au Canada et en Acadie dans les trois premières décennies du XVIIe siècle. En effet, les concessions royales comportaient, en sus de droits commerciaux, la délégation d’attributs de la puissance publique pour la colonie. Nommé lieutenant du vice-roi de la Nouvelle-France en 1612, avec pleine délégation de pouvoirs[154], Champlain devient lieutenant de la Nouvelle-France et commandant de Québec à compter de 1620, puis lieutenant du cardinal de Richelieu en 1627[155]. Il n’a de cesse de veiller au renforcement démographique, administratif et diplomatique de la Nouvelle-France[156].
À compter de 1615, le Roi réglemente directement certains aspects de la pêche et de la navigation en Nouvelle-France[157] ainsi que le commerce des armes à feu avec les Autochtones[158]. En outre, la mise en place d’un monopole du commerce des fourrures dans les années 1610 manifeste le dessein du monarque français de s’imposer juridiquement au détriment de la souveraineté autochtone. Un tel monopole rendait illicites les relations commerciales des Autochtones avec d’autres partenaires que le détenteur français des droits exclusifs[159]. L’effectivité relative du système commercial instauré alors ne signifie pas qu’il ait été sans importance dans l’instauration d’un nouvel ordre juridique colonial[160].
Les prétentions du pouvoir français se trouveront rapidement confortées par la posture du rival anglais qui, comme montré précédemment, a reconnu la domination française sur le Canada et l’Acadie lors de la signature du traité de Saint-Germain-en-Laye en 1632.
En définitive, il appert, au vu des critères jurisprudentiels exposés précédemment, que l’affirmation de la souveraineté de la Couronne était alors un fait accompli sur une grande partie de ce qui allait devenir l’Empire français d’Amérique. Déjà, la France avait établi des institutions de gouvernance, articulé les prémices d’un ordre juridique et entamé la colonisation effective d’une partie du territoire. Ses droits avaient été admis par la puissance coloniale concurrente à peu près à la même époque. Certes, les représentants du roi de France n’étaient pas présents partout et n’étaient nullement parvenus à imposer sa volonté dans l’entièreté de l’espace géographique concerné. Il paraît, malgré tout, raisonnable d’affirmer qu’au lendemain du traité de Saint-Germain-en-Laye la prise de possession de la Nouvelle-France était au moins aussi concrète que l’affirmation de la souveraineté britannique en Colombie-Britannique en 1846.
L’affirmation de souveraineté pourrait avoir été un peu plus tardive dans les Grands Lacs[161]. Dans la foulée d’une paix signée avec les Iroquois en 1667, les autorités coloniales mettent en place une politique d’implantation dans la région qui se voulait adaptée au mode de colonisation qui y était privilégié, c’est-à-dire l’exploitation commerciale des ressources. Une cérémonie officielle de prise de possession a lieu à Sault Ste. Marie le 4 juin 1671 alors que s’étaient déjà reconstitués un réseau commercial ainsi que des missions jésuites. À partir de 1673, un système de postes et de forts est mis en place dans l’ensemble de la région. Dès 1684, « des commandants sont nommés dans les postes les plus importants, à la tête de petites garnisons, assurant une présence impériale ténue dans le Pays d’en Haut »[162]. C’est à bon droit que, dans l’affaire Saugeen, le tribunal affirme que les infrastructures et les manoeuvres des militaires français sont une des manifestations de l’affirmation de souveraineté de la France dans la région des Grands Lacs[163]. On peut conclure que l’affirmation de souveraineté s’y était matérialisée vers 1685.
Le régime colonial français a déployé tout un arsenal de procédés destinés à traduire dans la réalité ses prétentions. Havard affirme, par exemple, que la France a développé une pratique complexe de la souveraineté oscillant entre la subjugation des peuples autochtones et leur protection assimilable à une forme de suzeraineté[164]. Certains procédés, telle la médiation des conflits entre les nations autochtones, donnaient à voir un amalgame subtil d’autorité et de diplomatie asymétrique[165]. Toutefois, comme mentionné précédemment, les règles du droit canadien d’origine britannique relatives à l’affirmation de souveraineté n’exigent pas la preuve d’une pleine effectivité des prétentions de la Couronne sur l’intégralité du territoire revendiqué.
Conclusion
Faire porter l’analyse d’une revendication de titre ancestral sur la situation territoriale observable avant l’affirmation de souveraineté française plutôt qu’au moment de l’arrivée de la Couronne britannique ne mettra pas les demandeurs autochtones totalement à l’abri des effets perturbateurs de l’arrivée des Européens. Parfois, c’est dans la foulée des premiers contacts, et donc bien avant le moment colonial formellement inauguré par l’affirmation de souveraineté, que se sont mis en marche des bouleversements politiques et démographiques qui allaient se répercuter sur les dynamiques territoriales autochtones. L’introduction de maladies nouvelles a produit une chute de population, alors que les conflits armés, nés notamment de la concurrence pour le contrôle des réseaux commerciaux, ont mené au déclin des certaines nations, voire au départ de groupes de leurs territoires ancestraux. La dispersion des Iroquoiens du Saint-Laurent après le contact avec Jacques Cartier[166] et la destruction de la Huronie dans la première moitié du XVIIe siècle[167] sont des exemples emblématiques de déstructurations territoriales induites par le contact bien avant l’affirmation de souveraineté.
En outre, dès le XVIe siècle, les navigateurs européens sillonnaient les eaux au large des côtes de l’Atlantique, circulaient dans le golfe et l’estuaire du Saint-Laurent ainsi que dans les grandes baies et autres espaces littoraux. Il n’est pas exclu que la perte du contrôle exclusif de ces territoires maritimes par les peuples autochtones soit survenue antérieurement aux affirmations de souveraineté européennes du siècle suivant.
Les remarques qui précèdent n’empêchent cependant pas d’affirmer que, dans un grand nombre de cas, un peuple autochtone dont les ancêtres ont connu la colonisation française sera davantage en mesure de prouver qu’ils occupaient de manière exclusive leur territoire, et donc d’établir aujourd’hui son titre ancestral, si le moment de formation de ce dernier en droit étatique correspond à l’affirmation française de souveraineté. Au début du XVIIe siècle, malgré les secousses qui ont suivi le contact, le territoire dont la France allait prendre possession restait largement sous le contrôle des peuples autochtones, tout comme les premiers occupants de la Colombie-Britannique avaient la possession et la maîtrise des terres que la Grande-Bretagne ajouterait plus tard à son empire.
