Corps de l’article

Introduction

Cette recherche doctorale, fondamentalement empirique, s’inscrit dans la première phase de pilotage du Fonds National Suisse n° 100019_205162. Coordonné par le groupe de recherche pour l’analyse du français enseigné : littérature, lecture, numérique (GRAFE-LLN) de l’Université de Genève, le projet s’intéresse à l’usage, au développement et aux variations des instruments de l’enseignant pour la planification et l’enseignement de la compréhension de textes composites[1] (Bautier et al., 2012 ; Tauveron, 1999). Dans le cadre d’une recherche orientée par la conception (Design-Based Research Collective, 2003), des enseignants romands ont créé une séquence d’enseignement prototypique de lecture sur l’album L’Indien de la tour Eiffel (Bernard & Roca, 2004). Par rapport à la séquence sur ce récit d’énigme (Dubois, 1984 ; Lits, 1991), mise en oeuvre en 2019 par l’un de ces enseignants dans une classe genevoise de 8HarmoS[2], nous nous interrogeons sur la façon dont l’évaluation-régulation des apprentissages et le geste didactique de régulation de l’enseignement sont susceptibles de soutenir la compréhension des élèves, lors de la lecture de l’album qui nous concerne.

Pour répondre à cette question, nous observons, dans l’ensemble des cinq leçons qui composent ladite séquence, des moments d’interaction collective[3] (Mottier Lopez, 2008) entre l’enseignant et sa classe. Au moyen d’une évaluation-régulation des apprentissages s’intégrant sans rupture temporelle aux pratiques d’enseignement et d’apprentissage (Mottier Lopez, 2012, 2015), ces interactions visent notamment le soutien par l’enseignant de la compréhension textuelle des élèves. D’un point de vue situé (Brown et al., 1989 ; Cobb et al., 2001), cette démarche régulatoire ainsi que les soutiens enseignants s’y associant, par exemple, en matière d’« opérations de régulation cognitive » (Allal, 2007), s’inscrivent dans une microculture de classe (MCC). Celle-ci suppose, entre autres, la négociation progressive et continue par ses membres de normes, de pratiques et de significations, reconnues et partagées (Mottier Lopez, 2016), qui permettent et qui contraignent la lecture de l’album évoqué.

En plus de cet ancrage évaluatif, nous proposons des croisements avec la didactique de l’enseignement de la lecture de narrations en français (Ronveaux & Schneuwly, 2018 ; Thévenaz-Christen & GRAFElect, 2014). Nous mettons donc à l’épreuve de l’empirie la notion de « geste didactique fondamental de régulation de l’enseignement » (Schneuwly, 2009). Au moyen de la caractérisation proposée par Fallenbacher et Wirthner (2018), nous observons ce que ce geste dit de l’objet d’enseignement, au travers des gestes didactiques spécifiques de présentification, de pointage, de tissage et d’étayage, et de modalités distinctes s’y rattachant.

Comment ces gestes didactiques s’articulent-ils avec l’évaluation-régulation des apprentissages? Bien que de nombreux travaux évaluatifs existent sur la régulation interactive immédiate (Allal, 2020 ; Mottier Lopez & Allal, 2007 ; Mottier Lopez & Dechamboux, 2017) l’étude du geste didactique de régulation, à la lumière d’une évaluation et d’une « régulation interactive » (Allal, 2008) des apprentissages, nous semble peu traitée dans les pratiques d’enseignement de narrations à l’école primaire. Avec ce travail, nous souhaitons également apporter des réflexions théoriques sur les articulations possibles entre la régulation conçue par les domaines de l’évaluation formative et de la didactique de l’enseignement de la lecture.

2. Cadre théorique

L’évaluation-régulation des apprentissages et le geste didactique de régulation de l’enseignement comme outils situés de l’enseignant

Allal (2020) définit l’évaluation en contexte de classe comme the activities, both formal and informal, that are orchestrated by teachers in order to assess the learning […] and to promote students’ involvement in assessment of their own learning (p. 333). Nous concevons, plus spécifiquement, la visée formative de l’évaluation en rapport à la perspective francophone (Allal, 2008 ; Allal & Mottier Lopez, 2005 ; Mottier Lopez, 2021a, 2021b) dont le but « est de contribuer directement à l’apprentissage » (Allal & Laveault, 2009, p. 102). Ainsi, l’idée de remédiation est donc remplacée par celle de « régulation de l’apprentissage (feedback + adaptation de l’enseignement) » (Allal & Mottier Lopez, 2005, p. 269). Dans cet article, nous étudions tout spécialement la régulation dite interactive qui est directement intégrée à la séquence d’enseignement et à l’activité d’apprentissage des élèves, sans ruptures temporelles par rapport à la leçon concernée (Allal, 1988 ; Mottier Lopez, 2012). Nous étudions également l’évaluation formative du « point de vue de la régulation des dispositifs et des processus d’enseignement (à des fins d’ajustements […]) » (Mottier Lopez, 2021b, s.p.). Cette citation nous renvoie à la régulation de l’enseignement et aux réflexions didactiques sur les régulations enseignantes cherchant à soutenir le « parcours interprétatif » (Boré, 2009) de la classe de 8H qui nous intéresse. Ce parcours « est tissé de la combinaison fluctuante de la chaîne de ma vie avec la trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur » (Bellemin-Noël, 2001, p. 21).

Plusieurs travaux se sont emparés de la notion de geste professionnel pour étudier le travail de l’enseignant (Chabanne et al., 2008 ; Chabanne & Dezutter, 2011 ; Jorro & Crocé-Spinelli, 2010 ; Jorro & Mercier-Brunel, 2011). Dans une visée didactique, nous adhérons aux postulats de Schneuwly (2009) pour qui « le coeur de l’enseignement : le fait de rendre présent l’objet [d’enseignement] et de guider l’attention sur l’objet comme tout ou certaines de ses dimensions » (p. 35) se structure en raison de « quatre gestes didactiques fondamentaux ». À titre hypothétique, l’auteur les identifie ainsi : 1) mettre en place des dispositifs didactiques, 2) réguler, 3) institutionnaliser et 4) créer la mémoire didactique.

