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Introduction

L’espace frontalier égypto-palestinien cristallise particulièrement les tensions entre le régime égyptien et le gouvernement israélien depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023. De fortes pressions sont exercées par Israël, soutenu par l’administration américaine, pour contraindre le maréchal al-Sissi à ouvrir le point de passage de Rafah et ainsi évacuer les Palestiniens de Gaza. En vain : le régime égyptien, revendiquant la souveraineté nationale du pays, n’a accepté d’ouvrir le point de passage que pour permettre l’acheminement au compte-gouttes de l’aide humanitaire vers l’enclave palestinienne.

Cette crise invite entre autres à examiner les rapports de force entre les principaux protagonistes des négociations de cessez-le-feu de long terme dans la bande de Gaza, qui interagissent depuis de nombreuses années : les services israéliens et égyptiens, et bien entendu le Hamas. La victoire législative du Hamas en 2006 puis sa prise de contrôle de la bande de Gaza ont entraîné l’imposition d’un blocus côté israélien et de fortes restrictions des mobilités à la frontière avec l’Égypte. L’enclave palestinienne est désormais le théâtre de cycles de violence de plus ou moins forte intensité – l’offensive israélienne depuis octobre 2023 est jusqu’ici la plus dévastatrice –, lesquels ont aussi donné lieu à des négociations indirectes entre le Hamas et les autorités israéliennes en vue d’un accord de cessez-le-feu de long terme (Daoud, 2021/2).

Ces négociations se déroulent dans un « espace de proximité », lequel se caractérise par une contiguïté territoriale entre l’Égypte, la bande de Gaza, Israël et le reste des Territoires Palestiniens Occupés (TPO). Cette configuration spatiale des négociations facilite relativement les déplacements et donc les rencontres des négociateurs, le Hamas à Gaza et en exil et les officiers des services de renseignement généraux égyptiens, principalement. Cela ne signifie pas pour autant que tous les négociateurs jouissent d’une liberté de circulation dans cette zone ; leur mobilité, ainsi que celle des civils, est en réalité très contrôlée. Ainsi, la frontière égypto-palestinienne constitue une jonction, un noeud, autant qu’elle permet de faire barrage (Bigo, 2011).

Depuis le retrait israélien de la bande de Gaza en 2005, cette frontière fait l’objet d’une surveillance accrue par les autorités égyptiennes ; marqués par l’incursion en janvier 2008 de milliers de Palestiniens de Gaza dans le Sinaï (El Chazli, 2010), les régimes égyptiens se sont efforcés de consolider la frontière avec le territoire palestinien voisin perçu comme une menace. Ce dernier, en partie du fait du développement d’un réseau tentaculaire de tunnels sous la quinzaine de kilomètres qui sépare la bande de Gaza du nord du Sinaï depuis l’imposition du blocus israélien en 2006 sur le territoire palestinien voisin (Latte-Abdallah et Parizot, 2011), s’apparenterait à un foyer d’instabilité dans la péninsule du Sinaï, laquelle constitue une préoccupation sécuritaire pour les autorités égyptiennes. Le système de tunnels aurait entre autres favorisé l’approvisionnement en armes de différents groupuscules islamistes présents dans la région. La connexion souterraine avec la bande de Gaza facilitant les trafics de biens et d’armes rappelle aux autorités égyptiennes le poids de la contiguïté territoriale avec les territoires palestiniens (Aclimandos, 2009).

Afin d’endiguer la menace, le maréchal al-Sissi en particulier a déployé un vaste arsenal militaire pour fortifier la frontière. Le régime a en effet dès 2014 lancé une campagne de destructions des tunnels et a poursuivi le renforcement de la frontière au moyen notamment de l’édification d’un mur, dont la construction se poursuit et s’est accélérée depuis octobre 2023. Plus largement, la partie nord de la péninsule du Sinaï et frontalière de la bande de Gaza a connu ces dernières années des modifications territoriales d’ampleur afin de créer une zone tampon, lesquelles se sont avérées désastreuses pour les populations civiles (Bennafla, 2020).