Toutefois, pendant plus d’un siècle et demi, la France a cherché à s’implanter en Amérique du Nord et à y diffuser son pouvoir. Elle n’y est parvenue que très imparfaitement et n’a généralement pas prétendu réduire complètement les peuples autochtones qui étaient ses alliés et ses partenaires dans la paix comme dans la guerre. La capacité de plusieurs peuples autochtones d’exercer un contrôle effectif sur au moins une partie, souvent significative, de leurs terres ancestrales n’en a pas moins été compromise.
Les tribunaux n’ont pas, à ce jour, pris conscience que la common law n’exige pas la persistance du contrôle autochtone du territoire après l’affirmation de souveraineté française. Cet article aura au moins servi à mettre en lumière le péril que fait peser sur le titre ancestral la méconnaissance des principes qui ont présidé à l’affirmation de souveraineté britannique sur l’ancienne Nouvelle-France. Lorsque la Cour suprême sera appelée à se prononcer, elle devra éviter de créer une situation où les descendants des peuples autochtones colonisés par les rois de France, craignant que les particularités du droit colonial français compromettent la reconnaissance de leurs droits ancestraux, constatent que c’est plutôt l’application contestable du droit d’origine britannique qui cause le déni de leur droit.
Parties annexes
Notes
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[1]
Voir par ex John Borrows, « The Durability of Terra Nullius : Tsilhqot’in Nation v. British Columbia » (2015) 48:3 UBC L Rev 701 à la p 703; Joshua Ben David Nichols, A Reconciliation Without Recollection? An Investigation of the Foundations of Aboriginal Law in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 2020 à la p 16. Sur l’application de la théorie de la découverte par les puissances coloniales en Amérique du Nord, voir généralement Robert J Miller et al, Discovering Indigenous Lands: The Doctrine of Discovery in the English Colonies, Oxford, Oxford University Press, 2010.
-
[2]
Loi constitutionnelle de 1982, art 35(1), constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 (« [l]es droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés »).
-
[3]
R c Côté, 1996 CanLII 170 aux para 51–54 (CSC) [Côté].
-
[4]
Pour des études de l’univers juridique français et des droits fonciers autochtones au temps de la Nouvelle-France, voir notamment Sylvio Normand, « Les droits des Amérindiens sur le territoire sous le Régime français » dans Andrée Lajoie et al, dir, Le statut juridique des peuples autochtones au Québec et le pluralisme, Cowansville (QC), Yvon Blais, 1996, 107; Alain Bissonnette, « L’influence du Régime français sur le statut et les droits des peuples autochtones au Canada : une relecture critique de la jurisprudence » dans Andrée Lajoie et al, Le statut juridique des peuples autochtones au Québec et le pluralisme, Cowansville (QC), Yvon Blais, 1996, 219.
-
[5]
Delgamuukw c ColombieBritannique, 1997 CanLII 302 au para 145 (CSC) [Delgamuukw]; R c Marshall; R c Bernard, 2005 CSC 43 au para 38 [Marshall/Bernard]; Nation Tsilhqot’in c Colombie-Britannique, 2014 CSC 44 au para 25 [Nation Tsilhqot’in CSC].
-
[6]
Nation Tsilhqot’in CSC, supra note 5 aux para 33–44.
-
[7]
Delgamuukw, supra note 5 au para 156; Marshall/Bernard, supra note 5 au para 57; Nation Tsilhqot’in CSC, supra note 5 aux para 47–49.
-
[8]
Ainsi, la Cour suprême, lorsqu’elle aborde l’enjeu du contrôle exclusif, fait état de la preuve acceptée en première instance d’incidents lors desquels les ancêtres des Tsilhqot’in avaient repoussé d’autres peuples de leurs terres pour prévenir ou faire cesser des empiètements (voir Nation Tsilhqot’in CSC, supra note 5 au para 58).
-
[9]
Marshall/Bernard, supra note 5 au para 65. Pour une discussion détaillée de la notion d’occupation exclusive, voir André Émond, Les droits des Premières Nations du Canada : genèse et développement, Montréal, Wilson & Lafleur, 2022 aux pp 79–85.
-
[10]
2019 PECA 26 au para 1 [Mi’kmaq of PEI].
-
[11]
Ibid aux para 73–79.
-
[12]
Saugeen First Nation v The Attorney General of Canada, 2021 ONSC 4181 au para 80 [Saugeen]; Chippewas of Nawash Unceded First Nation v Canada (Attorney General), 2023 ONCA 565 au para 14, autorisations de pourvoi à la CSC refusées, 40978 (25 avril 2024) [Chippewas].
-
[13]
R v Bernard, [2000] 3 CNLR 138 aux para 91–92 (NBCP) [Bernard CP].
-
[14]
R v Marshall (SF), 2002 NSSC 57 aux para 99–100 [Marshall (SF)].
-
[15]
Marshall/Bernard, supra note 5 au para 71.
-
[16]
Shot Both Sides c Canada, 2024 CSC 12 au para 35 [Shot Both Sides]. Voir aussi R c McGregor, 2023 CSC 4 aux para 23–24.
-
[17]
Voir Shot Both Sides, supra note 16 au para 35.
-
[18]
Dans Delgamuukw, le juge en chef Lamer utilise la formule générale « affirmation de souveraineté » sans limiter l’expression au cas de la souveraineté britannique (voir supra note 5 aux para 144–45).
-
[19]
Voir Guérin c La Reine, 1984 CanLII 25 (CSC) [Guérin]. Le juge Dickson reprend à son compte l’idée d’abord exprimée par la Cour suprême des États-Unis voulant que « les droits des Indiens sur les terres qu’ils avaient traditionnellement occupées avant la colonisation européenne existaient avant les revendications de souveraineté de différentes nations européennes sur les territoires du continent nord-américain » [nos italiques] (à la p 378). La Cour renvoie plusieurs fois à la « souveraineté européenne » (voir Nation Tsilhqot’in CSC, supra note 5 aux para 25, 50, 69, 75). Voir aussi Marshall/Bernard, supra note 5 aux para 39, 131.