À propos de l’approche didactique instrumentale (Schneuwly & Ronveaux, 2021), Schneuwly (2009) définit le geste didactique fondamental de régulation de l’enseignement comme un processus basé sur des critères implicites ou explicites qui assure « la construction et la transformation de l’objet enseigné » (p. 38). Pour l’auteur cité, ce geste prend deux formes distinctes : les régulations internes et les régulations locales. Quant à notre recherche, nous retenons tout spécialement la régulation locale impliquant des échanges entre l’enseignant, un élève ou l’ensemble de la classe, lors de la réalisation d’une activité scolaire ou d’une tâche. Cette régulation a pour but de soutenir la transformation progressive, par les élèves, des représentations initiales sur l’objet d’enseignement. Nous associons donc cette deuxième manifestation du geste didactique de régulation de l’enseignement à la catégorie de temporalité (Mottier Lopez, 2012) de la régulation des apprentissages et, plus spécifiquement, au concept de régulation interactive précédemment évoqué.

Nous prenons appui sur les travaux de Mottier Lopez (2016, 2021a) pour considérer que, dès qu’ils sont en acte, les gestes didactiques susmentionnés sont situés[4]. Au regard d’une microculture de classe donnée (MCC) (Cobb et al., 2001 ; Mottier Lopez, 2008, 2021a) ces gestes entretiendraient, à notre avis, une relation de constitution et de structuration réciproque (Lave, 1988 ; Mottier Lopez, 2008, 2016) entre l’objet d’enseignement, les outils de l’enseignant[5] (supports matériels, consignes et modes de travail, etc.) et les contributions des apprenants. Dans le prolongement de cette idée, nous suivons Schneuwly (2009) pour qui le dispositif mis en oeuvre par l’enseignant présenterait l’objet d’enseignement et, par son guidage, le rendrait visible aux élèves pour le transformer en un objet d’étude. En retour, l’attention portée par les élèves à cet objet et leur appropriation déterminerait la forme prise par sa présentification (Aeby Daghé & Dolz-Mestre, 2008 ; Marlair & Dufays, 2011). Cette dernière comporte les actions entreprises par l’enseignant pour faire ressortir tel ou tel élément important.

En lien avec les travaux de Mottier Lopez susmentionnés, nous postulons que les processus de coconstruction de cette présentification ont lieu dans le plan interpersonnel[6] de ladite MCC. Ce plan désigne la « négociation des normes et des pratiques en tant qu’outils symboliques de médiation aux progressions individuelles et collectives de la classe » (Mottier Lopez, 2016, p. 71). Pour l’autrice citée, le plan interpersonnel est une source potentielle de régulation interactive située, dorénavant évaluation-régulation interactive située (ERIS) des apprentissages (Mottier Lopez, 2008, 2015, 2021a). Dans le cadre de notre recherche, lors des interventions verbales de l’enseignant et des interactions collectives avec la classe (Mottier Lopez, 2008), cette ERIS se matérialiserait par certaines opérations de régulation cognitive, à savoir : la planification, le contrôle, l’ajustement et la validation (Allal, 2007). À travers celles-ci, l’enseignant viserait le soutien de la compréhension par les apprenants de l’album qui nous concerne. Allal (2007) soutient également que ces opérations cognitives concernent à la fois 1) les régulations dites internes, relatives au fonctionnement psychologique des élèves ou à leurs processus d’autorégulation, et 2) les sources de régulation impliquant des interactions entre les apprenants et leur environnement social, matériel et culturel (Mottier Lopez, 2012), telles que les régulations enseignantes qui nous intéressent.

Les gestes didactiques spécifiques de régulation de l’enseignement soutenant la compréhension textuelle

Dans le but de mieux comprendre les régulations rattachées à l’enseignement, nous faisons appel à la proposition théorique de Fallenbacher et Wirthner (2018) qui proposent l’existence des « “tensions” à la fois dans les “parcours interprétatifs” du texte et dans la “négociation” des interprétations qui en ressortent » (p. 416). Ces tensions se cristallisent dans différents gestes didactiques régulatoires susceptibles de soutenir la lecture. Nous prenons donc appui sur la catégorisation des autrices citées pour étudier le geste didactique fondamental de régulation dans l’enseignement d’une narration. Ce geste se décompose en quatre gestes spécifiques, à savoir :

  1. le geste de présentification, permettant la découverte du texte ;

  2. le geste de pointage, impliquant des démarches philologiques rattachées, par exemple, à la compréhension lexicale faisant appel aux compétences interprétatives des élèves ;

  3. le geste de tissage, comportant la réalisation des liens entre les expériences scolaires, interdisciplinaires et/ou extrascolaires des élèves, ces liens cherchant à inscrire la leçon dans un contexte ; et

  4. le geste d’étayage, relatif aux interventions formatives de l’enseignant cherchant à soutenir la démarche herméneutique des élèves rattachée à la part critique de l’interprétation.

Chacun de ces quatre gestes possède des modalités concrètes. En fonction de notre objectif de recherche et de nos observations du terrain, ces modalités seront définies dans la section méthodologique.

Le récit d’énigme policière L’Indien de la tour Eiffel

Pour Hamaide-Jager (2006), ancré dans la tradition du feuilleton populaire où se mêlent l’intrigue policière et l’amour contrarié, cet album composite (Bautier et al., 2012 ; Tauveron, 1999) illustre, entre autres, les conséquences tragiques de la jalousie et des préjugés sociaux de la société parisienne de la fin du xixe siècle. À la suite d’une course-poursuite menée par la police, le couple d’amants composé d’Alice La Garenne, chanteuse de Montmartre et de Billy Powona, natif américain travaillant sur le chantier de la tour Eiffel, est conduit au suicide du haut de ce monument emblématique. L’écrit est accompagné de différentes images qui, en prenant parfois appui sur des photos et des tableaux connus, illustrent différents épisodes de la relation du couple. Selon De Croix & Ledur (2019), dans L’Indien de la tour Eiffel, « les illustrations soulignent, renforcent le sens du texte » (p. 60).

