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Pre-crime, post-criminology ?

Il y a bientôt deux décennies, Lucia Zedner (2007) soulignait dans un article intitulé « Pre-crime and post-criminology ? » les enjeux entourant le passage d’une société traditionnellement vouée à agir après la commission d’une infraction, et dès lors focalisée sur l’enquête et la punition, à une société rivée sur la détection et l’anticipation de tous risques de dommages sociaux, y compris criminels. Elle relevait alors les défis que le glissement vers la sphère précriminelle pose aux institutions étatiques préposées à la sécurité, amenées à redéfinir leurs activités en termes de prévention ex ante et dans ce cadre investir de nouvelles collaborations, en particulier avec le secteur privé. Elle présentait aussi la façon dont ce glissement questionne la criminologie en tant que discipline, en particulier dans son rapport au concept normatif de sécurité, l’appelant à un « renouveau intellectuel » (p. 267) et à mobiliser des ressources conceptuelles et analytiques puisées notamment dans les relations internationales, la philosophie morale et la théorie politique.

Ce glissement précriminel est particulièrement révélateur dans le domaine de ladite lutte contre le terrorisme. Depuis le 11 septembre 2001, la volonté de prévenir « l’attentat » s’est en effet traduite par une multiplication d’initiatives législatives, de structures, d’acteurs et de programmes d’intervention voués à relever précocement les « signes de la menace » et neutraliser le « futur terroriste » (McCulloch, 2009). Sous l’égide d’une rhétorique de prévention de la « radicalisation » et de l’« extrémisme (violent) », un arsenal de politiques et de pratiques sont développées et mises en oeuvre pour détecter les comportements, les propos, les idées et les croyances de personnes perçues « à risque » de poser problème. Ce numéro spécial emprunte donc à l’intitulé de l’article de Zedner pour nous interroger près de vingt ans après sa parution sur l’évolution de ce glissement vers la sphère précriminelle dans le contexte spécifique des violences politico-idéologiquement motivées : comment ce glissement se manifeste-t-il ? Quels effets produit-il concrètement ? Comment les acteurs institutionnels et non institutionnels transforment-ils leurs activités afin de répondre aux impératifs sécuritaires ? Et avec quelles répercussions, en particulier sur les populations parmi les plus vulnérables au contrôle social ?

Ce numéro spécial se veut une contribution aux réflexions scientifiques en francophonie sur les changements politiques, légaux et sociaux induits par ce qui est communément appelé le « contreterrorisme » (CT), en référence à l’ensemble des stratégies et mesures déployées pour répondre aux violences politico-idéologiquement motivées, et appréhendé ici comme un phénomène social dont il s’agit d’étudier les mécanismes, les dynamiques, l’idéologie sous-jacente et les répercussions multiples. Il rassemble des travaux empiriques originaux issus de différents contextes qui analysent plusieurs manifestations de l’ambition préventive du CT et les enjeux qui lui sont associés.

De l’acte terroriste au préventionnisme

Le terrorisme, généralement compris comme le ciblage violent de civils ou de sites civils à des fins politiques (Khan, 2023 ; Richardson, 2007), fait des milliers de morts chaque année. Cependant, si l’on s’en tient à une logique de risque, celui de mourir dans un attentat terroriste reste extrêmement faible – en moyenne, entre 2010 et 2019, 10 fois plus de personnes ont été tuées chaque année par des homicides, 46 fois plus lors d’accidents de la route et 660 fois plus d’une maladie cardiaque (Our World in Data, n.d.). Pour autant, les dépenses publiques qui lui sont consacrées ne sont guère en rapport avec la menace réelle (Bradley et al., 2023 ; Gold, 2004). Ce qui justifie les investissements faramineux qui lui sont alloués n’est donc pas tant le risque objectivement faible de mourir dans un attentat, mais plutôt la construction du terrorisme comme un « problème public » (Cefaï, 2022).