-
[20]
Voir notamment Delgamuukw, supra note 5 au para 114.
-
[21]
Voir Kent McNeil, « Aboriginal Rights in Canada: From Title to Land to Territorial Sovereignty » dans Kent McNeil, dir, Emerging Justice? Essays on Indigenous Rights in Canada and Australia, Saskatoon, Native Law Center, University of Saskatchewan, 2001, 58 aux pp 78–80.
-
[22]
Émond, supra note 9 à la p 77. L’auteur s’appuie sur les motifs de la Cour suprême dans Marshall/Bernard, ce qui est un parti hasardeux puisque la Cour n’était pas appelée à trancher cette question (voir supra note 5 aux para 71–72, 75).
-
[23]
Sébastien Grammond, Terms of Coexistence : Indigenous Peoples and Canadian Law, Toronto, Carswell, 2013 à la p 240; Michel Morin, « Les insuffisances d’une analyse purement historique des droits des peuples autochtones » dans Ghislain Otis, dir, Droit, territoire et gouvernance des peuples autochtones, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, 45 à la p 59.
-
[24]
Pour une synthèse d’un corpus important de la « nouvelle histoire » de l’époque coloniale française, voir Jean-Maurice Brisson, « L’appropriation du Canada par la France de 1534 à 1760 ou les rivages inconnus du droit » dans Andrée Lajoie et al, dir, Le statut juridique des peuples autochtones au Québec et le pluralisme, Cowansville (QC), Yvon Blais, 1996, 61 aux pp 90–103.
-
[25]
Gilles Havard et Cécile Vidal, Histoire de l’Amérique française, éd révisée, Paris, Flammarion, 2006 à la p 285. Voir aussi Michel Morin, « Des nations libres sans territoire? Les Autochtones et la colonisation de l’Amérique française du XVIe au XVIIIe siècle » (2010) 12 Rev hist dr int 1 aux pp 37–44.
-
[26]
Havard tient pour une évidence que l’Onontio, le premier gouverneur de la Nouvelle-France, « ne disposait pas d’un pouvoir de contrainte sur ses alliés », voir Gilles Havard, Empire et métissages : Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660-1715, 2e éd, Québec, Septentrion, 2017 à la p 274. Morin montre que le Roi ne prétendait pas y exercer de compétence judiciaire à l’égard des Autochtones (voir supra note 25 aux pp 34–36).
-
[27]
Corneau c Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 1172 aux para 108–10 [Corneau].
-
[28]
Ibid au para 111.
-
[29]
Voir notamment Alain Beaulieu, Les autochtones du Québec : des premières alliances aux revendications contemporaines, Québec, Fides, 1997 aux pp 71–74 [Beaulieu, Premières alliances].
-
[30]
Voir Philip Girard, Jim Phillips et R Blake Brown, A History of Law in Canada, vol 1, Toronto, University of Toronto Press, 2018 aux pp 143–47; Morin, supra note 25 aux pp 32–37; Brisson, supra note 24 aux pp 97–102.
-
[31]
Havard écrit que :
Du début du dix-septième siècle jusqu’à 1760, même si un processus de conquête était en cours, toutes les régions de l’Amérique du Nord revendiquées par le roi de France échappaient encore à son plein contrôle. Ni les Indiens domiciliés de la vallée du Saint-Laurent, dont les villages étaient parfois qualifiés de “petites républiques” ni, encore moins, les Autochtones de l’Acadie, des Pays d’en haut (la région des Grands Lacs) ou ceux de la vallée du Mississippi, avaient alors perdu leur souveraineté au cours de cette période [notre traduction, italiques dans l’original, notes omises]
voir Gilles Havard, « “Protection” and “Unequal Alliance”: The French Conception of Sovereignty over Indians in New France » dans Guillaume Teasdale et Robert Englebert, dir, French and Indians in the Heart of North America, 1630-1815, 1e éd, East Lansing (Mich), Michigan State University Press, 2013, 113 à la p 114 -
[32]
Brisson, supra note 24 à la p 96. Voir également les déclarations de chefs autochtones reproduites dans Brian Slattery, « The Royal Proclamation of 1763 and the Aboriginal Constitution » dans Terry Fenge et Jim Aldridge, dir, Keeping Promises: The Royal Proclamation of 1763, Aboriginal Rights, and Treaties in Canada, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2015, 14 à la p 20.
-
[33]
Voir Morin, supra note 25 aux pp 66–68, ainsi que les nombreuses sources citées par la Cour suprême sur ce point dans Côté, supra note 3 au para 48.
-
[34]
Pour un survol de l’historiographie classique, voir Brisson, supra note 24 aux pp 76–90.
-
[35]
Alain Beaulieu, « “L’on n’a point d’ennemis plus grands que ces sauvages.” : l’alliance franco-innue revisitée (1603-1653) » (2008) 61:3/4 R Hist Amérique française 365 à la p 367 [Beaulieu, « L’alliance franco-innue »].
-
[36]
Voir Alain Beaulieu, « The Acquisition of Aboriginal Land in Canada : The Genealogy of an Ambivalent System (1600–1867) » dans Saliha Belmessous, dir, Empire by Treaty: Negotiating European Expansion, 1600-1900, New York, Oxford University Press, 2014, 101 (« les déclarations des autorités françaises concernant les droits territoriaux des Abénakis n’ont en rien changé la façon dont les Français percevaient les droits des peuples autochtones dans leurs colonies en Amérique du Nord. Ces déclarations n’avaient qu’un seul but : attiser l’opposition à l’expansion territoriale britannique qui menaçait leur colonie du Saint-Laurent » [notre traduction] à la p 113).
-
[37]
Chippewas, supra note 12 au para 60. L’ambiguïté de la posture française est soulignée notamment par Morin, qui mentionne que, même si les Français admettent l’occupation autochtone du territoire, « [i]ls se reconnaissent le droit de concéder des terres sans tenir compte de cette réalité » (voir Morin, supra note 25 à la p 37).
-
[38]
Havard et Vidal, supra note 25 à la p 274.
-
[39]
Pour des données relatives aux Innus, voir Émond, supra note 9 à la p 82, n 294.
-
[40]
Beaulieu, « L’alliance franco-innue », supra note 35 à la p 379.
-
[41]
Ibid à la p 380. Voir aussi ibid à la p 393.
