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Une deuxième édition d’un dictionnaire est une bonne nouvelle, surtout lorsqu’il s’agit d’un dictionnaire spécialisé destiné aux traducteurs, l’auteur appartenant lui-même à cette profession. Cette seule qualité lui vaudrait la notoriété du produit d’un homme de l’art dont la réputation n’est plus à faire. On doit en effet à Frédéric Houbert, éminent traducteur et jurilinguiste, plusieurs ouvrages traitant de traduction juridique et de jurilinguistique. C’est dire que cette nouvelle édition s’adresse autant aux langagiers qu’aux juristes et aux étudiants des deux domaines, mais également à toute personne ayant affaire aux textes juridiques et au langage d’un droit — le système romano-germanique, en l’occurrence — confronté à son alter ego rédigé dans une langue autre (l’anglais) appartenant à un système juridique fort différent (la common law). Ils trouveront dans cette édition du Dictionnaire de terminologie juridique tout ce que la plupart des dictionnaires et lexiques bilingues n’offrent pas quant à la forme et au contenu, soit une consultation facile des entrées qui ouvrent sur une matière riche et diverse et que complètent de nombreux N. B. et encarts.

Qu’on en juge : la première édition contenait quelque 2000 entrées réparties sur 333 pages ; la seconde, qui se déroule sur 419 pages, en contient au moins 400 de plus. En outre, la plupart des entrées contiennent plusieurs expressions et termes contenant la vedette (p. ex. : evidence, p. 153 ; law, p. 236 ; reasonable, p. 326), portant le nombre de termes et expressions à plus de 10 000 environ, soit l’équivalent d’un dictionnaire juridique comme l’incontournable Vocabulaire juridique de Gérard Cornu[1], la référence en la matière. C’est considérable. Le Dictionnaire de terminologie juridique n’est pas un simple dictionnaire bilingue comme il y en a tant, mais un ouvrage à vocation encyclopédique, comme le montrent les nombreux développements juridiques et linguistiques que contiennent certaines entrées. Ce n’est pas tout : il offre trois livres en un !

Tout d’abord, il s’agit d’un dictionnaire bilingue (anglais-français) des termes du droit. Il sort de l’ordinaire en présentant leur traduction assortie de commentaires judicieux lorsque la difficulté, la singularité du terme ou de l’expression, de la notion, le justifie. Ensuite, ce dictionnaire est aussi un ouvrage de droit comparé en ce qu’il apporte de nombreux extraits, citations et renvois qui présentent, à la façon du Bon usage[2], une synthèse du pour et du contre de la question juridique en cause, souvent envisagée de façon comparée. On sait l’importance du droit comparé pour les traducteurs juridiques, qui baignent dans la comparaison et l’analyse des droits au quotidien. Enfin, nous avons affaire à un ouvrage de « stylistique comparée ». Il présente, en effet, des recommandations visant tel emploi ou usage (p. ex. : jurisdiction, p. 225 ; proceedings, p. 311 ; terms and conditions, p. 383), dénonçant tel autre (anglicismes, pléonasmes, solécismes, etc.) ou en suggérant une solution éventuelle au cas par cas (périphrase, synonyme, reprise du terme étranger, etc.). L’ensemble repose en bonne part sur les solides fondations que constituent les institutions, jurisprudences, ouvrages et auteurs des meilleures références disponibles où l’auteur a puisé, et cela dans les deux langues et systèmes juridiques. Comme le souligne Louis Beaudoin, le préfacier jurilinguiste, ce dictionnaire « est à la fois ouvrage de référence, manuel didactique, guide pratique et dictionnaire juridique étymologique et encyclopédique » (p. 7). Tout en un !

La vocation première du Dictionnaire de terminologie juridique - anglais-français, comme l’auteur l’avance dans son « Avant-Propos », est de montrer « le chemin vers le mot juste » et « d’accompagner l’utilisateur dans cette (en)quête et de le guider vers l’idéal : la ‘chose bien dite’ » (p. 10). Ces deux objectifs sont largement atteints, l’auteur démontrant par ailleurs cet idéal dans un texte clair, précis, au style soigné, non dénué d’élégance au demeurant. De quoi satisfaire le public le plus exigeant qu’est celui des traducteurs. L’intérêt et l’originalité de ce dictionnaire résident non seulement dans le nombre de termes présentés, mais aussi dans le choix de l’auteur d’y avoir introduit des termes et expressions peu courants, absents de la plupart des ouvrages du genre. En somme, il s’agit « d’apporter au traducteur des solutions de traduction concrètes et ‘prêtes à l’emploi’ », comme le disait l’auteur dans la 1re édition[3]. Les vedettes portent sur de nombreux domaines du droit — privé, public, international —, avec des particularités nationales (Afrique du Sud, Australie, Canada, Écosse, États-Unis, Irlande, Royaume-Uni). Signalons au passage la place qu’occupent, par rapport à l’édition précédente, les termes de droit international et de domaines des plus actuels et sensibles tels que la protection des données à caractère personnel et le droit de l’environnement. La liste des ouvrages consultés par l’auteur (p. 12-13) montre sa rigueur et son souci d’appuyer ses recherches sur des ouvrages réputés et des sources fiables, telles des décisions de tribunaux internationaux ou les textes réglementaires d’organisations internationales (OMPI, ONU, TAOIT, etc.).