Cet article vise à analyser les spécificités de l’espace frontalier égypto-palestinien et l’évolution des politiques de sécurité mises en place à la frontière avec la bande de Gaza par les régimes égyptiens successifs dans le but d’affirmer la séparation entre les territoires égyptien et palestinien. Le cas de la frontière égypto-palestinienne est emblématique de processus de construction par un État de la frontière comme menace, ce qui se traduit par le renforcement sécuritaire d’un espace historiquement fluide. Pour commencer, nous identifierons les spécificités de cet espace de proximité. Puis nous analyserons l’ambivalence historique des politiques égyptiennes vis-à-vis de la bande de Gaza. Enfin, nous nous pencherons sur les politiques sécuritaires déployées dans la péninsule du Sinaï et la sécuritisation croissante de cette zone sous le régime du maréchal al-Sissi.

Cadre théorique et méthodologique

Cet article s’inscrit dans la sociologie politique de l’international, laquelle attache un intérêt particulier aux acteurs, à leurs trajectoires et à leurs interactions, et surtout aux rapports de pouvoir (Basaran et al., 2016). Il contribue en outre à nourrir empiriquement les débats en études des frontières. En effet, la frontière égypto-palestinienne est, d’une part, caractérisée par une certaine fluidité et s’apparente en ce sens à ce que Wendy Vogt (2017) qualifie de « frontière artérielle », constamment remise en cause par des acteurs étatiques et non étatiques. Espace de mobilités différenciées, ce cas d’étude éclaire d’autre part des champs de relations qui dépassent la stricte distinction entre inclusion et exclusion (Mezzadra et Neilson, 2012). L’inclusion des Palestiniens en Égypte est par exemple limitée – ces derniers ne disposent pas des mêmes chances d’insertion sur le marché du travail ni des mêmes droits et conditions sociales. Dans l’espace étudié, ce sont à la fois les pratiques liées à la traversée, mais aussi au renforcement de la frontière qui nous intéressent. Comme je l’ai évoqué en introduction, le régime égyptien n’échappe pas à la tendance étatique consistant à ériger et renforcer les frontières pour séparer, distinguer l’intérieur de l’extérieur et marquer sa sphère de souveraineté (Balibar et Williams, 2002).

Le cas de la frontière égypto-palestinienne permet aussi d’aborder les enjeux théoriques de définition de la sécurité, de la relation sécurité/menace et frontière. Cet article mobilise donc les études critiques de sécurité afin d’étudier la dimension langagière de la capacité politique de légitimation de la notion de sécurité. À cet égard, Ole Waever et Barry Buzan ont déplacé les études de sécurité sur les processus de « sécuritisation » à partir d’une approche performative du langage (Buzan et al., 1998). La sécurité est donc aussi ce que les acteurs disent qu’elle est (Waever, 1995) et, dans une certaine mesure, la sécurité alimente l’insécurité, comme nous le verrons avec le cas du régime égyptien. Si la sécuritisation est en effet entendue comme le processus de transformation d’un objet en domaine de sécurité (Bigo, 2012), l’analyse proposée ne se réduit pas seulement à une analyse des discours. Cet article entend dépasser l’approche linguistique pour éclairer les outils et les instruments de la sécurité et donc les pratiques des professionnels de la sécurité ainsi que leurs interactions quotidiennes (Simmoneau, 2018).

Par ailleurs, la transformation des politiques publiques de défense, axées sur les menaces extérieures, en politiques de sécurité centrées sur les risques intérieurs (Daho, 2019) s’explique en partie par l’influence croissante des acteurs privés dans le domaine de la sécurité. Comme nous le verrons, la sécuritisation a eu pour effets un renforcement et une privatisation croissante de la frontière qui a généré des partenariats publics-privés et a des conséquences sur le contrôle du flux de Palestiniens au poste-frontière de Rafah.

D’un point de vue méthodologique, j’ai adopté une démarche empirico-inductive. Ainsi, cette analyse repose sur un travail de terrain, une enquête par entretiens qui s’étend principalement entre juillet 2018 et juillet 2020, dans les TPO et en Égypte (au Caire), et m’a permis de réaliser 105 entretiens. Ayant rencontré aussi bien les négociateurs palestiniens, du Fatah, du Hamas et d’autres factions, que des Égyptiens, j’ai pu confronter leurs récits respectifs. Cela m’a permis de comprendre les perspectives de chacun, de prendre conscience des rapports de force et de leur évolution, mais aussi d’obtenir des informations sur un processus en cours, et pour lequel nous avons encore peu de sources. Surtout, les entretiens ont permis d’éclairer les pratiques des négociateurs. Je me suis efforcée de recontextualiser la parole de mes enquêtés afin de montrer qui parle et d’où ils parlent pour comprendre l’état des rapports de force et des luttes au moment où ils s’expriment.