-
[42]
Ibid aux pp 390–91.
-
[43]
Voir Michel Lavoie, Le domaine du roi, 1652-1859 : souveraineté, contrôle, mainmise, propriété, possession, exploitation, Québec, Septentrion, 2010 à la p 211.
-
[44]
Voir André Cellard, « La grande rivière des Algonquins : 1600–1650 » dans Chad Gaffield, dir, Histoire de l’Outaouais, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1994, 67 à la p 84. Voir aussi André Cellard et Gérald Pelletier, « La rivière des Outaouais : 1650-1791 » dans Chad Gaffield, dir, Histoire de l’Outaouais, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1994, 85 aux p 87–88.
-
[45]
Cellard, supra note 44 à la p 84.
-
[46]
Cellard et Pelletier, supra note 44 à la p 88.
-
[47]
Malgré les bouleversements provoqués par les maladies et les guerres, et en dépit du fait qu’ils aient dû longtemps trouver refuge hors de leur territoire traditionnel, les Algonquins n’ont pas cessé de se considérer comme les détenteurs légitimes de leurs terres ancestrales en se fondant sur le contrôle qu’ils en avaient à l’époque antérieure à la souveraineté française (voir notamment Cellard et Pelletier, supra note 44 aux pp 88–89).
-
[48]
S’intéressant au cas des Pays d’en Haut, Morin avance l’hypothèse selon laquelle « [s’]ils [les Français] avaient occupé massivement et sans autorisation ces territoires, les Autochtones auraient facilement pu décider de les expulser ou même de les massacrer » (voir Morin, supra note 25 à la p 41).
-
[49]
Comme le juge Scanlan l’explique dans son jugement :
J’ai mentionné précédemment que la partie revendiquant un titre ancestral a notamment le fardeau de prouver l’occupation exclusive au moment de la souveraineté. La question n’a pas été abordée par le juge de première instance dans cette affaire, mais, compte tenu du grand nombre d’Européens alors présents en Nouvelle-Écosse et au Cap-Breton, notre cour devra l’aborder lorsqu’elle aura à statuer sur le titre ancestral. J’attire à nouveau l’attention sur le fait qu’en 1713 un très grand nombre de Français se trouvaient en Nouvelle-Écosse. À partir de 1758, il y avait une très forte présence militaire britannique au Cap-Breton. Compte tenu de cette importante population, la Cour devra déterminer si les Mi’kmaq occupaient exclusivement le territoire au moment de la souveraineté ou s’ils pouvaient revendiquer des droits exclusifs d’occupation [notre traduction]
voir Marshall (SF), supra note 14 au para 113 -
[50]
Voir notamment Bernard CP, supra note 13 aux para 108–10.
-
[51]
R c Bernard, 2003 NBCA 55 au para 98 [Bernard CA].
-
[52]
Marshall/Bernard, supra note 5 au para 71.
-
[53]
Ibid au para 81.
-
[54]
Ibid au para 83.
-
[55]
Il s’agissait d’une affaire où les requérants autochtones alléguaient que la Couronne ne s’était pas acquittée de son obligation de les consulter et de les accommoder alors que l’existence du titre ancestral n’avait pas encore été établie (voir Mi’kmaq of PEI, supra note 10). Dans ce genre d’affaires, seule une évaluation préliminaire de la solidité de la revendication est de mise (voir Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 au para 36 [Nation haïda]).
-
[56]
Mi’kmaq of PEI, supra note 10 au para 79.
-
[57]
Saugeen, supra note 12 aux para 491–95.
-
[58]
Cette prétention rejoignait l’opinion d’historiens selon qui les Français n’étaient que de simples invités des Autochtones de la région des Grands Lacs dont ils avaient dû demander et obtenir l’autorisation avant de s’établir et qu’ils pouvaient, à tout moment, être expulsés si telle avait été l’intention de leurs hôtes. C’est l’avis très clairement exprimé par Havard (voir Havard, Empire et métissages, supra note 26 aux pp 366–68). L’auteur ne traite toutefois pas en détail de la situation sur le terrain après 1715. Voir aussi Morin, supra note 25 à la p 41.
-
[59]
Saugeen, supra note 12 aux para 469, 495.
-
[60]
Chippewas, supra note 12 aux para 53–60, 73.
-
[61]
Bernard CA, supra note 51 au para 172.
-
[62]
Ibid.
-
[63]
Ibid aux para 173–75.
-
[64]
En citant Delgamuukw, la Cour écrit que « [l]’exigence de l’occupation “exclusive” découle de la définition du titre aborigène, soit “le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres visées” » [italiques dans l’original] (voir Marshall/Bernard, supra note 5 au para 57, citant Delgamuukw, supra note 5 au para 155, juge en chef Lamer).
-
[65]
Voir Marshall/Bernard, supra note 5 aux para 57, 60, 64, 77. Voir aussi Nation Tsilhqot’in CSC, supra note 5 aux para 34, 41, 50.
-
[66]
Marshall/Bernard, supra note 5 au para 77.
-
[67]
Ibid au para 64. De même, dans Delgamuukw, la Cour affirme que « [l’]exclusivité, en tant qu’aspect du titre aborigène, appartient à la collectivité autochtone qui possède la capacité d’exclure autrui des terres détenues en vertu de ce titre » [nos italiques] (voir supra note 5 au para 155).
-
[68]
Par exemple, dans Chippewas, la Cour d’appel de l’Ontario rappelle que les guerres iroquoises qui ont éclaté autour de 1649 « ont entraîné le déplacement généralisé de nombreux peuples autochtones dans la région des Grands Lacs supérieurs » [notre traduction] (voir supra note 12 au para 56).
-
[69]
C’est le cas des domiciliés. Voir Beaulieu, Premières alliances, supra note 29 aux pp 71–74.
-
[70]
Voir Brian Slattery, « Making Sense of Aboriginal and Treaty Rights » (2000) 79:2 RB Can (« la question des droits des populations locales ne se posait en droit britannique que lorsque le territoire se trouvait sous l’autorité de la Couronne. Ce n’est qu’à ce stade que la doctrine des droits ancestraux pourrait s’appliquer » [notre traduction] à la p 217).
-
[71]
R c Van der Peet, 1996 CanLII 216 au para 30 (CSC) [Van der Peet].
