Corps de l’article

Introduction

Les policiers occupent des fonctions définies par la loi et connues du public, telles que le maintien de l’ordre, de la paix et de la sécurité publique (Éducaloi, 2023). Comme plusieurs métiers, le travail des policiers doit aussi être mené dans le respect de normes déontologiques. Au Québec, leurs actions sont encadrées par des règles déontologiques claires, prescrites par le Code de déontologie des policiers du Québec (Gomez Del Prado et Leman-Langlois, 2020). Lorsqu’un citoyen est ciblé par une intervention policière qui lui semble non respectueuse des normes professionnelles de la police, ou s’il en est témoin, il peut porter plainte et demander à ce qu’un organisme indépendant se penche sur l’intervention en question. Dans la province de Québec, c’est le Commissaire à la déontologie policière qui veille au respect des normes, ainsi qu’à la réception et à l’évaluation des plaintes du public envers les agents de la paix (Boivin, 2025). L’organisation gère les plaintes du public à travers un processus de traitement qui débute par une analyse préliminaire et qui peut finir par le dépôt d’une citation devant le Tribunal administratif de déontologie policière contre le policier concerné[1]. Le Commissaire reçoit plus de 2 000 plaintes annuellement, mais plus de la moitié ne traversent pas l’étape de l’examen préliminaire (la première étape du processus) et sont rejetées avant une enquête plus approfondie. Le Commissaire publie annuellement un rapport utile à la compréhension du cheminement des plaintes à travers ce processus. Nous y apprenons par exemple que les motifs de rejet principaux sont que le policier visé par la plainte n’était pas dans l’exercice de sa fonction, que le plaignant s’est désisté du processus ou a retiré sa plainte et que le comportement rapporté ne constituait pas un manquement déontologique (Commissaire à la déontologie policière du Québec, 2020). Toutefois, ces compilations statistiques n’offrent qu’une compréhension générale du phénomène. Elles ne nous permettent pas de bien saisir d’une part les divers facteurs qui font qu’une plainte dépasse l’étape de l’analyse préliminaire, et d’autre part si des facteurs de nature extra-légale entrent en jeu dans la décision du Commissaire.

C’est dans une optique exploratoire et quantitative que la présente étude va tenter de mettre en évidence les facteurs qui pèsent sur la décision d’accueillir ou de rejeter une plainte en déontologie policière. Dans cette analyse, nous nous pencherons sur les motifs interdits de discrimination prévus dans la Charte des droits et libertés de la personne, dite Charte québécoise, puisqu’il s’agit, par définition, de caractéristiques qui ne devraient pas influencer les décisions du Commissaire. La littérature scientifique suggère toutefois que les décisions judiciaires, tout comme les interventions policières (Henry et Tator, 2006), sont loin d’être exemptes de préjugés conscients ou inconscients (Alpert, Dunham et Smith, 2007 ; Tanovich, 2006).

Revue de littérature : la déviance policière

La définition même de la « déviance policière » ne fait pas consensus parmi les chercheurs (Son et Rome, 2004). Certains adhèrent à une définition très large incluant tous les cas où un agent de police utilise son statut d’autorité dans la conduite d’un comportement délictueux (Sherman, 1978), alors que d’autres ne vont au contraire aborder qu’un seul type de déviance, le plus spectaculaire : l’usage excessif de force (Weitzer, 2002). D’autres vont inclure des actes de déviance commis par les policiers en dehors de l’exercice de leur fonction ou encore des manquements aux règles prescrites à l’intérieur des organisations policières, qui ne résultent pas d’un contact avec le public (Kane et White, 2009). Face à cette difficulté définitionnelle, plusieurs études qui analysent ce phénomène s’appuient sur les plaintes contre les agents, plaintes provenant de l’intérieur ou de l’extérieur de l’organisation, pour mesurer la déviance policière et adoptent ainsi une certaine définition de la déviance : elle est ce qui déroge des normes, des lois et des règlements.

La nature des plaintes contre la police

Pour les plaintes qui proviennent de l’extérieur de l’organisation policière, les plaignants, aussi bien des hommes que des femmes, sont majoritairement âgés de 20 à 49 ans (Independant Office for Police Conduct, 2021 ; Liederbach, Boyd, Taylor et Kawucha, 2007 ; Pate et Fridell, 1993). Le plus grand nombre de plaintes porte sur un petit nombre de policiers, qui se distingueraient de leurs confrères et consoeurs en présentant des profils particuliers, notamment au regard de leurs caractéristiques sociodémographiques (Harris, 2016 ; Seron, Pereira et Kovath, 2004 ; Terrill et Ingram, 2016). Les motifs de plainte les plus fréquemment allégués sont l’impolitesse et l’usage excessif de la force (Liederbach et al., 2007 ; Terrill et Ingram, 2016). En parallèle, les policiers qui procèdent à un plus grand nombre d’arrestations vont avoir tendance à recevoir un plus grand nombre de plaintes pour usage excessif de la force (Worden, Harris et Mclean, 2014).