Je n’ai pu me rendre ni dans le nord du Sinaï ni dans la bande de Gaza. Mon analyse repose donc sur un paradigme indiciaire, je m’appuie sur des traces, que je trouve dans les propos de mes interlocuteurs, les biographies et mémoires d’hommes politiques et d’anciens officiers de renseignement ou militaires, dans la littérature sur la Palestine, les études de sécurité, le renseignement ou encore dans la presse. Mais l’existence même de ces traces prouve bien que cet objet est soumis à des régimes d’occultation et de visibilité (Brisson, 2021). L’occultation n’est donc jamais totale et le matériau auquel on a accès est révélateur de pratiques.

En ce qui concerne mon périmètre d’analyse, je l’ai délimité en accordant une attention particulière aux points de vue et récits des protagonistes des négociations. De cette approche a résulté la mise en perspective d’un espace de proximité allant du Caire à Tel-Aviv et les TPO en passant par la bande de Gaza. Je défends l’idée qu’il appartient au chercheur de repérer les échelles spatiales telles qu’elles sont pratiquées et perçues par les sujets de l’enquête ; cette approche rejoint celle d’Anne Trémon (2012), qui estime que « [l]’ethnographe doit être moins un chroniqueur situant son travail dans des localités données, évidentes, qu’un enquêteur interrogeant comment se fabriquent les localités diverses » (p. 260). Cet effort de cadrage n’a donc pas été opéré a priori mais découle de perceptions qui, toutes, tendent à situer l’objet étudié dans un espace proche, lequel constitue un enjeu déterminant des négociations de cessez-le-feu et plus largement de sécurité pour les autorités égyptiennes.

L’espace frontalier égypto-palestinien

Sur la portion congrue de territoire entre Israël, l’Égypte et les TPO, les rencontres entre négociateurs oeuvrant à un cessez-le-feu de long terme dans la bande de Gaza sont fréquentes. La proximité géographique facilite en effet la circulation des acteurs, même s’il convient de nuancer ce phénomène. Les acteurs ne jouissent pas tous d’une liberté de mobilité totale dans cet espace qu’on ne peut qualifier de lisse ou encore de fluide (Deleuze et Guattari, 1980) sans risquer de se méprendre. Mais les relations qu’y tissent les acteurs entre eux, leurs interactions dans cet espace, ont contribué à former un réseau, c’est-à-dire « un système d’acteurs sociaux qui, pour des fins de mise en commun de la variété dans l’environnement interne, propage la transmission de ressources en des structures fortement connexes » (Lemieux, 1999, p. 3)[2]. Ce réseau renvoie d’abord à une conception classique qui est celle du flux d’entrées et de sorties. La fréquence des échanges, permise par une forte capacité de mobilité, est facilitée par la multiplication de voies de communication et de transmission. L’analyse du réseau nécessite une bonne connaissance des trajectoires des négociateurs ou groupes de négociateurs. Leurs trajectoires géographiques sont constamment imbriquées avec leurs trajectoires sociales. En insistant sur la circulation géographique des négociateurs, je souhaitais mettre en avant la façon dont elle enrichit les interactions et contribue à créer, renforcer ou tout simplement mettre en évidence les liens entre négociateurs.

L’annexe 1 représente les déplacements des différents protagonistes des négociations. Les officiers de renseignement égyptiens par exemple se déplacent essentiellement lors d’épisodes d’escalade entre la bande de Gaza et Israël. Entre la fin de l’année 2018 et l’année 2019, période durant laquelle le cessez-le-feu a été à maintes reprises enfreint, la délégation sécuritaire égyptienne n’a cessé de faire des allers-retours entre Tel-Aviv et la bande de Gaza. On compte en effet plus d’une quinzaine de visites au cours de cette année et demie. Les officiers égyptiens se rendent à Tel-Aviv par voie aérienne et, de là, par voies terrestres, dans la bande de Gaza en passant par le point de passage d’Erez, et en Cisjordanie. Ils peuvent également entrer directement dans la bande de Gaza par la route et en passant par Rafah[3]. Cette même route est empruntée par les cadres du Hamas à Gaza, lorsqu’ils se rendent au Caire.