-
[72]
R c Desautel, 2021 CSC 17 aux para 1, 23, 31 [Desautel].
-
[73]
Van der Peet, supra note 71 au para 73. Selon la Cour suprême, « [l]es droits ancestraux sont fondés sur les pratiques, coutumes et traditions autochtones, et non sur celles des nouveaux arrivants » (voir Mitchell c MRN, 2001 CSC 33 au para 24 [Mitchell]). Une doctrine pratiquement unanime juge cette jurisprudence trop restrictive et passéiste. Voir aussi Delgamuukw, supra note 5 (« [l]es pratiques, coutumes et traditions qui ont pris naissance uniquement sous l’effet des influences européennes ne satisfont pas à la norme établie pour la reconnaissance des droits ancestraux » au para 144).
-
[74]
Côté, supra note 3 au para 58.
-
[75]
R c Adams, 1996 CanLII 169 au para 46 (CSC) [Adams].
-
[76]
Mitchell, supra note 73 aux para 73, 98.
-
[77]
Queen v Drew, 2003 NLSCTD 105 au para 626.
-
[78]
Gray c R, 2004 NBCA 57 au para 12; R c Sappier et Polchies, 2004 NBCA 56 au para 74.
-
[79]
R v Powley, 1998 CarswellOnt 5066 au para 89, [1999] 1 CNLR 153 (ONCJ).
-
[80]
R c Powley, 2003 CSC 43 aux para 17–18 [Powley CSC].
-
[81]
Vautour c R, 2015 NBBR 94 aux para 21–23 [Vautour]; Corneau, supra note 27 au para 104.
-
[82]
Vautour, supra note 81 aux para 21–24, 33–34.
-
[83]
Côté, supra note 3 au para 39; Adams, supra note 75 aux para 37, 45; Mitchell, supra note 73 aux para 55–56.
-
[84]
Voir par ex John Borrows, « Indigenous Law and Governance: Challenging Pre-Contact and Post-Contact Distinctions in Canadian Constitutional Law? » Les Conférences Chevrette-Marx, présentées à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, 21 septembre 2016, Montréal, Thémis, 2017 à la p 3.
-
[85]
Desautel, supra note 72 au para 26; Van der Peet, supra note 71 aux para 31, 43. Voir aussi Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis (Québec), 2024 CSC 5 au para 114.
-
[86]
Desautel, supra note 72 au para 28.
-
[87]
Les doctrines de jure ne se traduisent pas toujours immédiatement dans les faits, comme le reconnaît le juge Binnie dans Mitchell lorsqu’il distingue entre l’incompatibilité de jure et l’incompatibilité de facto d’une revendication de droit ancestral avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne. Il écrit que : « nous traitons d’une incompatibilité juridique par opposition à une incompatibilité factuelle. Cette dernière a fait son apparition plus lentement alors que les affirmations de souveraineté cédaient la place à la colonisation et à l’occupation progressive du territoire » [italiques dans l’original] (voir Mitchell, supra note 73 au para 159).
-
[88]
Comme l’affirme le juge Binnie dans l’affaire Mitchell, « [l]’une des caractéristiques inhérentes du pouvoir souverain canadien est le monopole de l’utilisation licite de la force militaire sur son territoire » [italiques dans l’original] (voir ibid au para 153).
-
[89]
Comme l’écrit McNeil, « l’explication généralement acceptée de l’acquisition de la souveraineté de la Couronne à l’égard des territoires d’abord colonisés par la France consiste à considérer que la Grande-Bretagne a acquis de la France, par conquête et par cession, un titre dérivé en 1713 en ce qui concerne l’Acadie , puis en 1759-1763 dans le cas de la Nouvelle France » [notre traduction] (voir Kent McNeil, « The Doctrine of Discovery Reconsidered : Reflecting on Discovering Indigenous Lands: The Doctrine of Discovery in the English Colonies, by Robert J Miller, Jacinta Ruru, Larissa Behrendt, and Tracey Lindberg, and Reconciling Sovereignties: Aboriginal Nations and Canada, by Felix Hoehn » (2016) 53:2 Osgoode Hall LJ 699 à la p 715 [McNeil, « Discovery »]).
-
[90]
Attorney General for Canada v Cain, 1906 CarswellOnt 761 à la p 545, [1906] AC 542. Voir Mitchell, supra note 73 au para 108, juge Binnie.
-
[91]
Luc Huppé, « L’établissement de la souveraineté européenne au Canada » (2009) 50:1 C de D 153 à la p 183.
-
[92]
Pour le texte intégral du traité, voir Valérie Paireau, « Le traité de Saint-Germain en 1632 : ébauche d’une diplomatie “coloniale” ? » (2012) 133:6 Actes congrès nationaux soc historiques & scientifiques 14 à la p 24.
-
[93]
C’est à juste titre que Paireau écrit que les territoires restitués sont « implicitement reconnus comme appartenant aux Français » (voir ibid à la p 18).
-
[94]
Pour consulter le texte intégral, voir Traité de paix entre les couronnes de France et d’Angleterre, France et Angleterre, 31 juillet 1667, Bibliothèque nationale de France, en ligne (pdf) : <gallica.bnf.fr> [https://perma.cc/PF77-ERG2].
-
[95]
Voir par exemple Mamadou Hébié, Souveraineté territoriale par traité : une étude des accords entre puissances coloniales et entités politiques locales, Paris, Presses Universitaires de France, 2015 à la p 268.
-
[96]
Ibid aux pp 269–70.
-
[97]
Comme l’explique Beaulieu, « du point de vue britannique, la France avait cédé tous les droits sur ce qui avait été l’Acadie, y compris ceux de ses alliés autochtones » [notre traduction] (voir Beaulieu, « Acquisition », supra note 36 aux pp 107–14). Voir aussi Thomas Peace, The Slow Rush of Colonization: Spaces of Power in the Maritime Peninsula, 1680–1790, Vancouver, UBC Press, 2023 aux pp 227, 231–32.
-
[98]
Michel Morin, L’usurpation de la souveraineté autochtone : Le cas des peuples de la Nouvelle-France et des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, Montréal, Boréal, 1997 à la p 122.
