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En Suisse, jusqu’au début des années 1990, le renseignement politique intérieur (RPI)[2] évolue dans un vide juridique (Thétaz, 2019). À la suite du « scandale des fiches », un scandale politique de grande ampleur mettant en cause, à la fin des années 1980, la surveillance massive des citoyens et des citoyennes par la police politique (Rayner et al., 2016), les autorités sont contraintes de légaliser le RPI. L’activité de la police dite « préventive » fait alors l’objet d’un processus législatif particulièrement long et controversé, marqué notamment par le lancement d’une initiative populaire visant l’abolition de la police politique et l’enlisement de plusieurs projets législatifs. Finalement, en 1998, l’initiative abolitionniste est largement rejetée en votation populaire, ce qui permet alors de légitimer l’entrée en vigueur de la Loi sur le maintien de la sûreté intérieure (LMSI), un texte très disputé lui aussi, qui officialise le RPI, en limite les objectifs (terrorisme, espionnage, extrémisme violent et crime organisé), tout en codifiant les modalités de la surveillance de façon à les rendre compatibles avec les principes de l’État de droit et de la démocratie (Rayner et Voutat, 2019). Jugée trop restrictive, cette première loi suscite d’emblée des critiques de la part des autorités politiques et du personnel de la sécurité intérieure, qui estiment alors que les moyens à la disposition du service et sa structure organisationnelle sont inadaptés aux nouvelles formes de menaces qui caractérisent cette période de sortie de la guerre froide. Les controverses se renforcent dès 2001, puis à la suite des attentats en Europe en 2004 et 2005, et se poursuivent jusqu’en 2015, avec l’adoption aux Chambres (ici encore très contestée) de la Loi sur le renseignement (LRens). Celle-ci énumère les menaces à la sécurité intérieure et extérieure ciblées par la loi et surtout reconfigure de façon élargie les tâches, droits et obligations du Service de renseignement de la Confédération (SRC), en prévoyant de nouvelles mesures en matière de recherche de l’information. Présentée par les autorités politiques comme respectueuse des libertés fondamentales, mais combattue en référendum par le comité « contre l’État fouineur », la loi est largement acceptée par près des deux tiers du corps électoral en 2016.

Ce processus de mise en droit ravive d’importantes controverses juridiques et politiques, sous l’angle notamment de la façon dont la loi distingue les compétences de la police judiciaire dans la poursuite des infractions pénales (y compris les « actes préparatoires ») de celles attribuées aux services de renseignement dans la surveillance d’activités érigées en « menaces » potentielles (pour l’État, l’ordre public ou la sécurité intérieure), mais qui ne constituent pas (encore) des délits relevant du droit pénal. En Suisse comme dans les démocraties libérales, cette distinction, juridiquement complexe et politiquement sensible, entre police judiciaire et police « préventive », est au centre des polémiques qui ont précédé et suivi les processus de légalisation du RPI. Il s’impose donc d’y revenir de manière synthétique pour en saisir les enjeux tels qu’ils s’expriment dans le contexte helvétique (Lubishtani et Monod, 2020 ; Métille, 2011 ; Isenring et Quiblier, 2017) et qui sont, pour l’essentiel, d’ores et déjà identifiés par les Surveillance Studies (Forcade et Warusfel, 2019 ; Saint Bonnet, 2019). À la fois nécessaire et légitime, cette mise en perspective critique (et parfois normative) des controverses politiques et doctrinales à propos du RPI invite en effet à « prendre le droit au sérieux » lorsqu’il entend codifier une pratique. Encore faut-il ensuite s’interroger sur son effectivité au moment de son application. Telle est pour l’essentiel la trame générale de cette contribution.

Dans une première section, il s’agit de déterminer les enjeux de cette mise en droit tels qu’ils s’expriment dans la LRens. Que prévoit cette loi ? Quelles sont ses finalités ? À quels problèmes est-elle censée répondre ? Quels moyens plus ou moins restrictifs introduit-elle pour les atteindre ? Pour autant, comme le notait le politiste Bernard Lacroix (1992, p. 71), si « l’argument juridique tend à irriguer, aujourd’hui peut-être plus qu’en d’autres circonstances, la vie politique officielle […], il n’en reste pas moins que le recours à la casuistique et à l’herméneutique juridiques n’est pas d’un grand secours pour comprendre la construction et la dynamique des institutions ». Cette mise en garde suggère alors un déplacement de l’analyse, qui consiste à envisager le droit à partir du point de vue des personnes chargées de le mettre en oeuvre. La posture adoptée ici procède d’une normalisation méthodologique de cet objet d’étude qu’est le RPI (Dobry, 1997). Considérant les fonctionnaires, les policiers et les policières chargés des activités de renseignement comme des street-level bureaucrats, selon la formule de Lipsky (2010), elle entend soumettre leurs pratiques quotidiennes (Ben Jaffel, 2020) aux questionnements propres à l’analyse sociologique de l’action publique. Dès lors, quels rapports les agents et les agentes du renseignement entretiennent-ils à l’égard du dispositif juridique censé les encadrer ? Telle est la question posée dans la deuxième section, qui porte plus précisément sur les représentations que les fonctionnaires nourrissent à l’égard de la loi. On pourrait en effet s’attendre à ce qu’ils manifestent de l’hostilité relativement aux entraves juridiques, procédurales, administratives et politiques pesant sur leur travail, ou tout au moins qu’ils s’en méfient, en regard de l’importante liberté d’action accordée au RPI avant le « scandale des fiches ». En réalité, notre enquête montre un rapport ambivalent de ces professionnels et professionnelles face au droit, qui y trouvent une justification de leurs pratiques, tout en déplorant certaines contraintes bureaucratiques et s’inquiétant parfois du flou juridique de nombreuses règles ou « zones grises » de la loi. Sans doute inhérent à toute pratique administrative, ce constat invite alors, dans une troisième section, à analyser la portée pratique de ces représentations ambivalentes du droit. Les fonctionnaires admettent en effet s’en accommoder en revendiquant une marge de manoeuvre étendue, reconduisant ainsi sous d’autres formes cette logique du chèque en gris soulignée par Brodeur (1984), dont ils et elles peuvent aussi se prévaloir en vertu des objectifs généraux assignés à leur travail.

