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Introduction[*]

Le rôle du notaire ne cesse d’évoluer au fil des changements qui affectent l’ensemble de la société québécoise. Témoin privilégié de ces transformations en raison de la fonction qu’il exerce dans la manifestation, le conseil et la mémoire des moments charnières de la vie d’individus, le notaire demeure aujourd’hui un officier public dont le sujet principal est la personne, au-delà de ses biens[1]. Cet engagement envers la personne s’exprime notamment dans l’instrumentation des directives médicales anticipées (DMA) par les notaires. Instaurées en vertu de la Loi concernant les soins de fin de vie[2], les DMA visent à assurer « la primauté des volontés relatives aux soins exprimées clairement et librement par une personne »[3]. Le régime mis en place par les DMA est venu bouleverser profondément le cadre normatif relatif au consentement aux soins qui existait jusqu’alors. Véritable « pierre angulaire » de la reconnaissance de l’autonomie de la personne[4], le consentement aux soins permet de s’assurer qu’aucun geste pouvant porter atteinte à l’intégrité de la personne ne soit posé sans que cette dernière y consente ou, à défaut d’être apte à donner ce consentement, sans qu’une personne autorisée par la loi n’y consente pour elle[5]. Or, depuis l’entrée en vigueur du régime des DMA, toute personne a la possibilité de consentir, parfois plusieurs années auparavant, à ce que certains actes médicaux lui soient prodigués ou non[6]. Les soins dont il est ici question sont précis[7] et ne peuvent être modifiés; ils ne trouvent application que lorsque la personne est inapte et en fin de vie, ou affligée d’une atteinte sévère et irréversible de ses fonctions cognitives. Pour être valides, les DMA doivent être rédigées par acte notarié en minute ou devant deux témoins, au moyen du formulaire prescrit par le ministre de la Santé et des Services sociaux[8].

Dans ce contexte, l’instrumentation des DMA par les notaires soulève des enjeux particuliers. D’une part, les DMA ne constituent pas un acte juridique comme les autres, puisque leur contenu est essentiellement de nature médicale et que leurs paramètres ne peuvent être modifiés, tant sur le plan de la forme que du fond. D’autre part, il s’agit d’un document qui sera exécutoire alors que la personne est toujours vivante, mais devient inapte; ni la famille, ni même le tribunal ne pourront passer outre à ce qui est indiqué dans les DMA[9]. Au surplus, le personnel de la santé sera tenu de les appliquer. La Loi concernant les soins de fin de vie étant muette quant aux obligations spécifiques qui incombent aux notaires qui reçoivent des DMA, plusieurs questions pratiques peuvent émerger. Quelles sont la nature et la teneur du devoir d’information eu égard aux importantes décisions de santé qui figurent dans les DMA ? Les notaires ont-ils une obligation spécifique de s’assurer que le client a cherché, reçu et compris certaines informations médicales pertinentes à la prise de décision qu’il s’apprête à authentifier par acte notarié ? Comment les notaires se sont-ils préparés, en amont de l’entrée en vigueur de la Loi concernant les soins de fin de vie, à recevoir ces nouvelles volontés anticipées ? Et en aval, quels défis rencontrent-ils dans leur pratique au regard des DMA ?

Nous avons entrepris une étude en deux volets afin de nous interroger sur la mise en oeuvre des DMA en tant qu’acte notarié, identifier les enjeux liés au consentement des clients, au devoir de conseil et à la responsabilité sous-jacente des notaires, et explorer les besoins, les défis et les stratégies mises en place par les praticiens pour prendre en charge efficacement ce nouvel acte. Les résultats du premier volet de cette étude, portant plus spécifiquement sur les enjeux théoriques entourant l’évaluation du consentement des clients et le devoir de conseil du notaire, ont déjà été publiés[10]. Le second volet de la recherche repose sur une étude empirique de type qualitative qui a été entreprise pour questionner la pratique et documenter les perceptions et les attitudes des notaires face aux DMA, notamment les enjeux et les besoins rencontrés dans leur pratique, de même que les solutions novatrices qui peuvent se dégager. Il importe de préciser que cette recherche a été entreprise avant la présentation et l’adoption, le 7 juin 2023, de la Loi modifiant la Loi concernant les soins de fin de vie et d’autres dispositions législatives[11]. Elle n’a donc pas pour objectif d’analyser ou de critiquer le régime de demande anticipée d’aide médicale à mourir ayant vu le jour dans cette loi. Cependant, elle permet de mettre en lumière certains aspects de la pratique notariale au regard des DMA — à tout le moins dans la perception que les notaires interrogés en ont — qui ont certainement une pertinence pour l’entrée en vigueur prochaine des demandes anticipées d’aide médicale à mourir par acte notarié.

Afin de rendre compte des résultats de cette étude empirique, nous présentons dans un premier temps la méthodologie employée et les caractéristiques sociodémographiques de notre échantillon de participants (« Un prologue méthodologique »). Par la suite, nous présentons les résultats des entrevues, et proposons une analyse et une interprétation des données à la lumière du cadre normatif existant et d’autres études ayant été conduites dans des contextes analogues à celui des DMA au Québec. Si les perceptions et les attitudes des notaires quant à l’utilité générale des DMA et leur positionnement professionnel face à cet acte sont abordées (partie I), ils permettent de relever l’inconfort exprimé quant aux aspects de l’instrumentation des DMA touchant plus précisément le consentement aux soins, c’est-à-dire l’aptitude et le devoir de conseil (partie II).

Un prologue méthodologique : questionner les notaires pour une vision ancrée dans la réalité

Choisir d’interroger la pratique notariale nécessite de recourir à la recherche empirique. Outil précieux, celle-ci permet à la recherche juridique de « rendre compte de l’articulation des rapports entre le droit et les activités sociales »[12]. Cette recherche suppose une planification et une mise en oeuvre rigoureuses afin d’en assurer notamment la validité, mais également de protéger les sujets de recherche, les êtres humains qui sont appelés à y participer.

A. Le devis de recherche et l’outil de collecte de données

Les questions de recherche que nous avons exposées en introduction, de même que l’objectif général visant à explorer les besoins, les défis et les stratégies mises en place par les praticiens pour prendre en charge efficacement les DMA, militent pour le choix d’une méthode de recherche qualitative de type exploratoire et descriptive[13]. Nous avons fait le choix de procéder par le biais d’entrevues semi-dirigées[14] afin d’interroger individuellement des notaires sur leurs pratiques, leurs perceptions et leurs points de vue en matière d’instrumentation des DMA. Ainsi, l’utilité et la portée des données recueillies et l’analyse qui en découle ne visent pas à quantifier de manière exhaustive un phénomène, mais plutôt à fournir un schéma compréhensif et explicatif de la réalité sociale — et, ici, professionnelle — des personnes interrogées[15].