Les cadres du Hamas sont contraints de quitter la bande de Gaza par Rafah pour se rendre au Caire, passage obligé pour ensuite voyager à l’étranger. Ils y retrouvent les dirigeants du parti en exil en provenance du Qatar ou du Liban. Les visites du parti islamiste au Caire ont été plus fréquentes que celles de l’Autorité palestinienne (AP) entre 2019 et 2020, puisque plus d’une vingtaine de rencontres ont eu lieu dans la capitale égyptienne[4]. Mais que l’on ne s’y trompe pas, la fréquence de leurs déplacements ne suppose pas une liberté de mouvement des négociateurs du Hamas ; il en va de même pour les leaders du Jihad islamique. C’est la plupart du temps à la demande de leurs homologues égyptiens qu’ils se rendent au Caire, et sous réserve de l’accord de ces derniers que les cadres résidant à Gaza parviennent à effectuer des déplacements internationaux. Cet exemple conduit donc à nuancer les atouts présumés, en matière de mobilité, du prisme circulatoire qui permet de resituer les acteurs, entre autres, dans des espaces de relations. C’est notamment l’objet d’un article d’Antoine Vauchez (2013) qui se penche sur l’analyse des circulations transnationales. Celle-ci présente selon l’auteur un certain nombre d’écueils, parmi lesquels celui d’une « surestimation des “degrés de liberté” qui laisse à supposer que les individus comme les textes peuvent circuler librement dans un véritable “jeu sans frontières” » (Vauchez, 2013, p. 14). Les points de passage s’apparentent à ce titre davantage à des espaces de contrainte que de liberté pour les négociateurs du Hamas. Précisons d’abord que le point de passage de Rafah est la seule « frontière extérieure » des TPO dépourvue de présence militaire israélienne[5]. Par ailleurs, Rafah est dédié aux mobilités humaines alors que le poste-frontière de Kerem Abou Salem, entre Israël et la bande de Gaza, sert à l’acheminement de marchandises, ou encore de matériaux de construction, vers le territoire palestinien. Enfin, Erez, au nord de la bande de Gaza, permet les circulations, toutefois très sporadiques depuis 2006, de la main-d’oeuvre palestinienne vers Israël ou encore de Palestiniens de Gaza ayant obtenu une autorisation de sortie pour bénéficier de soins médicaux[6]. L’autorité du Hamas à Gaza n’a pas le contrôle sur Rafah, qui constitue donc le seul point de sortie pour les Palestiniens de Gaza ; elle est tributaire des autorités égyptiennes pour l’obtention de son ouverture, lesquelles utilisent ponctuellement Rafah comme un levier de pression sur le Hamas. Cette remarque ne signifie pas pour autant qu’il faut considérer la frontière comme une ligne de démarcation territoriale stricte entre des entités politiques différentes dont chacune exerce indépendamment le contrôle des entrées et des sorties du territoire via Rafah (Pratt et Allison, 2000). Malgré une administration qui exerce un contrôle important du point de passage, lequel a même été renforcé ces dernières années, la frontière égypto-palestinienne est poreuse mais bien présente, et se laisse mieux appréhender par l’entremise de ses points de passage qu’en tant que ligne hermétique.

Plus encore, cette frontière est emblématique de l’incapacité des frontières à départager de façon nette l’intérieur et l’extérieur d’un territoire étatique (Mezzadra et Neilson, 2012). Elle apparaît plutôt comme un mécanisme permettant une certaine mobilité, mais dont la fonction est avant tout d’imposer une forte discontinuité territoriale, politique ou encore sociale. Dès lors, ce qui importe, c’est de considérer les effets de cette frontière, laquelle contribue à fragmenter le temps et l’espace. En 2014, Lorenzo Navone étudiait la capacité de cette frontière à organiser l’espace et la vie même des personnes, « traversées » par la frontière, qui sont défendues de la franchir ou autorisées à le faire (Navone, 2014). La frontière engendre par exemple des recompositions familiales ; elle affecte également la temporalité de vie de ces personnes, qui disposent toutes de statuts différents. Et depuis 2014, la situation a encore évolué du fait du renforcement sécuritaire de l’espace frontalier égypto-palestinien par le régime d’al-Sissi. En effet, les reconfigurations territoriales, y compris dans le nord du Sinaï, ont considérablement complexifié la mobilité des Palestiniens de Gaza, laquelle s’apparentait déjà à une épreuve. Côté palestinien de la frontière, les voyageurs sont d’abord soumis à de nombreux contrôles d’identité et à des fouilles, de la part du Hamas, mais aussi de celle de l’AP jusqu’en 2017, chacun disposant alors de postes de contrôle à quelques kilomètres d’intervalle. Puis, au terminal de Rafah, les autorités égyptiennes prennent le relais ; l’attente peut alors durer plusieurs jours. L’entrée des Palestiniens sur le sol égyptien s’accompagne d’un encadrement restrictif de leur mobilité ; ils sont acheminés par bus ou bien par taxis privés jusqu’au Caire. Ainsi, la frontière et ses régimes de restriction s’étendent en réalité bien au-delà de l’espace frontalier avec la bande de Gaza et atteignent désormais le canal de Suez. La circulation dans le nord du Sinaï, en raison du couvre-feu entre 19 h et 6 h, est très restreinte et le chemin jusqu’à la ville d’Ismaïlia ponctué de points de contrôle. Une fois arrivés au canal de Suez, les Palestiniens empruntent des traversiers (ma ’dia) pour franchir le canal via des stations qui leur sont dédiées[7]. La précision est de mise puisqu’il existe plusieurs passages pour traverser le canal, dont un pont au sud, fermé depuis plusieurs années en raison de la situation sécuritaire dans le Sinaï, et que seules l’armée et les autorités sécuritaires égyptiennes peuvent emprunter.