Un autre intérêt de ce volet du dictionnaire tient non seulement aux traductions des termes les plus courants, qui n’en sont pas moins complexes ou trompeurs (p. ex. : to agree, N.B., p. 29 ; eviction, N.B., p. 153 ; legal, p. 239 ; reasonable, N.B., p. 326-377 ; wilful, p. 414), qu’aux termes et expressions moins ou peu courants, dont les formules latines, nombreuses en common law (p. ex. : actus reus, p. 24 ; de bene esse, p. 115 ; ex turpi causa, p. 157 ; lex concursus, p. 241 ; non licet, p. 270 ; tertius gaudens, p. 387), qu’il est néanmoins utile de connaître, mais sans oublier quelques formules familières (p. ex. : cat out of the bag, p. 70 ; happy slapping, p. 187 ; make my day law, p. 248 ; on all four, p. 277 ; point and click agreement, p. 299) ou imagées (p. ex. : blue-pencil rule, p. 60 ; poisonous tree doctrine, p. 299 ; shotgun instruction, p. 358 ; sunshine/sunset law, p. 377) et les sigles, innombrables (ASBO, CISG, DMCA, EEOC, ITLOS, OHMI, etc.), qui meublent certains textes juridiques. On y trouvera également des suggestions et conseils pour rendre des mots et expressions apparemment anodins (and/or, from time to time, said, may/shall, whether), qui sont moins simples qu’ils ne le paraissent. La vedette est souvent accompagnée d’exemples probants de traductions venant d’institutions, organismes et juridictions nationaux et internationaux (p. ex. : p. 16), offrant ainsi un contexte qui éclaire la signification du terme et justifie sa traduction in casu (p. ex. : correctness, p. 101).

Frédéric Houbert traite également une difficulté que connaissent bien les traducteurs de l’anglais au français (ou à d’autres langues) et qui consiste, pour les common lawyers, à recourir — notamment dans les contrats — à des doublets et des triplés, des synonymes et des verbes, noms et adjectifs en cascade, alors que d’éminents juristes et linguistes anglophones, dont Bryan A. Garner (p. 383), condamnent cette pratique (p. ex : terms and conditions, p. 383 ; jointly and severally, p. 223). Il existe des solutions, qui ne sont pas de suivre servilement la formulation anglaise, mais d’adapter la traduction à la situation.

Cela pose plus ou moins directement la question du droit, que l’on ne saurait ignorer dans un dictionnaire de terminologie juridique, qu’il soit uni-, bi- ou multilingue.

La traduction juridique ne peut se concevoir sans une forte présence du droit, et même du droit comparé puisque le traducteur doit y recourir constamment, ne serait-ce que pour comprendre le message juridique afin de le reproduire le plus fidèlement possible dans son texte d’arrivée. À cet égard, on évoquera l’obligation de moyen(s) du traducteur afin d’atteindre un résultat satisfaisant (sa deuxième obligation). Le dictionnaire qu’a produit Frédéric Houbert regorge de notions, d’explications et commentaires de nature juridique qui témoignent éloquemment de sa connaissance intime des notions et concepts juridiques que doit traiter le traducteur au quotidien. En fait, chaque terme, chaque expression que contient ce dictionnaire requiert l’éclairage du droit. Sinon, comment arriver à traduire la locution adverbiale jointly and severally (formulation très critiquée) par solidairement (et non par conjointement et solidairement, comme on le voit souvent) sans avoir, au préalable, saisi le principe de la solidarité des débiteurs en droit civil ?