Dans un premier temps, il a fallu développer la grille d’entretien, c’est-à-dire la feuille de route du déroulement de l’entrevue contenant les informations générales de mise en contexte de l’étude, les questions à poser, de même que des questions de relance qui visent à préciser certaines réponses et à obtenir davantage d’informations, le cas échéant. Pour ce faire, nous avons d’abord eu recours à l’analyse de la littérature juridique portant sur les DMA au Québec[16] afin de déterminer quels thèmes essentiels devaient être abordés avec les participants éventuels à notre étude. Dans un second temps, nous avons interrogé deux informateurs clés, des notaires ayant oeuvré de près à l’élaboration et à la mise en oeuvre des DMA dans le cadre de la rédaction et de l’adoption de la Loi concernant les soins de fin de vie. Leur perspective éclairée sur le sujet nous a permis de mieux cerner certains enjeux liés à la pratique notariale au regard des DMA et de cibler davantage les thèmes centraux qui devaient se retrouver dans notre grille d’entretien. En plus des informations sociodémographiques, telles que l’âge, le genre, le lieu et le nombre d’années de pratique, les thèmes identifiés dans la grille d’entretien sont 1) la formation sur les DMA, 2) la perception générale des DMA, 3) le devoir d’information du notaire face aux DMA et 4) l’évaluation de l’aptitude du client quant aux DMA.

B. Les considérations éthiques

Avant d’entreprendre le recrutement et la collecte de données auprès de notaires, nous avons soumis notre projet au Comité d’éthique de la recherche de l’Université d’Ottawa, qui a émis un certificat d’approbation éthique (S-04-19-1411)[17]. Nous avons porté une attention particulière à l’élaboration d’un processus de consentement à la recherche qui soit libre et éclairé, protéger les données recueillies en les conservant uniquement sur des ordinateurs ou des serveurs sécurisés par mots de passe, et nous avons anonymisé les propos recueillis afin d’éviter que les participant·es puissent être identifié·es.

C. Le recrutement des participants et participantes et la collecte de données

Les participants et participantes ciblé·es pour notre étude devaient être inscrit·es à la Chambre des notaires du Québec depuis, au moins, l’année 2015 et ne devaient pas exercer leur profession au sein d’un ministère ou d’un contentieux[18]. Le critère de recrutement relatif à l’année minimale de pratique visait à assurer la participation de notaires qui ont vécu, professionnellement, l’implantation des DMA lorsque la Loi concernant les soins de fin de vie est entrée en vigueur en 2015, et qui auraient pu bénéficier des formations offertes à ce moment.

Deux stratégies de recrutement ont été mises en place. Nous avons, d’une part, lancé un appel à la participation dans le cadre d’une publication de l’infolettre de la Chambre des notaires. D’autre part, Me Alain Roy, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et notaire, a relayé l’invitation à participer à la recherche à l’ensemble de son réseau[19]. Les notaires intéressé·es étaient invité·es à nous contacter pour recevoir un feuillet d’informations sur le projet de recherche, de même que le formulaire de consentement. Devant une réponse positive de leur part, une rencontre vidéo était alors planifiée sur Microsoft Teams ©[20]. Avec le consentement des participant·es, la rencontre était enregistrée aux fins de l’analyse et le consentement verbal à participer à la recherche était également enregistré en début de rencontre. D’une durée prévue maximale de soixante minutes, les entrevues individuelles ont eu lieu en présence des deux autrices, l’une ayant le mandat de mener l’entretien et de poser les questions, alors que l’autre prenait des notes. De façon générale, les entrevues ont été plus courtes qu’anticipé, se déroulant sur une période de dix-neuf à cinquante-deux minutes.

D. L’analyse des données

Les enregistrements des rencontres ont été conservés et transcrits afin d’obtenir le verbatim des entrevues. L’analyse a reposé sur une méthode déductive-inductive[21]. D’une part, nous avons procédé à une analyse déductive à partir des thèmes que nous avions déjà identifiés dans la littérature et à la suite des rencontres avec les informateurs clés, thèmes qui ont d’ailleurs permis la construction des grilles d’entretien. D’autre part, nous avons eu recours à une analyse inductive générale[22] afin de faire émerger des thèmes nouveaux. Les propos des participant·es ont d’abord été identifiés à l’aide de codes, puis les codes ont été catégorisés afin d’en extraire les thèmes émergents. Les verbatims ont été analysés de manière indépendante par les deux autrices, puis les résultats ont été mis en commun afin de comparer leurs analyses et de proposer un résultat final concordant. Les thèmes retenus à la suite de l’analyse des entretiens présentent une saturation satisfaisante, c’est-à-dire que les mêmes thèmes se répètent dans les différents entretiens, sans que de nouveaux éléments se manifestent[23].

Au total, nous avons recruté dix participant·es qui ont donné leur consentement à participer à la recherche après avoir reçu les informations pertinentes. Aucun désistement en cours d’étude n’a eu lieu. De ces dix participant·es, nous avons interrogé neuf femmes et un homme. Par souci de concision et de confidentialité des données, nous allons donc référer aux « participantes » dans le texte de façon à ne pas indiquer systématiquement les réponses obtenues du seul participant masculin de l’étude.

Outre le genre des participantes, les caractéristiques sociodémographiques de notre échantillon sont les suivantes : l’âge moyen est de quarante-huit ans (allant de trente-deux à soixante-neuf ans); le nombre d’années de pratique moyen correspond à vingt-et-un ans (allant de six à trente-neuf ans); sept participantes proviennent de la région montréalaise (cinq pratiquent sur l’île de Montréal, alors que deux se trouvent plutôt dans la couronne nord de la métropole), une de la région de l’Outaouais, une de la région du Centre-du-Québec et une de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Elles pratiquent toutes en milieu urbain plutôt que rural.

Le traitement des résultats obtenus à la suite de l’analyse thématique des entrevues est bipartite et reprend sommairement la structure des entretiens qui ont été menés avec les participantes. Il cible tantôt le rôle du notaire et son rapport professionnel tout en nuances quant à l’utilité des DMA, tantôt l’inconfort, voire le malaise éprouvé au regard de cet instrument juridique figé qui existe dans le panorama normatif québécois depuis 2015.

I. Les soins de fin de vie et le rôle du notaire : un rapport aux DMA tout en nuances

Depuis l’entrée en vigueur du régime des DMA, le 10 décembre 2015, le Registre des directives médicales anticipées compte un total de 119 016 DMA inscrites. De ce nombre, 28 468 ont été complétées par acte notarié; c’est donc dire c’est donc dire qu’un peu moins du quart (23,9 %) des DMA inscrites au Registre sont notariées[24]. Bien que les DMA notariées ne soient pas majoritaires, on peut affirmer tout de même qu’il ne s’agit pas d’un acte marginal. Les notaires interrogées dans le cadre de notre étude ont d’ailleurs un rapport favorable aux DMA d’un point de vue social ou citoyen et au bien-fondé de l’expression de l’autonomie individuelle dans la planification de ces soins de fin de vie[25]. Le rapport professionnel du notaire à l’égard des DMA apparaît néanmoins plus nuancé. Ces nuances s’expriment au regard, d’une part, de la ou des formations qui ont été offertes lors de l’entrée en vigueur du régime des DMA et de la connaissance générale du public (A) et, d’autre part, du bien-fondé ou de la plus-value de l’acte notarié pour inscrire ses DMA (B).