Au regard de la structuration à rebours du récit d’énigme (Lits, 2002 ; Masseron, 1994), le drame est d’abord rapporté aux lecteurs à travers un fait divers (annexe 1) se déployant dans les pages interstitielles de l’album. Un rapport de police, écrit par un commissaire pétri de préjugés (annexe 2), et des fiches d’identité, fac-similés de l’enquête policière sur Billy Powona (annexe 3) soutiennent le parti pris par le journal Le Petit Parisien. Par contraste, le texte présente le quotidien de Powona, l’ouvrier migrant, ses sentiments amoureux, ses projets de fuite et ses craintes devant le proxénète mafieux et jaloux, Nicéphore Palamas. Les lecteurs sont donc invités à réinterpréter et à reconstruire les faits au fil du récit qui comporte une pluralité des points de vue suggérés au moyen d’indices ou de pistes (Dubois, 1984 ; Lits, 2002) lexicaux et picturaux. Nous en dégageons trois. D’une part, il y a le point de vue pris par le fait divers et par la police, qui décrivent Billy comme un meurtrier qui ne peut pas se maitriser en raison de ses origines ethniques. D’autre part, il y a celui du corps du texte qui caractérise l’Indien comme quelqu’un de sensible et de soucieux, et surtout amoureux d’Alice. Et enfin, il y a le point de vue de Powona lui-même qui, intercalé à la narration du corps du texte, inviterait le lectorat à éprouver ses sentiments lors du déroulement du récit.

Cadre méthodologique

La question de recherche

Dans le cadre de la séquence d’enseignement sur le récit d’énigme L’Indien de la tour Eiffel et, plus spécifiquement, lors des interventions de l’enseignant de 8H étudié et des interactions collectives avec sa classe, quelle est la nature des régulations tant des apprentissages que de l’enseignement soutenant la compréhension des élèves de cet album de jeunesse ? Cette question générale se décompose en trois sous-questions :

  1. Comment les opérations de régulation cognitive associées à l’évaluation-régulation interactive située visant à soutenir la compréhension des élèves et leur implication dans la lecture de l’album se matérialisent-elles?

  2. Au moyen de quels gestes didactiques spécifiques et de quelles modalités le geste didactique fondamental de régulation se matérialise-t-il dans le dispositif observé ?

  3. Quels sont les liens possibles entre l’évaluation-régulation interactive située des apprentissages et le geste didactique fondamental de régulation de l’enseignement ?

Le contexte de la recherche

Notre étude s’inscrit dans une recherche didactique plus large sur l’enseignement de la lecture dans le cadre de la discipline français. Initiée par le groupe de recherche GRAFE-LLN, cette recherche orientée par la conception (Class & Schneider, 2013 ; Design-Based Research Collective, 2003 ; Ronveaux & Florey, 2017) s’intéresse aux variations, aux constantes et aux différentes tensions occasionnées par la mise en place d’une séquence sur le récit d’énigme L’Indien de la tour Eiffel. À partir de cet album, ce dispositif didactique a été conçu par des enseignants à la transition entre les cycles élémentaire, moyen et d’orientation (4H-5H et 8H-9H) dans des écoles en Suisse romande[7]. Schneuwly (2009) définit la séquence d’enseignement comme une unité de travail scolaire. Cette unité se structure au moyen de tâches hiérarchisées et planifiées en fonction d’un enseignement fédérateur ; elle possède un début et une fin donnant le sens de l’enseignement et déterminant la progression des apprentissages (Capt et al., 2023 ; Dolz-Mestre et al., 2001).

Le chercheur-doctorant a participé comme observateur à une séance destinée à la planification de la séquence susmentionnée. Cette planification a été effectuée par un groupe d’enseignants romands de 8H et de 9H en compagnie d’un chercheur de l’équipe de didactique[8]. Pendant cette séance préparatoire, les enseignants ont proposé différentes tâches de lecture interprétative. Mise à l’épreuve dans les différentes classes, la première version du prototype a été l’objet d’une théorisation et d’une évaluation préliminaire entre les participants, lors d’une séance de retour.

Concernant cette recherche doctorale, nous avons établi un contrat de recherche préalable avec l’un des enseignants de 8H. Le but était de réaliser un enregistrement (audio et vidéo) des cinq leçons composant la séquence qu’il a mise en oeuvre en 2019.

3.3. Le recueil et le traitement des données

Le chercheur-doctorant a participé comme observateur externe aux cinq leçons composant la séquence susmentionnée. Un journal de bord du chercheur ainsi que des enregistrements audio et vidéo des leçons observées constituent les procédés choisis pour la récolte de données.

Au moment de l’enregistrement, l’enseignant genevois possédait une dizaine d’années d’expérience pédagogique[9]. Il était particulièrement motivé pour la possibilité d’intégrer à sa pratique de nouveaux moyens didactiques, par exemple, à des fins de soutien de la compréhension en lecture de ses élèves. L’école où s’est déroulé l’enregistrement bénéficie d’un indice socioéconomique élevé et se trouve dans un quartier excentré de la ville de Genève. La classe de 8H observée était composée de dix-huit élèves (dix filles et huit garçons) âgés de 11 à 12 ans.

Notre démarche de traitement des données se structure en deux étapes. Nous avons d’abord transcrit ces cinq leçons pour faire un verbatim de chacune d’entre elles (premier élément du corpus d’analyse). À partir de ces transcriptions, nous avons effectué des analyses de contenu (Dionne, 2018) à l’aide de catégories (Paillé & Mucchinelli, 2012) des interventions de l’enseignant de 8H et des interactions collectives entre celui-ci et sa classe. Ensuite, en prenant appui sur ces verbatim et sur un visionnage des enregistrements vidéo de chaque leçon, nous avons réalisé des synopsis (deuxième élément du corpus d’analyse, annexe 4) selon le modèle de Schneuwly (2018). Ceux-ci nous ont permis d’avoir une vision d’ensemble de la séquence étudiée et d’identifier précisément les tâches les plus significatives analysées dans cette étude.

Deux outils pour l’analyse des données

À l’aide du logiciel NVivo, nous avons identifié, dans quelques tâches représentatives de chaque leçon, 1) les gestes didactiques de régulation de l’enseignement susmentionnés, 2) leurs modalités ainsi que 3) des opérations de régulation des apprentissages. Pour effectuer nos analyses, suivant le déroulement chronologique des cinq leçons de la séquence, nous avons utilisé plus précisément les outils présentés ci-dessous.

Le premier outil pour l’analyse du geste didactique fondamental de régulation

Ce premier outil pour observer les interventions de l’enseignant et les échanges collectifs avec la classe prend appui sur la catégorisation proposée par Fallenbacher et Wirthner (2018). En raison d’un contenu disciplinaire précis, l’enseignement de la lecture littéraire, les autrices décomposent les quatre gestes spécifiques susmentionnés en différentes modalités. Parmi la panoplie des modalités qu’elles ont développées dans leur proposition, nous présentons brièvement ici les descriptions de celles qui nous ont servi à catégoriser les régulations de l’enseignement observées dans la séquence étudiée.