En effet, les attentats du 11 septembre 2001 ont introduit un nouveau paradigme sécuritaire (McCulloch, 2009). La résonance historique et symbolique de cette attaque au coeur de l’État considéré comme le plus puissant à l’issue de la guerre froide, a profondément troublé l’ordre international et poussé les limites de ce qu’il était admissible de faire au nom de la « sécurité nationale » (Ferguson et Rosenau, 2004 ; Ouaked et Bihan, 2016). La signification donnée au « 9/11 » est telle que plusieurs pays ont par la suite désigné des attentats sur leur sol comme « leur 9/11 » : l’Espagne après ceux de Madrid en 2004, l’Angleterre en 2005, la France en 2015 ou encore Israël en 2023 (Solomon, 2023).

Le fait que le terrorisme soit considéré comme une menace exceptionnelle facilite le déploiement de mesures exceptionnelles (Jarvis, 2019), normalisant par là l’« état d’exception » (Neal, 2009). Cet exceptionnalisme se manifeste par la prolifération de lois, d’institutions, de politiques et de pratiques destinées à endiguer la « menace terroriste ». En bonne partie, il s’agit d’une expansion du « hard power » : sur le plan de la politique étrangère et de la belligérance, le 11 septembre a introduit une ère où les exécutions extrajudiciaires, notamment à l’aide de drones armés (Keenan, 2021), et les domaines extrajuridictionnels (« trous noirs ») sont pratiques courantes (Kurtulus, 2011). En termes de droit pénal, le CT a conduit à l’expansion des infractions pénales, notamment par la criminalisation des actes préparatoires (Alix, 2020 ; Cornford, 2020 ; Mitsilegas, 2023 ; Shahav, 2023) qui représentent une forme de « justice préventive » (Garms, 2018). Dans le domaine du droit d’asile et de la migration, de nouveaux motifs de refus de protection et d’exclusion ont été introduits (Zedner, 2019). Parmi les autres mesures administratives sur lesquelles s’appuie le CT figurent les expulsions, les interdictions d’entrée et la déchéance de nationalité (Boutin, 2016 ; van der Baaren et al., 2022 ; Seet, 2021). Enfin, sur le plan de la coopération internationale, le CT a contribué à renforcer le partage de données, la coopération policière et judiciaire, et le contrôle des flux migratoires (Andreeva, 2021 ; Balzacq et Léonard, 2013).

Au-delà, le CT implique également le recours accru à des mesures relevant de ce qui est parfois appelé « soft power » ou « prévention molle », en ce qu’elles ambitionnent d’influer sur les attitudes, les idées et les croyances et qu’elles impliquent d’autres champs que ceux préposés à la « sécurité », tels le travail social, éducatif, sanitaire ou encore lié à l’intégration (Baillergeau, 2021 ; Shall et Farmer, 2024). Sur le plan international, le CT a conduit à une augmentation du financement de l’aide au développement dans les États dits « défaillants » orientée vers la prévention de « l’extrémisme violent » (Simoncini, 2020) et la multiplication de groupes de travail internationaux en matière de prévention de la radicalisation, à l’instar par exemple du « Radicalisation Awareness Network » (Martins et Ziegler, 2018). Sur le plan national, la « prévention molle » s’exprime notamment dans les programmes et initiatives de « prévention de la radicalisation » (Brouillette-Alarie et al., 2022 ; Shanaah et Heath-Kelly, 2022) formalisées dans des plans d’action nationaux (Aguerri et Jimenez-Franco, 2021).