Les plaintes qui se rapportent à un usage excessif de la force, bien que nombreuses, ne sont pas celles qui sont le plus souvent acceptées dans un processus de traitement, tandis que les plaintes qui reprochent aux policiers un langage violent et irrespectueux le sont davantage que toute autre allégation (Dugan et Breda, 1991 ; Lersch, 1998 ; Pate et Fridell, 1993). L’étude menée par Lersch (1998) a mis en évidence que plus la plainte visait une inconduite grave, plus son taux d’acceptation diminuait. En outre, une plainte qui cible un policier seul a plus de chance d’être acceptée, le pouvoir discrétionnaire que confère au policier son statut, et sa qualité solitaire aux moments des faits allégués lui permettant de dévier des normes plus facilement (Hassell et Archbold, 2010). Au contraire, lorsque deux policiers et plus sont visés par une plainte, celle-ci a moins de chance d’être acceptée, les différentes parties accusées pouvant mutuellement témoigner en faveur des autres et ainsi justifier l’acte déviant en cause. De même, lorsque le plaignant n’est pas en mesure d’identifier le policier visé par la plainte, celle-ci encourt plus de chances d’être refusée (Liederbach et al., 2007). Les décisions analysées par l’étude qualitative de Painchaud (2016) soulèvent par ailleurs l’importance accordée à la version des témoins et à leur crédibilité lors de la prise de décision des juges. La présence de témoins durant l’intervention est donc un facteur important dans les décisions prises à l’encontre des policiers.

Au-delà des facteurs légaux, d’autres facteurs « extra-légaux » peuvent aussi jouer un rôle dans l’admission des plaintes. Or les études en cette matière sont peu nombreuses. Il serait ainsi malavisé d’en tirer des généralisations. Toutefois, nous pouvons y relever certaines tendances. D’abord, une plainte rédigée par une femme aurait moins de chance d’être acceptée, surtout lorsqu’elle concerne un policier de sexe masculin (Mrozla, Huynh et Archbold, 2021 ; Terrill et Ingram, 2016). À l’inverse, lorsqu’une plainte implique une policière, elle aurait plus de chance d’être acceptée, tout comme un officier noir a plus de chances qu’un officier blanc de voir une plainte retenue contre lui (Brandl, Stroshine et Frank, 2001). Dans un même ordre d’idées, les études américaines qui analysent la composante de l’ethnicité du plaignant, telles que celles de Lersch (1998) et de Terrill et Ingram (2016), ont trouvé une corrélation entre l’identité racisée des plaignants et l’admission d’une plainte dans le processus. Par exemple, une étude américaine a trouvé que, lorsque comparée à une plainte rédigée par un plaignant blanc, une plainte déposée par un plaignant noir avait 43 % moins de chance d’être acceptée (Terrill et Ingram, 2016). L’état du plaignant au moment de l’intervention joue aussi sur l’admission d’une plainte, notamment en affectant la crédibilité de son témoignage. Si le plaignant souffre de trouble psychologique ou était en état de crise ou d’intoxication lors de l’intervention, sa plainte a plus de chance d’être refusée (Liederbach et al., 2007).

À ce stade de l’article, le lecteur a presque certainement remarqué que les études présentées dans cette section proviennent toutes, sans exception, de l’extérieur du Québec. Sans vouloir en faire un argument central, il reste que le contexte de la gestion de la déviance policière dans la province se démarque à bien des égards et que la police est une compétence provinciale, éléments qui seront présentés dans la prochaine section.

La gestion de la déviance policière

Il existe plusieurs modèles de gestion de la déviance policière à travers le monde. Malgré leurs différences et leurs situations respectives sur un continuum d’indépendance vis-à-vis de l’organisation policière (Roché, Varaine et Castagné, 2022), nous pouvons les regrouper en trois grands types (Prenzler et Ronken, 2001). Le premier, dit des « affaires internes », administre la surveillance des comportements policiers, la réception des plaintes, les enquêtes qui s’ensuivent, ainsi que l’imposition des sanctions, au sein même du service de police. Comme son nom l’indique, ce modèle de gestion est complètement intégré au fonctionnement de l’organisation policière. Le manque d’objectivité lors des enquêtes tout comme la crainte des citoyens de se heurter à la solidarité des policiers sont parmi ses critiques les plus fréquentes (Terrill et Ingram, 2016). En réponse aux reproches soulevés pour ce premier modèle s’est développé un autre modèle, celui de l’« examen civil ». Dans ce second modèle, les fondements du premier ne sont pas réellement modifiés, à la différence près que des « civils » interviennent dans le processus. Des membres non policiers sont ici responsables de surveiller le processus et de réviser les décisions des affaires internes. Ce modèle est aujourd’hui peu courant puisqu’il a été associé à des scandales qui ont contribué à alimenter le cynisme de la population, laissant place à la création d’un troisième modèle, dit de « contrôle civil ». Les agences qui opèrent sous ce modèle sont indépendantes de l’organisation policière et c’est à elles que revient le devoir de surveiller les comportements policiers, de recevoir les plaintes et d’enquêter sur elles, ainsi que d’imposer des sanctions. Les organismes de ce type font souvent face à une grande résistance de la part des syndicats policiers, qui avancent que seuls les policiers ont les compétences pour effectuer de telles enquêtes, une affirmation fortement remise en question par d’autres professionnels de l’enquête.