Cette contribution repose sur des données issues d’une thèse de doctorat en science politique portant sur les évolutions du renseignement intérieur en Suisse après le « scandale des fiches » en 1990. Ce travail repose sur l’analyse de sources documentaires (articles de presse, rapports, documents officiels, interventions et débats parlementaires) relatives au processus de légalisation de cette activité, ainsi que sur 16 entretiens semi-directifs, d’une durée d’une à trois heures, menés entre 2021 et 2024 avec des fonctionnaires du SRC et des instances d’exécution cantonales. Fondés sur une sociologie compréhensive des pratiques institutionnelles, ces entretiens se sont attachés à saisir la rationalité des agents et des agentes dans ce qu’ils disent de l’exercice de leur métier, de leur rapport au droit et de ses effets sur leurs pratiques. Ils ont porté un regard attentif aux propriétés des agents, à leurs trajectoires sociales et professionnelles ainsi qu’aux positions occupées dans l’institution (Bonelli et al., 2021). Saisir des pratiques réputées secrètes dans les discours soulève des difficultés, raison pour laquelle les données ont été croisées ou, comme le suggère Samy Cohen (1999), vérifiées lors d’autres entretiens. L’analyse des données a ensuite cherché à relever les récurrences dans les discours par l’élaboration d’une grille d’analyse, liée à des questions théoriques et nourrie de manière inductive. Pour ne pas perdre l’épaisseur et la richesse des matériaux, les entretiens codés sont ensuite analysés en repérant les singularités, différences ou divergences, rapportées aux positions occupées ainsi qu’aux qualifications. Compte tenu des spécificités du terrain d’enquête et pour protéger la confidentialité des participants et des participantes, ces entretiens ont été anonymisés. Cette technique soulève néanmoins des complications particulières lorsqu’il s’agit de personnes publiques, occupant notamment des positions uniques. Pour ne pas renoncer à des caractéristiques marquantes qui ont un intérêt pour l’enquête, de faux détails ont été ajoutés dans les descriptions afin que les personnes ne puissent pas être identifiées. Dans le même but, nous n’indiquerons pas si les propos ont été traduits. Lorsque des personnes germanophones se sont exprimées en français, des formulations ont parfois été remaniées pour ne pas repérer la langue d’origine. Finalement, l’écriture épicène est utilisée dans cet article pour rendre visible la présence de femmes sur le terrain d’enquête et répondre à des soucis d’anonymisation. Dès lors que, dans un milieu majoritairement masculin, utiliser le féminin reviendrait à compromettre l’anonymat des femmes qui ont participé à la recherche.

Les enjeux politiques et juridiques de la loi sur le renseignement

Issue d’un rapport de force politique tout à la fois favorable à la logique de prévention des menaces à la sécurité intérieure, mais contrainte par les dénonciations fondées sur les possibles dérives d’un État « fouineur », la LMSI encadre depuis 1998 les activités de surveillance de façon plutôt restrictive, notamment en comparaison de ce qui se fait à l’international (Conseil fédéral, 19 février 2014, p. 1156-1166). Conçue comme une riposte au scandale, cette loi détermine de façon précise le champ d’activité du SRC et les moyens à sa disposition. Si elle autorise la collecte d’informations pour détecter précocement certaines menaces (terrorisme, espionnage, extrémisme violent, crime organisé, actes préparatoires relatifs au commerce illicite d’armes et de substances radioactives, transfert illégal de technologie), elle limite les investigations aux informations récoltées sur la base d’exploitation de sources accessibles au public, de documents publics, d’enquêtes sur l’identité ou le lieu de séjour de personnes. Le SRC peut aussi observer des faits dans des lieux publics et accessibles, y compris au moyen d’enregistrements d’images et de sons, et relever les déplacements et les contacts de personnes. Considérées comme ne portant pas suffisamment atteinte à la sphère privée pour requérir une procédure d’autorisation codifiée, ces mesures d’investigation ne sont pas soumises à un contrôle a priori (Métille, 2011).

Entrée en vigueur le 1er septembre 2017, la LRens élargit ces possibilités et introduit de nouveaux moyens dits « spéciaux » de recherche d’informations, tout en prévoyant un certain nombre de limites et procédures de contrôle (Conseil fédéral, 19 février 2014). Quelles sont désormais les missions et modalités juridiquement codifiées du SRC ? Conformément à l’objectif annoncé, cette section vise à présenter le cadre juridique délimitant l’activité du service, afin d’identifier les règles à partir desquelles les agents et les agentes orientent leurs pratiques ou tout au moins auxquelles ils se réfèrent dans les entretiens menés avec eux.

