Corps de l’article

Les populations vulnérables se caractérisent par le risque accru qu’elles courent d’être victimes d’abus, de blessures ou de tout autre traumatisme. De ces populations font partie différents groupes d’individus dont certains vivent en situation d’extrême pauvreté ou souffrent de problèmes de santé mentale ou de dépendance. Ces personnes en situation de vulnérabilité sont souvent aux prises avec d’autres problèmes liés à l’accès au logement, aux soins de santé et de services communautaires (Kim et al., 2016).

Les personnes en situation d’itinérance (PSI) font partie de ces populations vulnérables. Bien que les définitions varient et ne font pas toujours consensus, les PSI sont des personnes qui n’ont pas de domicile fixe, qui vivent dans une ressource d’hébergement d’urgence ou une résidence de transition, dans un hôtel ou un motel. Le terme sans-abri pour désigner les PSI réduit ces personnes au seul fait qu’elles dorment dans des endroits qui ne sont pas ordinairement aménagés pour y loger, comme des logements abandonnés, des stations de métro ou des campements (Sullivan, 2023). Les PSI peuvent également être classées dans d’autres catégories de personnes en situation de vulnérabilité puisqu’elles souffrent souvent d’autres problèmes, de santé mentale ou de dépendance aux drogues ou à l’alcool (Lemieux, Leclair, Roy, Nicholls et Crocker, 2020). En raison de leur situation précaire et de leur présence dans l’espace public, les PSI ont plus de chance d’entrer en contact avec les forces policières et d’être judiciarisées (Bellot et Sylvestre, 2017 ; Ouellet, Bernheim et Morin, 2021), ce qui réduit par la suite leur capacité à être prises en charge par des ressources communautaires (Quirouette, 2023).

Plusieurs équipes d’intervention spécialisées ont été mises en place afin d’améliorer la prise en charge des PSI et prévenir leur judiciarisation (Marcus et Stergiopoulos, 2022). Dans leur recension, Batko et al. (2020) ont identifié plusieurs projets d’équipes spécialisées, mais l’effet de ces équipes sur la prise en charge des PSI n’y avait pas été évalué.

Notre article présente les résultats d’une évaluation de l’Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale (ÉMMIS), implantée au centre-ville de Montréal. Cette évaluation porte précisément sur le projet pilote mis en oeuvre entre le 20 septembre et le 31 décembre 2021 (il faut noter que le projet évoluera au cours des deux années subséquentes). L’ÉMMIS propose une alternative à la judiciarisation des PSI en offrant une relève aux forces policières lors de conflits ou de situations de crise dans l’espace public. En comparant les résultats des interventions menées par les forces de l’ordre à celles effectuées par l’ÉMMIS, la présente étude a évalué l’effet de l’ÉMMIS à l’aide de trois indicateurs : (1) le transport des PSI à l’hôpital, (2) la prise en charge des PSI par leur milieu de vie ou réseau social, et (3) l’orientation des PSI vers une ressource communautaire.

Interventions policières auprès des PSI

Plusieurs études soulignent que certaines pratiques policières, telles que le profilage social, l’émission de constats d’infraction et l’arrestation, contribuent à la criminalisation des PSI et à leur stigmatisation (Craven, Sapra, Harmon et Hyde, 2021). Cette judiciarisation ou criminalisation des PSI limite leur accès aux services communautaires (Lemieux et al., 2020 ; Quirouette, 2023). Par conséquent, la capacité des forces policières à intervenir adéquatement auprès des PSI de même que la nécessité d’une intervention des acteurs du système judiciaire ont été remises en question à maintes reprises (Quirouette, 2023 ; Quirouette, Beaulieu et Spallanzani-Sarrasin, 2022 ; Bellot et Sylvestre, 2017). Plusieurs équipes spécialisées ont été implantées dans différentes villes afin d’améliorer les interventions auprès des PSI. Les études distinguent trois types d’équipes spécialisées qui interviennent auprès de PSI (Batko et al., 2020 ; Ouellet et al., 2021) : (1) des équipes policières spécialisées, (2) des équipes mixtes, et (3) des équipes civiles composées d’intervenants et d’intervenantes psychosociales (IPS) qui peuvent intervenir à la demande de partenaires comme les forces policières ou les travailleurs et travailleuses de rue.

Aucune étude n’a évalué l’effet des différentes équipes sur la prise en charge ou la judiciarisation des PSI (Batko et al., 2020). Or, plusieurs d’entre elles évaluent toutefois l’effet, sur des personnes en situation de crise ou aux prises avec des problèmes de santé mentale, de ces trois modèles d’équipes (Shapiro et al., 2015 ; Marcus et Stergiopoulos, 2022)[1]. Bien que les PSI suscitent des interventions policières pour d’autres problématiques que la santé mentale (p. ex. parce qu’elles consomment, flânent, urinent ou se trouvent dans un parc après la fermeture) (Bellot et Sylvestre, 2017 ; Boivin et Billette, 2012), les résultats avancés par ces études donnent un aperçu quant au potentiel des différentes initiatives à s’attaquer efficacement à des problématiques psychosociales.

Les équipes policières spécialisées en réponses en intervention de crise (RIC) sont les plus populaires (Compton, Bahora, Watson et Oliva, 2008). Dans ce programme, les policiers et policières suivent volontairement une formation sur les symptômes associés aux troubles mentaux, les techniques de communication et de désescalade de crise, l’évaluation du risque, et les services offerts par les organismes communautaires. Les patrouilles policières font appel aux équipes RIC si elles jugent que la situation peut en bénéficier. Les équipes RIC évaluent la situation et transportent la personne en crise dans un centre spécialisé pour une évaluation plus approfondie (Wood et Watson, 2017).