Au Québec, le système de déontologie policière, qui s’apparente au modèle de contrôle civil, a été créé en 1990 lors de l’adoption de la Loi sur l’organisation policière et de la mise en place du Code de déontologie des policiers du Québec (Commissaire à la déontologie policière, 2020). Sa création découle de la mort d’Anthony Griffin, un jeune homme noir tué en 1987 par un policier de la Communauté urbaine de Montréal (aujourd’hui, Service de police de la ville de Montréal). Non seulement cette affaire a donné lieu à une enquête sur les relations entre minorités ethniques et les corps policiers au Québec, mais elle a également été à l’origine d’une profonde remise en question du système de contrôle du travail policier entraînant la création du système déontologique actuel (Commissaire à la déontologie policière, 2020). Celui-ci se compose maintenant de deux instances : le Commissaire à la déontologie policière du Québec et le Comité de déontologie policière (aujourd’hui nommé le Tribunal administratif de déontologie policière), ce dernier chargé de juger et d’éventuellement sanctionner les policiers incriminés. La première instance, qui est au coeur de cet article, veille au respect des normes du Code de déontologie des policiers du Québec par les policiers du corps provincial et des corps municipaux, les agents de protection de la faune, les constables spéciaux, les contrôleurs routiers, les hauts dirigeants et enquêteurs de l’Unité permanente anticorruption et ceux du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), en recevant et traitant les plaintes citoyennes (Commissaire à la déontologie policière, 2020). Pour l’année 2019-2020, le rapport du Commissaire indique que 60,1 % des plaintes citoyennes reçues visaient l’article 5 du code de déontologie qui reproche à l’agent d’avoir un comportement de nature à miner la confiance et la considération que requiert sa fonction. Parmi les comportements reprochés, l’impolitesse, le langage obscène, injurieux ou blasphématoire, ainsi que la tenue d’actes ou de propos reliés aux 14 motifs de discrimination interdits par la Charte québécoise s’y retrouvent. 17,7 % des plaintes citoyennes reflétaient l’article 6 du code de déontologie qui concerne un abus d’autorité, notamment sous la forme d’un usage excessif de la force. Cette tendance rejoint les constatations des études internationales.

Le travail du Commissaire débute uniquement lorsqu’une plainte est formulée par un citoyen ou par le ministre de la Sécurité publique ou encore après un verdict de culpabilité d’un agent, dans une cour pénale. Le dépôt d’une plainte peut être fait par le sujet de l’intervention, un témoin direct ou un plaignant tiers[2], non impliqué dans l’intervention. Lorsque la plainte est déposée, le Commissaire procède à une analyse préliminaire qui consiste à examiner les informations du dossier afin de prendre une décision quant à la suite des choses. Il peut soit refuser la plainte, soit la diriger vers le processus de conciliation, soit encore décréter une enquête. Lorsque la plainte est dirigée en conciliation, une rencontre est organisée avec le plaignant, l’intimé et un conciliateur. La conciliation est une étape obligatoire du processus. Si le plaignant refuse d’y participer, ses motifs doivent être déclarés ; de la même manière, un policier ne peut pas refuser de participer à moins de présenter des motifs acceptés par le Commissaire. Durant la conciliation, la discussion ouverte sert à résoudre la plainte à l’aide d’une entente. Si l’entente convient aux deux parties, le dossier sera fermé. Cependant, lors d’un échec de la conciliation, le Commissaire peut fermer le dossier ou le faire cheminer en enquête. L’enquête est décrétée lors des trois situations suivantes : lorsque la plainte est d’intérêt public (mort, blessure, infraction criminelle ou récidive), lorsque le ministère de la Sécurité publique en fait la demande et en cas d’échec de la conciliation. Cette mesure d’exception va permettre de collecter des éléments de preuve supplémentaires pour soutenir la plainte.

Si le Commissaire juge que la preuve est suffisante, il peut citer le policier devant le Comité de déontologie policière ou fermer le dossier. La citation est un document contenant les articles de déontologie qui font l’objet de la plainte ainsi que les circonstances entourant l’événement (temps et lieu), l’équivalent d’une mise en accusation déposée au procureur de la Couronne dans un processus criminel. À cette étape, le policier est formellement invité à se présenter devant le Comité de déontologie policière, le tribunal administratif qui entendra la cause. Lors de l’audience publique du policier, le Comité va tout d’abord prendre une décision de fond, afin de juger si l’acte commis par le policier est dérogatoire. Si l’acte est considéré comme dérogatoire, le Comité décidera ensuite de la sanction qui lui est applicable. Cette sanction peut aller d’un avertissement à la destitution de l’agent.

Ce processus accorde au plaignant le droit de faire une demande de révision, à différentes étapes : lors d’un rejet à la suite de l’analyse préliminaire, lors de la fermeture du dossier après un échec de la conciliation ou en cas de refus d’une enquête. De plus, si le plaignant n’est pas satisfait de la décision du Comité, il peut faire appel à la Cour du Québec. La figure 1, provenant du rapport annuel 2019-2020 du Commissaire à la déontologie policière du Québec, permet de visualiser les cheminements possibles d’une plainte en déontologie policière.