Pour « détecter précocement » et « neutraliser les menaces » évoquées plus haut que la LRens reprend pour l’essentiel, le SRC peut désormais s’appuyer sur des moyens techniques d’informations lorsqu’il n’existe pas encore de soupçon juridiquement pertinent lié à l’existence ou à la préparation d’une infraction (Insering et Quiblier, 2017). D’une part, la loi lui confère la compétence d’ordonner, de son propre chef, des mesures telles que la collecte d’informations publiquement accessibles et l’observation dans des lieux publics, le cas échéant en recourant à l’enregistrement visuel et sonore, par l’enregistrement vidéo ou photographique, ou par voie aérienne à l’aide de drones et satellites. Le SRC peut aussi mandater des personnes privées pour l’acquisition de renseignement, rémunérer des informateurs et des informatrices, et octroyer des permis de séjour ou des identités d’emprunt. D’autre part, la loi introduit des mesures soumises à autorisation (MRSA), telles que la surveillance des communications (écoute téléphonique, accès aux données des communications et interception des communications électroniques), la localisation des personnes ou objets par l’utilisation de moyens techniques (géolocalisation en temps réel), l’utilisation d’appareils techniques de mise sous écoute et d’observation des lieux privés, l’exploration des réseaux câblés par mots clés, l’utilisation de chevaux de Troie, ainsi que la fouille des pièces privées, véhicules et valises.

Au-delà de l’identification des techniques de collecte de renseignement auxquelles peut recourir le SRC et des finalités qui peuvent justifier leur mise en oeuvre à l’encontre de certaines cibles, la loi, marquée par une grande densité normative (81 articles), organise également un régime de contrôle de façon à assurer un encadrement strict de l’activité des agents et des agentes. Ainsi, afin de garantir le respect des libertés individuelles et pour exclure la possibilité qu’un évènement comme le « scandale des fiches » se reproduise, le Conseil fédéral a fixé plusieurs limites. Premièrement, l’extrémisme violent en lien avec la Suisse, jugé politiquement sensible depuis le scandale, est traité séparément des autres menaces et l’usage des MRSA est interdit dans ce cadre. Ensuite, le recours à ces mesures et à l’exploration du réseau câblé est soumis à un double contrôle, juridique et politique, en amont de toute investigation : le SRC doit ainsi solliciter l’autorisation du Tribunal administratif fédéral (TAF), en lui adressant un formulaire contenant toutes les indications nécessaires à l’évaluation de la mesure et de son adéquation avec les dangers concrets représentés par la menace, une fois celle-ci déterminée. Après examen de la demande par le président de la cour compétente, celui-ci rend une décision conduisant à autoriser ou à rejeter (totalement ou partiellement) la mesure sollicitée. Si le TAF accorde son autorisation, il incombe ensuite au membre du gouvernement responsable du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) de donner son aval aux mesures de recherche autorisées par le juge, après consultation de la délégation du Conseil fédéral pour la sécurité (constituée en outre de deux autres membres du Conseil fédéral, soit les chefs et les cheffes du Département fédéral des Affaires étrangères et du Département fédéral de justice et police).

Le texte confie par ailleurs à plusieurs organes la tâche d’assurer une surveillance susceptible de garantir le fonctionnement démocratique du service. Selon les situations, celle-ci incombe au DDPS, au Conseil fédéral, à la Délégation des Commissions de gestion du Parlement ainsi qu’à un organe indépendant chargé de contrôler les activités du SRC. L’exploration radio fait, quant à elle, l’objet d’un contrôle par un organe spécialisé, par ailleurs déjà existant. Finalement, la loi règle aussi la saisie, la conservation et l’exploitation des données. D’une manière générale, le SRC est chargé de s’assurer de la pertinence et de l’exactitude des données récoltées avant leur enregistrement dans un système permettant de les conserver de manière centralisée. Dans le cadre de l’extrémisme violent, la loi établit un régime plus strict encore que pour d’autres menaces, par la mise en place d’un organe de contrôle interne responsable d’un triage permettant de filtrer l’entrée et le stockage des données. En outre, chaque fois qu’une donnée relative à l’extrémisme violent est transmise, par exemple dans un rapport d’analyse ou dans une appréciation de la situation, un contrôle analogue doit être effectué par l’utilisateur. S’agissant des données liées à l’espionnage, à la prolifération d’armes de destruction massive ou au terrorisme, un contrôle périodique doit être effectué, qui prévoit en outre certaines conditions contraignant à les effacer. Enfin, l’accès aux données issues des MRSA est restreint aux spécialistes chargés de l’exécution directe de la mesure, à qui incombe en outre l’obligation d’évaluer la qualité de ces données lors de leur utilisation ou de leur transmission, ainsi qu’aux personnes responsables de leur analyse.

Tels sont pour l’essentiel les nouveaux contours du RPI. La LRens définit les pratiques désormais légitimes, car encadrées par le droit, et institue des procédures de contrôle politique, judiciaire ou administratif. In fine, si la loi fait l’objet de controverses animées par les dénonciateurs et les dénonciatrices du scandale qui portent d’une manière générale sur le principe même de la détection préventive des menaces à cause des notions autorisant selon eux des interprétations trop larges ou floues, elle est majoritairement considérée comme « équilibrée » par les deux chambres de l’Assemblée fédérale, et acceptée par une large fraction de 63 % du corps électoral. Par rapport à la situation antérieure, on constate sur le plan juridique un élargissement des marges de manoeuvre dont dispose le service pour assurer ses missions, en dépit de certaines restrictions introduites lors des débats parlementaires, et quand bien même plusieurs députés de droite auraient souhaité conférer davantage de moyens au SRC.

Se pose dès lors la question du rapport que les destinataires entretiennent à l’égard des restrictions, pour beaucoup d’entre elles de nature procédurale, qui s’imposent à elles et eux, au moins sous l’angle du droit. Considérant que ces professionnels orientent au moins partiellement leurs pratiques en fonction des normes juridiques, il s’impose d’interroger tout d’abord la manière dont ils font face à ces règles, souvent générales et abstraites dans leur formulation, ainsi qu’aux prescriptions contraignantes qu’elles font peser sur les activités de renseignement. Comment ce cadre légal est-il perçu par les agents et les agentes chargés de le mettre en oeuvre ? Si l’on peut a priori supposer qu’ils se montreraient méfiants vis-à-vis de règles censées limiter leur activité, eu égard à une période où leurs pratiques n’étaient pas codifiées, nous verrons que ce rapport s’exprime de façon plutôt ambivalente.