Dans les équipes mixtes, un ou une IPS accompagne un policier ou une policière (Shapiro et al., 2015 ; Parker et al., 2018). Ces équipes interviennent à la suite d’un appel impliquant une personne en crise ou encore se déplacent à la demande d’une équipe policière traditionnelle. L’équipe mixte prend la relève une fois que la situation est exempte de tout risque. Pendant que le policier ou la policière assure la sécurité du lieu, l’IPS procède à une consultation et à l’évaluation psychosociale de la PSI. La personne en crise peut être dirigée vers les ressources appropriées ou rester dans son milieu de vie lorsqu’un filet de sécurité est mis en place (Blais et al., 2022a). Ces équipes favorisent également le partage d’information entre les forces de l’ordre et les équipes d’intervention psychosociale (Landry et al., 2018). Ces équipes visent notamment à réduire la pression sur les systèmes de justice et de santé, et à améliorer la prise en charge des personnes (Shapiro et al., 2015).

Les synthèses de connaissance montrent que les programmes d’équipes RIC améliorent généralement l’attitude des forces policières face aux problèmes de santé mentale et de situation de crise (Compton et al., 2008). En contrepartie, elles établissent que les programmes RIC ne préviennent pas l’usage de la force lors des interventions et n’améliorent pas la prise en charge des personnes en situation de crise (Taheri, 2016 ; Seo, Kim et Kruis, 2021). Pour ce qui est des équipes mixtes, les synthèses systématiques indiquent que les effets sont mitigés (Shapiro et al., 2015 ; Schucan Bird et Shemilt, 2019). Des évaluations récentes suggèrent toutefois que ces équipes mixtes améliorent la prise en charge des personnes en situation de crise tout en diminuant l’usage de la force lors d’interventions policières (Lamanna et al., 2018 ; Blais et al., 2022a ; Blais et Brisebois, 2021).

Malgré certains résultats encourageants pour les équipes mixtes, plusieurs auteurs soutiennent que des équipes civiles devraient intervenir auprès des PSI (Craven et al., 2022 ; Pope et al., 2023), spécialement lorsque la situation n’implique aucun risque pour les parties impliquées (Marcus et Stergiopoulos, 2022). Les PSI perçoivent souvent les forces policières comme une menace en raison d’expériences préalablement négatives (Magee et al., 2021 ; Livingston et al., 2014). Elles se sentent souvent très vulnérables et craignent d’être tuées, blessées ou injustement arrêtées par les forces de l’ordre (Westbrook et Robinson, 2021 ; Watson, Morabito, Draine et Ottati, 2008 ; Raffestin, 2020). La présence policière lors d’interventions psychosociales serait perçue comme traumatisante, humiliante et stigmatisante (Bradbury et al., 2017 ; Brennan et al., 2016 ; Jones et al., 2022). Enfin, la présence policière nuirait au travail des IPS (Quirouette et al., 2022).

Équipes civiles d’intervention

Les équipes civiles sont composées d’IPS ou de professionnels du milieu de la santé (p. ex. : travailleuses et travailleurs sociaux, éducatrices et éducateurs spécialisés, criminologues). Ces équipes interviennent lors de conflits dans l’espace public, souvent liés à des problématiques de santé mentale, d’itinérance ou de consommation (Townley et al., 2022). Les équipes civiles s’inspirent notamment de l’approche en réduction des méfaits et axent leurs interventions sur les besoins des PSI (White Bird Clinic, 2020). Leurs objectifs visent à améliorer la prise en charge des PSI par les ressources communautaires et à prévenir leur judiciarisation. Dans la ville d’Eugene en Oregon, un programme d’intervention en situation de crise dans les rues propose un numéro d’urgence pour signaler les situations impliquant une PSI. Le programme déploie alors des IPS spécialisés en santé mentale au lieu des forces policières (White Bird Clinic, 2020). Malgré les économies observées au sein des services policiers à la suite de son implantation, cette initiative n’a pas fait l’objet d’une évaluation (Batko et al., 2020).

Peu d’études ont d’ailleurs évalué l’impact des équipes civiles (Batko et al., 2020). Une synthèse des connaissances a identifié dix-huit études qui ont évalué les équipes civiles qui interviennent en situation de crise. Or, treize de ces études sont de nature descriptive et ne permettent pas de statuer sur l’effet de l’intervention sur les personnes en situation de crise (Marcus et Stergiopoulos, 2022). Par exemple, une étude brosse le portrait des usagères et des usagers et des services qu’ils reçoivent dans le cadre des interventions menées par une équipe d’intervention d’urgence psychiatrique à Stockholm, en Suède, la Psykiatrisk akut mobilitet. Selon cette étude, 56 % des interventions de l’équipe ont été réalisées auprès de femmes, 36 % des cas concernaient un risque suicidaire sévère, et 25 % étaient liés à un trouble de santé mentale sévère. Le temps de réponse aux appels variait entre quinze et vingt minutes. Un partenaire était présent dans 76 % des cas (p. ex. : membre de la police ou paramédical). Enfin, 40 % des personnes ont été admises dans un centre de traitement (pour des soins psychiatriques ou des soins en dépendance) et 34 % ont été prises en charge par leur réseau social (Bouveng, Gengtsson et Carlbord, 2017).