La « radicalisation » désigne généralement l’évolution d’un individu ou d’un groupe vers des positions de plus en plus défiantes du statu quo, le cas échéant en recourant à la force (Ajil, 2023 ; Derfoufi, 2022 ; Bonelli et Carrié, 2018). Elle doit toutefois avant tout être comprise comme un « outil pour les forces de l’ordre » (Silva, 2018), un instrument de politique publique et un concept stratégique produit par les acteurs du CT (Bonelli et Ragazzi, 2019 ; Thuillier et Guittet 2022). Étroitement lié à celui de « homegrown terrorism », le terme « radicalisation » a en effet gagné en popularité au milieu des années 2000, après que des attentats commis sur sol européen ont impliqué des personnes ayant grandi en Europe (Neumann et Kleinmann, 2013). Avec l’avènement du concept de radicalisation, le CT s’éloigne de l’« ennemi extérieur » et se tourne davantage vers l’« ennemi intérieur », et privilégie le plus souvent des modèles explicatifs de type individualiste et psychologisant. Les plus cités (par exemple, Moghaddam, 2005 ; McCauley et Moskalenko, 2017) ont ainsi conceptualisé la « radicalisation » comme un processus cognitif et comportemental menant en « bout de course » à l’attentat. La notion se voit associée à l’attentat ou du moins au risque que celui-là se produise. Un tel référentiel conduit immanquablement à cibler les personnes perçues comme réunissant certaines caractéristiques construites comme étant « propices à la radicalisation ». Par cette focalisation sur la « radicalisation », le CT s’est progressivement aligné sur une idéologie préventionniste, à savoir un système de pensée appelant à détecter toujours plus tôt l’engagement potentiel dans la violence, jusqu’à tenter d’agir sur les attitudes et les croyances postulées comme étant à leur origine (Aguerri et Jimenez-Franco, 2021). Dans ce cadre, la notion de radicalisation constitue le fondement de celle de « déradicalisation » (Beunas, 2019 ; Schmidt, 2020), qui préconise aussi de travailler sur les attitudes et les croyances d’une personne afin de l’amener à se distancier non seulement des actions violentes, mais également des idéologies qui les sous-tendent ; la « déradicalisation » pouvant être convoquée tant avant qu’après la commission d’une infraction, et possiblement sur une durée indéterminée.

L’intérêt pour les processus dits de « (dé)radicalisation » est donc le résultat immédiat de l’imposition de l’idéologie préventionniste au sein du CT. Partant, la prévention du « terrorisme » s’est étendue – et non transformée – vers celle de la « radicalisation », augmentant par là les possibilités d’intervention auprès des personnes et des groupes de personnes érigés en suspects ou, plus vaguement, considérés comme problématiques ou « indésirables », sans même qu’une infraction pénale ait nécessairement été commise au préalable.

La majorité des spécialistes s’accordent à dire que le CT fait référence aux actions de l’État visant à prévenir la violence politique non étatique contre les non-combattants (Jarvis, 2019). L’engouement pour l’approche « whole-of-society » (Akintayo, 2024) et l’appel récurrent à une « société de vigilance » (Soussoko, 2023) ont toutefois conduit progressivement à la consécration d’un « devoir de prévention » (Busher et al., 2019) qui implique plus largement la société dans son ensemble dans l’action contreterroriste. Cette évolution a donné lieu à diverses formes de partenariats, mais aussi de vigilantisme (Emerson, 2019 ; Gøtzsche-Astrup et al., 2023 ; Larsson, 2017), en écho à la constellation des acteurs, publics et privés, évoquée par Zedner en 2007.

Du « hard » au « soft power », de l’État au « whole-of-society » : les contributions

Les initiatives liées au CT se déploient donc aujourd’hui du « hard power », qui, dans sa version la plus offensive, vise l’anéantissement physique de la menace, au « soft power », centré sur les croyances et les attitudes (Ad’ha Aljunied, 2012). Les actions militaires et les exécutions extralégales représentent les manifestations les plus violentes du CT. Ses formes répressives s’expriment dans le droit pénal et administratif, la surveillance et la collecte de renseignements, tandis que ses manifestations plus « molles » comprennent la prévention de la « radicalisation » et de « l’extrémisme violent », à l’échelle nationale et internationale.