L’ambivalence des professionnels du renseignement vis-à-vis du droit

À l’image d’autres institutions (Lacroix et Lagroye, 1992), les prescriptions encadrant le RPI constituent la condition par laquelle ces services ont acquis leur configuration propre depuis leur institutionnalisation dans les années 1990. L’imposition de limites jugées strictes et respectueuses des valeurs liées à un État démocratique a constitué la raison même de la pérennisation de l’activité. Dans ce cadre, les agents et les agentes, qui partagent un discours sur le fait que le SRC ne peut plus se « permettre n’importe quoi », s’accommodent aisément du droit. Dans le même temps, selon la fonction occupée par ces professionnels au sein de l’institution, plusieurs aspects de la loi font l’objet d’un discours critique de leur part, qui conduit aussi à des attitudes négatives à son égard.

D’une manière générale, parce que les agents et les agentes adhèrent aux objectifs de la loi du point de vue de la sécurité ou de la protection des libertés individuelles, le droit est perçu positivement, une attitude que l’on peut rapporter aux différentes fonctions d’officialisation, de normalisation et de légitimation que Bourdieu (1986) associait à la codification. La mise en droit produit à cet égard un double effet : d’une part, la loi clarifie les règles du jeu pour celles et ceux censés les appliquer au quotidien, en permettant aux agents d’évaluer ce qu’il est possible de faire sans risquer de sanction (Lagroye et al., 2002) ou de nouveau scandale. Ces derniers expriment donc un certain soulagement à l’idée que leurs pratiques soient stabilisées dans des énoncés juridiques qui leur garantissent que ce qu’ils font est bien « dans les règles ». D’autre part, la loi constitue également pour les responsables institutionnels un point d’appui leur permettant de justifier un certain nombre de comportements. C’est en ce sens un instrument dont ils peuvent se prévaloir lors de moments de crise ou de remise en cause (Bonelli et al., 2019). Les propos d’un cadre à Berne, en poste de 1980 à 2019, à propos de la mise en droit du renseignement dans les années 1990, sont révélateurs de cette fonction d’habilitation présumée de la loi, les règles étant connues et reconnues comme légitimes en officialisant une pratique :

Enquêté 1 : Bon… Ça a pris bien sûr quelques efforts de conviction, mais par contre avec l’expérience de l’affaire des fiches, les gens ont préféré avoir des règles plutôt claires pour être sûrs. Parce que comme ça, on pouvait dire : plus personne ne pourra dire qu’on ne savait pas ce qu’on faisait.

entretien, mars 2023

En d’autres termes, l’existence et le respect des règles transforment les pratiques en prescriptions légitimes (Lagroye et al., 2002). Par sa juridicisation, le RPI est ainsi en mesure de revendiquer une légitimité durable, d’autant plus grande qu’en Suisse, la mise en droit repose sur des contraintes particulières de légitimation liées à la démocratie directe. Le succès de la loi dans les urnes est ainsi compris comme une reconnaissance accrue du bien-fondé de l’activité et de la rationalité de sa mise en oeuvre. Cette autre caractéristique de la codification est décrite par un fonctionnaire du renseignement, actif dans les processus de réforme, comme en témoignent ces quelques notes prises à l’issue d’un entretien :

L’enquêté me rend attentive à une affiche encadrée au mur, offerte par ses collègues, sur laquelle figure en gras le nombre 25916. Il me demande si je reconnais la date ; le numéro correspond à la date de l’acceptation de la LRens en votation populaire. Je lui demande si cette votation a été vécue comme une victoire dans le service. Il me répond que ce qui est important, c’est le score. Le fait que la loi passe largement est un gage de légitimité. Il présente le résultat comme un soutien des cantons et de la population, et mentionne aussi plusieurs acteurs et actrices du gouvernement des cantons, notamment issus de la gauche, qui se sont montrés en faveur de la loi. Selon ses termes, la légitimité est largement donnée. La population a donné son accord.

notes de terrain, février 2023

Pour autant, les règles de droit sont jugées particulièrement contraignantes par l’ensemble des acteurs et des actrices du RPI. Bien que présentés comme souhaitables et nécessaires, les procédures administratives et les contrôles sont aussi associés à des complications ou lourdeurs bureaucratiques entravant l’efficacité du service. Tout en saluant la fonction clarificatrice de la loi, le même fonctionnaire nous dit aussi :

Enquêté 2 : Je pense qu’en principe, c’est plus compliqué parce qu’avant, les gens se concentraient sur leur mission. Et puis ils ont… ils savaient où étaient les limites pour un service suisse […]. Mais vous voyez, ça, c’est… Il y a énormément de ces règles qui ont des limites. Plus vous essayez de régler, réglementer certaines choses, plus ça produit des conséquences. Et ça devient de plus en plus compliqué. De temps en temps, ça serait plus facile de formuler le but ou l’objectif et de dire quel est l’esprit de la disposition. Et compter sur le bon sens. Mais c’est de moins en moins la façon dont le monde fonctionne, n’est-ce pas ? Le positivisme dans la jurisprudence : les lois deviennent plus longues, plus détaillées. Vous ne pouvez plus faire des lois-cadres, presque plus […].