Parmi les cinq études évaluatives recensées par Marcus et Stergiopoulos (2022), seulement trois utilisent un devis quasi expérimental permettant de faire le lien entre l’intervention et les résultats (Cordell et Snowden, 2017 ; Fendrich et al., 2019 ; Jacobs et Barrenho, 2011). Ces études ont évalué l’effet des équipes civiles sur les visites aux urgences et les admissions hospitalières dans des unités psychiatriques. Par exemple, une baisse de 22 % a été observée dans les visites aux urgences chez les usagers et les usagères ayant bénéficié de l’intervention d’une équipe multidisciplinaire comparativement à ceux et celles qui ont reçu d’autres services spécialisés (Fendrich et al., 2019). Une autre étude a aussi rapporté les bienfaits d’une équipe multidisciplinaire (le Children’s Full Service Partnership) sur la prise en charge des enfants. Les visites aux urgences pour des problèmes de santé mentale ont diminué significativement chez les enfants ayant profité des services de cette équipe (Cordell et Snowden, 2017). Des études évaluatives supplémentaires sont nécessaires pour mieux documenter l’effet des équipes civiles auprès des PSI (Marcus et Stergiopoulos, 2022).

Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale (ÉMMIS)

L’Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale (ÉMMIS) a été implantée dans le cadre d’un projet pilote au centre-ville de Montréal (Québec, Canada) entre le 20 septembre 2021 et le 31 décembre 2021. Le Service de la diversité et de l’inclusion sociale (SDIS) de la Ville de Montréal a développé l’ÉMMIS. Au moment du projet pilote, l’ÉMMIS était composée de huit membres, soit sept IPS et un coordonnateur. Pendant la durée du projet pilote, l’ÉMMIS était gérée, sous contrat, par un organisme communautaire : la Société de développement social (SDS). L’ÉMMIS était en activité entre 15 h et minuit.

L’ÉMMIS offre une alternative aux forces policières pour les appels non urgents impliquant des PSI dans l’espace public[2]. Ainsi, les membres des forces de l’ordre peuvent contacter l’ÉMMIS s’ils sont aux prises avec une PSI. L’ÉMMIS prend alors la relève pour trouver une solution. De même, les membres des ressources communautaires peuvent appeler l’ÉMMIS au lieu des forces de l’ordre. Des données collectées par l’équipe de recherche lors de patrouilles avec l’ÉMMIS durant le projet pilote indiquent que les interventions (faites ou non à la suite d’appels de partenaire) étaient en lien avec des problématiques d’itinérance (49,7 %), de santé mentale (14,8 %), de toxicomanie (25,2 %) ou autres (10,3 %). Les policiers et policières (57,5 %) et les organismes communautaires (23,6 %) étaient les principaux partenaires qui contactaient l’ÉMMIS (Blais, Jourdain, Gobeil et Houde, 2022 b).

L’ÉMMIS offre quatre types de service : 1) assistance mobile et rapide aux personnes marginalisées, 2) orientation des personnes vers les ressources communautaires et institutionnelles, et accompagnement, 3) médiation et résolution de conflits liés à l’occupation de l’espace public ou à son usage, et 4) présence et prévention dans l’espace public. Les activités de l’ÉMMIS devraient se traduire, entre autres, par une réduction des nuisances causées par les PSI dans l’espace public, une augmentation du recours aux ressources disponibles par les PSI et une réduction des interventions policières auprès de cette clientèle[3].

Le bien-fondé théorique de l’ÉMMIS repose sur les principes de la médiation sociale, qui réfère aux « pratiques d’interventions réalisées sous l’auspice de tiers impartiaux chargés d’instaurer des interfaces communicationnelles entre les acteurs aux prises avec des tensions ou des conflits se produisant dans le cadre d’un milieu de vie » (Jaccoud, 2009, p. 95). Selon cette approche, les parties conservent leur autonomie et prennent les décisions définitives pour résoudre le conflit (Bush et Folger, 2004). Le médiateur pratique l’écoute active, ce qui favorise la mise en place d’un environnement où les parties se sentent respectées et peuvent s’exprimer librement. La médiation sociale encourage aussi l’exploration des intérêts et besoins sous-jacents au conflit afin de trouver des solutions qui répondent aux besoins de chaque partie (Moore, 2014).

Par ses interventions, l’ÉMMIS veut favoriser la cohabitation harmonieuse dans l’espace public et offrir des services adaptés aux PSI. Conformément à l’approche de médiation sociale, l’ÉMMIS travaille de concert avec différents partenaires (services de police, ressources d’hébergement, commerçants, système de santé et de services sociaux, etc.) pour trouver des solutions aux conflits.

Problématique, objectif et hypothèses

Pour les situations sans danger, des IPS devraient intervenir auprès des PSI (Marcus et Stergiopoulos, 2022), qui craignent pour leur sécurité lorsque ce sont des équipes policières qui interviennent (Magee et al., 2021. Les PSI préfèrent d’ailleurs les équipes sans forces policières aux équipes mixtes ou aux équipes policières RIC (Pope et al., 2023). Malgré les arguments en faveur d’une réponse non policière auprès des PSI, davantage d’études évaluatives sont nécessaires afin d’accumuler des données probantes. Les études existantes sont principalement descriptives et permettent rarement de statuer sur l’effet de ces équipes sur quelconque indicateur (Marcus et Stergiopoulos, 2022). Pour leur part, Batko et ses collaborateurs (2020) ont rappelé que les initiatives civiles visant des PSI n’ont pas encore fait l’objet d’une évaluation scientifique.

L’objectif de la présente étude est donc d’évaluer l’impact d’une équipe d’IPS, l’ÉMMIS, sur la prise en charge des PSI. À la suite d’un appel logé par un partenaire (p. ex. : service policier ou organisme communautaire), l’ÉMMIS intervient auprès de PSI lors de conflits dans l’espace public ou d’enjeux de cohabitation. Pour évaluer l’impact de l’ÉMMIS tout en surmontant les limites des évaluations précédentes (p. ex. : absence de groupe témoin), notre étude emploie une technique d’appariement afin de reproduire les conditions d’un essai randomisé (Apel et Sweeten, 2010). Les observations du groupe expérimental sont appariées à des observations similaires dans le groupe témoin afin de réduire l’influence de facteurs concomitants sur les résultats (Shadis, Cook et Campbell, 2002). Cette méthodologie permet ainsi de soupeser l’effet d’ÉMMIS sur : 1) la prise en charge de la PSI par leur milieu de vie ou réseau social, 2) le transport de la PSI à l’hôpital, et 3) l’orientation de la PSI vers une ressource communautaire.