La proximité avec la bande de Gaza : une menace pour la sécurité nationale égyptienne

La perception du président Nasser, depuis la création de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) surtout, des factions palestiniennes comme un enjeu sécuritaire qu’il avait pour objectif de contrôler a été transmise à ses successeurs. Depuis 2006, la bande de Gaza constitue le coeur des préoccupations des dirigeants politiques égyptiens. Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, mais d’un enjeu lié à la proximité territoriale, qui a pris de l’ampleur après la division intra-palestinienne. La compréhension des perceptions et du rapport des régimes égyptiens à la bande de Gaza ne peut faire l’économie d’un retour historique. L’invasion du territoire palestinien par les autorités égyptiennes a été facilitée par le corridor militaire et stratégique du Nord Sinaï adjacent (’Ammār, 2014). Dans la première partie du dix-neuvième siècle, la Palestine est l’objet des convoitises et velléités expansionnistes de Moḥammad Ali, qui l’administre jusqu’à son éviction par les Ottomans en 1840 (Sāfi, 2010). Parmi les reconfigurations démographiques et sociales que l’administration égyptienne a engendrées à cette époque-là[8], il faut noter l’intégration de milliers d’Égyptiens, notamment des paysans, dans le tissu social palestinien à Gaza au cours des années 1830-1840. La période de l’administration égyptienne de 1948 à 1967 a également eu des effets sociaux qui marquent jusqu’à présent la société gazaouie. Ibrahim Abrash (2009) explique qu’à cette époque, « les familles de Gaza possédaient des documents de voyage égyptiens (pour les réfugiés) et l’Égypte était leur seule porte vers le monde. Les programmes scolaires également étaient égyptiens » (p. 4). La frontière entre l’Égypte et Gaza est donc historiquement perméable et a constitué un espace d’interactions, comme le montrent Olivier Sanmartin et Sari Hanafi (1996) : « Dans cet espace frontalier se forge une identité spécifique qui puise ses références dans des registres pluriels, égyptien, palestinien ou bédouin » (p. 65).