-
[99]
Beaulieu écrit que dans l’esprit des Britanniques « le refus des Mik’maq de se soumettre au roi ne changeait rien; leur résistance devenait simplement de l’insubordination et en faisait des rebelles défiant l’autorité de leur souverain légitime » [notre traduction] (voir Beaulieu, « Acquisition », supra note 36 à la p 113).
-
[100]
Le traité de 1725 prévoit l’engagement suivant des nations autochtones : « That they shall Acknowledge That the province of Nova Scotia (alias Accadia) to its outmost Extent and Boundarys ... Belongs and appertains unto (not only by Conquest) but as settled at the Treaty of Utricht, to the Crown ... and his Heirs and Successors are the sole Owners & the only True & Lawfull Proprietors of the same » (voir Andrea Bear Nicholas, « Mascarene’s Treaty of 1725 » (1994) 43 UNBLJ 3 aux pp 13–14).
-
[101]
Beaulieu, « Acquisition », supra note 36 à la p 110; William C Wicken et John G Reid, An Overview of the Eighteenth Century Treaties Signed between the Mi’kmaq and Wuastukwiuk Peoples and the English Crown, 1693–1928, Ottawa, Rapport soumis à la Commission royale sur les peuples autochtones, 1996 aux pp 166–68, en ligne : <publications.gc.ca/collections> [https://perma.cc/FMJ3-UBTT]. Par exemple, dans le traité en cause dans l’affaire Marshall CSC, la partie autochtone reconnaît « la juridiction et la domination de Sa Majesté le Roi George II sur le territoire de la Nouvelle-Écosse ou d’Acadie » (voir R c Marshall, 1999 CanLII 665 au para 5 (CSC) [Marshall CSC]).
-
[102]
Voir Simon c La Reine, 1985 CanLII 11 à la p 404 (CSC); R c Sioui, 1990 CanLII 103 à la p 1043 (CSC) [Sioui].
-
[103]
L’auteur ajoute que :
Johnson a dissipé les inquiétudes les nations autochtones au sujet des intentions de la Couronne quant à l’acquisition de terres. Le roi n’avait pas l’intention “de priver les nations indiennes de leur propriété en prenant possession des terres sur lesquelles elles avaient un droit légitime”. La formule utilisée par Johnson tenait pour acquis que les terres en question se trouvaient dans les limites des “dominions” du roi britannique, ce qui expliquait les règles qui leur seraient appliquées [notre traduction, notes omises]
voir Alain Beaulieu, The Congress at Niagara in 1764: Historical Context and Meaning of the British Aboriginal Negotiations, Ottawa, Département d’Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, 2017 aux pp 55–56, en ligne :<www.academia.edu> [https://perma.cc/D6AJ-TWRW] [Beaulieu, The Congress] -
[104]
Elle allait plus tard agir de la même manière notamment lors de la conclusion du Traité de Paris de 1783 en cédant aux États-Unis ses treize colonies de peuplement historiques ainsi que des possessions acquises de la France sans l’assentiment et la signature des peuples autochtones dont le territoire était concerné (voir Colin G Calloway, « The Proclamation of 1763 : Indian Country Origins and American Impacts » dans Terry Fenge et Jim Aldridge, dir, Keeping Promises : The Royal Proclamation of 1763, Aboriginal Rights, and Treaties in Canada, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2015, 33 à la p 43).
-
[105]
Gouvernement du Canada, « La Proclamation royale de 1763 » (dernière modification le 14 novembre 2024), en ligne : <rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1370355181092/1607905122267> [https://perma.cc/7Y98-TX5F].
-
[106]
John Borrows a avancé que la Proclamation serait devenue un traité entre nations souveraines lors du Congrès de Niagara tenu en 1764 (voir John Borrows, « Wampum at Niagara : The Royal Proclamation, Canadian Legal History, and Self-Government » dans Michael Asch, dir, Aboriginal and Treaty Rights in Canada : Essays on Law, Equality and Respect for Difference, Vancouver, UBC Press, 1997, 155 à la p 155). Cette thèse n’a pas été retenue dans l’affaire Saugeen, où les tribunaux ontariens ont conclu qu’il n’avait pas été démontré que la Proclamation a été lue aux nations autochtones et discutée à Niagara. La Cour statue que la Couronne britannique n’a pas, lors ce congrès, demandé la permission de se trouver sur le territoire qu’elle occupait déjà unilatéralement (voir Saugeen, supra note 12 aux para 521–53; Chippewas, supra note 12 aux para 61–70). La Cour retient les conclusions de l’historien Beaulieu sur ce point (voir Beaulieu, The Congress, supra note 103 aux pp 142–155). Il convient de noter que dans l’affaire Ontario (Procureur général) c Restoule, la Cour suprême relate qu’à Niagara « la Couronne a de nouveau assuré les participants autochtones de leur autonomie et a affirmé qu’elle maintiendrait et protégerait leur titre sur leurs terres ». Le fait que la Cour ne parle que d’« autonomie » tend à confirmer que la Couronne n’a pas reconnu la souveraineté complète des nations autochtones présentes (voir 2024 CSC 27 au para 22 [Restoule]).
-
[107]
Comme l’explique Beaulieu :
L’idée de droits garantis et protégés par l’État colonial s’impose à partir de ce moment comme un élément central dans la conception des rapports entre Autochtones et colonisateurs. La protection britannique repose toutefois sur un postulat qui ne pouvait être remis en question : l’existence d’un pouvoir colonial en mesure de définir, en les balisant et en les qualifiant, les droits des Autochtones. Ces droits se trouvent dorénavant inscrits dans un ordre domestique, celui de l’Empire britannique, qui s’érige en intégrant de nouveaux territoires, qu’il balise avec de nouvelles frontières, et en incorporant les communautés ou les nations qui y vivent. Celles-ci ne s’évanouissent pas comme entités politiques. Elles conservent des portions plus ou moins grandes d’autonomie et continuent à administrer leurs affaires selon des règles ou des coutumes qui étaient les leurs. Elles le font cependant dorénavant à l’intérieur d’un ensemble politique plus large, qui s’impose comme l’instance qui peut déterminer la valeur et la portée de leurs droits
voir Alain Beaulieu, « Sous la protection de Sa Majesté : la signification de la Conquête pour les Autochtones » dans Sophie Imbeault, Denis Vaugeois et Laurent Veyssière, dir, 1763 : Le Traité de Paris bouleverse l’Amérique, Québec, Septentrion, 2013, 278 à la p 300C’est essentiellement le même raisonnement que tient la Cour suprême lorsqu’elle écrit dans Mitchell que « [l]e droit anglais, qui a fini par régir les droits des peuples autochtones, acceptait que les Autochtones possédaient des lois et des intérêts préexistants, et reconnaissait leur maintien s’ils n’étaient pas éteints par la cession, la conquête ou la loi : voir par exemple la Proclamation royale de 1763, L.R.C. 1985, App. II, no 1, et R. c Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1103. Parallèlement, toutefois, Sa Majesté a affirmé sa souveraineté sur le territoire, et son titre sousjacent à l’égard de ce territoire » (voir Mitchell, supra note 73 au para 9).