Puisant dans différentes perspectives disciplinaires (criminologie, psychologie, sociologie, sciences politiques) et inscrites dans différents contextes (Belgique, Cameroun, Canada, France, Suisse), les contributions de ce numéro spécial décryptent plusieurs manifestations du CT à partir des points de vue des acteurs impliqués tant sur le plan infrapénal, c’est-à-dire en dessous du seuil de criminalisation, que pénal. Les pratiques auxquelles elles s’intéressent illustrent diverses manières dont le CT s’est étendu à la société dans son ensemble, au-delà des acteurs traditionnellement dotés de pouvoirs régaliens sécuritaires.

Lili Soussoko est la première à s’intéresser au domaine infrapénal en retraçant les modalités de la sécuritisation du travail sociosanitaire induit par le paradigme préventif de ladite lutte contre le terrorisme. En prenant pour assise empirique une enquête qualitative conduite au sein des cellules préfectorales de prévention de la radicalisation (CPRAF) en France, elle montre que cette sécuritisation s’exprime moins dans l’enrôlement unilatéral des acteurs psychosociaux dans la détection de personnes érigées en individus « à risque » pour la sécurité et l’ordre publics, que dans un enchevêtrement des mandats professionnels à visée répressive, respectivement socio-éducative et thérapeutique. Dans ce cadre, les missions d’accompagnement social et de soin ne se trouvent pas reléguées, mais plutôt vassalisées, et la frontière entre surveillance et care brouillée pour converger vers le déploiement d’une surveillance éducative. Certes, cette logique d’action hybride ne reste pas sans résistance de la part des acteurs psychosociaux, mais son déploiement élargit considérablement le champ d’application personnel du contrôle préventif, quitte à créer de « faux positifs », de même que son inscription temporelle, dès lors qu’il est susceptible d’être extensible sans limite de temps.

Chargés d’identifier et d’évaluer les menaces pour la sécurité intérieure et extérieure, les services de renseignement se situent de fait aussi en amont de la commission d’actes pénalement répréhensibles. Leurs ressources en matière de CT ont considérablement gagné en importance ces dernières années (Kaunert et Léonard, 2021). En Suisse plus spécifiquement, la Loi sur le renseignement entrée en vigueur en 2017 a légalisé l’usage de moyens techniques de recherche d’informations pour les enquêtes préventives, élargissant par là les missions du Service de renseignement de la Confédération tout en affirmant respecter les libertés individuelles grâce à un encadrement strict. Dans sa contribution, Tamara Constantin souligne les enjeux politiques et juridiques de cette mise en droit, avant d’en analyser la portée pratique. À partir d’analyses documentaires et d’entretiens, elle révèle comment les fonctionnaires du renseignement entretiennent un rapport ambivalent au droit, l’appréhendant tour à tour comme un outil de légitimation de leurs pratiques, une source de contraintes bureaucratiques entravant leur efficacité, ou encore une zone d’incertitudes qui les place dans une tension permanente entre ce qu’ils considèrent comme nécessaire pour mener leurs enquêtes, autorisé par le droit et réputé acceptable par leur hiérarchie. Sa contribution rend compte d’un double mouvement. D’une part, elle met en lumière les marges de manoeuvre de ces acteurs et ces actrices, entre usages pragmatiques et contournements du cadre légal en vigueur. D’autre part, elle donne à voir comment ces arrangements traduisent aussi une activité réformatrice de ce cadre pour répondre à leurs besoins, les révisions successives de la loi attestant qu’elle s’y est progressivement ajustée.