  • Le geste spécifique de présentification peut adopter la modalité de contextualisation. Nous observons ici les régulations enseignantes relatives aux règles du jeu pour participer à la lecture de l’album, et aux dimensions spatiales et temporelles pour situer les différents évènements de l’histoire.

  • Le geste spécifique de pointage peut se trouver dans les modalités de régulation de la compréhension lexicale des mots et d’expressions en contexte et de régulation de la compréhension syntaxique, plus spécifiquement, les anaphores.

  • Le geste de tissage peut se matérialiser dans la modalité de tissage intratextuel qui conduit à la régulation de la compréhension par la construction d’une cohérence interne et globale du texte. Dans notre recherche, il se matérialise, d’une part, en fonction des relations de répétition/complémentarité/opposition entre deux (ou plusieurs) composantes textuelles ou picturales de l’album et, d’autre part, selon le rôle, les motivations et les sentiments des personnages de l’histoire.

  • Le geste d’étayage peut se trouver dans la modalité d’étayage par le recours aux valeurs possiblement présentes dans le texte, telles que le racisme

Le deuxième outil pour l’analyse des opérations cognitives associées au geste didactique de régulation

Nous proposons un croisement entre les modalités de chacun des gestes précédemment développés et les opérations de régulation définies par Allal (2007). Pendant les interventions, les questions collectives[10] et les interactions de l’enseignant avec la classe, notre but est d’approfondir nos observations des gestes didactiques spécifiques de régulation de l’enseignement et de leurs modalités à la lumière de l’ERIS. Nous attribuons certaines finalités à ces moments dialogiques qui peuvent être caractérisées à travers les opérations enseignantes de régulation cognitives ci-après :

  1. Opération de régulation (OR) 1 : fixer un but et orienter l’action vers celui-ci,

  2. OR 2 : contrôler la progression de l’action vers le but,

  3. OR 3 : assurer un retour sur l’action (un feedback, une rétroaction),

  4. OR 4 : confirmer ou réorienter la trajectoire de l’action, et/ou redéfinir le but (Allal, 2007, p. 8).

Tel que signalé plus haut, c’est à travers ces quatre opérations que nous observons l’ERIS qui, depuis la perspective située, est indissociablement liée à la MCC dans laquelle et par laquelle elle se développe (Mottier Lopez, 2017).

Résultats

Nous présentons ci-après nos résultats de recherche à propos de quelques catégories issues de la caractérisation de Fallenbacher et Wirthner (2018). Nos analyses empiriques montrent que chacun des gestes didactiques spécifiques de régulation de l’enseignement se répartit en différentes modalités dans lesquelles nous observons certaines opérations enseignantes de régulation cognitive (planification, contrôle, ajustement et validation) (Allal, 2007).

Le geste de présentification

Dans la séquence observée, le geste de présentification adopte, par exemple, la modalité de contextualisation.

La contextualisation du jeu de l’enquête et de la dimension spatiale et temporelle du récit

Cette modalité du geste didactique de présentification concerne les contextualisations qui ont lieu à différents moments de chaque leçon de la séquence. Selon nos analyses, elle se retrouve dans différentes manifestations spécifiques rattachées à des objets de savoirs concrets. Nous avons retenu deux manifestations en fonction de leur représentativité. La première rend compte d’une contextualisation à propos du contrat de lecture de l’album. La deuxième est rattachée à la contextualisation spatiale et temporelle du récit.

L’enseignant explicite les règles pour participer au jeu de lecture sous forme d’enquête policière.

Nous avons observé que, dans toutes les séances, et notamment lors des deux premières leçons, l’enseignant présente les règles pour participer au jeu de lecture sur l’album L’Indien de la tour Eiffel. Pour ce faire, il signale explicitement à la classe que :

  • la lecture de l’album est une expérience nouvelle qui n’a pas été faite précédemment (séance (S.) 1)

  • c’est lui qui va guider la lecture de l’album, par exemple, en bloquant certaines pages du texte avec des élastiques afin que les élèves en prennent connaissance progressivement (séances (Ss.) 1, 2, 3, 4 et 5) 

  • les élèves devront (se) poser des questions et émettre des hypothèses, par exemple, sur le rôle, sur les motivations et sur les sentiments du personnage de Billy Powona (Ss.1, 2, 3, 4 et 5)

  • les élèves sont invités à chercher les réponses à l’énigme dans le texte et à se positionner comme des enquêteurs (Ss.1, 2, 3, 4 et 5).

Parmi toutes les règles de participation à la lecture de l’album, l’une d’elles est énoncée systématiquement et à maintes reprises par l’enseignant : le rôle principal des élèves, dans le cadre du jeu de l’enquête, est d’adopter une posture d’enquêteur vis-à-vis des différentes informations fournies par le texte, par l’enseignant et par les camarades.

En raison du croisement théorique précédemment évoqué par rapport aux opérations de régulation proposées par Allal (2007), nous observons que cette régulation de contextualisation se matérialise par les interventions collectives de l’enseignant à visée explicative. Ces explications s’associent, à leur tour, à une opération de régulation concrète visant, d’une part, l’établissement par l’enseignant du but de la lecture du texte [OR1], et d’autre part, la communication des actions concrètes permettant d’atteindre l’objectif de participation au jeu de l’enquête [OR1].

L’enseignant demande à la classe de situer spatialement et temporellement le récit

Une deuxième manifestation des régulations concernant la contextualisation se dégage de nos observations. Cette fois, elle est spatiale et temporelle. Nous l’exemplifions avec deux contextualisations fréquemment observées lors de la séquence. Par exemple, à travers différents types de questions ou d’interventions, l’enseignant demande à la classe de :

Situer/ordonner chronologiquement des évènements importants du récit

Nous avons observé cette régulation dans toutes les leçons de la séquence. À des fins d’exemplification, nous présentons ci-après un segment[11] de dialogue entre l’enseignant et la classe. L’extrait 1, relatif à la première séance, est issu d’une tâche où les élèves doivent commenter collectivement quelques caractéristiques de la première page de couverture de l’album (annexe 5).