-
[108]
Restoule, supra note 106 au para 21.
-
[109]
Comme l’écrit McNeil, « il semble que les Britanniques estimaient qu’ils pouvaient tout simplement affirmer leur souveraineté à l’égard des peuples autochtones vivant à l’ouest des montagnes Rocheuses. Ils n’ont conclu des traités qu’avec quelques peuples autochtones sur l’île de Vancouver afin d’obtenir des terres pour l’établissement de colons » [notre traduction] (voir Kent McNeil, « Shared Indigenous and Crown Sovereignty: Modifying the State Model », 2020 [non publié, archivé à Osgoode Hall Digital Commons] à la p 10, en ligne : <digitalcommons.osgoode.yorku.ca/scholarly_ works> [https://perma.cc/S9UE-CFRY] [McNeil, « Shared Sovereignty »].
-
[110]
La Proclamation royale reconnaît néanmoins le statut de « nations » des peuples autochtones, ce qui pourrait être interprété comme un engagement de Sa Majesté à respecter une forme d’autonomie ou de souveraineté interne.
-
[111]
Voir Sioui, supra note 102 à la p 1053.
-
[112]
Hébié estime que les peuples autochtones avaient conservé leur personnalité juridique internationale au XVIIIe siècle (voir supra note 95 au ch 3).
-
[113]
Voir notamment Brian Slattery, « Aboriginal Sovereignty and Imperial Claims » (1991) 29:4 Osgoode Hall LJ 681 aux pp 696–700.
-
[114]
Voir notamment McNeil, « Shared Sovereignty », supra note 109 aux pp 9–14.
-
[115]
Voir Nation haïda, supra note 55 au para 32, citant Mitchell, supra note 73 aux para 9, 59; Première nation Tlingit de Taku River c Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74 au para 24.
-
[116]
Mitchell, supra note 73 au para 9; Desautel, supra note 72 au para 29.
-
[117]
Côté, supra note 3 au para 53.
-
[118]
Ibid au para 51.
-
[119]
Canada, Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Politique du gouvernement fédéral en vue du règlement des revendications autochtones, Ottawa, Affaires indiennes et du Nord Canada, 1993 à la p 5.
-
[120]
Voir Nation Tsilhqot’in CSC, supra note 5 au para 69. De même, dans Terre-Neuve-et-Labrador (Procureur général) c Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), la Cour réitère qu’« on a affaire à des droits ancestraux qui sont par leur nature même préexistants » (voir 2020 CSC 4 au para 46).
-
[121]
Il ne faut pas pour autant conclure qu’un groupe se trouvera privé de droit sur lesdites terres. Il pourrait entre autres y jouir de droits issus d’un traité (voir Sioui, supra note 102). En donnant cet exemple, l’auteur ne se prononce toutefois pas sur la question des droits ancestraux du peuple en cause dans l’affaire Sioui.
-
[122]
Tsilhqot’in Nation v British Columbia, 2007 BCSC 1700 au para 596 [Tsilhqot’in Nation BCSC]. Voir aussi De La Penha v Newfoundland, 1984 CarswellNfld 95 au para 34, 46 Nfld & PEIR 26 (NFTD); Delgamuukw v British Columbia, 1993 CanLII 4516 au para 707 (BCCA); Bernard CP, supra note 13 au para 91; The Nuchatlaht v British Columbia, 2023 BCSC 804 au para 90 [Nuchatlaht].
-
[123]
C’est le sens qu’Hébié donne à la découverte (voir Hébié, supra note 95 à la p 200).
-
[124]
Calder et al c Procureur Général de la Colombie-Britannique, 1973 CanLII 4 (CSC) aux pp 325–26; Delgamuukw, supra note 5 au para 145; Nation haïda, supra note 55 au para 65; Nation Tsilhqot’in CSC, supra note 5 au para 60. Pour une recension de la jurisprudence sur ce point, voir Nuchatlaht, supra note 122 aux para 79–89.
-
[125]
Tsilhqot’in Nation BCSC, supra note 122 au para 596; Nuchatlaht, supra note 122 au para 90.
-
[126]
Nuchatlaht, supra note 122 au para 95.
-
[127]
Tsilhqot’in Nation BCSC, supra note 122 au para 602; Nuchatlaht, supra note 122 au para 86.
-
[128]
Christopher McKee, Treaty Talks in British Columbia: Negotiating a Mutually Beneficial Future, Vancouver, UBC Press, 1996 à la p 11. Voir aussi Robin Fisher, Contact and Conflict : Indian-European Relations in British Columbia, 1774–1890, Vancouver, UBC Press, 1977 à la p 42.
-
[129]
Kent McNeil, Flawed Precedent : The St. Catherine’s Case and Aboriginal Title, Vancouver, UBC Press, 2019 aux pp 177–78. Voir aussi McNeil, « Shared Sovereignty », supra note 109 à la p 10.
-
[130]
Bernard CP, supra note 13 au para 92.
-
[131]
Marshall/Bernard, supra note 5 au para 71.
-
[132]
Pour les Grands Lacs, voir Chippewas, supra note 12 au para 14.
-
[133]
Voir notamment les traités de paix et d’amitié en cause dans Sioui, supra note 102 à la p 1070; voir aussi Marshall CSC, supra note 101.
-
[134]
Chippewas, supra note 12 au para 14.
-
[135]
Robert Miller mentionne notamment ceci : « par exemple, en vertu du principe de contiguïté, la découverte de l’embouchure d’un fleuve permettait de revendiquer toute l’étendue des terres drainées par les eaux de ce fleuve » [notre traduction] (Robert J Miller, « The Doctrine of Discovery: The International Law of Colonialism » (2019) 5:1 Indigenous Peoples’ JL, Culture, & Resistance 35 à la p 40).