L’approche en médiation sociale et les résultats observés dans certaines évaluations (Cordell et Snowden, 2017 ; Fendrich et al., 2019) permettent de formuler trois hypothèses :

  1. L’intervention de l’ÉMMIS augmente la probabilité pour la PSI d’être prise en charge par son milieu de vie ou réseau social ;

  2. L’intervention de l’ÉMMIS réduit la probabilité pour la PSI d’être transportée à l’hôpital ;

  3. L’intervention de l’ÉMMIS favorise l’orientation de la PSI vers les ressources communautaires.

Méthodologie

Sources des données

Nous avons puisé dans deux sources de données pour évaluer l’effet de l’ÉMMIS sur les différents indicateurs. Premièrement, l’ÉMMIS a collecté des données sur les appels reçus. Il s’agit d’appels provenant de ses partenaires, soit principalement les services policiers et les ressources d’hébergement. Des informations sur ces appels sont compilées dans une base de données, notamment l’heure de l’intervention, les caractéristiques sociodémographiques de la PSI, son état (p. ex. : intoxication, agressivité), le lieu de l’intervention (p. ex. : parc, rue), les acteurs présents (p. ex. : premiers répondants), le type d’intervention (p. ex. : gestion de crise, soutien aux forces policières) et le résultat de l’intervention (p. ex. : raccompagnement vers une ressource, transport vers l’hôpital). Un sommaire détaillé accompagne chaque intervention saisie dans la base de données. Chaque appel suivi d’une intervention de l’ÉMMIS représente une observation du groupe expérimental. La majorité des interventions ont eu lieu sur le territoire du poste de quartier (PDQ) 21 ; l’ÉMMIS pouvait intervenir sur un autre territoire lors de cas exceptionnels. Le groupe expérimental est composée de 81 observations.

Deuxièmement, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a extrait des données du système M-IRIS. Le SPVM a ainsi pu nous transmettre les numéros de rapports d’événements pour des situations où l’ÉMMIS aurait pu intervenir (p. ex. : flânerie ou ivresse sur la voie publique, présence dans un parc après la fermeture, état mental perturbé) dans les PDQ 22 et 38 entre le 20 septembre et 31 décembre 2021 (voir notamment Bellot et Sylvestre [2017] sur les infractions qui sont à l’origine de constats chez les PSI). Des discussions avec des analystes du SPVM nous ont permis de conclure que ces deux PDQ sont confrontés à des problèmes qui s’apparentent le plus à ceux du PDQ 21[4]. Une fois les données recueillies pour les PDQ 22 et 38, nous avons procédé à la collecte de données additionnelles concernant des interventions survenues l’année précédente (du 20 septembre 2020 au 31 décembre 2020) dans le PDQ 21 afin d’accroître la taille du groupe témoin. Cette stratégie nous permet ainsi d’avoir un bassin plus volumineux, dans le groupe témoin, d’observations qui sont susceptibles de ressembler à celles du groupe expérimental (Blais et Brisebois, 2021). Chaque rapport d’événement était accompagné d’autres documents (p. ex. : rapport d’infraction, transport au poste de police) et d’informations détaillées sur l’identité de la personne interpellée. Les champs de données utilisées par la SDS l’étaient aussi par le SPVM. Un premier tri nous a permis de retenir les événements survenus entre 15 h et minuit (les heures d’opération de l’ÉMMIS). De plus, une lecture attentive des rapports d’événement et de leur narratif nous a permis de retirer les situations où l’ÉMMIS ne serait pas intervenue (p. ex. : tentative de suicide, personne armée). Au total, 208 observations se trouvaient dans le groupe témoin.

Nous avons procédé à l’extraction des données à l’aide d’une grille préalablement utilisée dans le cadre d’autres recherches évaluatives (Blais et al., 2022a ; Blais et Brisebois, 2021). Cette grille nous a permis d’extraire et de codifier les données de la même façon pour les deux sources de données (voir l’annexe 1). Puisque la grille avait été préalablement utilisée en milieu policier, nous avons fourni aux membres de l’ÉMMIS la grille avec des définitions pour chaque variable et leurs modalités. Des discussions entre l’équipe de recherche et les membres de l’ÉMMIS ont permis de clarifier toute définition ou modalité incomprise. La grille a permis de recueillir des données sur des facteurs individuels et contextuels susceptibles d’influer sur le résultat d’une intervention, soit des informations essentielles à connaître lors de l’appariement des observations du groupe témoin et expérimental (Apel et Sweeten, 2010). Enfin, la grille a recueilli des données sur le résultat de l’intervention.

Variables à l’étude

Nous avons utilisé trois types de variable pour cette étude. La variable traitement renvoie au type d’intervention. Elle distingue les situations gérées par l’ÉMMIS (1) de celles impliquant les services policiers (0). Sur les 289 interventions, 28 % ont été réalisées par l’ÉMMIS (n = 81). L’ÉMMIS intervenait à la suite de l’appel d’un partenaire. Lors de la prise d’appel, les partenaires ont indiqué que l’itinérance était à l’origine du conflit lié à la cohabitation ou à l’usage de l’espace public dans 92,8 % des cas.

Les sept variables de contrôle nous ont permis dans un premier temps de calculer le score de propension et, dans un second temps, d’apparier les observations des groupes témoin et expérimental avec des scores similaires. Nous avons retenu ces sept variables puisqu’elles étaient susceptibles d’influencer le résultat d’une intervention impliquant une PSI (Blais et al., 2022a ; Bolger, 2015).