Extrait 1. S.1

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Tel qu’observé dans l’exemple, cette régulation implique une question de l’enseignant [OR2] à Mae et à laquelle plusieurs élèves de la classe répondent tout de suite. Cette question a pour but d’inciter les élèves à formuler des hypothèses à partir de l’image de couverture de l’album. À travers ses interventions, l’enseignant valide [OR4] la réponse de Mae, qui montre la compréhension d’un élément difficile de l’ouvrage. En fait, cette couverture propose un retour dans le passé (par ailleurs idéalisé) en lien avec ce que les élèves connaissent du récit. Il faut préciser qu’ils ont commencé la lecture du texte à travers les pages de garde de l’album qui résument, selon le point de vue de la police, les méfaits de l’assassin présumé et l’histoire tragique des amants Billy et Alice.

Identifier les endroits où ont lieu des évènements importants de l’histoire

Nous avons observé cette manifestation de la modalité de contextualisation dans toutes les leçons de la séquence et à différents moments de leur déroulement. L’extrait 2 ci-après, issu de la troisième leçon, est représentatif de cette régulation spécifique. L’échange a lieu lors de la réalisation d’une tâche où la classe doit lire en duo et observer deux pages[12] de l’album (p. 14-15), puis participer au commentaire collectif qui en découle. À partir du segment « Mais la patronne pestait, jurait et payait sa tournée, alors vous restez encore un peu… » (p. 14), lu par un élève, l’enseignant demande à la classe :

Les questions collectives nous donnent accès aux intentions de l’enseignant qui cherche à s’approcher de la compréhension des élèves [OR2] et à interpréter la manière dont ils construisent la scène décrite par le récit. Pour préciser le raisonnement des élèves, l’enseignant prend le temps d’expliquer et de schématiser [OR3] sur le tableau noir l’emplacement des lieux où se passe l’action. Il valide également [OR4] leurs hypothèses qui, de manière plausible, placent le cabaret au sous-sol du bâtiment où se trouve l’auberge, lieu où Billy et Alice ont pris leur dernier repas avec leurs amis avant la chute fatale. Par ailleurs, nos observations sur les explications qu’apporte l’enseignant sur ce sujet ont montré qu’il est essentiel que les élèves aient une bonne compréhension de la proximité entre les espaces où se déplacent Alice et Billy pour pouvoir comprendre l’enchaînement logique[13] des évènements qui déboucheront sur la fin tragique du récit.

Les exemples précédents montrent que les régulations relatives à la spatialité et à la temporalité du récit (points a et b) se matérialisent au travers de questions collectives visant à vérifier la compréhension des élèves sur la construction chronologique et spatiale de la trame du récit. À notre avis, ces questions, ces commentaires et ces validations sont cohérents avec l’enseignement du genre récit d’énigme à l’école primaire. Pour soutenir la restitution par la classe de l’ordre chronologique des faits, l’enseignant prend appui sur une pratique ancienne qui cherche à situer l’action proche d’une forme de réalisme (Ronveaux & Schneuwly, 2018) grâce à la description de la ville de Paris à la fin du xixe siècle.

Extrait 2. S.3

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Le geste de pointage

Nous présentons deux modalités représentatives des gestes de pointage observés dans la séquence. La première est liée aux régulations cherchant à soutenir la compréhension des élèves sur des aspects lexicaux du récit. La deuxième concerne l’étayage de la compréhension syntaxique des apprenants à travers l’identification des référents d’anaphores.

La compréhension lexicale

Nous avons observé des régulations rattachées à la compréhension lexicale dans toutes les leçons de la séquence. Nous exemplifions la première modalité du geste didactique de pointage au moyen de l’extrait 3 ci-après. L’échange en question, issu de la quatrième séance, a lieu lors d’une tâche où la classe observe et lit progressivement à voix haute deux pages de l’album (p. 18-19), puis commente collectivement ces pages.

L’enseignant demande à la classe d’expliquer le sens en contexte des mots ou des expressions.

À propos du segment « Nicéphore Palamas n’est pas un agneau » (p. 18), lu à voix haute par une élève, l’enseignant pose la question (ci-après) à la classe sur la signification de cette expression :

Comme les exemples précédemment développés, ce geste de pointage se matérialise à travers différentes opérations de régulation lui octroyant des finalités reconnaissables. D’abord, au moyen d’une question collective, l’enseignant cherche à connaitre le raisonnement des élèves par rapport à l’expression susmentionnée [OR2]. Il confirme ou infirme les réponses qui sont données [OR4]. Afin d’éclairer le sens en contexte de la phrase décrivant le personnage de Nicéphore, l’enseignant fournit différents feedbacks [OR3] qui débouchent sur une nouvelle question collective. Cette question implique un travail d’opposition sémantique vis-à-vis d’une expression censée être connue par la classe. La réponse de l’élève est validée implicitement par l’enseignant par un retour au texte [OR4].

Dans un premier moment, pendant la première et la deuxième séance, le pointage lexical de l’enseignant cible la compréhension globale de l’histoire (quoi, où, quand, comment). Puis, en rapport à nos observations, ces pointages lexicaux ciblent progressivement les mots ou les expressions rattachés à la construction stéréotypée de Billy Powona. Nous y reviendrons.

Extrait 3. S.4

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La compréhension des référents des anaphores

Nous avons observé cette deuxième modalité du geste de pointage dans toutes les leçons de la séquence. Comme nous l’illustrons ci-après, les régulations concernant le repérage des référents des anaphores se matérialisent par exemple, grâce aux différentes questions collectives. L’enseignant sollicite les élèves et les encourage à reconnaitre le référent d’un mot donné.

L’enseignant demande d’identifier/expliquer le référent d’un mot et fournit des explications à la classe, si nécessaire

L’extrait 4 ci-après, issu de la deuxième leçon, comporte un dialogue ayant lieu dans le cadre d’une tâche où les élèves doivent lire collectivement la page 9, puis la commenter ainsi que l’image qui est à côté, sur la page 8. À propos du segment lu à voix haute par l’enseignant : « tu regardes les mouches […]. Tu les fusilles du regard. […] Tu n’as pas peur du vide » (p. 9), un élève fait un commentaire spontané (ci-après) où il remarque le pronom tu qui se répète.

