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Cet ouvrage collectif présente la pensée du philosophe Charles De Koninck et, dans une beaucoup moindre mesure, celle de ses collègues Jacques de Monléon et Maurice Dionne, qui ont fait rayonner la Faculté de philosophie de l’Université Laval entre les années 1930 et les années soixante. Les diverses contributions rassemblées abordent une variété de sujets sur lesquels ces illustres représentants de l’« École de Laval » ont réfléchi à la lumière de la pensée de Thomas d’Aquin.
Les premières contributions mettent principalement en lumière le discernement dont a fait preuve Charles De Koninck dans ses réflexions sur la philosophie de la nature, considérée notamment dans ses rapports avec la science expérimentale. Ainsi, Florian Laguens illustre comment le philosophe de Laval, dans sa thèse de doctorat sur Eddington, se laisse instruire par le physicien tout en faisant preuve de clairvoyance philosophique. On le constate tout particulièrement à propos du soi-disant idéalisme d’Eddington dénoncé par Maritain et Gilson. En garde contre les mots pris comme des étiquettes et des étendards, qui « stérilisent la pensée plus qu’ils ne la fécondent » (p. 47), De Koninck est à même de juger que « le mot idéalisme dans l’oeuvre eddingtonienne est largement synonyme d’antimatérialisme » (p. 38).
L’américain John G. Brungardt souligne, à la suite de De Koninck, l’importance de reconnaître une certaine continuité entre la philosophie de la nature et les sciences expérimentales. Il en fournit la raison : « […] to preserve the theoretical common good of the human knowledge of nature » (p. 65). Éric Trélut, pour sa part, cherche à comprendre l’affirmation du philosophe de Laval à l’effet que la philosophie de la nature serait à la fois science et sagesse. D’où sa réflexion sur la circularité et la causalité dans le Cosmos de Charles De Koninck. Sa présentation de diverses « circulations » censées caractériser la philosophie de la nature comme sagesse (p. 86) donne lieu à des rapprochements surprenants et insolites.
Emmanuel Brochier souligne l’effort de discernement du philosophe de Laval, « soucieux de lever la confusion engendrée par le divorce des sciences expérimentales et des humanités » (p. 104), sur le problème de l’évolution : « […] ainsi, lorsqu’on pense que l’évolution explique à elle seule la genèse des différentes espèces de vivants, on commet un abus » (p. 105). Tout en admettant qu’une croissante organisation de la matière en vue de l’homme a préparé son corps au moyen de l’évolution, De Koninck voyait, comme le souligne le doyen de l’IPC, la nécessité de considérer « les causes universelles qui agissent dans la nature en produisant des effets spécifiquement différents », de sorte que « la philosophie de la nature fournit les conditions de possibilité de l’évolution » (p. 108).
Un élève de Charles De Koninck, Émile Simard, retient l’attention de Michel Siggen. Sa présentation de La nature et la portée de la méthode scientifique met en relief la présence chez Aristote de certains caractères généraux d’une théorie scientifique, dont, principalement, la place de l’hypothèse, rouage essentiel de la méthode scientifique. L’examen de Communisme et science donne à Siggen l’occasion de rappeler les dangers du scientisme et du réductionnisme quand les esprits sont portés à généraliser indûment, en l’utilisant dans tous les domaines du savoir, le procédé hypothético-déductif qui a fait le succès des sciences expérimentales.
Soucieuse d’approfondir la compréhension de l’Introduction à l’étude de l’âme, Bénédicte Mathonat réfléchit sur la place primordiale de l’expérience interne dans l’étude de l’âme. Elle confronte cette primauté soulignée par De Koninck au traité De l’âme, qui « ne présente pas une telle accentuation » (p. 142). Avec force nuances, elle fait comprendre les « limites à donner à l’apport de l’expérience interne pour la science de l’âme » (p. 150). Elle conclut, finalement, que « Charles De Koninck, en insistant sur la place initiale de l’expérience interne dans une étude du vivant, nous donne le bon point de départ, non pour définir immédiatement l’âme, mais pour chercher la ratio propria de l’être vivant » (p. 156).
Le dernier tiers de l’ouvrage se compose de contributions relatives à la philosophie morale et politique et à la logique, que seule une préoccupation commune pour le bon mode de procéder, discerné grâce aux habitus appropriés, relie aux articles antérieurs. Lecteur attentif de La primauté du bien commun, Michel Boyancé soulève une question d’actualité : « Peut-on encore dire que le bien commun est le bien du tout et la fin de chaque personne humaine ? » (p. 157). Pour répondre à cette question, l’ancien doyen de l’IPC est amené à éclaircir la notion de personnalisme, attaquée par Charles De Koninck. L’usage trop univoque du terme personnaliste expose au quiproquo. À la suite du philosophe de Laval, Boyancé évoque le risque, avec le personnalisme de Mounier, Maritain ou Journet, « de ne plus voir de quelle manière le bien commun comme bien du tout permet réellement d’échapper et au totalitarisme et à l’individualisme » (p. 160). L’auteur se propose de « prolonger et soutenir le travail de Charles De Koninck dans le domaine de la philosophie politique et à la lumière du mode de procéder en matière morale » (p. 163). Ce mode qui convient en matière pratique consiste à ordonner (au sens d’une mise en ordre) les actes de la volonté. En politique, il s’agira d’ordonner les actes des volontés. Les ordonner en vue du bien commun n’empêche pas de considérer la personne participante de la nature humaine comme sujet réel de ce bien : « […] le bien commun comme bien du tout est donc le bien des personnes qui instituent en quelque sorte un tout, que ce soit les familles, les sociétés particulières et la société politique » (p. 164). Pour réaliser ce bien hic et nunc, il faudra, dans la ligne du prolongement proposé par notre auteur, chercher à le comprendre « dans et par le discernement prudentiel » (p. 176).