entretien, février 2023

Associée à des effets concrets beaucoup plus lourds que dans d’autres enquêtes, la sophistication du droit dans le domaine du renseignement est décrite comme particulièrement astreignante par les agents et les agentes, sommés de respecter l’ensemble des règles de droit, qu’elles soient conçues comme centrales ou plus périphériques (par exemple, remplir un rapport). En effet, en décalage avec la manière dont les agents et les agentes de terrain conçoivent leur rôle de policier, par opposition à des fonctionnaires de bureau, ces tâches administratives, appréhendées comme distinctes et annexes à l’activité de renseignement, génèrent des frustrations chez les collaborateurs et les collaboratrices, formés ou travaillant encore en parallèle dans des polices judiciaires, comme l’indique ce fonctionnaire :

Enquêté 3 : Alors dans une démocratie, un service de renseignement doit être contrôlé. Il ne faut pas laisser un service de renseignement sans contrôle. C’est très très dangereux. Maintenant il y a le comment. Parce que qui contrôle le renseignement ? C’est l’échelon politique. C’est le département des finances. C’est le département juridique… Et les politiques… Alors soit dans les politiques, vous avez des gens qui connaissent le renseignement et tout va bien. Soit, vous avez des gens qui ne connaissent pas le renseignement et tout va mal. Soit, vous avez des gens qui vous corrigent sur le fond. Soit, vous avez des gens qui vous corrigent sur la forme.

TC : C’est-à-dire ? Est-ce que vous pouvez m’expliquer ?

Enquêté 3 : Bah le fond, c’est-à-dire, vous avez fait une opération X, expliquez-nous un peu ça ? Ou sur la forme : est-ce que vous avez demandé aux Affaires étrangères ? Est-ce que vous avez demandé au département de la Défense ? Est-ce que vous avez demandé au département de l’Intérieur ? Et est-ce que vous avez demandé au Tribunal administratif fédéral, etc., etc. Est-ce que vos agents ont rempli la fiche qu’il fallait ? J’ai perdu d’excellents officiers de renseignement parce qu’ils n’en pouvaient plus de faire de l’administratif. Vous voulez téléphoner à une source… vous devez faire un rapport. Les gens passaient plus leur temps dans les bureaux que dehors en train de recruter des sources. Combien de fois je me suis plaint et j’ai eu l’impression de passer pour un grand criminel chaque fois. J’ai dit : mais corrigez-moi sur mes décisions, arrêtez de me corriger sur l’administratif […]. Ça devient problématique et ça démotive les gens. Moi, j’avais des problèmes de motivation. Et j’ai d’excellents officiers de renseignement qui sont repartis dans des polices cantonales, etc., parce qu’il y avait un peu d’action…

entretien, avril 2023

En même temps, malgré des prescriptions de plus en plus détaillées et des procédures très formalisées, les lois précisent rarement la manière dont les agents et les agentes doivent les investir ou les mobiliser pour appréhender des situations concrètes. Un certain nombre de flous soulèvent des incertitudes chez eux et elles. Tel que le suggérait Bourdieu (1990, p. 88), aucun cadre légal n’est suffisamment détaillé pour « convertir toute action en simple exécution ». Se dessine alors un rapport critique à la loi, dont les usages attendus par les cadres du siège à Berne seraient trop restrictifs. En effet, ces indéterminations conduisent à des « collisions » dans l’interprétation des règles entre les agents et les agentes et leur hiérarchie, qui se manifestent dans un discours négatif à l’égard d’une mise en oeuvre jugée trop limitative. C’est ce que nous dit ce chef de renseignement cantonal en insistant sur la complexité et la lisibilité des textes caractérisés par un enchevêtrement complexe des niveaux normatifs :

Enquêté 4 : Oui, mais après, déjà c’est un peu compliqué, moi je n’ai pas le temps de mettre trop d’énergie là-dessus, mais c’est vrai que le droit est aussi compliqué, dans le sens que, on est dans un système fédéral, on a la LRens, après on a trois ordonnances, après il y a des interprétations… qui parfois nous limitent, puis après il y a ces collisions avec le droit cantonal, puisque moi, dans ma loi sur la police – là je l’ai prise pour vous si jamais –, elle prévoit aussi, comme ça a toujours été le cas, mais on dit dans notre loi sur la police qu’on a un groupe qui sert la protection de l’État.

En outre, cette complexité se traduit également dans la manière dont le service traite les données. Il poursuit :

Dans le traitement des données aussi, et puis c’est là qu’il y a aussi parfois des collisions, puisque toutes les données que je relève, que j’acquiers dans le cadre de la LRens, j’ai un certain nombre de jours pour les migrer dans l’environnement de la Confédération. Déjà elles sont totalement séparées des autres données policières, ça c’est bien clair, on le fait juste ici. Des fois je me demande si les contacts avec l’Imam, ou avec mon Soudanais, ou avec un Coréen, je ferais pas mieux de les avoir sous l’angle cantonal, parce que là je peux garder au-delà de 5 ans, je ne suis pas totalement aveugle, ça m’éviterait le jour où vraiment on a quelque chose de chaud sur le Soudan, et que je doive aller chercher mon gaillard, que je ne sois pas totalement aveugle sur… vous savez avec les années vous perdez quand même beaucoup le souvenir, et on connaît tellement de personnes…