Figure 1

Le processus de traitement des plaintes en déontologie policière

Le processus de traitement des plaintes en déontologie policière
Commissaire à la déontologie policière du Québec, 2020

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Problématique

Les décisions juridiques peuvent être influencées par un grand nombre de facteurs. Bien que la littérature sur le sujet soit importante (voir par exemple Steffensmeier et Demuth, 2000 ; Steffensmeier, Ulmer et Kramer, 2006 ; Ulmer et Kramer, 1996), aucune étude empirique n’a porté sur la décision d’accepter ou de rejeter une plainte en déontologie policière au Québec. Cela s’explique principalement par le fait que les dossiers de la déontologie policière ne sont pas accessibles au public et qu’au-delà des informations publiées dans leurs rapports d’activités, aucune information détaillée du cheminement des plaintes n’est disponible publiquement. Par conséquent, l’influence des facteurs légaux et extra-légaux associés aux décisions du Commissaire n’a pas fait l’objet d’une analyse systématique. De plus, la Charte québécoise, qui a force de loi, prévoit 14 motifs interdits de discrimination afin de faire valoir les droits et libertés des individus, et qui ne devraient pas influencer les décisions du Commissaire. Les 14 motifs interdits de discrimination sont les suivants : l’âge, la condition sociale (ex. : le revenu), les convictions politiques, l’état civil, la grossesse, le handicap (ex. : une anomalie physique ou psychologique) et le moyen pour pallier un handicap (ex. : un fauteuil roulant), l’identité ou l’expression du genre, la langue, l’orientation sexuelle, la religion et le sexe. La race, la couleur et l’origine ethnique ou nationale se rapportent expressément à la notion de racisme, qui est séparément ciblée par la Charte québécoise (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2023).

Le présent article vise donc à exploiter des données qui n’ont jamais été mises à la disposition de chercheurs universitaires sur l’influence que peuvent avoir des facteurs légaux et extra-légaux sur le cheminement d’une plainte au Commissaire à la déontologie policière du Québec. Comme il s’agit de la première étude du genre, à notre connaissance, et qu’elle est appuyée sur un échantillon de l’ensemble des plaintes enregistrées par le Commissaire, il va de soi que l’étude doit être considérée comme exploratoire. En résumé, l’article pose la question suivante : si nous pouvons nous attendre à ce que les facteurs légaux jouent un rôle prépondérant dans la décision de retenir ou de rejeter une plainte après analyse préliminaire, qu’en est-il des facteurs extra-légaux, liés par exemple aux caractéristiques des personnes impliquées et à celles de la plainte ?

Méthodologie

Le Commissaire à la déontologie policière comptabilise l’ensemble des plaintes et fait de chacune une analyse approfondie afin de déterminer son cheminement dans le processus déontologique. L’analyse du Commissaire toutefois n’est pas sociologique. Autrement dit, les informations compilées sous forme de base de données par le Commissaire ne permettent pas de croiser les caractéristiques des plaintes et des plaignants avec leur cheminement dans le système déontologique.

L’échantillon

Pour remédier à cette lacune, nous avons codifié un échantillon de plaintes. À partir des 2 138 plaintes reçues pour l’année 2019-2020, nous avons produit une base de données comptabilisant 202 plaintes, de façon à avoir un échantillon assez volumineux pour procéder à des analyses quantitatives. Nous avons conduit la sélection des plaintes au hasard pour que l’échantillon soit représentatif de la réalité. Pour ce faire, nous avons favorisé l’échantillonnage par strates et avons établi les strates en fonction de l’orientation des dossiers lors de l’analyse préliminaire : le refus, la conciliation ou l’enquête. Afin de diminuer le plus possible l’erreur d’échantillonnage, l’échantillon est composé en parts égales de plaintes datant de 2019 et de 2020. Nous avons aussi utilisé les dossiers officiels de police (DOP) lors de la construction de la banque de données, afin de noter les divergences entre les informations des plaintes et celles des DOP, ainsi que pour compléter les informations manquantes. Un DOP est un rapport que l’agent de paix va lui-même rédiger après une intervention, détaillant celle-ci. Il y a 202 plaintes dans la banque de données, et seulement 152 DOP, ce qui signifie que 50 plaintes (25 %) portaient sur des interventions policières n’ayant pas engendré de rapport policier.

La variable dépendante

Le tableau 1 résume les différentes variables à l’étude et présente des statistiques descriptives pour chacune d’entre elles.

La variable dépendante s’intitule l’orientation initiale de la plainte et elle analyse le rejet (0) ou l’accueil (1) initial de la plainte. Initialement, cette variable se nommait « l’orientation choisie à la suite de l’analyse préliminaire » et comportait six valeurs qui ont été dichotomisées, afin de créer la variable à l’étude. Les deux valeurs sont mutuellement exclusives, dans le sens où le rejet de la plainte inclut les refus, refus partiel et contentieux, tandis que l’accueil de la plainte inclut les conciliations ; conciliations malgré objection et enquêtes. L’orientation initiale de la plainte fait référence à la décision prise quant au dossier de plainte, lors de l’analyse préliminaire ; elle est la première étape du processus de traitement d’une plainte. Tel que nous le verrons dans le tableau 1, l’échantillon choisi compte 125 (61,9 %) plaintes refusées et 77 (38,1 %) plaintes acceptées, ce qui correspond assez bien à la distribution globale : par comparaison, 58,3 % des plaintes enregistrées en 2019-2020 par le Commissaire ont été refusées, et 36,1 % ont été acceptées.