À l’inverse, aujourd’hui, les interactions dans cet espace sont extrêmement limitées. Cela tient à l’attitude des autorités égyptiennes vis-à-vis de la Palestine et en particulier de Gaza, laquelle consiste désormais à tenir les TPO à bonne distance. Le renforcement de la séparation dans le Nord Sinaï a engendré un bouleversement pour les populations de part et d’autre de la frontière, dont la construction identitaire est historiquement marquée, comme je l’ai évoqué, par un processus d’identification fort. Ainsi, et contrairement au cas de l’« Operation blockade » analysé par Pablo Vila à la frontière mexicano-américaine, l’affirmation de la frontière apparaît dans ce cas comme contre-intuitive pour les populations palestiniennes et du Nord Sinaï ; elle impose une situation de facto à rebours des récits identitaires de ces dernières (Vila, 2000). La restauration de la souveraineté égyptienne sur la péninsule du Sinaï en 1982, à la suite de la conclusion de l’accord de paix israélo-égyptien, a eu un effet catalyseur sur la démarcation du territoire égyptien avec Israël et les TPO. Mais, encore une fois, la perception par les régimes égyptiens successifs du territoire palestinien voisin comme « menace » n’est pas nouvelle. À titre d’exemple, après la guerre de 1948, Gaza a été un terrain propice à l’organisation politique des Palestiniens et à l’émergence des mouvements de libération nationale et des futures factions, à l’instar du Fatah. D’où l’instauration entre 1948 et 1967 de mesures sécuritaires, répressives et de surveillance dans la bande de Gaza, analysées en détail par Ilana Feldman (2015)[9]. La frontière avec Israël, considéré comme un ennemi, fait l’objet de contrôles renforcés. Mais au sein du territoire palestinien, ce sont les civils qui sont la cible d’une surveillance accrue, comme le souligne la chercheuse : « Les pratiques de contrôle à Gaza pendant l’administration égyptienne indiquent que tous étaient considérés comme des “menaces sécuritaires” » (Feldman, 2015, p. 16). L’enjeu frontalier concerne alors essentiellement le contrôle par les autorités égyptiennes de la contrebande, des drogues et de l’argent surtout, en pleine expansion à cette époque ; ce sont les mesures mises en place dans ce cadre qui ont défini spatialement, selon Feldman, les relations entre l’Égypte et Gaza : « L’Égypte insistait pour gouverner Gaza comme un territoire étranger : Gaza appartenait à la Palestine et pas à l’Égypte » (Feldman, 2015, p. 79). Alors qu’ils sont perçus par les autorités égyptiennes à la fois comme source de menace et objet de protection, les Gazaouis, sous le régime du maréchal al-Sissi, semblent désormais n’être considérés qu’au prisme de la menace sécuritaire ; en témoigne le renforcement des liens sécuritaires avec le Hamas dans la bande de Gaza[10]. L’intérêt porté par les autorités égyptiennes à la multiplication des réseaux de contrebande et leur tentative de l’endiguer attestent de la longévité du phénomène. Le premier passage souterrain entre la bande de Gaza et le Sinaï daterait de 1983, un an à peine après le retrait israélien de la péninsule (Sabry, 2015).

La construction de tunnels sur plusieurs kilomètres a redoublé avec l’imposition du siège sur la bande de Gaza en 2006, ce qui a permis aux trafics et à la contrebande de prospérer[11]. Ces tunnels sont emblématiques d’une forme de contestation de la frontière par des acteurs non étatiques (Vogt, 2017). Une véritable « économie des tunnels » a émergé (Latte-Abdallah et Parizot, 2011), laquelle a aussi profité aux autorités égyptiennes, comme le souligne le journaliste égyptien Mohannad Sabry (2015). La frontière est également remise en cause au mois de janvier 2008, lorsque des milliers de Palestiniens de Gaza « brisent » le siège et entrent sur le sol égyptien[12]. Ils restent plusieurs jours dans le Nord Sinaï où ils achètent en grande quantité toutes sortes de denrées, surtout alimentaires. Les autorités égyptiennes se sont retrouvées quelque peu dépassées par cette incursion, qui a été largement critiquée. Rappelons par exemple les propos acerbes du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Ahmad Abou al-Gheit, qui a affirmé : « Nous couperons les jambes à ceux qui porteront atteinte à nos frontières[13]. » Ces derniers témoignent d’une crainte ancienne des régimes égyptiens vis-à-vis de la bande de Gaza voisine, celle d’un effet de débordement sur le territoire égyptien[14]. Mais ceci n’aurait pas suffi à endiguer la menace, laquelle aurait pris une ampleur inégalée à la suite de la victoire législative du Hamas.

Le régime d’al-Sissi a, dès 2014, lancé une vaste campagne de destruction des tunnels ; bien qu’il en existe encore (Aclimandos, 2015), la plupart semblent avoir été réduits à néant par les forces militaires égyptiennes. La présence des tunnels entre la bande de Gaza et le Nord du Sinaï a constitué une des sources principales de menaces sécuritaires pour les régimes égyptiens. Le maréchal al-Sissi en particulier a eu tendance à associer le contrôle de la frontière avec le territoire palestinien à la stabilité de la péninsule. Le Sinaï, cheval de bataille du président al-Sadate, qui l’a notamment conduit à négocier avec les Israéliens à Camp David, constitue un enjeu sécuritaire pour les autorités égyptiennes, surtout la partie nord frontalière de la bande de Gaza. La connexion souterraine avec la bande de Gaza facilitant les trafics de biens et d’armes rappelle aux autorités égyptiennes le poids de la contiguïté territoriale avec les territoires palestiniens, ce que plusieurs de mes interlocuteurs qualifient de « dictature de la géographie[15] ». Cette proximité a notamment conduit certains acteurs à soulever la question d’un échange de terres ou la cession d’une partie du Sinaï pour permettre une extension de la bande de Gaza ou même constituer une solution de rechange à celle-ci. Il s’agit d’un thème récurrent qui a ressurgi de façon brutale depuis l’offensive israélienne contre la bande côtière et le déplacement forcé de près d’un million de Palestiniens du nord vers le sud de l’enclave palestinienne depuis octobre 2023.