entretien, septembre 2023

En plus d’engendrer des procédures administratives complexes, le droit implique un travail de qualification juridique reposant sur des critères parfois vagues ou des termes flous, qui sont pourtant censés prescrire les « bonnes pratiques ». Au coeur de ces incertitudes, les professionnels et les professionnelles du renseignement sont ainsi tenus de traiter des menaces « concrètes et actuelles ». De ce point de vue, la frontière entre le judiciaire et le préventif ou la définition de ce qui est autorisé et légal par rapport aux cibles placent les agents et les agentes dans une certaine indétermination. Persistent ainsi dans et entre ces lois des « zones grises » avec lesquelles les agents et les agentes doivent travailler quotidiennement. Tout en s’arrangeant avec les limites fixées par le cadre légal, il s’agit d’un côté d’afficher une volonté de respecter la loi et les procédures qui lui sont liées, et de l’autre d’obtenir des informations. Ils rendent compte à ce propos d’une tension permanente entre ce qu’ils savent faire et ce qu’ils déploient dans d’autres enquêtes, ce qu’ils considèrent qu’ils devraient faire au nom de la sécurité, ce qui est autorisé par le droit et ce qui est finalement présenté comme acceptable au sein de l’institution ou attendu par leur hiérarchie. Ces contradictions pratiques conduisent à un rapport critique à la loi ou à ses interprétations, qu’ils tentent de surmonter en jouant avec la règle, qui n’est pas propre aux services de renseignement, mais à toute pratique liée à l’application ou la « mise en oeuvre » du droit. Les agents et les agentes entrent ainsi dans les failles du droit ou les contournent en usant des marges de manoeuvre qu’ils entrevoient, en regard des situations spécifiques auxquelles ils font face.

Du cadre à ses usages : s’arranger avec les règles

La sociologie des institutions a montré que les « usages du droit répondent essentiellement à des questions ou à des problèmes pratiques et n’ont pas grand-chose à voir avec le souci de se conformer à la doxa juridique » (Lagroye et al., 2002, p. 158). Une partie du métier des agents et des agentes consiste en effet à s’arranger avec le droit pour mener à bien leurs missions tout en se conformant à la croyance que chaque agent a le devoir de respecter la loi. Dans ce cadre, leur marge de manoeuvre ne se réduit pas au choix entre une obéissance stricte à la règle et sa transgression (Lascoumes et Le Bourhis, 1996). Plus avouables que de véritables entorses aux règles, des arrangements avec le droit sont aussi mis en cohérence avec leurs représentations et valeurs, à partir desquelles leur activité peut être perçue comme légitime pour peu qu’elle soit conduite dans les limites « démocratiques » fixées par la loi. Nous verrons dans ce cadre quelles attitudes sont adoptées par les agents à l’égard des zones grises que comporte le droit, entre usages pragmatiques, contournements et activités réformatrices.

Si les professionnels et les professionnelles du renseignement s’accordent sur la nécessité de respecter la loi, ils partagent également la conviction qu’il est aussi nécessaire, au nom de la sécurité, de contourner les prescriptions jugées trop contraignantes ou inadaptées à l’efficacité du service, dans un sens comparable à ce que Corcoral (2024) montre à propos des agents et des agentes du FBI. Ils s’accommodent ainsi d’un certain nombre d’indéterminations contenues dans la loi, leur offrant des libertés de décision plus ou moins grandes pour mener à bien leurs missions. Ces zones grises ou vides laissées par le droit, qui ne sont pas propres à cette activité, font intervenir un travail d’interprétation et autorisent ainsi des marges de manoeuvre discrétionnaires, du reste en partie reconnues par les dirigeants et les dirigeantes institutionnels, comme en témoigne le propos d’un agent cantonal :

Enquêté 5 : L’idée, ce n’est pas de faire tout et n’importe quoi, bien au contraire. Et je pense maintenant, en termes de système, de… L’affaire des fiches… ouais… l’affaire des fiches, mais tous les services faisaient ça hein, ce n’est pas un truc où… En fait, quand on demande, on a parfois plus de restrictions. Des fois, on ne demande pas, on fait de l’interprétation quand on n’a pas encore entendu « c’est comme ça ». On fait comme nous on interprète. Puis après, des fois, ça déclenche des… soit des bravos, soit des… « Ah, la prochaine fois, il faudra faire autrement. »

Je souligne. Entretien, juillet 2023

Ces flous juridiques justifient ainsi un usage pragmatique du droit qui se construit de cas en cas en appréciant ou en testant ce qu’il est possible de faire. En d’autres termes, pour les fonctionnaires, il existe des interprétations jugées raisonnables et donc des contournements considérés comme étant dans les règles. Tout en affirmant n’avoir jamais fait quelque chose d’illégal, un fonctionnaire concède également : « Par contre, j’ai été souvent sur le fil du rasoir. On a interprété un peu les choses, mais encore une fois, si on l’a fait, c’est uniquement dans le but quand même de combattre des méchants » (enquêté 3, entretien, avril 2023).

Pour l’essentiel, on mesure dans ces propos les arrangements pratiques que les services développent à l’égard de la loi, en les justifiant par l’objectif de préserver la sécurité intérieure. Tel que le décrivaient Lascoumes et Le Bourhis (1996), il existe plusieurs modalités de jeu avec la règle. L’une consiste à choisir la règle applicable à la situation. Pour les policiers et les policières cantonaux de renseignement, qui partagent leur temps de travail entre les enquêtes judiciaires et préventives, cela se traduit notamment par des questions d’opportunité quant au choix des procédures, la procédure pénale ou celle prévue par la LRens étant soumises à des régimes différents dans la collecte et l’enregistrement des données ou dans les situations à documenter. Ce chef de renseignement cantonal parle en effet de « choix tactique » entre le pénal et le préventif :

TC : Ah oui, et est-ce que vous recevez des demandes de vos collaborateurs ou collaboratrices en termes de droit ?