Les professionnels et les professionnelles de la santé mentale sont aussi convoqués pour porter une attention particulière aux personnes qui nourrissent des aspirations idéologiques dites extrémistes. À partir d’une recherche en psychologie clinique menée en Suisse romande auprès d’adolescents et d’adolescentes, Marie Saudan et Pascal Roman nous invitent à réfléchir aux perspectives de soin et d’accompagnement susceptibles d’être envisagées à leur égard. Leur travail part de l’hypothèse selon laquelle ces adolescents, rendus vulnérables par des ruptures individuelles, familiales, institutionnelles ou sociétales qui ont fragilisé la constitution de leur personnalité, ont tendance pour y parer à se réfugier derrière un fonctionnement psychique dominé par la quête d’une « figure idéalisée ». Pour l’autrice et l’auteur, ces aspirations peuvent être pensées comme des figures de la radicalité destinées à faire rempart à leur trauma, leurs carences et leur détresse. La contribution en présente trois déclinaisons : transitoire, traumatophilique et mortifère, à l’appui du récit clinique de trois jeunes hommes ancrés dans une forme d’idéologie extrémiste, respectivement religieuse, politique et conspirationniste. En plaçant au coeur de leur réflexion la trajectoire, la voix et l’environnement de ces adolescents, l’autrice et l’auteur suggèrent de se garder d’appréhender la « radicalité » de façon déterministe, destructrice ou catastrophiste, mais davantage comme une quête de survie psychique. À contre-courant des modèles dominants, elle et il préconisent de « déspécifier » les modalités du traitement de celles et ceux sujets à une forme de radicalité et de créer des espaces de « soin pluridisciplinaire et intercontenant », centrés sur le « remaillage des liens de filiation et d’affiliation ».

Le rétablissement des liens, et en particulier des liens sociaux, est également au coeur de la contribution collaborative d’Élise Bourgeois-Guérin, Cécile Rousseau, Joséphine Aldebert et Gaëlle Saules qui rapporte les résultats d’une recherche qualitative menée auprès des acteurs et des actrices d’un programme de mentorat destiné à des personnes suivies par une équipe clinique « spécialisée en radicalisation violente » au Québec. En croisant les points de vue et expériences de mentorés, mentors et superviseurs cliniques ayant pris part à ce programme, leur contribution remet en question les fondements implicites de cette « pratique de proximité » en contexte péri-thérapeutique. Elle relève également ses apports, en termes de flexibilité et de créativité notamment, et ses limites, s’agissant en particulier du caractère précaire de ses contours relationnels, professionnels et éthiques.

Sur le plan de la prévention dite tertiaire, une figure qui fait débat depuis la vague de « foreign fighters » ayant rejoint le conflit syrien à partir de 2012, est celle du ou de la « returnee ». Fin 2024, environ 60 000 combattants étrangers liés au groupe « État islamique » et leurs proches étaient encore détenus dans des prisons ou des camps en Syrie (Gramer et McLeary, 2024). Certaines de ces personnes ont été rapatriées, notamment des mères et des enfants, suivant les politiques en vigueur dans les différents pays concernés par le retour de leurs ressortissants et de leurs ressortissantes, qui varient d’ailleurs grandement (Poli et Lonardo, 2024 ; Stenger, 2024). Dans leur contribution, Coline Remacle, Isabelle Detry, Patrick Jeuniaux et Benjamin Mine présentent le dispositif mis en place pour accueillir lesdits « returnees » comme étude de cas de « l’approche multi-agences » privilégiée en Belgique. Sur base d’une analyse documentaire et des entretiens menés avec des professionnels du système d’administration de la justice pénale, les auteurs et les autrices montrent comment s’est opérationnalisée cette approche dans le domaine postsentenciel et les reconfigurations plus larges qu’elle a occasionnées sur le terrain. Si cette approche a réduit le travail en silo, notamment par une formalisation et une intensification des échanges entre les différents acteurs impliqués, les auteurs et les autrices constatent, à l’instar de Lili Soussoko, qu’elle a surtout brouillé la frontière entre les logiques sécuritaires et celles de soin et d’accompagnement. Leur contribution souligne également une vive tension entre la confiance devant être accordée aux personnes concernées pour renouer avec leur communauté d’accueil et les craintes persistantes projetées à leur égard. Enfin, bien que l’approche multi-agences concerne « toutes les formes de radicalismes et d’extrémismes violents », il apparaît qu’elle demeure fortement centrée sur des personnes associées à des mouvances islamistes. Or, parmi tous les sujets considérés « à risque », ce public est loin d’être le plus important et cette focale participe à leur stigmatisation.