Quant à l’expression terms and conditions, comment peut-on la rendre simplement par conditions (ou encore, selon le contexte, par modalités, stipulations, etc.) si l’on n’a pas préalablement comparé et analysé les deux « termes » que sont term et condition pour se rendre compte, avec Garner, que « terms is sufficient » (p. 383). L’adjectif reasonable, à lui seul, demanderait un traité de philosophie du droit. On peut le rendre, en français, de six ou sept façons selon le contexte de son emploi (p. 327). L’institution remarquable qu’est le trust demande à l’esprit civiliste de se faire violence pour admettre que, dans ce type très particulier d’accord interviennent deux systèmes de droit différents, celui de la common law et celui de l’Equity, qui, paradoxalement, ont fusionné de longue date (1875). Pas simple. Sa traduction, non plus : au Canada, c’est la fiducie qui est dans l’usage juridique — à ne pas confondre avec la fiducie française : elles ont peu à voir. On conseille alors, selon la situation juridico-linguistique en jeu, de ne pas traduire trust afin d’éviter les quiproquos. Mieux vaut un calque ou un emprunt qu’une mauvaise traduction. En outre, aux termes de la Convention de La Haye (1985), trust est le terme consacré. Point.

On pourrait multiplier les exemples à loisir, parler du principe de rule of law (p. 347) et de son équivalent français [l’]État de droit (aussi : primauté du droit, règle de droit), notions qui justifient un long commentaire explicite et les points de vue opposés sur la question (p. 347-348) ; traiter le terme public policy (ordre public, qui justifie un long développement, p. 318-320) pour mettre en garde quiconque se risquerait à dire politique publique ; ou encore le piège de la question de la bonne foi (voir good faith, p. 181), entrée dotée d’un long N. B. (p. 182) ; ou celle de l’inévitable jurisdiction, avec ses multiples composés, le tout suivi d’explications détaillées (p. 226-227), là où l’anglais et le français se rejoignent puisque ce terme d’ancien français (datant de 1209, selon le Trésor de la langue française[4]) a été introduit en moyen anglais entre 1250 et 1300 (selon le Oxford Dict.[5], Random House Dict.[6]).

Une telle multiplication risquerait de lasser le lecteur pressé, comme le sont les traducteurs. Laissons-leur le loisir de la découverte, au hasard des lectures personnelles, pour aborder le volet « stylistique comparée » du dictionnaire.

Le dictionnaire de Frédéric Houbert n’est pas à proprement parler un dictionnaire de « stylistique comparée », mais il emprunte constamment cette voie et sa démarche, qui sont aussi celles d’un enseignant et d’un pédagogue formé comme tant d’autres à cette discipline. Plus que bien d’autres langues, le français tient à l’usage, et même au bon « usage »[7]. Ce principe, aussi délicat et subjectif soit-il, est impératif en droit, dont les mots doivent rendre le son juste, clair et précis du chant du droit, de son souffle, et cela par l’usage, « le maître des langues » (Vaugelas[8]).

Ce principe est une des lignes directrices que Houbert suit tout au long de son dictionnaire. Ses commentaires et les citations qu’il propose donnent le ton juste du discours du droit. On trouvera, entre autres, des notes sur l’emploi de tel ou tel terme (p. ex. : la comparaison entre déclaratif et déclaratoire, p. 116 ; celle de l’anglicisme éligible vs admissible, p. 140) ; le sujet des faux amis, si fréquent entre l’anglais et le français, mais si critique en droit, n’est pas ignoré (voir legal et ses trois acceptions, p. 239 ; redaction, du verbe to redact : expurger, p. 329). La confusion des termes est aussi une cause de maladresse voire d’erreur fréquente lorsque l’on parle, par exemple, de la fin d’une convention et que, contrairement au français, l’anglais n’utilise que termination, qui, selon le contexte, peut se traduire de huit façons différentes (p. 384). La traduction de (to) set aside peut donner lieu à des traductions erronées si l’annulation en cause est soit une infirmation, soit une cassation (p. 355). On retiendra aussi la nuance qu’impose vexatoire par rapport à frustratoire (voir vexatious, p. 406). Autant d’occasions d’erreurs, de quiproquos et d’autres incongruités. Heureusement, en ces temps de pénurie et de vision restreinte, on saura qu’un mineur fortuné peut invoquer une affluenza defense (p. 28), mais aux États-Unis seulement ! Et pour les férus de mots croisés, le terme right of angary, qui se rend par droit d’angarie (p. 34), terme du droit international, montre l’étendue et la profondeur du langage du droit.

Ce ne sont que quelques exemples parmi les nombreux autres qui se présentent à chaque page ou presque du dictionnaire. Ils ne font que renforcer la conviction qu’avec cet ouvrage polyvalent à ces trois titres, langagiers et jurilinguistes disposent d’un outil de travail et d’approfondissement des connaissances à la hauteur de leurs attentes. Cela parce qu’il conjugue avec justesse le droit et la langue, soit la « jurilinguistique ». Car c’est bien de l’oeuvre d’un « jurilinguiste » qu’il s’agit ici, qui fera des émules et lui vaudra des adeptes.