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Il est difficile d’imaginer aujourd’hui une personne éduquée ne connaissant pas le nom de Vladimir Nabokov ou n’ayant jamais entendu parler de son roman Lolita (1955a). Pourtant, il n’est pas si difficile d’imaginer une personne n’ayant pas entendu parler, et encore moins lu, d’autres oeuvres de cet écrivain de renommée mondiale, ou ne sachant pas encore que Nabokov fut non seulement un auteur multilingue, mais aussi une personne s’étant investie dans la traduction, y compris dans l’autotraduction, la révision, et même la réflexion traductologique. Et cela constitue un grand paradoxe de Nabokov : malgré sa contribution majeure à la littérature mondiale comme écrivain et traducteur, Nabokov est majoritairement connu comme le créateur de Lolita. Alors, pour résoudre ce paradoxe, il semble nécessaire de montrer à quel point l’héritage nabokovien a besoin d’être soumis à une réévaluation, surtout en matière de traduction. Tel est le but de l’ouvrage collectif paru en 2021 chez Artois Presses Université sous le titre Vladimir Nabokov et la traduction. Les études diversifiées rassemblées par les éditeurs Julie Loison-Charles et Stanistav Shvabrin visent à combler le manque existant de connaissances en explorant les aspects différents de la créativité nabokovienne et de sa relation particulière à la traduction (p. 11).
Les vingt chapitres qui constituent cette collection portent sur les nuances de la traduction dans l’oeuvre de Nabokov et ils reflètent les différentes facettes de sa personnalité. Les auteurs des chapitres offrent, entre autres choses, une compréhension du multilinguisme et du multiculturalisme de Nabokov-émigré comme un moyen de lire et de créer l’Autre. Également, ils invitent le lecteur à réévaluer « la prise de rôle » qu’utilise Nabokov-créateur dans ses romans, en mettant en évidence la représentation de la traduction comme une forme d’encadrement artistique, tant pour ses personnages que pour l’auteur lui-même. Certains collaborateurs et collaboratrices partagent avec le lecteur leur intérêt envers les tentatives de Nabokov-traducteur d’interagir avec « le monde étrange de la transmigration verbale » qu’est la traduction (Nabokov 1941 : 160, notre traduction). Ils le font notamment en examinant les expérimentations créatives de Nabokov, qui s’étendent sur les traductions des oeuvres classiques de la littérature russe, tant en prose qu’en vers. D’autres chercheurs se focalisent sur les commentaires critiques formulés par Nabokov-éditeur à l’égard de traductions existantes, ou offrent une analyse des visées et des justifications de Nabokov-traductologue pour ses propres traductions, de même que pour son positionnement par rapport à la traduction collaborative, à l’autotraduction et à la révision. Enfin, les auteurs étudient les façons dont les créations littéraires de Nabokov-écrivain se perpétuent dans les traductions des membres de sa famille et d’autrui, de même que dans les adaptations théâtrales et cinématographiques.
Bien entendu, un examen pluridimensionnel de la créativité nabokovienne qu’offrent au lecteur les éditeurs du collectif Vladimir Nabokov et la traduction s’appuie sur plusieurs méthodologies relevant de cadres théoriques qui se font écho : la littérature comparée et la poétique, la philologie russe, anglaise et romane, la linguistique et la traduction. Il est à noter pourtant que certaines contributions théoriques incluses dans le recueil font appel aux approches multidisciplinaires plutôt qu’aux cadres théoriques particuliers. Telles sont, par exemple, les études centrées sur des analyses comparatives de traductions publiées de grandes oeuvres de Nabokov, ou les études portant sur leurs adaptations théâtrales et cinématographiques (traductions intersémiotiques).
Le nombre et la diversité des problèmes étudiés par les auteurs des contributions déterminent l’organisation structurelle de la collection. Les vingt chapitres sont regroupés en sept parties thématiques comprenant trois chapitres chacune, sauf la deuxième, qui en a deux. Les sept parties sont précédées d’une introduction générale mise de l’avant par les éditeurs et elles sont suivies de l’index, d’une section de résumés et d’une section comprenant des biographies des auteurs. Bien que sur le plan organisationnel, les chapitres présentés dans le collectif soient répartis en sept rubriques au total, il est bien possible d’y voir trois grandes sections théoriques : une section « traductologique », portant sur Nabokov-traducteur, ses traductions et ses propos théoriques en matière de la traduction (parties 1-3), une section « littéraire », portant sur Nabokov-écrivain en traductions d’autrui (parties 4-6), et une section qu’on pourrait caractériser de « métatraductologique » ; celle-ci aborde la question de la représentation particulière de la traduction comme encadrement artistique et esthétique dans les romans de Nabokov (partie 7).