Une autre illustration d’un dispositif de prévention tertiaire nous est donnée par la contribution de Lydie C. Belporo qui analyse la mise en oeuvre au Cameroun du programme de « Désarmement, Démobilisation et Réintégration (DDR) » initié à la suite des redditions des membres du groupe « Boko Haram », actif en Afrique centrale et occidentale. À partir d’une campagne d’entretiens réalisés auprès d’ex-combattants, d’acteurs et d’actrices institutionnels et issus de la société civile, l’autrice rend compte du glissement des priorités stratégiques dans ce pays en matière de « lutte contre l’extrémisme violent ». Elle montre comment, sur le terrain, une logique préventive a progressivement supplanté des logiques répressives ancrées dans des approches militaires. Dans son opérationnalisation, cette évolution s’est traduite par une marginalisation des instances judiciaires et un investissement conséquent dans des relais locaux, dont en particulier les mères des combattants et les chefs de village.

Les enjeux du glissement précriminel : sécurité juridique, sécuritisation et stigmatisation

Prise pour elle seule, chaque contribution de ce numéro donne à voir comment s’articule in concreto le phénomène du CT dans un contexte spécifique et les enjeux qui lui sont associés. À leur analyse transverse, ces enjeux peuvent être synthétisés sous l’égide de trois registres qui semblent s’être raffinés deux décennies après la parution de l’article de Zedner.

Le premier registre d’enjeux est lié à la sauvegarde des droits fondamentaux et au maintien de l’État de droit. Certains instruments juridiques élaborés et appliqués dans le cadre du CT attestent en effet de glissements précriminels discutables, de régimes d’exception ou encore d’un recours accru à des mesures administratives qui contournent les garanties juridiques (Ajil et Lubishtani, 2021 ; Alix, 2020 ; Mehra et al., 2021 ; Moreillon et Lubishtani, 2018 ; Murphy, 2016). D’autres travaux mettent en évidence les fondements juridiques incertains de mesures telles que l’interdiction d’entrée dans un territoire, le retrait de la citoyenneté ou l’inscription dans des bases de données au mépris des garanties les entourant (Bellanova et Glouftsios, 2020 ; Vavoula, 2023 ; von Rütte, 2023). La recherche souligne également le manque d’examen critique sur les plans national et international de ces développements problématiques, en particulier sous l’angle de la violation des droits humains (Bozbayindir, 2018 ; Meliá, 2011 ; Sobol, 2024 ; Zedner et Ashworth, 2019).

Le deuxième registre d’enjeux a trait à la manière dont les mesures de CT se sont répandues au-delà des domaines traditionnellement dévolus à la sécurité, façonnant désormais aussi les champs de l’éducation, de l’intégration ou encore du travail social (Brambilla et Jones, 2020 ; Hermant et Bigo, 2019 ; Ragazzi, 2016). Cette expansion de la sécuritisation a pu remodeler des mandats de soin (Heath-Kelly, 2023), l’accompagnement des élèves en âge de scolarité obligatoire (Sjøen et Mattsson, 2022) ou le travail social lié à l’immigration (Shall et Farmer, 2024), en impliquant ces secteurs dans l’identification des « risques de radicalisation » (Baillergeau, 2021 ; Heath-Kelly, 2013). Sur le plan international, elle a reconfiguré l’aide au développement pour s’aligner sur les objectifs du CT (Fransen, 2023). Son épanouissement a aussi eu pour conséquence qu’un marché lucratif s’est constitué autour de la « prévention de la radicalisation » et de « l’extrémisme violent », et qu’il devient intéressant, notamment pour des acteurs associatifs et non étatiques, de reformuler leurs activités sous cette égide alors qu’elles en étaient à leur origine très éloignées (Kublitz, 2021 ; Simoncini, 2020 ; Wilson, 2021).