Extrait 4. S.2

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Nous voyons qu’en l’absence d’une question préalable sur le référent du pronom tu[14], Eli repère la répétition du phénomène dans le texte oralisé. Cette contribution déclenche une question de l’enseignant cherchant à connaitre la compréhension de la classe [OR2] sur l’émetteur du discours. Cet élève réagit à la question de l’enseignant en proposant une hypothèse sur la fonction (et sur le référent) du tu de l’extrait. Il y a un va-et-vient, entre la classe et l’enseignant, à travers lequel ce dernier commente, valide [OR4] et donne des éléments de feedback [OR3] pour soutenir les contributions de la classe. Nous mettons en valeur les tp.13 à 19 où Ang attribue ledit pronom à un narrateur qui invite le lectorat à ressentir les sentiments de Billy. Cette contribution est validée par l’enseignant [OR4] qui, tout de suite après, à travers une intervention à des fins de feedback [OR3], ajoute des éléments de précision à la réponse de l’élève (tp.18), c’est-à-dire que le pronom en question impliquerait un « effet de style du texte ».

À notre avis, au moyen des opérations de régulation observées dans cette modalité du geste de pointage, l’enseignant soutient la compréhension, par les élèves, de la signification des éléments ponctuels de la narration, c’est-à-dire des pronoms, des mots et des expressions en contexte. Ces éléments feront partie des soutiens élargis et plus complexes rattachés, par exemple, au soutien de la compréhension des trois points de vue (ou des voix) à travers lesquels se construit l’histoire.

Le geste de tissage

Parmi les différentes modalités du geste didactique de tissage ayant lieu lors de la séquence observée, nous décrivons tout spécialement deux d’entre elles. La première concerne les régulations comportant un tissage intratextuel, c’est-à-dire, entre les différentes composantes de l’album. La deuxième modalité, que nous concevons comme étant une sous-catégorie de la première modalité, rend compte du tissage entre les différents moments de la leçon, principalement, autour du rôle, des motivations et des sentiments de Billy Powona.

Le tissage intratextuel

Pour rendre compte de cette modalité, nous décrivons des régulations de l’enseignant observées dans toutes les leçons de la séquence. Ci-après, nous illustrons deux façons au travers desquelles se matérialise le tissage intratextuel.

L’enseignant demande à la classe d’expliquer les relations de complémentarité/opposition entre deux (ou plusieurs) parties de l’album

L’extrait 5 ci-après est tiré de la troisième leçon. Il présente des échanges entre l’enseignant et la classe à propos d’une tâche où les élèves doivent compléter (en duo) un document composé de quatre fiches résumant quelques caractéristiques des personnages principaux du récit.

Extrait 5. S.3

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Ici, l’enseignant demande à la classe de faire une comparaison entre le point de vue exprimé par le fait divers (étudié lors de deux premières séances) et la manière dont certaines pages du texte (p. 9, 10, 13 et 14) décrivent Billy Powona. À notre avis, l’enseignant cherche à s’approcher du raisonnement des élèves [OR2] censés condenser différentes informations à partir des pages lues et des images observées, afin qu’ils puissent dire que le corps du texte construit, à la différence du fait divers, le personnage de Billy Powona de manière plutôt positive. Au moyen d’une intervention collective, l’enseignant valide [OR4] la réponse apportée par l’élève.

L’enseignant explique les relations de complémentarité/opposition entre deux (ou plusieurs) parties de l’album

L’extrait 6 ci-après illustre les dialogues entre l’enseignant et la classe à propos de la dernière tâche de la cinquième leçon. Dans cette tâche, la classe doit exprimer son point de vue sur le statut d’assassin (ou non) de Powona. Lors de l’échange collectif, Bas demande à l’enseignant si l’album raconte une histoire récente. L’enseignant répond à la question en signalant que :

Extrait 6. S.5

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À partir d’une récapitulation finale qui prend en compte, par exemple, la contribution de Bas, l’enseignant valide [OR4] et institutionnalise collectivement l’existence d’un point de vue biaisé et des injustices vis-à-vis du personnage de Billy Powona. De nombreuses manifestations d’un traitement stéréotypé envers ce personnage s’observent à travers les différentes composantes de l’album précédemment mentionnées (le fait divers, les fiches d’identité policière, le rapport du Commissaire Bourdelle, les dernières pages et les images de l’album, etc.). Ici, les interventions de feedback de l’enseignant articulent ces différents éléments se trouvant plus ou moins éparpillés dans le texte pour communiquer à la classe son jugement (personnel) sur l’un des points de vue narratifs du récit.

Des tissages enseignants sur le rôle, sur les motivations et sur les sentiments des personnages du récit

Dans toutes les leçons de la séquence, nous avons observé un travail de l’enseignant sur le rôle, sur les motivations et sur les sentiments des protagonistes du récit. À des fins de concision, dans cette deuxième modalité du geste didactique de tissage, nous exemplifions, ci-après, des régulations autour du personnage de Billy Powona.

L’enseignant demande à la classe d’expliquer quelques caractéristiques récurrentes de Powona

L’extrait 7 provient du début de la troisième leçon. La tâche en question consiste à préciser collectivement, par rapport à la séance précédente, ce que les élèves savent au sujet de Billy. Pour ce faire, l’enseignant pose une question collective à la classe :

Extrait 7. S.3

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Nous voyons dans l’extrait que l’enseignant, au moyen d’une question collective, puis des reprises des réponses d’Eli comportant parfois aussi des questions, cherche à connaitre [OR2] ce que la classe a retenu des séances précédentes sur le personnage de Billy Powona. L’enseignant valide [OR4] les réponses de l’élève qui rendent compte, par exemple, de la relation amoureuse entre Alice et Billy, et du travail effectué par ce dernier en tant qu’ouvrier sur le chantier de la tour Eiffel. L’enseignant valide aussi la dimension spatiale du récit rapportée par Eli quant à l’endroit où se déroulent certains évènements importants de l’histoire.

Grâce aux deux modalités de tissage présentées (extraits 5, 6 et 7) et associées à un travail de repérage (majoritairement lexical) sur la façon dont l’album présente Billy Powona, l’enseignant soutient progressivement la construction par la classe d’un point de vue qui dépeint le personnage comme quelqu’un d’amoureux, de soucieux et de travailleur, c’est-à-dire une bonne personne, qui vit néanmoins dans une menace constante à cause de sa différence, rattachée à ses origines ethniques.