La première section réunit trois parties thématiques et regroupe huit chapitres qui se focalisent, d’une manière ou d’une autre, sur les questions relevant de la réflexion traductologique. Les auteurs interrogent notamment ce qu’est la traduction selon Nabokov, quelles sont ses caractéristiques essentielles et quels sont les facteurs constants ou récurrents qui l’influencent. Plusieurs problèmes traductologiques y sont abordés. Le lecteur est d’abord invité à réfléchir à la fonction transformationnelle de la traduction qui, selon Nabokov, en fait une forme de « mutation », de « violation » ou de « transgression verbale » (p. 19-33). Ensuite, l’attention se porte sur la notion d’intraduisibilité que Nabokov considère comme une caractéristique intrinsèque de la traduction, relevant de l’ineffabilité de certains mots et expressions verbales (p. 35-44). Puis, le lecteur participe à une exploration de la « ligne traductive » de l’écrivain bilingue Nabokov, pour qui la traduction, ou plutôt l’écriture traductive, est devenue un « tracé continu » (p. 45-56). Par ailleurs, l’analyse des propos satiriques que Nabokov s’est permis par rapport aux traductions existantes de Pouchkine (p. 59-71), ou des commentaires critiques qu’il a émis en annotant la traduction de Flaubert (p. 73-83), permettent au lecteur de s’imaginer les « marges de la traduction » sur lesquelles reposent les attitudes critiques de Nabokov, et de voir comment il utilise l’humour pour affronter ses prédécesseurs en traduction et pour défendre sa propre façon de traduire. Cette dernière mérite une étude scrupuleuse, qui suit (p. 87-98). S’ouvrant par une analyse des attitudes contradictoires et changeantes de Nabokov envers la traduction, ainsi que du caractère intertextuel de ses traductions publiées — lesquelles, dans leur ensemble, peuvent être imaginées comme des « rencontres dialogiques » bakhtiniennes — l’étude se poursuit par un examen du degré de correspondance entre ses traductions de Lermontov, en prose et en vers, et ses propos théoriques, notamment en matière de vocabulaire, de syntaxe et de métrique (p. 99-109), mais aussi en ce qui a trait à la subjectivité et à l’appropriation linguistique qui se sont introduites, délibérément ou non, dans la pratique traductive de Nabokov (p. 111-122).
La deuxième section thématique du collectif réunit elle aussi trois rubriques de neuf chapitres au total, tous portant sur les différentes tentatives de traduire Nabokov. Et encore, le recueil compilé par Loison-Charles et Shvabrin se distingue d’autres ouvrages qui abordent les mêmes problèmes en matière d’analyse de traductions de Nabokov. En combinant des chapitres qui examinent les traductions faites par des membres de sa famille (sa femme et son fils) et par d’autres traducteurs, les éditeurs les mettent en opposition, tant sur le plan méthodologique qu’artistique, ce qui permet au lecteur de mieux comprendre la valeur portée à l’héritage nabokovien par sa famille. Il est intéressant de voir comment le multilinguisme nabokovien est rendu (ou non) dans les traductions existantes d’Ada (1969) (p. 125-138), de suivre les démarches traductives de son fils Dmitri et ses tentatives de s’approprier en autotraduction le texte de L’Enchanteur (1939) (p. 139-151), de voir comment Nabokov et sa femme Véra corrigeaient ensemble plusieurs traductions multilingues (sauf celles faites vers le russe ; Nabokov était interdit en URSS), et de constater à quel point la traduction de Pale Fire effectuée en Russie par Il’in et Glebovskaja (1997) s’est avérée plus « nabokovienne » (en ce qui a trait à son style), que celle de sa femme (1983) (p. 153-166). Bien entendu, la discussion sur Nabokov-traduit est inimaginable sans une analyse des traductions de Lolita. Le collectif nous en offre quatre : une analyse de la traduction interprétative de Kahane comme un mode de lecture possible du roman (p. 169-180), une analyse des ajouts thématiques (souvent arbitraires) comme un mode de traduire (p. 181-189), une analyse comparative des jeux linguistiques dans les traductions ibérophones (vers l’espagnol et le catalan) (p. 191-204), et une analyse de la traduction intersémiotique de Lolita, telle que présentée dans l’adaptation théâtrale d’Émilie Moreau (p. 207-217). Deux autres cas de traduction intersémiotique sont étudiés par Maria Emeliyanova et Marie Bouchet. Le premier est un examen de la fluidité et de l’intertextualité observables dans le roman Kamera obskura (1933), dans son autotraduction Laughter in the Dark (1938), et dans son adaptation cinématographique par Tony Richardson (1969) (p. 219-228). Le deuxième est une étude visant à révéler le potentiel créateur de la « réalité banale », soit les objets du quotidien dans la traduction d’Ada (p. 229-240).