Déjà évoquée sous la présidence de Hosni Moubarak, l’idée de développer le Nord Sinaï pour le transformer en zone industrielle et générer un marché de l’emploi à destination des Gazaouis avait aussi été présentée au moment de l’élaboration du « deal du siècle » américain, à partir de 2016. Le gouvernement égyptien s’était toutefois empressé de démentir un tel projet et n’a cessé d’affirmer son refus catégorique de céder une partie du Sinaï, au nom de l’intégrité territoriale du pays. D’autant qu’une telle décision risquerait de générer des protestations au sein de la société civile égyptienne, en particulier des communautés bédouines du Sinaï, lesquelles se sont mobilisées dès octobre 2023 en organisant des sit-in sur les terres dont elles ont été dépossédées dans le nord du Sinaï.

L’avenir du territoire palestinien voisin est donc au coeur des préoccupations du régime actuel, lequel considère le « dossier palestinien » comme relevant avant tout de la sécurité nationale égyptienne. Définir le terme de sécurité nationale s’avère complexe tant il revêt de sens différents (Balzacq, 2023) ; à l’échelle des mondes arabes et musulmans, les gouvernements ne sont pas parvenus à une même conception de la sécurité nationale ni à mettre en oeuvre des politiques communes pour sa sauvegarde (Bourgou, 2016). Il n’empêche que l’étude des menaces sécuritaires à l’échelle régionale mérite attention. En accordant un intérêt particulier aux dynamiques régionales, on s’aperçoit du phénomène de débordement des crises internes (effet de spill-over) dans les États qui partagent des frontières communes et qui sont pris dans un « complexe conflictuel régional » (Djebbi, 2010 ; Le Gouriellec, 2018). Il se trouve que ces effets d’interdépendance sécuritaires ont en partie motivé la sécuritisation du nord du Sinaï, et particulièrement de l’espace frontalier avec les territoires palestiniens, par le régime actuel.

L’instrumentalisation de la menace au service de la sécuritisation

Selon le régime égyptien, un cessez-le-feu dans la bande de Gaza constituerait une condition sine qua none de la stabilité de la péninsule du Sinaï. Ainsi, le maintien de la sécurité nationale égyptienne serait directement lié à l’évolution des conditions politiques et sécuritaires dans l’enclave palestinienne voisine. L’actuel régime égyptien présente ce lien de causalité de manière explicite en exigeant par exemple du parti islamiste palestinien sa coopération dans la « lutte contre le terrorisme ». Depuis 2013, le maréchal al-Sissi a déployé un arsenal militaire pour endiguer les menaces sécuritaires, lesquelles se concentreraient en particulier aux frontières. À cet égard, la région nord du Sinaï représente un foyer central des campagnes militaires égyptiennes appuyées notamment par les forces armées israéliennes. Les autorités israéliennes sont en effet également concernées puisque leur territoire a, ces dernières années, été la cible de plusieurs opérations de groupuscules islamistes.