Enquêté 4 : Oui, assez souvent. Ça arrive assez souvent. Notamment pour des choix tactiques. Est-ce qu’on doit prendre cette affaire ? Est-ce qu’on se limite à documenter sous l’égide de la LRens ? Ou est-ce qu’on l’aborde de manière judiciaire ? […] Donc là on décide d’y aller au pénal. Puis après c’est quelque chose qu’on peut peut-être récupérer au niveau du renseignement. C’est un peu le métier aussi qui est intéressant à ce niveau-là. […] Oui, puis en termes de gestion des données, il y a souvent des questions. Qu’est-ce qu’on documente ? Alors très souvent ça m’arrive aussi, ils n’y pensent pas encore, mais je dois reprendre leur rapport, effacer des données de tiers. Parce que dans un rapport de police, c’est différent. […] Donc là, il y a souvent des questions en disant, mais cette personne-là, finalement, est-ce qu’on la documente en tant que telle ou pas ? Donc c’est un petit peu, voilà, aussi ce qui est un peu lassant, des fois fatigant. Une manifestation d’Extinction rébellion, est-ce qu’on l’annonce ou pas ? Est-ce qu’on doit y aller ? Parce qu’il y a des demandes des fois aussi dans les polices. Ils pensent qu’on doit, qu’on surveille tout sur Internet et tout. Puis à un moment donné, on a un mandat qui est légal ou pas. Et puis, donc là, il y a souvent des décisions à prendre à ce niveau-là. Et là, il faut avoir un peu de sens politique. Très souvent, voilà, est-ce que c’est opportun de prendre le risque d’aller à une manifestation du 1er mai ? Enfin, moi, je le fais quasiment plus, là. Si vous pensez qu’il peut y avoir des dégradations de l’extrême gauche violente, notre place y est. Mais est-ce qu’on prend le risque aussi d’être découvert ? C’est quand même sensible, c’est la fête des Travailleurs. Est-ce qu’on peut retomber après dans l’ancien travers. On est dans un petit canton, on dit, mais quoi, il y a des gars du service de renseignement sur le 1er mai. On fait quand même un métier des fois qui est compliqué, parce qu’honnêtement, on ne veut pas surveiller pour s’amuser à surveiller, on n’a pas le temps.

entretien, septembre 2023

Par-delà les questions procédurales, les agents et agentes font également ces « choix tactiques ». Par exemple, des zones grises permettent aux agents et aux agentes d’échanger des informations « sous le manteau, parce que ce n’est pas dans la loi, mais que c’est quand même important » (enquêté 5, entretien, juillet 2023). D’une manière générale, les agents et les agentes qui cultivent des contacts dans leurs activités d’enquête judiciaire prennent appui sur ce qui est autorisé par le droit pénal pour rationaliser leur travail de renseignement. Tel que nous l’explique cet agent de renseignement cantonal, les services utilisent notamment un système d’échange d’informations parallèle à la procédure prévue par la LRens, jugé plus efficace :

TC : Parce que vous êtes systématiquement confronté à ce genre de… ?

Enquêté 6 : Ah tout le temps ! Et puis en fait, heureusement on a des contacts, donc du coup on entre par là. Si jamais, sachez que, on casse ces lignes en ne faisant rien d’illégal, parce qu’on ne parle pas du concret des dossiers, mais on ne fait pas du tout ce qui est prévu dans le… Si on ne fait que ce qui est prévu dans la loi, on ne ferait rien, ou avec tellement de délais, ou avec… Donc là, on marche sur des oeufs, en utilisant les bons contacts pour essayer de limiter certains défauts, en fait, de la… du système comme il a été pensé.

Je souligne. Entretien, janvier 2023

Couverts par un système de collusions, certains arrangements ne sont jugés ni trop coûteux ni trop dangereux. Le recours à ces marges de manoeuvre dépend ainsi des possibilités de justifier ou défendre son interprétation, et donc du sens pratique acquis dans et par le métier. Néanmoins, conscients de faire un travail régi par des normes particulières en termes de protection des droits fondamentaux, et pour lequel « on n’est pas loin de la faute, on peut très vite être mis en faute » (enquêté 4, entretien, septembre 2023), les agents et les agentes exercent aussi des pressions sur les législateurs et les autorités de surveillance pour transformer les règles, lorsqu’ils estiment que leur latitude n’est pas suffisante. « Pour éviter que les collaborateurs se mettent dans des situations difficiles, éviter qu’on soit en danger aussi, et puis qu’on réussisse à faire notre travail » (enquêté 5, entretien, juillet 2023), les professionnels et les professionnelles du renseignement occupant des positions les habilitant à faire ces demandes, revendiquent des actualisations juridiques, comme nous l’explique ce chef cantonal :

Enquêté 5 : […] Et c’est là où on fait attention de ne pas… parce qu’on a une double casquette, mais qu’on nous demande de faire que du renseignement, qu’en fait, on permet à travers notre double casquette, d’avoir des infos qu’on ne pourrait pas avoir sous la LRens. C’est un peu des fois tiré par les cheveux, mais en fait, on veut éviter justement de pervertir.

TC : et que ce soit clair aussi…

Enquêté : Oui, et que ça soit clair, de dire oui, vous devez. Il n’y a pas de honte à dire, je suis le messager du renseignement, vous me donnez l’information sur untel. Parce que j’ai un fondement, ce n’est pas juste que je veux demander, parce que je veux savoir qui est là. C’est pour ça qu’on demande des révisions. Typiquement, l’extension des MRSA à l’extrémisme violent, ce sont des choses qu’on a demandées. Et là, on a chaque fois plusieurs façons de remonter les demandes. Ça peut être auprès du SRC, ça peut être auprès de notre organe de contrôle cantonal, ça peut être auprès de notre haute autorité de contrôle cantonal, et puis des fois, quand elle vient nous inspecter, c’est auprès de l’autorité indépendante. Et là, ça figure dans des rapports. […] Et puis politiquement aussi, parce qu’après ils ont les relais politiques. […] Et puis on ne demande pas un truc qui est… Je pense qu’on est tout à fait dans notre droit de demander, mais parce que la loi n’est pas bien ficelée, en fait, on se heurte à un… je pense à un défaut de législation […].