A. La formation du notaire et la connaissance générale des DMA

Si l’utilité de recevoir une formation sur le régime des DMA est énoncée par la majorité des participantes[26], le souvenir de la ou des formations reçues semble néanmoins flou[27]. Une précision mérite ici d’être relevée. Une participante signale que l’information reçue en tant que citoyenne était adéquate. En revanche, à titre de notaire, les renseignements fournis semblaient insatisfaisants. Elle s’exprime ainsi : « Au point de vue, disons, si je me considère comme une citoyenne — parce que je suivais ces informations-là pas seulement à titre de notaire je les suivais pour moi personnellement—, oui. C’était de l’information pour comprendre ce que c’en était. Mais comme notaire, mon rôle, non »[28].

Par ailleurs, une notaire distingue de juste façon l’instauration des DMA de l’application des DMA comme suit :

J’aurais aimé peut-être avoir plus d’informations avant l’entrée en vigueur du côté médical. Moi, mon côté juridique, je le comprends bien, mais j’aurais aimé qu’un médecin nous dise « OK, moi, en pratique, quand je reçois ça, c’est ça qui se passe ». Pendant l’instauration, je trouvais que c’était correct, puis après, quand ça commence à être mis en application, je trouve que là, on a comme un silence radio. Je pense que l’écho de l’autre bord de l’application de mon document, on n’en a pas beaucoup. Je sais que la Chambre fait de la sensibilisation auprès des médecins, mais sans plus. Moi, j’ai jamais entendu un médecin client qui m’a dit : « Je connais vraiment ton document full pin ! » [nos italiques][29].

Certaines participantes ont ainsi soulevé des préoccupations quant à la consultation et au respect, en pratique, des DMA déposées au Registre. Leurs préoccupations rejoignent les constats établis dans la littérature, où il est noté qu’« [a]lors que la plupart des professionnels de la santé ont une attitude positive à l’égard des volontés anticipées, très peu semblent les respecter »[30].

Les perspectives recueillies auprès des participantes suggèrent donc que les notaires pourraient bénéficier d’une meilleure formation quant à leur rôle spécifique dans le cadre de l’instrumentation des DMA. Huit ans après l’entrée en vigueur de la Loi concernant les soins de fin de vie et l’instauration de ce nouvel outil, une mise à jour des connaissances et des compétences spécifiques, dans le cadre de la formation continue des notaires, semble être de mise. Au surplus, cette mise à jour et la bonification de la formation notariale pourraient s’arrimer à l’introduction des demandes anticipées d’aide médicale à mourir par acte notarié[31] et devraient notamment veiller à intégrer une perspective médicale pratique contribuant à mieux informer les notaires du suivi effectué par les équipes soignantes dans les établissements de santé.

Certaines participantes constatent que le public et le corps médical, de manière générale, ne sont pas au fait de ce document[32]. Ce constat de plusieurs notaires interrogées dans le cadre de notre étude s’arrime aux observations de la Commission sur les soins de fin de vie qui concluait en 2018 à une « importante méconnaissance des DMA, autant par la population que par les professionnels de la santé et des services sociaux »[33]. Il concorde également avec les résultats de l’étude qualitative réalisée auprès des personnes aînées par les professeures Johanne Clouet et Christine Morin, alors qu’elles constatent que : « la plupart d’entre eux [les participants de leur étude] ignorent l’existence des DMA »[34].

L’une des participantes explique la connaissance déficiente de l’existence des DMA du fait que leur avènement aurait été occulté par l’aide médicale à mourir, également mentionnée dans la Loi concernant les soins de fin de vie. Elle précise ceci :

La plupart, je leur apprends. C’est vraiment une des problématiques et, d’ailleurs, on l’a soulevée au ministère [de la Santé et des Services sociaux]. Ça avait été, à l’époque, une problématique. L’emphase a vraiment été sur l’aide médicale à mourir quand la Loi sur les soins de fin de vie a été adoptée. Il devait y avoir une publicité qui soit faite de la part du ministère ou en tout cas de l’information qui tourne autour de ça. […] La Chambre attendait que le ministère fasse un certain nombre de démarches pour s’arrimer, faire une publicité et emmener les gens à aller faire ça et, ultimement, toutes les démarches judiciaires ont fait que l’emphase a été toute sur l’aide médicale à mourir et non sur les DMA, ce qui fait que ç’a comme [passé] un peu pas mal dans le beurre[35].

À cet égard, en 2021, la Chambre des notaires du Québec observait cette méconnaissance des DMA par le public au Québec[36] et suggérait à la Commission spéciale sur l’évolution de la Loi concernant les soins de fin de vie de « lancer une campagne nationale d’information et de sensibilisation sur les DMA »[37]. Dans le même sens, plusieurs participantes ont énoncé des propositions qui convergent vers une plus vaste publicité des DMA de la part de la Chambre des notaires, notamment[38].

Enfin, la pratique habituelle des participantes à notre étude est d’inscrire la réception des DMA dans le continuum des actes notariés liés à la personne physique que sont les testaments et les mandats de protection. De manière quasi unanime, les notaires interrogées ont précisé qu’elles abordent généralement elles-mêmes, mais non systématiquement[39], le sujet des DMA lorsque les clients consultent pour la rédaction de leurs testaments et de leurs mandats de protection[40]. Cette approche permet d’appréhender ce document peu connu du public dans un contexte qui répond aux besoins de la clientèle, ainsi :

C’est pas compliqué, ça fait un beau trio, c’est le trio Big Mac. Mais les gens savent pas trop que ça existe. Je te dirais même les notaires… Je suis en train de penser à moi-même, dans les questionnaires que j’envoie aux clients pour les testaments… quand je les vois en entrevue, oui, je vais toujours parler des DMA. Mais dans les questionnaires que j’envoie, j’ai pas de questionnaire de DMA, j’ai un questionnaire testament, mandat. Il faudrait peut-être mettre juste une ligne pour dire : avez-vous pensé aux directives médicales anticipées ? Parce qu’à la fin, c’est de la vente pour nous aussi, là. Mais oui, je pense que les gens en général savent pas que ça existe et que, les notaires, on fait peut-être pas le travail nécessaire pour transmettre l’information à tous nos clients[41].

De manière marginale, il peut arriver qu’une personne demande spécifiquement au notaire de préparer des DMA. Or, ce cas de figure a été rapporté par une seule participante et concernait typiquement une clientèle travaillant dans le domaine médical. Ces résultats correspondent aux données obtenues par une équipe de recherche de l’Alberta qui a rapporté que 90 % des avocats interrogés soulignaient aborder eux-mêmes le sujet de la planification anticipée des soins de fin de vie dans le cadre de leur pratique relative aux testaments ou aux mandats de protection[42].