La troisième section thématique de l’ouvrage comprend les trois derniers chapitres portant sur le rôle ontologique de la traduction dans les oeuvres de Nabokov et notamment sur le fait que, pour un écrivain plurilingue comme Nabokov, la traduction devient une réalité extrasémiotique, soit une modalité d’existence et de cognition plurilingues, et est donc assujettie à la traduction permanente (p. 243-253). Le rôle ontologique de la traduction est d’ailleurs observable dans les rapports intertextuels qui lient la traduction nabokovienne de Pouchkine (Eugene Onegin) et son roman Pale Fire ; ce dernier servant de commentaire métatraductologique à la méthode de la traduction littérale qui sous-tend sa traduction de Pouchkine, et à laquelle se tenait Nabokov-traducteur (p. 255-263). Enfin, comme le montre l’analyse du roman Pnin présentée dans le dernier chapitre de la collection (p. 265-274), la traduction peut être imaginée comme une forme de lecture mathématique par laquelle les régularités observables dans les langues (determinable patterns) s’opposent aux contingences intraduisibles (untranslatable contingencies). Une telle vision de la langue littéraire comme un mélange de motifs répétitifs — donc facilement repérables — et de motifs incompréhensibles — donc indéchiffrables — s’inscrit parfaitement dans une métaphore cryptographique de la traduction où l’« exactitude absolue » est le résultat de l’adhérence à « la structure essentielle du texte » (essential pattern), qui peut faire l’objet d’une « étude scientifique » (Nabokov 1955b : 512). En revanche, la recherche du principe qui sous-tend le « système des motifs récurrents », la soi-disant « clé du motif » (key of the pattern), où les tentatives de reproduire des éléments qui sont « mathématiquement impossibles » deviennent la source permanente de l’euphorie mathématique ou esthétique (aesthetic bliss), est un sentiment qui, selon Nabokov, est évoqué par l’autonomie d’une oeuvre d’art (Nabokov 1955a : 315).
Pour conclure notre analyse du collectif Vladimir Nabokov et la traduction, disons que les chapitres rassemblés par Julie Loison-Charles et Stanistav Shvabrin remplissent bien l’objectif de l’ouvrage : ils établissent des bases théoriques pour une réévaluation de l’héritage littéraire de Nabokov en ce qui concerne sa relation à la traduction, à l’autotraduction, à la révision et à l’adaptation, mais aussi à la fluidité textuelle et à l’intertextualité. Vladimir Nabokov et la traduction serait un bon choix de lecture pour toute personne qui s’intéresse à l’oeuvre de Nabokov, mais surtout pour ceux et celles qui cherchent à en savoir davantage sur sa méthode de traduction « mathématiquement littérale ».
Parties annexes
Bibliographie
- Nabokov, Vladimir (1933) : Kamera obskura. Réédition : Vladimir Nabokov (2001) : Sobranie sočinenij russkogo perioda v pjati tomah. Saint-Pétersbourg : Simposium.
- Nabokov, Vladimir (1938) : Laughter in the Dark. Réédition : Vladimir Nabokov (1960) : Laughter in the Dark. (Traduit du russe par Vladimir Nabokov). New York : New Direction Publishing.
- Nabokov, Vladimir (1939) : Volšebnik. Réédition : Russian Literature Triquarterly, vol. 24 (1991).
- Nabokov, Vladimir (1941) : The Art of Translation. On the sins of translation and the great Russian short story. The New Republic. 4:160-162.
- Nabokov, Vladimir (1955a) : Lolita. New York : Vintage International.
- Nabokov, Vladimir (1955b) : Problems of translation : Onegin in English. The Partisan Review. Fall :496-512.
- Nabokov, Vladimir (1969) : Ada or Ardor : A Family Chronicle. Dans Brian Boyd (dir.) (1996) : Novels, 1969-1974. New York : Library of America, 1-485.
- Nabokov, Vladimir (1983) : Blednyj ogon’. (Traduit de l’anglais par Véra Nabokov). Ann Arbor : Ardis.
- Nabokov, Vladimir (1997) : Blednoe plamja. (Traduit de l’anglais par Sergej Il’in et Aleksandra Glebovskaja). Dans Vladimir Nabokov (2001) : Sobranie sočinenij russkogo perioda v pjati tomah. Vol. 3, Saint-Pétersbourg : Simposium, 290-548.
- Richardson, Tony (1969) (dir.) : Laughter in the Dark, Royaume-Uni et France. Les Films Marceau, Winkast Film Productions, Woodfall Film Productions.