Tableau 1

L’analyse descriptive des variables à l’étude

L’analyse descriptive des variables à l’étude

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Les variables indépendantes

Les variables indépendantes sont séparées en deux grandes catégories. La première catégorie fait référence aux facteurs légaux, pour lesquels une relation significative avec l’orientation initiale est attendue. Ces facteurs légaux sont des variables qui se retrouvent dans la littérature et des variables de la banque de données qui ont une relation significative avec l’orientation initiale de la plainte, mais qui ne se rapportent pas aux 14 motifs interdits de discrimination. La précision de la plainte est la première variable d’échelle de l’étude qui est composée des six variables suivantes : identification des agents ou de leur numéro de matricule par le plaignant, identification du service de police concerné par la plainte, identification de l’heure et de la date de l’événement à l’origine de la plainte, identification du lieu de l’événement à l’origine de la plainte, identification du numéro du constat d’infraction/de la cause et présence d’une chronologie dans les faits rapportés. Le tableau 1 montre qu’en moyenne les plaintes ont plus de quatre composantes de précision, sur une échelle de 0 à 6. Ensuite, la variable dichotomique (0 = non, 1 = oui) qui analyse la subjectivité du plaignant tente de mettre en évidence si à travers la plainte, il est possible de déceler le ressenti du plaignant vis-à-vis de l’événement. Hautement subjective, cette variable a été définie par une même personne qui a codifié l’ensemble des plaintes à l’étude. Les émotions retrouvées peuvent s’apparenter, parmi d’autres, à de la tristesse, de la colère ou de la peur, et font référence à ce qui était explicitement rapporté par le plaignant. Cette subjectivité est retrouvée dans 62 % des plaintes de l’échantillon, les autres plaintes pouvant être qualifiées d’exclusivement factuelles.

Comme mentionné précédemment, 76 % des plaintes de l’échantillon ont un DOP présent dans le dossier de plainte (0 = non, 1 = oui). Les plaintes portaient sur les articles 5 à 11 du Code de déontologie policière ; l’article 5[3] est de loin le plus fréquemment évoqué (71,3 % des plaintes). À noter qu’une plainte qui reprochait plus d’un article se retrouvait classée dans plus d’une variable. La variable qui analyse la ville où l’intervention s’est déroulée (1 = Montréal, 0 = autre ville) démontre que 65,3 % des interventions ont eu lieu dans une des 76 villes québécoises autres que Montréal. Dans 66,9 % des cas, des témoins non policiers étaient présents lors de l’intervention (0 = non, 1 = oui), qu’ils aient ou non participé à l’intervention. Les deux dernières variables qui se réfèrent au nombre de policiers visés par la plainte (0 = un policier, 1 = deux policiers et plus) et au genre de l’agent, si l’agent visé par la plainte est de sexe féminin (0 = non, 1 = oui), montrent que 45 % des plaintes visent plus d’un policier, alors qu’une agente est concernée dans 29 % des plaintes, ce qui correspond à peu de choses près au ratio de femmes dans la police au Québec.

La deuxième catégorie des variables indépendantes fait référence aux facteurs extra-légaux qui s’apparentent aux 14 motifs interdits de discrimination. Nous n’avons pu analyser que l’âge, la langue et le sexe en raison de la disponibilité des données. En moyenne, les plaintes ont été rédigées par des plaignants âgés de 35 et 44 ans. 30 % des plaignants étaient des femmes (0 = homme, 1 = femme). La qualité du français/écrit de la plainte (0 = non lisible, 1 = lisible) analyse la qualité de l’orthographe et peut être considérée comme un indicateur indirect du niveau de scolarité et de la maîtrise d’une des deux langues officielles du Canada : 62 % des plaintes étaient qualifiées de lisibles. Ensuite, la variable qui analyse la langue de correspondance du plaignant (0 = français, 1 = anglais) montre que 20 % des plaintes avaient été rédigées en anglais.

Les stratégies d’analyse

Nous avons fait l’ensemble des analyses statistiques à l’aide du logiciel IBM-SPSS 28 et avons mené des modèles de régression logistique afin de déterminer les prédicteurs de l’orientation initiale d’une plainte. Cette méthode d’analyse multivariée s’avère la plus efficace comme outil de prédiction en raison de la nature catégorielle de la variable dépendante. Nous n’avons pu procéder à l’analyse de la régression logistique que sur un échantillon de 116 plaintes sur 202, en raison des valeurs manquantes de plusieurs variables. Nous présentons deux coefficients pour chacune des variables : d’abord, l’Exp (B) est un indicateur de force et de direction de la relation entre la variable indépendante et la variable dépendante. Une valeur de cote supérieure à 1 indique une relation positive entre les deux variables, tandis qu’une valeur inférieure à 1 suggère une relation négative. Ensuite, le Wald met en évidence l’importance relative de la variable : plus la valeur du Wald est élevée pour un facteur, plus celui-ci est important. Finalement, le « Nagelkerke pseudo  » établit le pourcentage de prédiction du modèle. Ce pourcentage indique que, lorsque tous les prédicteurs du modèle sont pris en considération, il est possible de prédire telle proportion de la variance de la variable dépendante.