B. La plus-value des DMA notariées

Si l’utilité du régime instauré par les DMA fait l’unanimité auprès des participantes, nous avons vu qu’il ressort également de nos entretiens le constat d’un manque de formation pour les notaires et, plus largement, d’un manque de diffusion du régime auprès de la population québécoise. En outre, un sentiment de « vendre un service »[43], sinon du « sur-mesure »[44], se dégage des entrevues. Il entraîne un questionnement analogue sur les honoraires à charger pour procéder à des DMA notariées. En effet : « Payer pour ça, à combien qu’on évalue ça ? Nous, c’est sûr que ça nous donne du travail. On a un acte authentique, on doit émettre une copie conforme, on a la garde. On peut pas non plus charger 50 $ pour ça, donc on a quand même du travail là-dessus. Ça fait que des fois, c’est quoi le juste prix là-dessus ? »[45] Une proposition d’imposer un tarif a été avancée comme suit : « Comme je vous dis, peut-être aussi mettre un tarif et que ça soit fait notarié. Parce que je pense que ça sert pas les clients de faire ça [...] Mettez un tarif fixe qui est abordable. Les gens sont capables de payer plein de choses »[46].

Néanmoins, cette impression de vendre un produit se dissipe parfois avec le temps, comme en témoigne une participante ainsi : « Je sais que quand j’étais jeune notaire — et c’est peut-être le cas des jeunes notaires d’aujourd’hui —, j’étais mal à l’aise de vendre un produit. Alors que maintenant, je le vois comme une responsabilité. C’est pas une question d’honoraires, c’est une question de protection et j’en profite pour parler des DMA »[47] .

L’avantage, voire la « plus-value »[48], de procéder aux DMA par acte notarié n’apparaît donc pas de façon probante, d’autant qu’il est possible de remplir le même formulaire mis en ligne par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) sans débourser de frais[49]. Les seuls bénéfices énoncés par les participantes portent sur la difficulté de contester un acte notarié en raison de son caractère authentique[50], ainsi que sur la conservation, la copie et la publicité des DMA notariées[51]. Par exemple, une participante illustre ainsi le rôle du notaire en matière de protection juridique de l’acte qu’il signe : « Vous parlez à un notaire, donc on va se rappeler que le notaire, comme officier public, donne une présomption de la capacité et du consentement libre et éclairé et de l’identité »[52].

Au-delà du caractère authentique des DMA notariées et de la difficulté de les contester, la littérature souligne également un aspect singulier des DMA qui mériterait d’être soigneusement expliqué par le notaire : la primauté absolue des volontés exprimées dans les DMA, nonobstant la date de leur signature et la présence d’autres documents juridiques similaires qui pourraient être signés subséquemment, notamment le mandat de protection[53]. Christine Morin et Marc-Antoine Rioux notent, par exemple, les contradictions potentielles entre des DMA qui viseraient à refuser des soins et une clause de mandat de protection qui aurait pour objectif de maintenir une personne en vie « jusqu’à ce qu’il se soit écoulé le délai nécessaire pour maximiser le rendement financier de toute indemnité en cas de décès prévue dans toutes polices d’assurances maladies graves »[54]. En pareil cas, peu importe que le mandat de protection ait été signé après les DMA, ces dernières ont priorité et court-circuitent la protection financière souhaitée par le mandat de protection. Ces aspects juridiques des DMA, qui entraînent des répercussions névralgiques sur les soins, mais aussi sur le patrimoine des personnes qui les complètent, n’ont toutefois pas été soulevés par les participantes de notre étude. Ils illustrent pourtant la complexité des conséquences potentielles des DMA et participent à la plus-value des conseils juridiques que peuvent offrir les notaires dans la complétion des DMA. Une mise à jour de la formation notariale gagnerait à insister sur cet aspect essentiel de la portée juridique des DMA, pourtant passé sous silence par les participantes de notre étude.

Une participante discute longuement de son rôle de notaire confronté au formulaire contenant les DMA. Il importe de reproduire la teneur de ses propos, qui exposent de façon symptomatique les limites des connaissances médicales qu’un notaire peut détenir, comme suit :

Mon rôle de notaire, donc, au départ, je me disais : « My God, c’est un formulaire ». Et puis, ensuite de ça, c’était… On nous dit, dans le fond, notre rôle un peu de s’assurer que la personne a bien compris. Dans le fond, on coche un peu : je refuse, j’accepte, je refuse, j’accepte. Mais qu’elle ait bien compris le document qu’elle signe et tout ce que ça implique? Là, je me sentais comme notaire, non, je ne suis pas une juriste, me semble que c’est plus un médecin qui pourrait lui faire part de toutes… J’étais pas confortable et je le suis toujours pas. Je comprends qu’on n’est pas supposé leur dire : « Faites-le ou pas ». Mais on est supposé… dans le fond, le plus notarié, ce serait pour s’assurer qu’ils ont bien compris ce qu’ils signent et pour qu’ils comprennent bien ce qu’ils signent, il faudrait que j’en sache plus. Je comprends « dialyse », c’est quoi. Toutes les sortes de soins, je comprends un peu quand on les refuse, mais je trouve que c’est très médical. Là, c’est sûr que la personne… Où s’arrête notre rôle quand elle dit… La Chambre des notaires dit : « Assurez-vous qu’elle a bien lu la brochure ». On avait deux trucs qu’on pouvait leur donner. C’est beau. De m’assurer qu’elle l’a bien lue et de m’assurer qu’elle comprend bien, ça peut aller. C’est quoi, mon rôle ? Elle peut bien me dire : « Oui, je l’ai lue, je comprends tout ». En même temps, je me sens pas confortable d’avoir eu une réponse affirmative sans poser d’autres questions, mais si je veux aller plus loin, j’ai pas les connaissances pour dire : « Vous comprenez la dialyse, vous comprenez ce que ça veut dire quand vous refusez tel soin, tel soin ? ». Je trouve que c’était médical. Donc, je trouvais que mon rôle qui était… On ne parle plus que le contenu d’acte — qui est dans le formulaire, on parle de sa compréhension que comme je vous dis moi-même, comme personne citoyenne, je l’ai pas encore rempli ! [Rires] Je l’ai de sorti, donc je peux facilement comprendre le client. C’est ça, ma grande… On dirait que notre rôle… C’est toujours notre rôle quand quelqu’un signe quelque chose, de vérifier sa capacité, mais de vérifier si c’est bien ce qu’elle veut, je ne suis pas confortable à bien évaluer si c’est vraiment ça que la personne veut [nos italiques][55].

La nature médicale de l’information à transmettre au client semble trop technique ou pointue pour que la notaire ait l’impression que son service est bien rendu et contribue peut-être à la perception rapportée dans notre étude, et dans celle des professeures Clouet et Morin[56], que l’acte notarié offre une faible — voire aucune — plus-value par rapport au formulaire de la RAMQ. Plusieurs participantes ont discuté ainsi de leur devoir de conseil qui semble constituer le noeud gordien du malaise professionnel ressenti face aux DMA.