  • Genre : Cette variable distingue les interventions qui ciblent les hommes (73,7 %) de celles visant les femmes (26,3 %). Une seule personne transgenre a été impliquée dans les interventions et a été incluse avec les femmes puisqu’elle s’identifiait ainsi.

  • Ethnie : Faute d’un volume suffisant, cette variable distingue uniquement les interventions qui ciblent des personnes blanches (67,5 %) de celles ciblant des personnes non blanches (32,5 %). Parmi les personnes non blanches, 5,5 % étaient Autochtones (n = 16).

  • Âge : Les rapports policiers contenaient l’âge précis de la PSI, tandis que les données d’ÉMMIS donnaient une estimation de l’âge de la PSI, car la personne n’avait pas à s’identifier lors de leurs interventions. Selon leurs connaissances de la personne et leurs impressions, les IPS d’ÉMMIS ont classé la PSI dans l’une des six catégories d’âge : 1) moins de 18 ans, 2) 18-24 ans, 3) 25-39 ans, 4) 40-54 ans, 5) 55-64 ans, et 6) 65 ans et plus. Nous avons donc classé les données policières selon ces mêmes catégories. La majorité des PSI se trouvaient dans la troisième ou quatrième catégorie ; 70,6 % des personnes ciblées par les interventions avaient entre 25 et 54 ans.

  • Autre partenaire présent : Cette variable distingue les interventions impliquant un seul acteur (c’est-à-dire l’ÉMMIS ou la police) de celles impliquant plusieurs partenaires (p. ex. : ambulanciers ou ambulancières, pompiers ou pompières, travailleuses ou travailleurs de rue). Les résultats indiquent que 20,8 % des interventions impliquaient plus d’un partenaire.

  • Intoxication : L’intoxication est évaluée à l’aide d’indices physiques (p. ex. : personne chancelante, odeur d’alcool, élocution lente) par les services policiers ou par les intervenants et intervenantes. Aucune distinction n’est faite pour la substance. Les forces policières ou les membres de l’ÉMMIS ont estimé que 40,1 % des personnes étaient intoxiquées au moment de l’intervention.

  • Agressivité : Les forces de l’ordre et les membres de l’ÉMMIS ont évalué l’agressivité lors de leurs interventions. L’agressivité était principalement verbale, bien que parfois la personne pouvait représenter une certaine menace en raison de son agitation. Les IPS de l’ÉMMIS cochaient une case lorsqu’ils ou elles jugeaient que la personne était agressive. Pour les interventions policières, le narratif joint au rapport contient de l’information sur le déroulement de l’intervention. Les policiers et policières inscrivent des notes relatives à l’état de la personne, notamment si elle manifeste des comportements agressifs. À l’instar d’autres études (Blais et al., 2022a ; Blais et Brisebois, 2021), nous avons considéré tout comportement agressif (p. ex. : crier, insulter, frapper le mur) ou toute note à cet effet de la part des forces policières (p. ex. : résistance du suspect) comme un comportement agressif. Selon les informations disponibles, aucune personne n’a attaqué physiquement les forces policières ou les membres de l’ÉMMIS. Les résultats indiquent que 20,1 % des personnes étaient agressives.

  • Lieu : Le lieu indique l’endroit où l’intervention s’est déroulée. La majorité (76,1 %) des interventions ont eu lieu dans l’espace public (p. ex. : rue, parc, stationnement) et les autres, dans des endroits privés (p. ex. : commerce, ressource communautaire).

Les variables dépendantes correspondent aux résultats des interventions. Des indicateurs comme les constats d’infraction, les arrestations, la détention ou l’utilisation de la force n’ont pas été retenus puisque ces actions sont propres aux forces policières, et qu’elles ne peuvent pas être posées par l’ÉMMIS[5]. Nous avons retenu trois indicateurs en lien avec la mission de l’ÉMMIS :

  • Prise en charge par le milieu de vie ou par le réseau social : Cette variable identifie les PSI qui sont demeurées dans leur milieu de vie ou qui ont été prises en charge par leur réseau social (1 = oui, 0 = non). Le milieu de vie renvoie à l’endroit fréquenté par la PSI lors de l’intervention (p. ex. : campement, coin de rue) et le réseau social renvoie aux amis ou proches qui peuvent en prendre soin. La PSI peut rester dans son milieu de vie lorsque sa sécurité ou santé n’est pas compromise et qu’un filet de sécurité est mis en place (Blais et al., 2022a).

  • Transport à l’hôpital : Cette variable identifie les PSI transportées à l’hôpital à la suite de l’intervention (1 = oui, 0 = non). Plusieurs études montrent que les forces policières demandent régulièrement que les PSI soient transportées à l’hôpital, spécialement lorsqu’elles sont en situation de crise. Or, les hôpitaux sont souvent mal préparés pour recevoir cette clientèle, qui se voit souvent donner son congé sans avoir eu accès aux services requis (Lamb et al., 2002 ; Matheson et al., 2005). Les équipes spécialisées devraient offrir une alternative aux hospitalisations dans la mesure du possible (Blais et al., 2022a ; Blais et Brisebois, 2021). Au total, 27,7 % des PSI ont été amenées à l’hôpital.

  • Orientation vers une ressource communautaire : Cette variable identifie les interventions où la PSI a été dirigée vers une ressource (1 = oui, 0 = non). Un des objectifs de l’ÉMMIS consiste à informer les PSI sur les ressources communautaires, spécialement les ressources d’hébergement, et à les orienter vers celles-ci. Cette démarche permet de résoudre des conflits liés à l’utilisation de l’espace public. Dans presque tous les cas, l’ÉMMIS reconduisait la personne en voiture à la ressource et l’accompagnait jusqu’à sa prise en charge par l’organisme. Au total, 26,3 % des PSI ciblées par les interventions ont été dirigées vers une ressource.