entretien, juillet 2023

Lorsqu’ils estiment s’exposer à des sanctions en agissant dans ces zones grises, les agents et les agentes abandonnent des activités ou mettent en place un travail de lobbying pour que leur interprétation des règles soit officiellement reconnue comme nécessaire à leur activité et donc officialisée. Soucieux et soucieuses de pouvoir s’appuyer sur la loi lors de remises en cause de leur activité, ils demandent la légalisation de pratiques développées en marge des textes. Comme le notait Brodeur (1984) à propos de la police, l’existence de controverses à propos de leur activité a engendré une obsession des agents d’être couverts par des garanties juridiques ou professionnelles pour justifier les décisions prises. À l’instar d’autres réformes qui ont aussi pour vocation de garantir des règles et pratiques administratives existantes en les formalisant (Bezès et Le Lidec, 2011), ces demandes d’actualisation juridique visent ainsi à officialiser des pratiques déjà mises en oeuvre par les agents et par les agentes. C’est dans cette perspective que l’on peut en partie comprendre la révision en cours de la loi sur le renseignement et plus largement la réforme quasi permanente des services de renseignement de la Confédération ; c’est à partir de l’exploration des failles du droit identifiées par les agents que sont créées de nouvelles règles, ensuite susceptibles d’être sanctionnées ou ratifiées par le pouvoir politique.

Conclusion

Il ressort de cette enquête que les agents et les agentes entretiennent un rapport favorable avec les principes généraux véhiculés par les législations en vigueur. Toutefois, perçu comme vague et parfois imprécis, restrictif et contraignant, l’encadrement de leur activité par le droit est aussi associé à des complications pratiques. Cette ambivalence se traduit dans des arrangements avec le droit à partir de zones grises plus ou moins connues et reconnues. L’attention portée à ces jeux avec la règle permet de mettre en évidence comment les lois sont appliquées en fonction de l’usage qu’en font les acteurs et les actrices (Brodkin et Baudot, 2012). Du reste, ces jeux avec la règle ne sont pas sans conséquence, la législation évoluant sous l’effet de réactions des services, qui vont être justifiées par des adaptations aux évolutions de la menace.

Affichant une volonté de prendre en compte ces évolutions, l’actuelle révision de la Loi sur le renseignement envisage aussi d’y intégrer les « expériences réalisées depuis la mise en oeuvre de la LRens » (Communiqué du Conseil fédéral, 2022) et donc des réclamations des agents et des agentes. Elle prévoit d’élargir les MRSA au domaine de l’extrémisme violent, de réorganiser le stockage des données au SRC, d’élargir l’obligation de collaborer à de nouveaux acteurs et de réorganiser la surveillance indépendante du service. Cela souligne que les pratiques façonnent le droit de deux manières. D’une part, le cadre légal s’accomplit dans la manière dont les professionnels et les professionnelles du renseignement le mettent en oeuvre. Les agents et les agentes investissent la loi et la mobilisent, en concrétisant de cette manière les politiques de renseignement dans leurs pratiques. On le voit, en dépit de la grande densité normative de la LRens, elle n’est pas sans laisser une certaine latitude aux agents, un phénomène qui confirme cette observation de Lascoumes (1990, p. 50) : le droit représente « un système de potentialités à partir duquel se déploient des activités spécifiques de mobilisation des règles » qui oriente l’action, sans toutefois la définir. D’autre part, les pratiques agissent également en retour sur le cadre légal en vigueur en fonction des demandes de révision de certaines règles. Les obstacles rencontrés dans la mise en oeuvre du droit sont constitués en problème par les agents en vue de rationaliser leur cadre d’action. Tel que le souligne Guillaumin (2024, p. 504) à propos du cas français, « les services de renseignement entendent jouer un rôle dans la production de normes qui s’efforcent d’entériner leurs pratiques, ou de ne pas les enserrer dans un carcan juridique trop étroit ». Ces demandes de réformes engendrent ainsi des situations dans lesquelles « ce sont les services qui ont à exécuter les décisions publiques qui s’efforcent d’en être les incitateurs plus ou moins explicites » (Lacoumes, 1990, p. 70). Les conclusions tirées par Brodeur (1984) restent donc aujourd’hui pertinentes : par la volonté de soumettre les services de police aux lois s’est produit le résultat inverse ; la loi s’est progressivement ajustée aux exigences des opérations de police et, dans notre cas, aux besoins des services de renseignement.

La sophistication du droit du renseignement ne saurait pour autant couvrir l’ensemble des situations auxquelles les agents doivent faire face. Subsistent dans la loi sur le renseignement des espaces de non-droit (Guillaumin et al., 2023) ainsi que des « zones grises » autorisant des libertés de décision et d’action parfois importantes. Les jeux avec la règle dont nous avons rendu compte, ratifiés par le droit, soulignent ainsi l’ambiguïté des directives concernant les activités du SRC. Lorsque le RPI est légalisé, la logique du chèque en gris est maintenue (Brodeur, 1984), quoique transformée et réduite par rapport aux normes régissant l’activité de la police politique au 20e siècle. Officiellement sortis du vide juridique à travers l’institutionnalisation du renseignement, les agents investissent les zones grises et les marges de manoeuvre que le droit leur aménage. L’ambiguïté se déplace ainsi des énoncés juridiques, qui restent suffisamment génériques pour autoriser des marges de manoeuvre discrétionnaires tout en contraignant la liberté d’action des services, vers les arrangements et jeux des acteurs des actrices de terrain par rapport à ces règles.