-
[136]
Voir notamment Hébié, supra note 95 à la p 256.
-
[137]
Ibid.
-
[138]
Powley CSC, supra note 80 au para 37.
-
[139]
La Cour suprême souligne que : « les traités ont constitué le moyen par lequel la Couronne s’est efforcée de faire accepter aux habitants autochtones ... l’affirmation de souveraineté européenne sur les territoires traditionnellement occupés par les Premières Nations » (voir Beckman c Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53 au para 8).
-
[140]
Nation haïda, supra 55 au para 20.
-
[141]
McNeil, « Discovery », supra note 89 aux pp 719–22.
-
[142]
McNeil, traitant du cas de la Colombie-Britannique, écrit ce qui suit :
C’est un fait établi que les États-Unis ont reconnu la souveraineté de la Couronne sur ce territoire aux termes du Traité de l’Oregon de 1846, que la Couronne y a graduellement établi une souveraineté de facto par l’exercice unilatéral de son contrôle et de son autorité, et que la communauté internationale a depuis accepté que cette souveraineté s’étende à la Colombie-Britannique en tant que partie intégrante du Canada [notre traduction]
voir McNeil, « Discovery », supra note 89 à la p 721 -
[143]
Nation haïda, supra note 55 au para 26.
-
[144]
Johnson v M’Intosh, 8 Wheaton 543 (1823) aux pp 573–74, traduit dans Guérin, supra note 19 à la p 378.
-
[145]
La Cour suprême du Canada n’est donc pas nécessairement incohérente lorsqu’elle fait coïncider l’acquisition des droits de la Couronne avec l’affirmation de souveraineté tout en affirmant que « [l]a doctrine de la terra nullius (selon laquelle nul ne possédait la terre avant l’affirmation de souveraineté européenne) ne s’est jamais appliquée au Canada, comme l’a confirmé la Proclamation royale de 1763 » (voir Nation Tsilhqot’in CSC, supra note 5 au para 69).
-
[146]
Du point de vue des ordres juridiques autochtones, cette prétention unilatérale de la Couronne à la souveraineté est vraisemblablement dénuée de valeur, ce qui sera de nature à hypothéquer encore plus sa légitimité (voir McNeil, « Discovery », supra note 89 aux pp 723–24).
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[147]
Nation haïda, supra note 55 au para 20.
-
[148]
Havard et Vidal écrivent qu’« [à] l’orée du XVIIe siècle, il n’existait toujours pas d’Amérique française, sinon sur quelques cartes » (voir supra note 25 à la p 65).
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[149]
Adams, supra note 75 au para 46.
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[150]
Côté, supra note 3 au para 58.
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[151]
Ce sommaire des débuts de la colonisation française est tiré de Havard et Vidal (voir supra note 25 aux pp 67–86).
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[152]
Voir notamment Jean Daigle, « L’Acadie de 1604 à 1763, synthèse historique » dans Jean Daigle, dir, L’Acadie des Maritimes : études thématiques des débuts à nos jours, Moncton, Chaire d’études acadiennes, Université de Moncton, 1993, 1 aux pp 2–5.
-
[153]
Juste après la signature du traité de Saint-Germain-en-Laye en 1632, le régime seigneurial est instauré en Acadie et un contingent de colons débarque (voir ibid aux pp 5–6).
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[154]
Pour le texte intégral de la commission de commandant de la Nouvelle-France, voir Jacques-Yvan Morin et José Woehrling, Les constitutions du Canada et du Québec : du Régime français à nos jours, Montréal, Thémis, 1992 aux pp 577–79.
-
[155]
Ibid à la p 7.
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[156]
Voir David Hackett Fischer, Champlain’s Dream, Toronto, Vintage Canada, 2009 aux pp 227–441.
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[157]
Huppé, supra note 91 à la p 195.
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[158]
Ibid à la p 197.
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[159]
Tel que le souligne Beaulieu :
Tenter d’établir un monopole commercial dans une région, ce n’est pas seulement faire un geste économique : c’est aussi affirmer ses droits sur un territoire, en prétendant y fonder ses propres règles. Cela renvoie à la question de la souveraineté, à la capacité d’un groupe, d’une communauté ou d’un État colonial, aussi embryonnaire soit-il, d’établir des contrôles sur un espace donné et de les faire respecter. Pour les Français du XVIIe siècle, la légitimité d’une telle intervention va de soi et n’a pas à être questionnée. La situation est évidemment fort différente pour les Innus, qui passent subitement du statut d’acteurs autonomes dans la traite des fourrures à celui d’objets d’un monopole commercial
Beaulieu, « L’alliance franco-innue », supra note 35 aux pp 375–76 -
[160]
À juste titre, Beaulieu estime que « même imparfait, le monopole traduit bien l’instauration d’un nouvel ordre juridique et l’émergence d’un nouveau pouvoir colonial, aussi embryonnaire soit-il » (voir ibid à la p 378).
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[161]
Pour une chronologie des évènements, voir Havard, Empire et métissages, supra note 26 aux pp 43–75.
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[162]
Havard, Empire et métissages, supra note 26 à la p 51.
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[163]
Saugeen, supra note 12 au para 493.
-
[164]
Voir Havard, « French Conception », supra note 31 aux pp 127–28.
-
[165]
Ibid à la p 123. Pour une étude de la médiation française des différends autochtones comme instrument de domination politique, voir généralement Maxime Gohier, « La médiation française dans les relations franco-amérindiennes : genèse et évolution d’un projet de domination politique » dans Alain Beaulieu et Maxime Gohier, dir, La recherche relative aux Autochtones : perspectives historiques et contemporaines, Montréal, CREQTA, 2007, 111 aux pp 111–58.
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[166]
Voir notamment Roland Viau, Gens du fleuve, gens de l’île : Hochelaga en Laurentie iroquoienne au XVIe siècle, Montréal, Éditions du Boréal, 2021 aux pp 151–53.
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[167]
Voir notamment Bruce Trigger, Les enfants d’Aataentsic, traduit par Jean-Paul Sainte-Marie et Brigitte Chabert Hacikyan, Montréal, Libre Expression, 2016 aux chs 6–11.