Stratégie analytique

À l’instar d’autres études qui ont évalué l’impact d’équipes spécialisées (Blais et al., 2022a ; Blais et Brisebois, 2021), nous avons suivi une stratégie analytique en trois étapes. Premièrement, nous avons utilisé les sept variables de contrôle pour prédire le score de propension, soit une valeur variant entre 0 et 1, qui exprime la probabilité pour une observation de se retrouver dans le groupe expérimental (c’est-à-dire la probabilité que l’ÉMMIS soit intervenue sur le terrain) (Rosenbaum et Rubin, 1983). Deuxièmement, des tableaux croisés dynamiques nous ont permis de comparer la distribution des variables dépendantes en fonction du type d’intervention (c’est-à-dire une intervention par l’ÉMMIS ou par le service de police). Ces analyses nous ont permis d’établir un taux de base qui facilite l’interprétation de l’effet moyen du traitement (EMT) (Blais et al., 2022a). Troisièmement, nous avons calculé l’EMT une fois que nous avons apparié les observations des deux groupes sur la base du score de propension. L’EMT correspond à la différence moyenne entre les résultats obtenus par un groupe et par l’autre. Nous avons privilégié la technique d’appariement de type Kernel en raison de la petite taille de l’échantillon (Becker et Ichino, 2002). Ce type d’appariement donne plus de poids aux observations qui sont les plus proches du point de vue de leurs scores de propension lors du calcul de l’EMT. Nous avons aussi calculé des EMT avec différentes stratégies pour mesurer la sensibilité des résultats aux manipulations statistiques (Apel et Sweeten, 2010).

Le présent projet de recherche a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche, secteur Société et culture (CER-SC), de l’Université de Montréal (certificat d’éthique # CERSC-2021-142-D).

Résultats

Le tableau 1 rapporte trois principaux résultats : 1) les statistiques descriptives pour les variables de contrôle, 2) les résultats de l’analyse de régression logistique qui prédit le score de propension, et 3) le biais standardisé qui mesure l’équilibre entre les groupes.

Les analyses de régression logistique prédisent la probabilité qu’une intervention soit gérée par l’ÉMMIS en fonction des sept variables de contrôle. Quatre variables prédisent significativement la probabilité qu’une intervention soit gérée par l’ÉMMIS. Le fait d’être une personne non blanche (RR = 0,55 ; p ≤ 0,10), le fait de présenter de l’agressivité (RR = 0,50 ; p ≤ 0,10), ainsi que la présence d’un autre intervenant (RR = 0,29 ; p ≤ 0,01) réduisent les probabilités que l’ÉMMIS intervienne. À l’inverse, la probabilité que l’ÉMMIS intervienne augmente lorsque l’intervention n’a pas lieu dans un endroit public (RR = 10,7 ; p ≤ 0,01).

Tableau 1

Statistiques descriptives, résultats des analyses de régression logistique et de diagnostic

Statistiques descriptives, résultats des analyses de régression logistique et de diagnostic

RR = risque relatif ; IC = intervalle de confiance.

L’âge a été traité comme une variable continue dans les analyses de régression.

Le biais standardisé est présenté pour un appariement reposant sur la méthode Kernel Epanechnikov. Les résultats sont similaires pour les autres méthodes d’appariement.

* p ≤ 0,10 ; ** p ≤ 0,05 ; *** p ≤ 0,01

-> Voir la liste des tableaux

Les résultats des analyses de régression démontrent que les groupes expérimental et témoin ne sont pas équivalents et, par conséquent, que d’autres facteurs que la seule présence de l’ÉMMIS pourraient affecter les résultats (Shadish et al., 2002). Une simple comparaison pourrait mener à la conclusion qu’une intervention de l’ÉMMIS améliore la prise en charge des PSI comparativement à une prise en charge policière. Par exemple, le calcul de l’effet de l’ÉMMIS risque d’être faussé par la surreprésentation des forces policières lors d’intervention auprès d’une clientèle agressive qui se prête moins aux mesures alternatives. L’appariement permet donc de comparer des observations similaires, et donc d’obtenir des estimations fiables. L’indice du biais standardisé montre justement que l’appariement sur la base du score de propension permet d’obtenir des groupes équilibrés. Un biais standardisé inférieur à 20 indique que les groupes sont équilibrés (Apel et Sweeten, 2010 ; Rosenbaum et Rubin, 1983). Toutes les variables de contrôle présentent un biais standardisé inférieur à 9,1 après l’appariement.

Les résultats du tableau 2 comparent la distribution des variables dépendantes pour les groupes témoin et expérimental. Ce tableau présente aussi les valeurs phi et les seuils de tolérance. Les PSI sont moins susceptibles d’être prises en charge par leur milieu de vie ou par leur réseau social lorsque l’ÉMMIS intervient (6,2 %) comparativement aux forces policières (45,7 %). Les interventions sont moins susceptibles de se terminer par un transport vers l’hôpital lorsque l’ÉMMIS effectue l’intervention (7,4 %) que lors d’interventions policières (35,6 %). Enfin, les PSI sont plus susceptibles d’être orientées vers une ressource communautaire lorsque l’intervention est effectuée par l’ÉMMIS (86,4 %) plutôt que par les forces policières (2,9 %).