II. L’aptitude, le consentement et le devoir de conseil : une évocation d’un malaise professionnel

L’objet et la portée des DMA sont intrinsèquement médicaux; les directives visent à consentir ou à refuser, en amont, des soins spécifiques qui pourraient être proposés par l’équipe traitante dans certaines situations cliniques de fin de vie[57]. De ce fait, il se dégage un inconfort chez les participantes du fait qu’elles ne se sentent pas bien outillées ou compétentes pour recevoir des DMA[58]. Un tel inconfort se rapporte principalement au devoir de conseil (A) et, dans une moindre mesure, à l’appréciation de l’aptitude du client et de son consentement libre et éclairé (B).

A. Le devoir de conseil du notaire

La plupart des participantes expriment un sentiment de malaise au regard du contenu des DMA, formulé notamment en ces termes : « Au niveau médical, je sais que la Chambre des notaires nous a très bien dit qu’on n’a pas le droit de répondre à aucune question médicale. C’est normal, je suis pas médecin et on veut pas s’enligner là-dedans non plus. C’est peut-être pour ça notre malaise face à ça » [nos italiques][59]. Et encore : « Malgré tout, je sais qu’il y a encore des notaires dans notre regroupement qui ont encore un certain malaise à le diffuser » [nos italiques][60]. Le rôle du notaire apparaît, ici, réduit devant le contenu limité[61], arrêté[62] et « figé »[63] du formulaire correspondant aux DMA, par comparaison au mandat de protection, notamment.

Des participantes signalent à plusieurs reprises que les DMA font davantage appel à des connaissances médicales[64] :

C’est un volet plus médical que juridique. Dans ma tête à moi, j’aurais peut-être aimé être formée plus sur l’aspect médical. Je dis pas que je veux être formée comme un médecin, mais j’aurais aimé ça, avoir cet aspect-là dans ma pratique. Je me sens pas confortable, je me sens pas compétente pour expliquer ça aux clients ?[65].

Lors des récentes consultations de la Commission spéciale sur l’évolution de la Loi concernant les soins de fin de vie, la Chambre des notaires du Québec a émis des propositions concernant les demandes anticipées d’aide médicale à mourir. L’une de ces propositions est « d’offrir à tout notaire désireux d’instrumenter ce type d’acte [la demande anticipée d’aide médicale à mourir], une formation portant sur les sujets médicaux en cause et particulièrement sur les éléments psychologiques de base »[66]. À la lumière des résultats de notre étude, et tel que précédemment suggéré, il semble que ce type de formation sur le contexte médical propre aux DMA soit également nécessaire. Il est difficile d’apprécier, selon les entretiens que nous avons menés, dans quelle mesure les composantes médicales des DMA ont été suffisamment décrites, expliquées et imagées lors des formations initiales sur ce nouvel acte. Néanmoins, il apparaît clairement que la majorité des participantes à notre étude expriment un besoin d’information ou de mise à jour sur ces aspects.

Par ailleurs, devant ce manque d’expertise sur les questions médicales, des participantes proposent à leur clientèle une rencontre ou une consultation médicale au préalable, laquelle pourra répondre aux questions plus techniques :

Bien sûr, moi, je leur dis que je peux les aider au niveau juridique. Au niveau médical, c’est la raison pour laquelle je suis pas confortable que la personne prenne une décision tout de suite. Je leur dis : « Prenez le temps de regarder le document. Si vous avez des questions au niveau médical, informez-vous auprès d’un professionnel de la santé ». Moi, c’est important parce que c’est quelque chose pour laquelle je peux pas répondre. Malgré que le document qu’on leur donne est complet. On leur explique un petit peu grosso modo ce qu’est la réanimation cardio-respiratoire, la dialyse. Mais il en reste pas moins que s’ils ont des questions plus pointues, on les invite à les vérifier avec le médecin, le pharmacien, un professionnel de la santé [nos italiques][67].

Une telle affirmation est réitérée à quelques reprises comme suit : « Quand c’était trop pointu par rapport à l’aspect médical ou psychologique, de peut-être en parler plus avec son médecin ou son thérapeute ou quelque chose du genre. Moi, oui, j’étais réceptive, mais je comprenais déjà ça. J’allais pas plus loin que ce j’étais capable de livrer »[68]. Ou encore : « Ça ne m’est pas arrivé d’avoir des questions trop pointues au niveau médical. Et si ça avait été le cas, je les aurais référés au médecin parce que c’est pas mon expertise. Je sais pas si j’avais été une infirmière devenue notaire, j’aurais été plus habile à répondre, mais j’aurais pas répondu »[69]. Et enfin : « C’est sûr que tant les DMA, pour donner de l’information plus médicale ou constater qu’une personne est apte ou pas, c’est pas du tout dans notre champ de compétence, donc on va référer ça aux professionnels et c’est important de le faire, tant au niveau du DMA que des autres documents »[70].

Une participante signale la possibilité d’être jumelée à un médecin ainsi :

Comme je vous dis, je suis ambiguë. Je trouve ça bien qu’on ait pensé à nous, mais on dirait qu’on n’est pas le bon juriste, ou il faudrait être jumelés avec le médecin. Comme dire : « Vous allez voir votre médecin, posez cette question-là à votre médecin ». Moi, j’ai dit à des clients, puis même parfois même je suis obligée de vous dire… J’en parle toujours — je sais pas si vous avez une question là-dessus, j’en parle toujours à chaque client que ça existe, il y a pas une fois où j’en parle pas. Mais je ne donne pas d’opinion. Je leur dis : « Vous irez voir, c’est une question de cas par cas » [nos italiques][71].

Certaines précisent qu’une attestation médicale pourrait être jointe aux DMA en ces termes : « J’aurais aucune difficulté, moi, à avoir une note médicale que je brocherais à mon acte notarié pour montrer que j’ai pris la peine de revérifier. C’est bulletproof après. Qui va vouloir l’attaquer ? J’ai un joker dans ma manche »[72].

Cet inconfort ressenti par les juristes à l’égard des aspects médicaux inhérents aux DMA est également documenté dans d’autres contextes. Dans l’étude albertaine portant sur la planification anticipée des soins de fin de vie par les avocats, par exemple, près de la moitié des participants interrogés ont exprimé un certain degré d’inquiétude face à leur propre manque de connaissances médicales[73]. Par ailleurs, la recherche effectuée jusqu’à maintenant sur les préférences et les besoins des patients qui choisissent de rédiger des DMA, sous diverses formes et dans différents pays, souligne l’apport que les connaissances et l’expertise des professionnels de la santé revêtent dans ce processus. Cependant, les études indiquent également qu’un élément central de ce processus réside dans la confiance. Effectivement, les conseils d’un professionnel de confiance qui connaît la personne et son historique médical sont valorisés[74]. Or, dans le contexte québécois où plus de 800 000 personnes sont toujours en attente d’un médecin de famille[75], et où l’accès aux médecins de famille n’est pas toujours simple, même pour ceux qui en ont un[76], il y a lieu de s’interroger sur les obstacles systémiques que peuvent rencontrer les clients qui sont dirigés vers un médecin pour obtenir plus d’information sur les DMA.