Thibaud Collin se demande, pour sa part, s’il y a un tragique de l’action. Cette question entame sa réflexion sur la vérité pratique et la contingence. Il entend montrer que « la riche tradition thomasienne portant sur le mode pratique telle qu’elle est revisitée par Charles De Koninck et Jacques de Monléon offre les moyens pratiques et théoriques de sortir d’une vision tragique de l’action éthique » (p. 178) qui brutalise la conscience en l’exposant à de doubles injonctions contradictoires. La mise en relief, de la part de Collin, de la dynamique de l’appétit mû par le bien et sa prise en considération de la dimension contingente et singulière de la réalisation de ce qui est à faire lui permettent de conclure que « seul le mode compositif propre à la connaissance pratique permet de sortir du tragique de l’action » (p. 202), en discernant hic et nunc, par un jugement prudentiel, l’acte bon à poser.
Pour manifester que les archives de Charles De Koninck constituent une porte d’entrée vers sa conception de la philosophie, le technicien en documentation Maxime Valcourt-Blouin présente succinctement les inédits retenus pour l’édition des Oeuvres. Il met notamment en relief comment, dans un texte intitulé « Qu’est-ce que la philosophie ? », le philosophe de Laval déplore la révolte contre la sagesse dans la pensée moderne et encourage la difficile acquisition d’un habitus de la philosophie, qui « rendra à son possesseur l’étude de la philosophie beaucoup plus facile ». Le pouvoir d’exercer la philosophie en vérité passe nécessairement par le développement des vertus intellectuelles et morales auxquelles ne disposent guère « certains pédagogues qui visent à rendre tout facile » et qui « voudraient transformer l’homme en machine à apprendre » (p. 207).
Enfin, Bruno Couillaud, sous le titre « Monseigneur Dionne et l’analogie », présente l’enseignement de l’éminent professeur de logique envers lequel Charles De Koninck et Jacques de Monléon avaient un immense respect. Il met en lumière « comment Mgr Dionne préparait l’intelligence de ses auditeurs » par une manuductio appropriée. Il s’agit, dans le respect du mode naturel de connaître, de conduire l’intelligence comme par la main, comme le préconisait Thomas d’Aquin. Couillaud part d’un enseignement donné par Maurice Dionne en 1972 sur le rôle du mot en logique pour illustrer comment, par l’usage de similitudes appropriées, ce dernier disposait progressivement ses étudiants à comprendre des vérités abstraites concernant le sujet de la logique. Le professeur français donne ensuite un aperçu de l’enseignement sur l’analogie, un difficile problème dans le traitement duquel Dionne fait preuve d’un grand discernement. Débusquant les erreurs de thomistes renommés tels Cajetan ou Jean de Saint-Thomas et soucieux d’éviter toute confusion entre les habitus spéculatifs, Dionne reconnaît qu’il s’agit avant tout d’un problème logique, de sorte que « considérer les manières différentes selon lesquelles les rapports entre les choses elles-mêmes peuvent être appréhendés comme réalités : convenance de cause, de signe, de proportion, voire de participation… n’appartient pas premièrement à sa considération, mais davantage à l’examen des questions particulières, métaphysiques, physiques, morales, théologiques… auxquelles l’intention logique d’analogie apporte son secours » (p. 243).
On saura gré à Thomas De Koninck d’avoir partagé des éléments biographiques concernant son père (p. 13-32) et d’avoir signé la postface de l’ouvrage, qui débute comme suit : « Chaque texte de ce collectif impressionne par le caractère fouillé de la recherche qui l’a précédé, ainsi que par la démarche à la fois philosophique et personnelle de l’argumentation mise en oeuvre » (p. 245). Je ne peux que souscrire à ce jugement, quoique avec quelques réserves de détail qu’il serait trop long d’expliquer ici. « Ce collectif met admirablement en relief […] la fécondité exceptionnelle de l’IPC [l’Institut de Philosophie comparée], relativement à la pensée et à l’oeuvre de Charles De Koninck », conclut De Koninck fils. J’approuve tout à fait. Souhaitons que la publication des Oeuvres de Charles De Koninck et l’exemple de nos cousins français de l’IPC contribuent à raviver l’intérêt pour cette pensée de ce côté-ci de l’Atlantique !