Tableau 2

Tableaux croisés et résultats aux analyses du khi-carré

Tableaux croisés et résultats aux analyses du khi-carré

* p ≤ 0,10 ; ** p ≤ 0,05 ; *** p ≤ 0,01

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 3

Effet moyen de l’ÉMMIS sur trois indicateurs

Effet moyen de l’ÉMMIS sur trois indicateurs

Les erreurs types sont présentées entre parenthèses. Dans les estimations pour les modèles de régression contrôlant pour le score de propension et les estimations appuyées sur l’appariement au score de propension avec la technique Kernel, les erreurs types ont été calculées avec la fonction bootstrap avec 100 réplications.

* p ≤ 0,10 ; ** p ≤ 0,05 ; *** p ≤ 0,01

-> Voir la liste des tableaux

Le tableau 3 rapporte l’EMT en fonction de quatre différentes techniques d’estimation. Nous avons obtenu les estimations du modèle A à l’aide de régressions linéaires multiples sans et avec les variables de contrôle. Les résultats du modèle B ont été obtenus avec des analyses de régression multiple avec un contrôle statistique pour le score de propension. Enfin, les modèles C et D ont évalué l’EMT avec des observations appariées sur le score de propension. Les résultats sont semblables d’un modèle à l’autre. Les résultats sont donc présentés en mettant l’accent sur les estimations s’appuyant sur l’appariement de type Kernel (Apel et Sweeten, 2010).

Selon les résultats de la technique Kernel :

  1. L’ÉMMIS réduit de façon significative la probabilité qu’une PSI soit prise en charge par son milieu de vie ou réseau social. Cette réduction varie entre 41,0 et 41,3 points de pourcentage. Dans l’ensemble des cas, les EMT sont significatifs (p ≤ 0,01), et leurs erreurs types sont similaires.

  2. L’ÉMMIS réduit de façon significative la probabilité qu’une PSI soit transportée à l’hôpital. Les EMT suggèrent que l’ÉMMIS réduit cette probabilité de 33,7 à 34,2 points de pourcentage. Les trois EMT sont significatifs (p ≤ 0,01), et leurs erreurs types sont similaires.

  3. L’ÉMMIS augmente significativement la probabilité qu’une PSI soit dirigée vers une ressource communautaire. Ces hausses varient entre 90,2 et 90,6 points de pourcentage. Les trois EMT sont significatifs (p ≤ 0,01), et leurs erreurs types varient légèrement.

Discussion

Cette étude a évalué l’impact de l’ÉMMIS sur la prise en charge des PSI dans le cadre de conflits liés à l’occupation de l’espace public ou à son usage. Pour évaluer l’impact de l’ÉMMIS, les observations du groupe expérimental ont été appariées à des observations similaires dans le groupe témoin afin de réduire l’influence de facteurs concomitants sur les résultats (Shadish et al., 2002). En nous appuyant sur l’approche en médiation sociale (Jaccoud, 2009), nous avions formulé trois hypothèses :

  1. L’intervention de l’ÉMMIS réduit la probabilité d’être transporté à l’hôpital ;

  2. L’intervention de l’ÉMMIS favorise l’orientation des PSI vers les ressources communautaires ;

  3. L’intervention de l’ÉMMIS augmente la probabilité d’être pris en charge par son milieu de vie ou réseau social.

Les présents résultats appuient deux hypothèses qui rejoignent la proposition de Marcus et Stergiopoulos (2022) selon laquelle les équipes civiles sont prometteuses pour améliorer les interventions auprès des PSI dans l’espace public.

Une première hypothèse soutenait que l’ÉMMIS réduirait les transports de PSI à l’hôpital. Il s’agit d’ailleurs d’un objectif des équipes spécialisées (Shapiro et al., 2015), car les transports à l’hôpital ne sont pas toujours nécessaires (Matheson et al., 2005 ; Lamb et al., 2002). Cette hypothèse est confirmée et consolide les conclusions d’autres études indiquant que les équipes civiles d’interventions préviennent l’utilisation des services d’urgence (Cordell et Snowden, 2017 ; Fendrich et al., 2019). Bien que l’ÉMMIS n’ait pas le mandat d’intervenir lors de situations urgentes, où la santé ou la sécurité de l’individu sont compromises, tout porte à croire que les partenaires les contactaient pour des situations qui auraient pu mener à un transport à l’hôpital. Des études montrent d’ailleurs que les forces policières ont souvent tendance à demander qu’une personne en crise soit transportée à l’hôpital sans que ce soit vraiment nécessaire (Blais et al., 2022a ; Blais et Leclerc, 2023).

Une seconde hypothèse avançait que l’ÉMMIS favoriserait l’orientation des PSI vers les ressources communautaires. Cette hypothèse est confirmée ; les résultats indiquent qu’une intervention de l’ÉMMIS augmente les chances qu’une PSI soit dirigée vers une ressource communautaire comparativement à une intervention policière. Les IPS possèdent souvent de meilleures connaissances et compétences que les policiers et les policières sur les ressources disponibles, l’évaluation psychosociale, les techniques pour désamorcer les crises et prendre en charge les personnes vulnérables (Jachimowski, Smathers, Smathers et Lemmon, 2021 ; Morabito et al., 2012).