Afin que le devoir de conseil soit adéquatement rempli, certaines notaires discutent de la nécessité d’être proactives. À l’appui, elles n’hésitent pas à discuter avec des professionnels de la santé, ainsi qu’à lire des documents complémentaires pertinents. Elles précisent ce qui suit : « À force de lecture, je dirais, à votre de discussion avec des confrères. Puis j’ai parlé avec des amies infirmières de ça, des amis ambulanciers. J’ai parlé à des pharmaciens. Des médecins, ça m’a pas adonné, les médecins, mais j’ai essayé de trouver de l’information directement [sur] comment eux l’appliquent. Mais tsé, ça demeure du ramassis »[77]. Et encore :

 J’ai fait mes propres recherches. Je suis allée lire les documents. Il y a des documents d’accompagnement : « Vous déclarez que vous avez lu l’article tel de je sais pas quelle loi ». Je suis allée lire les documents dont ils parlaient, j’ai fait mes recherches à moi pour essayer d’apprivoiser les documents. Il n’est pas très compliqué si on lit les articles de loi qu’ils mentionnent. L’avantage que j’ai, c’est que j’ai beaucoup de clients médecins. Donc discuter en long et en large avec les clients quand on les faisait[78].

Dans la même veine, une notaire a décidé de créer un blogue pour retransmettre une information vulgarisée, comme suit :

J’ai comme fait un petit guide pour expliquer un petit peu c’est quoi, qui vulgarise un petit peu. J’ai un article de blogue qui en parle sur mon site Web que peut-être je pourrais leur dire de le lire. Mais… Je leur fais cocher ce qu’ils veulent. Un peu comme les vraies DMA, ils ont comme un petit formulaire. C’est récent, que je fais ça. Juste pour qu’ils puissent en prendre connaissance. Mais c’est sûr que… Peut-être que je devrais ajouter : « Pour toutes questions techniques, parlez-en à votre médecin ». J’ai vulgarisé au maximum, j’ai posé des questions à mes amis pour voir : « Est-ce que ça peut être vulgarisé d’une meilleure façon, comme c’est quoi, les soins »[79] ?

Se greffent au devoir de s’informer l’« expérience de vie » et l’entourage familial composé de professionnels de la santé pour certaines notaires. À ce sujet, une notaire expose sa situation en ces termes :

Peut-être pas parce que le fait que j’aie l’âge que j’ai, que j’aie plus d’expérience que j’en avais. Je l’ai vécu aussi, ma belle-mère a eu des problèmes cognitifs, donc je sais en théorie, comme notaire, mais en pratique aussi. J’ai un frère qui est médecin et on en discute beaucoup. J’ai lu aussi. Tout ce que j’envoie à mes clients, je l’ai lu moi-même. Donc, et ça m’intéresse personnellement. J’ai fait mes directives médicales anticipées et j’ai coché que je refusais tout, donc je sais de quoi je parle. Ceci étant dit, c’est pas bon pour tout le monde, mais le sujet m’intéresse donc j’ai pas nécessairement besoin de plus. C’est sûr que si une formation est offerte supplémentaire, je vais aller la suivre. Si je peux améliorer ma compréhension de tout ça, c’est sûr que je vais le faire[80].

Au surplus, le type de clientèle — composée ou non de membres du corps hospitalier[81] — et son degré d’éducation[82] ont été relevés par certaines notaires. Notamment, l’une d’elles affirme ceci :

Je vous dirais que j’ai une collègue qui en reçoit beaucoup plus que moi, une collègue qui a une grosse clientèle de pharmaciens, [de] médecins. Ces gens-là sont très au fait et ils sont très confortables pour aller de l’avant et le faire. De mon côté, moi, j’ai plus une clientèle de personnes âgées. […] C’est plus favorable du côté des gens qui sont en médecine, pharmacie. On dirait qu’ils sont plus au fait. D’autres clientèles, ils vont plus aller vers le formulaire[83].

Enfin, la question du délai à considérer dans les informations transmises par la notaire pour stimuler les réflexions du client est abordée par certaines, comme suit : « J’envoie l’information, prenez le temps d’y réfléchir, discutez avec votre médecin »[84]. Dans le même sens : « Je vais envoyer l’information, prenez le temps de [la] lire. C’est sérieux, c’est important. Moi, je les ai faites [les DMA]. Je les rassure quand même avec le fait que c’est pas juste bon pour les autres »[85]. Enfin, l’importance d’accorder un délai de réflexion aux clients est nettement signalée ainsi :

On le faisait toujours en deux rencontres, je leur donne l’opportunité d’aller chercher de l’information, d’aller consulter sur le site ou autrement. Quand on se revoit, j’ai pas à aller vérifier dans le fin détail. Les gens : « Écoutez, je vous ai envoyé les choses, je vous ai donné ce qui était pour avoir dans le document ». Habituellement, je leur donne [une] espèce de formulaire de ce à quoi ressemble [une] DMA. Je leur dis : « Voici le site où vous pouvez aller chercher de l’information pour que vous puissiez bien y réfléchir et apporter les nuances ». Parfois, les gens vont me dire : « Je veux avoir de l’hydratation forcée, par exemple, ou artificielle, mais je peux pas avoir de ventilation et je veux pas avoir de gavage ». Bon, là, à ce moment-là, quand on a une situation particulière, c’est que la personne a eu le temps d’y réfléchir, est allée. Donc c’est pour ça que je le fais toujours en deux fois. Jamais je vais signer des DMA. Quelqu’un qui vient me voir : « Je veux faire des DMA, je refuse tout, je signe », je dis : « Non, non, tu vas aller [faire] tes vérifications, tu vas aller regarder tes choses, on va s’être parlé dans un premier temps, avant ». Justement pour être certain que ça soit quelque chose de bien réfléchi, songé[86].

La nature essentiellement médicale des DMA crée donc un malaise pour la plupart des notaires que nous avons rencontrées, qui perçoivent que leur devoir de conseil est compromis par le peu de connaissances qu’elles possèdent en la matière. Les témoignages recueillis rejoignent ici des critiques déjà formulées contre le régime des DMA, notamment par le professeur Robert P. Kouri :

Le notaire a normalement la compétence nécessaire afin d’aviser son client sur les modalités de l’acte, ses effets éventuels et les règles pertinentes quant à sa révocation. Mais lorsque la discussion portera sur la notion de « fin de vie » ou encore sur « une démence de type Alzheimer ou autre type de démence à un stade avancé », le notaire sera-t-il au courant des aspects médicaux visés par les DMA ? [références omises][87].