Le geste d’étayage

Dans la séquence observée, ce geste didactique spécifique cherche, par exemple, à soutenir l’ajustement par les élèves d’une première représentation négative de Powona ainsi qu’à les aider à élaborer un jugement de valeur découlant du traitement stéréotypé (et raciste) subi par ce personnage. Dans cette lignée, nous étudions ci-après ce geste didactique par rapport à la modalité d’« étayage par le recours aux valeurs possiblement présentes dans le texte » (Fallenbacher & Wirthner, 2018, p. 420).

L’enseignant demande à la classe d’identifier différents éléments reflétant le traitement stéréotypé subi par Powona

Pour illustrer cette modalité, nous présentons ci-après l’extrait 8 décrivant une tâche de la quatrième leçon dans laquelle l’enseignant demande à la classe de signaler sur quoi le fait divers a mis l’accent, par rapport au personnage principal. Pour répondre à cette question collective (ci-après), les élèves ont d’abord observé la couverture, les pages qui la suivent et les fiches de l’enquête et du rapport de police (p. 4, 5, 6 et 7).

Dans l’exemple, nous voyons que l’enseignant, à travers une suite de questions collectives, souhaite savoir ce que les élèves pensent de la manière dont le fait divers construit un certain point de vue autour de Powona [OR2]. Avec différents outils interprétatifs en main, lors de cette avant-dernière séance, la classe serait en mesure de reconnaitre l’existence d’une optique tendancieuse par rapport aux évènements rapportés par le journal. Les réponses des élèves sont validées [OR4] par l’enseignant qui, à travers une deuxième question récapitulative, souhaite s’approcher [OR2] de la morale de l’histoire. À la suite de la réponse des élèves autour du traitement stéréotypé subi par Billy, une troisième question remet en cause le statut de « sauvage » du personnage principal. La qualification négative prônée par le fait divers n’est donc pas acceptée par la classe : Powona, n’étant ni un sauvage ni un assassin, a vécu des injustices en raison de son appartenance à une ethnie non européenne. À la fin du dialogue, l’enseignant valide et précise la réponse de l’élève.

Extrait 8. S.4

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À partir des régulations enseignantes d’étayage, les élèves seraient capables de formuler des contributions qui remettent en question le rapport de police présenté par l’album. Selon nos observations, lors d’un échange collectif à la fin de la cinquième leçon (extrait 6), un élève est donc apte à reconnaitre les discriminations subies par l’Indien et à élaborer un jugement de valeur englobant sur le récit.

Conclusions et discussion

Comment la régulation des apprentissages dans la séquence observée et le geste didactique fondamental de régulation se matérialisent-ils?

À travers une réponse simultanée aux deux premières questions spécifiques de notre problématique, nous souhaitons éclairer notre question générale. Celle-ci porte sur la nature des régulations observées en matière tant des apprentissages que de l’enseignement.

Dans le cadre de la microculture de classe (MCC) de 8H qui nous intéresse, l’enseignant de 8H observé met en oeuvre une séquence portant sur L’Indien de la tour Eiffel. Il orchestre l’entrée dans le texte pendant la première séance à travers : 1) l’observation par la classe des pages de garde de l’album et 2) l’explicitation des règles de participation à la séquence. Ces deux moments, associés au geste de présentification/contextualisation, comportant l’opération de régulation [OR]1 associée à une planification de l’activité, engageraient l’enseignement d’un certain type de lecture en guise d’enquête policière, forme prise par la séquence étudiée (Seguel Tapia & Mottier Lopez, 2020). Au cours de la participation de la classe aux tâches proposées pendant toute cette séquence, différents indices verbaux et picturaux seront mobilisés afin de soutenir la construction du sens du texte par les élèves. Pour ce faire, l’enseignant formule différents types d’interventions verbales et de questions collectives cherchant, parmi d’autres, à s’approcher des raisonnements des apprenants [OR2]. Dans le contexte des moments d’interaction collective des cinq leçons de la séquence, ces questions portent par exemple sur :

  • l’ordre chronologique des événements du récit narrés par le texte : la narration commence à la fin chronologique du récit – geste de présentification/contextualisation ;

  • la dimension spatiale où a lieu le récit et les déplacements effectués par les personnages à Paris : la tour Eiffel, le cabaret, la chambre d’Alice, l’auberge, etc. – présentification/contextualisation ;

  • les référents des anaphores du texte : le tu qui narre, etc. – pointage/compréhension syntaxique ;

  • la signification en contexte de mots : assassin, criminel, homicide, etc. ; des phrases ou des expressions dans un langage figuré potentiellement difficiles : « Nicéphore Palamas n’est pas un agneau », p. 19 – pointage/compréhension lexicale ;

  • les relations de correspondance ou d’opposition entre les images observées, entre les segments textuels lus ou bien entre les images et les segments travaillés – tissage intratextuel ;

  • les caractéristiques importantes des personnages de Billy Powona, d’Alice La Garenne et de Nicéphore Palamas : ce qu’ils font, ce qu’ils ressentent, leur description physique ou leurs rôles, leurs motivations et leurs sentiments – tissage intratextuel.

La cinquième séance porte sur la clôture de la séquence et sur la clôture de l’enquête. Les élèves sont invités à revisiter leurs hypothèses qui ont éventuellement évolué pendant leur participation au jeu de lecture. C’est notamment au moyen du débat à la fin de cette dernière leçon (extrait 6. S.5) que sont rassemblés les différents indices verbaux et picturaux de l’oeuvre précédemment évoqués, grâce à une analyse lexicale contrastée, dirigée par l’enseignant, autour de la signification des mots assassin et homicide. Dans cette dernière tâche, les élèves participent à la réflexion sur les manières dont le récit, sur la base de préjugés, construit un discours raciste envers le personnage principal de Billy Powona (geste d’étayage).

Lors des interactions observées, dans le cadre de chaque geste didactique de régulation étudié, nous constatons également que, si la classe n’arrive pas à formuler la réponse attendue, c’est l’enseignant qui assure des feedbacks majoritairement oraux [OR3] comportant quelques éléments ou la totalité des informations pour répondre aux questions posées. Nous observons également que c’est lui qui valide, généralement de manière explicite [OR4], les contributions de la classe.