Une troisième et dernière hypothèse soutenait que les PSI seraient plus susceptibles de rester dans leur milieu de vie ou d’être pris en charge par leur réseau social lors d’une intervention de l’ÉMMIS. Contrairement à d’autres études sur les équipes spécialisées (Blais et al., 2022a ; Blais et Brisebois, 2021), cette hypothèse est infirmée. Les PSI étaient moins susceptibles d’être prises en charge par leur milieu de vie ou par leur réseau social lorsque l’ÉMMIS intervenait. Ce résultat peut paraître contre-intuitif, car les équipes spécialisées mettent souvent en place des filets de sécurité pour que la personne puisse demeurer dans son milieu de vie (Landry et al., 2018). Or, l’ÉMMIS intervenait auprès de PSI, comparativement aux autres études évaluatives, qui s’intéressent avant tout aux situations de crise (Shapiro et al., 2015 ; Marcus et Stergiopoulos, 2022). Les PSI vivent souvent en marge de la société et peuvent rarement compter sur un réseau social pour obtenir de l’aide (Kim et al., 2016). L’orientation d’une PSI et son transport vers une ressource d’hébergement constituaient souvent la solution au conflit. Les membres de l’ÉMMIS avaient aussi une excellente connaissance des services disponibles dans plusieurs arrondissements, ce qui peut expliquer que des PSI aient été souvent dirigées vers des ressources d’hébergement. Néanmoins, les appels des partenaires et l’orientation des PSI vers les ressources communautaires ne représentaient pas la norme lors des interventions de l’ÉMMIS (Blais et al., 2022b). Les appels étaient peu fréquents lors du projet pilote, et l’ÉMMIS passait une partie importante de son temps à patrouiller dans l’espace public. Une étude ethnographique faite en parallèle avec l’évaluation d’impact montre que la majorité des interventions de l’ÉMMIS étaient faites de manière spontanée et se soldaient par des observations et des prises de contact. Les IPS renseignaient les PSI sur les ressources disponibles et leur donnaient parfois des vêtements et de la nourriture. Les PSI demeuraient généralement dans leur milieu de vie (Blais et al., 2022b).

Les hypothèses relatives aux effets attendus de l’ÉMMIS reposent largement sur l’approche en médiation sociale où les IPS tentent de trouver une solution impartiale pour résoudre les conflits dans l’espace public (Jaccoud, 2009 ; Bush et Folger, 2004). Les indicateurs sélectionnés pour évaluer l’ÉMMIS ont été choisis en conséquence, soit pour détecter les résultats d’une résolution efficace du conflit. Cette façon de conceptualiser les effets attendus de l’ÉMMIS s’inscrit dans la continuité des travaux sur le droit pénal comme outil de contrôle social, ce qui inclut la régulation thérapeutique (Ouellet et al., 2021). Les forces policières jouent un rôle privilégié en raison non seulement de la pénurie des services sociaux, mais aussi de leur présence dans l’espace public (Ouellet et al., 2021). L’identification des PSI, ou de façon plus générale des personnes en situation de vulnérabilité, par les policiers et les policières constitue en quelque sorte la première étape pour avoir éventuellement accès à l’ÉMMIS. Wacquant (2009) rappelle que la frontière est parfois mince entre les politiques pénales et les politiques sociales. Le profilage social dont sont victimes les PSI pourrait s’accentuer dans une volonté de la part des forces de l’ordre d’en confier un plus grand nombre à l’ÉMMIS, ce qui pourrait être vu comme essentiel à leur mandat (Ouellet et al., 2021). Ces enjeux de profilage ou de traitement discriminatoire doivent être considérés avec soin et auraient intérêt à être l’objet de futures études. Les présents résultats montrent, par exemple, que les personnes non blanches étaient moins susceptibles d’être prises en charge par l’ÉMMIS que par les forces policières (Tableau 1).

Des études complémentaires sont nécessaires, notamment du point de vue des PSI afin de voir si l’ÉMMIS répond à leurs besoins (Townley et al., 2022). Les PSI pourraient se déplacer vers d’autres arrondissements pour éviter les contacts fréquents avec les forces policières et les équipes d’intervention psychosociale. Similairement, nous gagnerions à voir des chercheurs se pencher sur la capacité des équipes spécialisées à réduire les futurs contacts avec les services policiers. Une étude récente a montré que la prise en charge d’individus en situation de crise par une équipe mixte ne réduisait pas les contacts subséquents avec les policiers (Yang et al., 2024). Il est donc essentiel de mener des études pour comprendre comment les PSI sont prises en charge à la suite d’une recommandation de l’ÉMMIS et d’analyser leur trajectoire de services. Il s’agit de deux préoccupations qui ressortent de la littérature scientifique (Craven et al., 2022 ; Quirouette, 2023 ; Lemieux et al., 2020).

Enfin, les présents résultats découlent du projet pilote mené à l’automne 2021 dans l’arrondissement Ville-Marie, qui correspond au centre-ville de Montréal. Toute généralisation de ces résultats à d’autres contextes ou clientèles serait prématurée pour plusieurs raisons. Déjà, l’ÉMMIS a évolué. Dès 2023, elle a été déployée dans deux autres arrondissements de Montréal (Plateau-Mont-Royal et Mercier–Hochelaga-Maisonneuve) et ses heures d’activité sont passées de neuf heures à quinze heures par jour (Gaudreault, 2023). L’équipe d’intervention psychosociale a doublé ses effectifs, pour se situer à quatorze intervenants et intervenantes. Aujourd’hui, l’ÉMMIS est présente dans quatre arrondissements et est disponible 24 heures sur 24 (Ville de Montréal, n. d.). Des évaluations supplémentaires pourraient être menées afin de documenter ce déploiement à grande échelle et ses effets tant sur les pratiques des IPS que sur la prise en charge des personnes ciblées. Le projet pilote a aussi eu lieu durant la pandémie de COVID-19, où les capacités des ressources communautaires étaient limitées et où les IPS devaient composer avec différents règlements influençant leurs pratiques (Quirouette et al., 2022).

Conclusion

L’ÉMMIS apparaît comme une mesure prometteuse pour prendre en charge les conflits impliquant des PSI dans l’espace public lors de situations non urgentes. L’ÉMMIS favorise l’orientation des PSI vers les ressources communautaires tout en diminuant les transports inutiles vers l’hôpital. Les PSI étaient moins susceptibles de demeurer dans leurs milieux de vie lors d’interventions menées par l’ÉMMIS ; or plusieurs informations laissent croire qu’une telle option n’était pas viable.