B. L’appréciation de l’aptitude et le consentement aux soins

Le devoir de conseil n’est pas le seul aspect de la pratique professionnelle ayant trait aux DMA qui suscite des questionnements pour les notaires rencontrées. Nous l’avons vu précédemment, la valeur ajoutée des DMA notariées réside en grande partie dans le fait qu’elles sont un acte authentique et, par voie de conséquence, difficilement contestables. L’authenticité de cet acte provient principalement du fait que le notaire, après avoir pris des moyens raisonnables pour s’en assurer, atteste la capacité de la personne dont il reçoit la signature[88]. Mais de quelle capacité s’agit-il ? Selon l’article 51 de la Loi concernant les soins de fin de vie, les DMA peuvent être complétées par toute personne majeure et apte à consentir aux soins[89]. En raison de la portée circonscrite des DMA, les experts précisent que, même en cas de DMA notariées, le notaire doit attester l’aptitude de la personne à consentir aux soins, mais non sa capacité juridique, contrairement à ce qui est requis pour la signature d’un acte notarié. Ainsi, la professeure et notaire Me Christine Morin et la notaire Me Katherine Champagne affirment que :

lorsqu’il est question de DMA, [l’article 51 de] la Loi concernant les soins de fin de vie n’exige pas que le signataire des DMA ait la capacité requise pour contracter ou pour rédiger un acte juridique. La loi prévoit simplement qu’il doit avoir l’aptitude requise pour consentir aux soins. Par conséquent, on comprend qu’un notaire peut recevoir les DMA d’un majeur protégé en vertu d’un régime ou d’un mandat de protection, pourvu que ce dernier soit apte à consentir à des soins au moment de la signature des DMA. […] Comme la validité des DMA est tributaire de l’aptitude à consentir aux soins de la personne qui les signe, cette aptitude doit être vérifiée par le notaire[90].

Seulement une personne interrogée a énoncé clairement les distinctions entre les concepts de capacité et d’aptitude. Elle a exprimé l’avis selon lequel un notaire peut recevoir des DMA de la part d’une personne qui serait apte à consentir aux soins, mais dont la capacité juridique ne serait pas suffisante pour tester, par exemple. Il convient de reprendre en détail ses propos :

Parce que la capacité juridique est à un niveau X et la capacité, l’aptitude est à un niveau Y beaucoup plus bas. Une personne peut être inapte à signer un contrat, mais elle est apte à consentir aux soins. Alors là, on est toujours dans cette espèce de situation un peu délicate de dire : « Moi, j’ai à recevoir à un document juridique où, normalement, mon client doit avoir la capacité juridique pour signer versus l’aptitude à consentir ». Encore là, à partir du moment où j’ai une personne qui va être capable… Où on le voit bien que son consentement est libre et éclairé. C’est un petit peu la même chose que d’avoir quelqu’un qui pourrait être avec une déficience intellectuelle légère qui pourrait peut-être faire un testament. Pas avec quelque chose qui est complexe, mais qui est capable de comprendre la portée de certains éléments, mais qui est pas déclarée inapte. Ben oui, on pourrait le faire. Même au niveau d’une personne déclarée inapte, quand on sait que la personne comprend […] ce qui en est et qu’on est capable de le faire et que le Code [civil du Québec] nous dit juste qu’il faut qu’on le fasse revalider au moment du décès… Moi, j’ai des clients que j’ai des documents de médecins qu’on a été capables de le faire. Théoriquement, il a été déclaré… Ils sont sous tutelle, mais on l’a fait quand même parce qu’on avait cet élément-là qui nous permettait de le faire. Il faut juste être plus prudent dans la capacité de la personne au moment où on le signe. Et c’est là que je pense que le notaire, si on le fait sous forme notariée… Je pourrais avoir une personne qui aurait des difficultés sur un point de vue de capacité juridique, mais encore la capacité à consentir et de le faire[91].

Bien que cette interprétation du rôle du notaire au regard des DMA et de l’aptitude du client soit conforme à la doctrine, elle fait néanmoins figure d’exception parmi les entretiens que nous avons réalisés. En effet, les notaires interrogées ont plutôt discuté de l’appréciation de la capacité dans le contexte des DMA par analogie au mandat de protection ou au testament. Par exemple, l’une d’elles précise ceci : « Mon devoir fait en sorte que je doive m’assurer que la personne comprenne ce qu’elle signe, qu’elle soit toujours apte et je dois l’identifier. Donc, pièces d’identité et je m’assure qu’elle est apte. C’est la même chose dans les testaments, dans les mandats »[92].

Si nos résultats indiquent un décalage entre le rôle attendu du notaire en matière d’évaluation de l’aptitude à consentir aux soins, et les pratiques courantes au sein de notre échantillon de participantes, il est cependant difficile d’en interpréter les causes. S’agit-il d’une méconnaissance de la distinction entre l’aptitude et la capacité ? D’un manque d’information et de sensibilisation à l’égard du fait que les DMA commandent une évaluation différente que pour un acte juridique plus « conventionnel » ? Ou encore, cela découle-t-il du fait que, pour la grande majorité des participantes interrogées, la réception des DMA se combine à la réception du testament et du mandat de protection dans le cadre de leurs activités professionnelles, créant ainsi un amalgame erroné, sinon une confusion dans l’évaluation de l’aptitude et de la capacité pour l’ensemble de ces actes ? Des études subséquentes seront nécessaires pour vérifier de telles hypothèses[93].

À l’évaluation de l’aptitude se conjugue l’obtention du consentement éclairé de la clientèle au moment de la signature des DMA. À l’instar du malaise ressenti par rapport au devoir de conseil, plusieurs participantes ont soulevé les limites qu’elles perçoivent face à leur rôle professionnel en matière de consentement éclairé aux DMA. Par exemple, une participante aborde ainsi l’aptitude et le consentement : « C’est sûr que l’aptitude, moi, je la vérifie toujours au niveau des faits quand je reçois un mandat. Selon moi, je veux dire, si mon client est capable de signer un mandat, il serait capable de signer des DMA aussi. C’est juste qu’il va peut-être manquer un peu d’information au niveau médical » [nos italiques][94]. Dans le même sens, une autre notaire précise : « On dirait que notre rôle… C’est toujours notre rôle quand quelqu’un signe quelque chose, de vérifier sa capacité, mais de vérifier si c’est bien ce qu’elle veut, je ne suis pas confortable à bien évaluer si c’est vraiment ça que la personne veut »[95]. De manière encore plus explicite, une notaire mentionne qu’elle est incapable d’attester le consentement éclairé du client en pratique, alors qu’il en va de son rôle professionnel lors de la signature des DMA :

Mais tsé, je leur dis un peu : « Vous comprenez que je comprends pas. Je comprends pas tout ce que vous confirmez. Je ne vais qu’attester votre capacité ». Mais c’est pas vraiment ça. C’est venu dans les instructions : « Assurez-vous qu’elles ont bien compris. Pas juste dans sa capacité juridique. Assurez-vous qu’elles aient bien compris ce qu’elles signent ». Pour bien comprendre ce qu’elles signent, je trouve qu’il faudrait que je comprenne ce qu’elles signent[96] !