Enfin, le troisième registre d’enjeux est lié aux effets différentiels des politiques et pratiques de CT, à l’aune en particulier de la surexposition d’un « ennemi commode » (Wacquant, 1999). Force est de constater en effet que la notion de terrorisme demeure depuis 2001 étroitement associée aux violences inspirées par des groupes comme Al-Qaïda ou Daech, et donc plus généralement à l’idéologie dite djihadiste. Certes, la menace émanant de tels groupuscules n’est pas à relativiser, mais l’usage sélectif de l’étiquette de terrorisme (Appleby, 2010 ; Bechrouri, 2024 ; Federer, 2022 ; Jackson, 2011) implique que les pratiques de CT stigmatisent et marginalisent les communautés arabo-musulmanes et plus généralement les personnes racisées, avec des effets délétères sur la citoyenneté, le sentiment d’appartenance et la participation démocratique (Abbas, 2019 ; Ahmed, 2020 ; Eckert, 2008 ; Jarvis et Lister, 2013 ; Mythen et al., 2009). Le CT entraîne par exemple des conséquences néfastes pour les vies des femmes musulmanes visiblement religieuses et pose de façon générale une catégorisation problématique entre les « bons » et les « mauvais » musulmans (Auer et al., 2019 ; Aziz, 2012, Taylor, 2020). Il affecte de façon disproportionnée l’existence des hommes Bruns (Bhattacharyya, 2008), des hommes Noirs (Meier, 2022) et des personnes étrangères (Naji et Schildknecht, 2021). Il mène à des contrôles stigmatisants dans les aéroports (Blackwood, 2019), de même qu’à la conception de croyances ou de pratiques religieuses dans les écoles et les universités comme étant suspectes (Busher et al., 2019 ; Scott-Baumann et Perfect, 2021). Il est aussi attesté que le CT peut conduire à des pratiques policières qui influencent négativement les relations entre les citoyens, les citoyennes et la police (Wright, 2024), ou à la construction de catégories racialisées et genrées de risque en prison ou dans les expertises psychiatriques qui y conduisent (Liebling et Williams, 2018 ; Béraud, C., Rostaing, C. et De Galembert, C., 2017). Des recherches ont également mis en évidence la normalisation, tant intra- qu’extra-muros, de l’idée selon laquelle les personnes poursuivies ou condamnées pour des infractions aux lois anti-terroristes recourraient systématiquement à la « taqiya ». Ce concept, associé à la dissimulation par le biais d’un changement comportemental ou idéologique feint, leur dénie toute reconnaissance d’évolution ou de progrès véritable et fonctionne comme une forme de « méfiance institutionnalisée » (Ajil et Jendly, 2020 ; Chantraine et Scheer, 2021 ; Ajil, 2023b). En somme, les politiques et les pratiques de prévention se traduisent dans ce domaine par des mécanismes de maintien de l’ordre, de la discipline et du contrôle de populations racisées (Fadil et al., 2019) qui convergent vers « une forme particulière de psychopolitique qui à la fois racialise et rejette la racialisation » (Younis, 2021, p. 56).

Ces trois registres d’enjeux, dont les frontières sont poreuses, sont le produit plus ou moins immédiat du glissement vers la sphère précriminelle. Car si la volonté de prévenir l’acte violent est légitime, l’opérationnalisation de la logique préventionniste comporte des injustices épistémiques qui contribuent à (re)produire des inégalités. Plus subrepticement, elle peut aussi mener à l’apathie, tant de celles et ceux qu’elle affecte plus durement, que de la discipline criminologie, encore dominée en termes épistémiques par des approches individualistes, psychologisantes et culturalistes, notamment en ce qui concerne l’étude des violences politico-idéologiquement motivées (Ahmad et Monaghan, 2019 ; Silva, 2018).