Résultats

Les résultats des analyses bivariées mettent en évidence plusieurs facteurs légaux et extra-légaux qui semblent influencer l’orientation initiale de la plainte.

Les résultats des analyses bivariées présentés au tableau 2 montrent une relation significative et forte entre l’orientation initiale de la plainte et l’article 5 (p < 0,001 ; phi = 0,42). Quatre-vingt-douze pour cent des plaintes qui sont acceptées reprochent à l’agent d’avoir un comportement de nature à miner la confiance et la considération que requiert sa fonction. La précision de la plainte semble aussi exercer une influence sur l’orientation initiale, alors que les plaintes acceptées sont composées de plus de quatre composantes de précision (p < 0,001 ; phi = 0,39). Les variables qui analysent la présence de DOP dans le dossier de plainte (phi = 0,26), la possibilité de déceler le ressenti du plaignant (phi = 0,23) et la présence de témoins durant l’intervention (phi = 0,22) partagent toutes une relation significative et modérée avec l’orientation initiale de la plainte (p < 0,001 ; p < 0,01). Dans l’échantillon de plaintes acceptées, 90,7 % ont un DOP au dossier, 76,3 % décèlent le ressenti du plaignant et 79,2 % ont eu des témoins présents lors de l’intervention. Pour ce qui est des facteurs extra-légaux, seuls la qualité du français écrit de la plainte (phi = 0,18) et le sexe biologique du plaignant (phi = 0,16) présentent une relation significative, mais modeste, avec l’orientation initiale de la plainte (p < 0,05). Ainsi, la lisibilité des plaintes semble favoriser leur acceptation (72,7 % des plaintes acceptées sont considérées comme lisibles, contre 55,3 % des plaintes rejetées), tout comme lorsque la plainte est rédigée par une femme (39,5 % des plaintes acceptées contre 24,6 % des plaintes refusées sont déposées par une femme).

Tableau 2

Les facteurs qui influencent l’orientation initiale de la plainte

Les facteurs qui influencent l’orientation initiale de la plainte

Note : *p < 0,05 ; **p < 0,01 ; *** p < 0,001

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Il est rapidement devenu évident que les caractéristiques des plaintes se recoupaient. Pour donner suite aux résultats bivariés obtenus, un modèle multivarié de prédiction de l’orientation initiale de la plainte a été développé. Lorsque tous les facteurs légaux et extra-légaux sont simultanément pris en considération, seuls trois d’entre eux semblent prédire l’orientation initiale de la plainte à 38,9 % (p < 0,001 ; Nagelkerke pseudo = 0,389).

Tableau 3

La régression logistique des prédicteurs de l’orientation initiale de la plainte

La régression logistique des prédicteurs de l’orientation initiale de la plainte

Note : *p < 0,05 ; **p < 0,01 ; ***p < 0,001

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Le tableau 3 présente un modèle de régression logistique dans lequel l’article 5 est, de loin, le facteur qui prédit le mieux l’orientation initiale de la plainte (Wald = 17,61 ; p < 0,001). Lorsqu’une plainte reproche à l’agent des comportements tels que l’impolitesse, un langage offensif, obscène ou blasphématoire et des actes fondés sur les 14 motifs interdits de discrimination, elle a 18,82 fois plus de chance d’être acceptée (Exp (B) = 18,82). La précision de la plainte est le deuxième prédicteur de l’orientation initiale (Wald = 5,32 ; p < 0,05), et ce facteur légal démontre que chaque composante supplémentaire liée à l’échelle de précision est associée à 1,76 fois plus de chances que la plainte soit acceptée (Exp (B) = 1,76). Le dernier prédicteur de ce modèle fait référence à la présence de témoins lors de l’intervention qui a mené à la plainte (Wald = 4,73 ; p < 0,05). Lorsqu’une plainte porte sur une intervention pour laquelle des témoins étaient présents, elle a 3,27 fois plus de chance d’être acceptée (Exp (B) = 3,27).

Discussion

La présente étude visait à explorer les facteurs légaux et extra-légaux d’une plainte qui auraient une incidence sur son orientation initiale, lors de l’examen préliminaire conduit par le Commissaire. Puisque plusieurs études américaines mettent l’accent sur la présence de discrimination appuyée sur différentes caractéristiques du plaignant, telles que son sexe biologique, il s’est donc avéré pertinent d’analyser les décisions quant à l’orientation initiale d’une plainte sous cet angle, notamment parce que le contexte entourant la gestion des déviances policières au Québec diffère grandement de celle effectuée en dehors de la province. Plus précisément, des facteurs extra-légaux ont été associés aux motifs interdits de discrimination prévus dans la Charte québécoise dans la mesure où ces motifs étaient documentés dans les plaintes rédigées. Ainsi, nous avons étudié le lien entre l’âge et le sexe biologique du plaignant, de même que son niveau de scolarité apparent, évalué par le niveau de lisibilité de la plainte, et sa maîtrise d’une des langues officielles. À la suite d’analyses bivariées et multivariées, aucun motif de discrimination parmi ceux qui ont été étudiés ne semble influencer la décision initiale du Commissaire. Autrement dit, il semble que le traitement initial d’une plainte en déontologie policière ne soit pas influencé par des motifs de discrimination.