Quant aux élèves de 8H observés, dans le cadre des interactions ayant lieu dans la dernière tâche de la cinquième leçon déjà évoquée, leur participation, qui se manifeste sous forme d’initiatives, rend par exemple compte d’une articulation cohérente entre les histoires contrastées au sein de L’Indien de la tour Eiffel. Dans d’autres moments de la séquence, ces initiatives témoignent également de la mobilisation par ces élèves de certaines opérations métacognitives (Allal 2007) soutenant l’éventuelle autorégulation[15] de leurs interprétations, mais dans la mesure où un élève a été capable de questionner spontanément [OR2] l’enseignant (extrait 4. S.2) (Seguel Tapia, 2022). Nous observons ici la possible compréhension par l’élève de l’importance d’un indice lexical fourni par l’album. Selon Allal (2020), in a Vygotskian perspective, scaffolding is effective if the teacher appropriates elements of the learner’s responses and in parallel the learner advances by appropriating elements of the teacher’s interventions (p. 343).

Dans cet article, les quatre gestes proposés par Fallenbacher et Wirthner (2018) ont été exclusivement analysés par rapport aux opérations de régulation issues du modèle d’Allal (2007). Afin d’approfondir notre compréhension sur les soutiens apportés par l’enseignant de 8H, les outils méthodologiques mobilisés par la recherche de Jorro et Mercier-Brunel (2011) pourraient être une entrée intéressante[16]. En effet, les auteurs définissent trois gestes évaluatifs (de normalisation, de surguidage et d’orientation) proposés grâce à l’articulation entre les feedbacks enseignants (comportant des postures normative, présentielle, indicielle) et les postures des élèves (de figuration, constative et régulatrice). Ces gestes évaluatifs pourraient donc nous aider à observer autrement l’évaluation-régulation interactive située (ERIS) et les possibles relations avec le geste didactique de régulation locale de l’enseignement. Ainsi, des ERIS sous la quasi-exclusive responsabilité de l’enseignant[17] et comportant une abondance de questions [OR2], de feedbacks [OR3] et de validations [OR4], pourraient, dans une MCC donnée, se traduire par des gestes évaluatifs de surguidage, alors que dans une autre MCC nous observerions plutôt des gestes d’orientation ou de normalisation. Dans une éventuelle recherche concernant des MCC contrastées, les catégories relatives aux postures des élèves pourraient également être un outil méthodologique pertinent pour mieux documenter leur autorégulation pendant leur participation aux interactions collectives.

Quels sont les liens possibles entre les ERIS, associées à la régulation des apprentissages, et le geste didactique fondamental de régulation, relatif à la régulation de l’enseignement?

En raison des éléments de réponse apportés à la question précédente, nous faisons l’hypothèse que le parcours interprétatif des élèves, lors des moments interactifs étudiés, serait soutenu par l’ERIS impliquant des opérations enseignantes de régulation des apprentissages. En raison de nos outils méthodologiques et de nos démarches analytiques, ces opérations (Allal, 2007) sont au coeur des modalités étudiées du geste didactique de régulation de l’enseignement (Fallenbacher & Wirthner, 2018). Autrement dit, nous soutenons que les présentifications, les pointages, les tissages et les étayages fournis par l’enseignant de 8H mobilisent des régulations autour de :

la définition [et redéfinition systématique] de l’objet d’évaluation ; la récolte d’informations concernant les conduites des apprenants en rapport avec l’objet choisi ; l’interprétation [immédiate] des informations recueillies ; la prise de décisions et la communication [immédiates] d’appréciations à autrui […].

Allal, 2008, p. 311

Ces quatre démarches régulatrices nous encouragent donc à proposer qu’au sein du geste didactique fondamental de régulation locale de l’enseignement (Schneuwly, 2009), il est possible d’observer des démarches évaluatives intentionnelles de la part de l’enseignant. La proposition d’un rapport d’inclusion de l’ERIS dans les modalités du geste didactique de régulation doit néanmoins être prise avec précaution. Il serait pertinent de réaliser d’autres études visant à examiner les relations entre ces deux notions, par exemple, à la lumière des genres textuels contrastés. Le design de recherche et les outils méthodologiques utilisés par Capt et al. (2023) peuvent être éclairants à ce sujet.

En outre, pour Schneuwly (2009), d’un point de vue théorique, le geste didactique fondamental de régulation permet d’analyser les mouvements de l’objet enseigné qui se transforme, entre autres, en fonction des difficultés rencontrées par les élèves lors de leur participation à la séquence. En fonction de nos résultats, nous soutenons également que les gestes de régulation de la lecture et leurs modalités permettent de rendre compte des différents objets enseignés (lexique compliqué, référents des anaphores, temporalité narrative, etc.) nuisant à la compréhension de l’album par les élèves. À travers les opérations cognitives relatives à l’ERIS, nous montrons de quelle manière, en fonction de ces objets, l’enseignant fournit des soutiens systématiques in situ pour que les élèves de 8H observés participent à l’enquête policière dont il est question ici.

En lien avec l’idée de difficulté, quand Schneuwly (2009) définit le geste didactique de régulation de l’enseignement, il signale explicitement que « le lien entre un savoir et la manière dont il est mis en scène ne se réalise évidemment de loin pas toujours dans le sens prévu » (p. 38) par l’enseignant. Dans cette lignée, nous soutenons qu’au moyen des gestes didactiques observés et des opérations de régulation associées à l’ERIS, l’enseignant de 8H observé influencerait la participation des élèves à la séquence. Néanmoins, l’horizon d’attente des membres de la classe rendrait possible et contraindrait également la lecture de L’Indien de la tour Eiffel. À son tour, les régulations des apprentissages et de l’enseignement qui nous concernent s’avéreraient aussi être une contrainte et une ressource pour que les formes de participation à l’enquête policière soient progressivement reconnues, partagées et intégrées par la classe de 8H. D’un point de vue situé (Lave 1988 ; Mottier Lopez 2021), nous postulons donc une relation de corégulation[18] entre les gestes didactiques de régulation, les ERIS et les contributions des élèves. Autrement dit, l’enseignant soutiendrait, au moyen de différents types de questions collectives et d’interventions verbales, l’élaboration d’hypothèses interprétatives verbales par les élèves et d’autres contributions plus ou moins spontanées. Les caractéristiques des élèves et leurs apports à la dynamique de la MCC influenceraient à leur tour la mise en valeur (ou non) par l’enseignant d’un certain nombre d’indices lexicaux et picturaux ou de connexions que la classe devra effectuer sous son guidage.