Ainsi, des éléments intimement liés à l’expertise professionnelle des notaires font l’objet d’importantes préoccupations au sein des participantes de notre étude. De fait, le devoir de conseil est une obligation légale qui incombe à tout notaire dans le cadre de sa pratique[97] et qui implique, « compte tenu des circonstances, d’aviser les parties des conséquences juridiques normalement prévisibles des actes reçus et de les mettre en garde contre les effets possibles de ceux-ci »[98]. Ce devoir va de pair, dans le cadre des DMA, avec l’obligation d’obtenir un consentement éclairé aux soins prévus par le législateur. L’analyse des entretiens réalisés permet de constater qu’au regard du contenu hautement médical des DMA, les notaires ont du mal à cerner les contours spécifiques du devoir de conseil qui leur incombe; cet élément a, par ailleurs, également été soulevé dans la littérature[99]. Elles constatent également les limites de leur expertise au regard du consentement éclairé de leurs clients. Or, la Loi concernant les soins de fin de vie crée une présomption que la personne a « obtenu l’information nécessaire pour lui permettre de prendre une décision éclairée au moment de [la] signature » des DMA. Bien que cette présomption soit critiquable sur le plan de la reconnaissance de l’autonomie de la personne et de la protection de sa vulnérabilité[100], il n’en demeure pas moins qu’elle offre une balise explicite au devoir de conseil du notaire, en présumant d’emblée du consentement éclairé. Cependant, cette présomption n’a été soulevée par aucune des participantes de notre étude. Il est permis de croire que cette règle, particulière aux DMA, est méconnue de la plupart des notaires.

Par ailleurs, les propos tenus par les participantes sur le rôle que pourraient jouer les professionnels de la santé dans le devoir de conseil et d’information renvoient notamment à l’obtention d’une « attestation » quelconque que le client a réellement rencontré un professionnel de la santé, donnant une meilleure indication du caractère éclairé du consentement aux DMA. De fait, notre étude révèle de façon patente certaines zones de friction qui peuvent survenir dans l’exercice des rôles respectifs du notaire et des professionnels de la santé. Les entretiens réalisés illustrent l’ambivalence vécue par les notaires entre leurs expertises professionnelle et juridique, et le contenu hautement médical de l’acte. Le notaire doit considérer alors la diversité de sa clientèle : pour celle composée de médecins qui privilégient d’emblée les DMA, cela ne semble pas poser de problème. En revanche, il importe d’orienter une clientèle profane vers un professionnel médical pour une rencontre, une consultation, ainsi que l’obtention d’une attestation médicale au besoin. Si nous pouvons souhaiter que les DMA soient les gardiennes de l’autonomie et de la volonté des patients, les notaires interrogées signalent que leur rôle professionnel devrait être revisité, pour l’essentiel, afin d’assurer une plus grande collaboration avec les professionnels de la santé. De telles préoccupations convergent notamment avec les recommandations exprimées par plusieurs experts ayant étudié les soins de fin de vie et l’expression des volontés individuelles[101]. En plus de favoriser une meilleure compréhension des enjeux médicolégaux de part et d’autre des professions juridiques et de la santé, la collaboration interprofessionnelle permettrait de répondre plus adéquatement aux besoins et aux préoccupations des clients[102].

Conclusion

Les directives médicales anticipées ont été mises en place par le législateur québécois dans l’objectif explicite de reconnaître « la primauté des volontés relatives aux soins exprimées clairement et librement par une personne »[103]. Le notaire étant le seul professionnel autorisé par la loi à recevoir des DMA (puisque le formulaire prescrit par le ministre n’a qu’à être signé devant des témoins), joue un rôle névralgique dans la mise en oeuvre de ce régime[104]. D’ailleurs, près de 25 % des DMA inscrites au Registre des directives médicales anticipées ont été notariées[105]. Si ce projet de recherche nous a permis de sonder d’abord les tenants et les aboutissants théoriques du rôle attribué au notaire confronté aux DMA[106], nous nous sommes intéressées, ici, au vécu, à l’expérience et aux perspectives rapportées par les notaires dans le cadre de leur pratique liée aux DMA. Les assises conceptuelles ont alors été éprouvées et les constats sont des plus éloquents.

Bien que le fait que les DMA aient été confinées, selon certains, dans l’ombre de l’aide médicale à mourir, nous avons mis en lumière la question de la légitimité de la pratique notariale face aux DMA — sans nous prononcer sur leur efficacité —, tout en signalant les malaises éprouvés par les notaires qui choisissent d’instrumenter cet acte.

Pour ce faire, l’étude empirique de type qualitative entreprise nous a permis de réaliser des entretiens avec dix notaires exerçant dans différentes régions du Québec et ayant un nombre varié d’années de pratique. L’analyse thématique des entrevues a révélé que, d’un point de vue social et citoyen, les participantes sont unanimement favorables au régime des DMA. Cependant, leur attitude face à leur rôle professionnel dans le cadre de ce régime est plus nuancée. La coexistence du formulaire prescrit par le ministre et de l’acte notarié, dont la forme et le contenu sont pratiquement identiques et ne peuvent être altérés, crée un questionnement inhérent à la plus-value de l’acte notarié (outre la reconnaissance d’un caractère authentique). Dans certains cas, ce questionnement se traduit même par un inconfort à recevoir cet acte et à facturer des honoraires aux clients. Au-delà de la « vente » d’un service ou d’un produit, les notaires rencontrées expriment également un malaise au regard de certaines de leurs obligations professionnelles dans le contexte des DMA, à savoir les limites inhérentes à leur devoir de conseil, l’évaluation de l’aptitude et l’obtention d’un consentement éclairé du client.

Par ailleurs, les obligations professionnelles du notaire dans le cadre des DMA exigent à la fois une certaine proactivité du professionnel, mais également une réactivité du client. En effet, les contours du devoir de conseil du notaire demeurent tributaires, dans une certaine mesure, des démarches et des lectures du client afin de parvenir à l’obtention d’un consentement libre et éclairé de sa part. Peut-on aller pour autant jusqu’à postuler une « co-responsabilité » ? En d’autres termes, où commence la responsabilité d’informer du notaire et où se termine la responsabilité de s’informer du client ? Les DMA s’inscrivent ici dans un continuum d’obligations à la fois professionnelles et individuelles.

D’un point de vue pratique, les résultats de notre étude suggèrent que des formations supplémentaires sur les DMA seraient de mise pour mieux outiller les notaires qui instrumentent cet acte dans leur pratique. Dans le contexte des modifications apportées à la Loi concernant les soins de fin de vie, les demandes anticipées d’aide médicale à mourir ont été adoptées par le législateur québécois. On y prévoit, d’une part, que la personne devra être accompagnée et conseillée par un professionnel compétent — à savoir un médecin — et, d’autre part que la demande pourra être faite par acte notarié. S’il ne fait aucun doute que cette nouvelle responsabilité du notaire fera l’objet d’écrits professionnels et de formations spécifiques, l’occasion sera idéale pour arrimer la réception des DMA aux demandes anticipées d’aide médicale à mourir, et ainsi mieux épauler les notaires qui souhaitent exercer ces fonctions en toute humanité.