Les résultats illustrent bien une des limites de l’analyse présentée puisque la nature des plaintes n’est qu’effleurée. Les plaintes qui allèguent un comportement inscrit dans l’article 5 ont plus de chances d’être acceptées que celles portant sur tout autre article du Code de déontologie des policiers du Québec. Le rapport annuel 2019-2020 du Commissaire à la déontologie policière du Québec démontre que 60,1 % de l’ensemble des plaintes sont fondés sur l’article 5. Le langage injurieux, obscène ou blasphématoire est un autre comportement proscrit par l’article (Commissaire de la déontologie policière, 2020). Il s’agit a priori d’une caractéristique légale de la plainte, pourtant la tenue de propos ou d’actes injurieux fondés sur les 14 motifs interdits de discrimination fait partie des comportements à éviter pour les agents de la paix de la province (Commissaire de la déontologie policière, 2020). La codification des plaintes n’a pas permis de classer avec précision la nature des propos ou des actes reprochés aux policiers. Ce résultat est cohérent avec la littérature disponible, puisque les études qui portent sur la relation entre les allégations d’une plainte et l’admission de celle-ci dans un processus de traitement démontrent qu’une plainte qui reproche à l’agent d’avoir utilisé un langage violent est plus susceptible d’être acceptée (Dugan et Breda, 1991 ; Pate et Fridell, 1993), ce qui suggère que le Commissaire accorde une attention particulière à ce type de plainte. L’analyse révèle toutefois aussi que l’article 5 est utilisé comme « catégorie par défaut » pour qualifier les plaintes et qu’une classification plus précise est requise pour mieux comprendre le rôle de la nature de la plainte sur son traitement ; à moins d’indication explicite du contraire, la majorité des plaintes en déontologie policière sont a priori liées à l’article 5.

La précision de la plainte est un autre prédicteur de l’orientation initiale. Une plainte complète a plus de chance d’être acceptée qu’une plainte partiellement complétée. Parmi les concepts inclus dans l’échelle, l’identification des agents ou de leur numéro de matricule, l’identification de l’heure et de la date de l’événement à l’origine de la plainte, l’identification du lieu de l’événement à l’origine de la plainte et l’identification du numéro du constat d’infraction/de la cause sont des informations demandées par le formulaire de plainte (Commissaire à la déontologie du Québec, 2021). Un manque de précision de la part du plaignant quant aux informations reliées à l’intervention qui a mené à une plainte entraînerait le refus de celle-ci. Compte tenu du fardeau de preuve du Commissaire, plus la plainte est précise, plus le Commissaire aura de la facilité à confirmer la véracité des informations. Il aura aussi plus de facilité à poser un regard critique qui va venir confirmer ou infirmer l’acte dérogatoire, afin d’engendrer les étapes subséquentes du processus de traitement d’une plainte. La non-identification de l’agent par le plaignant est aussi une raison qui peut mener au refus d’une plainte (Liederbach et al., 2007). Il serait toutefois important de réfléchir aux impacts que ces exigences en matière de preuve ont sur les individus qui ne sont pas en mesure – pour diverses raisons – de fournir toutes les précisions nécessaires par rapport aux événements qui ont mené à leurs plaintes. Dans l’état actuel, le Commissaire à la déontologie policière est susceptible de rejeter des plaintes qui, si elles avaient passé l’analyse préliminaire, auraient pu cheminer plus loin dans le processus.

Le dernier prédicteur de l’orientation initiale de la plainte est la présence de témoins non policiers durant l’intervention : une plainte impliquant cette caractéristique a plus de chance d’être acceptée. Le nom des témoins est une autre information demandée lors du dépôt d’une plainte (Commissaire à la déontologie du Québec, 2021). La présence d’une telle demande souligne l’importance de la version des faits des personnes en présence, de façon à corroborer des faits rapportés dans la plainte, favorisant le plaignant ou l’intimé. L’étude de Painchaud (2016) a permis d’affirmer que lors de leur prise de décision, les juges du Comité de déontologie policière vont prendre en considération la version des faits des témoins. Alors que le Comité de déontologie policière et le Commissaire à la déontologie policière ne sont pas de la même instance, leur fonction est similaire : recueillir les informations nécessaires pour juger de la pertinence d’une plainte, afin de rendre une décision sur le comportement de l’agent. Ce résultat illustre toutefois une des faiblesses du système déontologique : en l’absence de témoins (et donc de corroboration des faits), il est plus difficile de démontrer une inconduite policière, puisque les policiers bénéficient de la présomption d’innocence, comme toutes les personnes mises en cause devant un tribunal canadien. Autrement dit, les policiers ont bien agi jusqu’à preuve du contraire.