Du préventionnisme à la fabrique de l’apathie

Pour prévenir l’acte terroriste, le CT agit donc sur des comportements, des propos, des styles de vie, des idées et des croyances. Pour déterminer lesdits « facteurs propices à la radicalisation », le CT repose sur un « savoir » influencé par les discours politiques, médiatiques et l’imaginaire collectif, mais aussi les travaux académiques. Les recherches sur la radicalisation, y compris celles issues de la criminologie, ont fait l’objet de critiques pour leurs biais individualiste, stato- et occidentalocentré (ou orientaliste) (Ajil, 2023b ; Jackson, 2012 ; Kundnani, 2012 ; Mohamedou, 2017). Quand l’association entre islam et terrorisme n’est pas faite explicitement, elle fait partie du discours hégémonique et de l’imaginaire collectif post-11 septembre (Ajil, 2023a ; Deltombe et Rigouste, 2005). Le fait que la violence terroriste soit associée plus aisément à une idéologie qu’on appellera le djihadisme, et que les causes de cette idéologie soient localisées au sein des communautés arabo-musulmanes et leurs présumées convictions, constitue un « savoir spécifique » et un élément idéologique essentiel du CT. Même s’il n’est pas assumé, ce savoir est davantage activé lorsque les éléments factuels font défaut, ce qui est précisément le cas lorsque l’intervention étatique s’éloigne progressivement de l’acte violent pour se focaliser sur les individus, leurs apparences, leur style de vie et leurs croyances. Avec ce glissement précriminel, les éléments subjectifs prennent donc davantage de place dans l’appréciation de la « menace » ou potentielle « dangerosité » d’une personne. Et sur ces éléments subjectifs, le « savoir spécifique », irrigué de stéréotypes, supplée au vide laissé par l’absence d’éléments factuels.

Tel qu’il s’est développé dans le Nord global, le CT a ainsi permis de formaliser des pratiques qui ciblent et affectent certaines populations de manière disproportionnée, par des processus d’élimination (sur le plan de la belligérance et des exécutions extrajudiciaires), de criminalisation (par les dispositifs pénaux), de suspectification (par le renseignement) et, plus généralement, de sécuritisation (prévention « molle »). Ces processus limitent l’espace et les possibilités d’action et d’expression des communautés arabo-musulmanes, qui, voyant leurs contestations scrutées, peuvent aller jusqu’à se retirer de tout débat démocratique pour se prémunir de l’action étatique. Plus qu’un « effet inhibiteur » (chilling effect) il est alors question d’une forme d’apathie (Derfoufi, 2022 ; Ajil, A., 2025), forgée comme le chemin le plus confortable pour exister sous le radar des autorités sécuritaires. D’aucuns, comme Bechrouri (2024), ont d’ailleurs montré que cette apathie n’est pas simplement un effet accidentel, mais qu’elle s’explique historiquement, puisqu’elle a fait partie intégrante des stratégies de contre-insurgence dans les contextes coloniaux, notamment l’Algérie, avant d’être retransportée dans les métropoles du Nord global (v. aussi Rigouste, 2007).

Si ce pouvoir est aujourd’hui dirigé principalement contre les communautés arabo-musulmanes, il est liquide et peut tout aussi bien se voir mobilisé à l’égard d’autres « ennemis commodes », comme tel est déjà le cas de certains et de certaines activistes pour la justice climatique (Fluzin, 2024) ou dissidents politiques, qui se sont vu imposer des mesures antiterroristes (Mathieson, 2021). Parce que le CT produit de nouvelles formes de contrôle, renforce certaines divisions et modifie nos rapports sociaux et à l’État, la criminologie a effectivement tout intérêt, comme le proposait déjà Lucia Zedner, à chercher des ressources « d’espoir » dans d’autres champs de connaissances, tels que les études critiques sur le droit et celles sur la sécurité, ou encore l’anthropologie sociale pour étudier les tenants et les aboutissants de ce phénomène. Au risque sinon de devenir apathique à son tour, elle serait bien inspirée de maintenir une vigilance accrue sur les pratiques, les politiques et les discours qui façonnent le glissement précriminel dans le contexte du CT, tout en investissant « par le bas » (Chantraine et al., 2022) et « dans le quotidien » (Vaughan-Williams et Stevens, 2016) les retombées de ce qui est fait au nom de la « sécurité » (Ajil et al., 2020 ; Jarvis et Lister, 2016 ; Mythen et Walklate, 2016).