Les résultats des analyses bivariées mettent en évidence deux facteurs extra-légaux qui méritent d’être mentionnés. La relation entre le sexe du plaignant et l’orientation initiale de la plainte démontre que les plaintes rédigées par les hommes occupent une grande partie de l’échantillon des plaintes acceptées, mais les analyses multivariées indiquent que celles-ci ne sont ni plus ni moins susceptibles d’être accueillies que celles qui sont rédigées par des femmes, car ces plaintes comportent d’autres caractéristiques aussi liées à la décision initiale du Commissaire. Comme dans la littérature, environ 70 % des plaintes de l’échantillon ont été rédigées par des hommes (voir par exemple Mrozla et al., 2021 ; Pate et Fridell, 1993), mais contrairement aux résultats précédents, cette caractéristique ne semble pas avoir d’impact sur la probabilité qu’une plainte soit accueillie. Ensuite, la qualité du français écrit de la plainte semble démontrer que plus la plainte est lisible, plus elle a de chance d’être acceptée, et que plus elle est illisible en raison de la faible qualité de la langue, plus ses chances sont minces. Dans certains cas, il se pourrait que le français ou l’anglais ne soit pas les langues premières du plaignant et que sa maîtrise de ces langues soit moins bonne. Il est aussi possible que la qualité de la langue écrite soit liée au niveau de scolarité ou aux conditions socioéconomiques du plaignant, des caractéristiques qui ne devraient pas influencer l’orientation initiale donnée à la plainte. Toutefois, sous l’effet de cette seule variable, il n’est pas possible d’affirmer que le Commissaire guide sa décision d’accepter ou de refuser une plainte sous la prémisse du motif de discrimination reliée à la langue ; des études plus approfondies sont nécessaires.

Conclusion

Au Québec, la dénonciation de comportements qui s’apparentent à la déviance policière est faite sous la forme d’une plainte formulée à un organisme indépendant de la police. Comme plusieurs études conduites dans d’autres juridictions ont constaté que la décision d’admettre ou non une plainte dans un processus de traitement pouvait être influencée par plusieurs motifs de discrimination, il convenait de conduire une recherche similaire sur les plaintes citoyennes du Commissaire à la déontologie policière du Québec afin de déterminer si les conclusions précédentes pouvaient être généralisées à tous les contextes. Nos analyses statistiques ont démontré que les motifs de discrimination que nous avons pu étudier ne semblent pas être des facteurs décisionnels quant à l’accueil ou au rejet d’une plainte, à tout le moins lors de l’étape de l’enquête préliminaire. Bien au contraire, ce sont les facteurs légaux qui s’apparentent à la nature de l’allégation, à la précision des informations dans la plainte et à la présence de témoins durant l’intervention qui semblent jouer un rôle prépondérant dans l’orientation d’une plainte. L’article montre également que les analyses statistiques ne permettent pas à elles seules de saisir les discriminations qui peuvent être présentes à l’intérieur du système, comme le soulèvent les exigences en matière de précision de la plainte ou encore par rapport à la lisibilité. Certaines inégalités semblent présentes, mais les analyses statistiques à elles seules ne permettent pas de considérer leur complexité.

Une limite importante de nos analyses est le manque de données. Nous n’avons pas pu inclure plusieurs variables qui s’apparentent aux 14 motifs interdits de discrimination, comme les motifs liés à la condition sociale, au handicap, à l’orientation sexuelle, à l’ethnicité et à la religion, car ces caractéristiques sont peu documentées, voire pas du tout. Or, la littérature met en évidence, par exemple, que l’ethnicité du plaignant et son statut socioéconomique exercent une influence sur l’admission d’une plainte (Lersch, 1998 ; Terrill et Ingram, 2016). Ces études américaines jettent la lumière sur le peu d’importance accordé aux plaintes rédigées par des plaignants noirs, encore moins s’ils viennent de milieux défavorisés. Il aurait été intéressant d’explorer l’impact de ces deux variables sur la décision prise par le Commissaire lors de l’orientation initiale des plaintes. Il faut aussi rester prudent quant à la généralisation des résultats obtenus : l’étude présentée ici devrait être traitée comme exploratoire et appuyant une démarche de recherche spécifique plutôt que comme une analyse définitive permettant de conclure que les décisions du Commissaire sont absolument exemptes de l’influence de facteurs discriminants. De nouvelles études sur le sujet sont nécessaires.

Néanmoins, cette recherche offre des résultats qui n’avaient jamais été observés et analysés sur le territoire québécois. Pour aller plus loin, il serait intéressant de chercher à systématiser la collecte d’informations qui proviennent des plaintes en déontologie policière. Ce faisant, il sera possible de non seulement répondre aux lacunes des valeurs manquantes, mais également de conduire des études sur un plus grand échantillon de plaintes. De plus, une telle systématisation de la collecte de données permettra au Commissaire à la déontologie policière d’avoir une meilleure compréhension non seulement du phénomène de la déviance policière sur le territoire québécois, mais aussi des plaintes citoyennes. Générer des données systématiques sur les caractéristiques des plaintes, des plaignants et des événements, permettra d’approfondir les analyses qui visent à comprendre leur interrelation, à plus grande échelle et sur plusieurs années. Une telle approche permettra en outre d’offrir un suivi moins ponctuel sur une question sociale importante.