La question de l’avenir de l’enclave palestinienne s’est posée de manière accrue pour les autorités égyptiennes et israéliennes au moment du retrait israélien en 2005. La crainte du régime égyptien de voir les dynamiques au sein du territoire voisin alimenter l’instabilité, dans la partie nord de la zone frontalière surtout, se serait réalisée. Il s’agit en tout cas de la perspective du régime du maréchal al-Sissi depuis 2013 ; avec l’appui contraint du Hamas et grâce à la coopération vitale des forces de sécurité et militaires israéliennes, il mène une vaste campagne militaire dans la péninsule afin d’endiguer les tensions frontalières exacerbées depuis les soulèvements de 2011. Corridor militaire et stratégique et donc enjeu d’appropriation historique (’Ammār, 2014), la péninsule du Sinaï est devenue un terrain propice à la prolifération de groupuscules islamistes contestataires, en particulier depuis 2011, et ainsi un enjeu de sécurité central pour les régimes égyptiens. La destitution du président Hosni Moubarak est en effet régulièrement présentée comme un catalyseur au développement de mouvements insurgés dans cette zone, lesquels auraient profité d’un « vide politique ». Il serait toutefois erroné de considérer les changements politiques survenus en 2011 comme acte de naissance de ces groupuscules ou de l’instabilité générale dans la péninsule du Sinaï, puisque différentes attaques sont survenues dès le début des années 2000. Toutefois, la politique de Moubarak pour endiguer ce phénomène apparaît sans commune mesure avec celles mises en oeuvre à partir de 2011. À chaque attaque, les autorités égyptiennes ont déployé, en guise de réponse, des opérations militaires, en particulier aux frontières avec la bande de Gaza et Israël, cibles privilégiées des différents groupes islamistes. Le régime du maréchal al-Sissi est confronté à une situation de « stress frontalier » qui ne touche pas seulement le nord du Sinaï, comme le souligne Karine Bennafla (2020) : « En Égypte, les zones frontalières sont devenues des zones troubles depuis le soulèvement de 2011 déclenchant une surveillance accrue de la part des forces de l’ordre et des interventions de l’armée » (p. 335). Pour ce qui est de la zone frontalière nord du Sinaï, les vastes campagnes de propagande du régime contribuent à façonner la contiguïté territoriale et la mobilité des Palestiniens de Gaza, considérés comme « indésirables », en un risque de sécurité intérieure ou en un « problème public ». Comme le souligne Damien Simmoneau (2018), « [c]es processus de publicisation et de problématisation ainsi appréhendés permettent de penser le traitement sécuritaire des problèmes publics, à travers l’institution qui s’arroge ou à qui est attribuée la tâche de gérer le problème formulé et défendu par l’action collective dans des arènes publiques. Le public concerné par un enjeu sécuritisé est constitué par les acteurs sécuritisants au fur et à mesure de leur publicisation du récit sécuritaire » (p. 36). Dans le Sinaï, l’armée est la seule à pouvoir intervenir et contrôle toutes les opérations en vue de renforcer la frontière.

La mobilisation par le régime égyptien d’un « concept politiquement puissant tel que celui de sécurité nationale » (Buzan, 2016, p. 28) permet de justifier tout un ensemble de politiques sécuritaires et publiques. Outre les ripostes et la coopération militaires, le régime égyptien s’est lancé dans un vaste projet de réaménagement de la zone nord du Sinaï en employant la force. Dès lors, les opérations militaires dans le Sinaï ont pris une ampleur inégalée depuis l’arrivée au pouvoir du maréchal al-Sissi, en matière de capacités militaires, mais aussi en raison du degré de répression (Ashour, 2019, p. 544). L’État d’urgence est décrété dans le nord du Sinaï, déclaré « zone militaire », depuis le mois d’octobre 2014[16] et est sans cesse renouvelé depuis. Inaccessibles aux civils, les informations quant à l’évolution de la situation dans cette zone sont rares[17]. On sait toutefois que l’armée s’est livrée à des opérations de destructions massives d’habitations de civils ; un rapport de Human Rights Watch publié en 2019 pointe les abus et crimes de guerre de l’armée égyptienne à l’encontre des populations du nord du Sinaï depuis 2013 (Human Rights Watch, 2019). La création d’une zone tampon à la frontière avec la bande de Gaza, qui s’étendrait sur au moins 14 km, a engendré des déplacements forcés, mais aussi des arrestations arbitraires ou encore des assassinats entre juillet 2013 et avril 2018.

La répression dont les civils font l’objet depuis la prise de pouvoir du maréchal al-Sissi – on peut par exemple évoquer la non-discrimination entre civils et groupes armés islamistes par l’armée égyptienne lors de ses offensives – a renforcé l’hostilité des populations de cette région envers le régime (Alexandrani, 2014). L’augmentation des troupes dans la péninsule ou le renforcement de l’arsenal militaire semblent peu adaptés face aux causes sociales de l’instabilité sécuritaire dans le Sinaï. Les nombreuses destructions et humiliations des populations civiles par l’armée égyptienne octroient un avantage aux groupuscules islamistes, lesquels attirent ainsi plus facilement de nouvelles recrues. De la même manière, le renforcement de la frontière avec la bande de Gaza, réflexe presque pavlovien d’un État dont l’intégrité territoriale est menacée, n’a pas permis d’endiguer le phénomène. Il s’agit avant tout d’un geste politique symbolique qui permet de tenir à l’écart des menaces réelles ou fantasmées. Mais la fonction des barrières ou des murs est, plus que dissuasive, avant tout performative (Dmitriadi, 2023).

Les démolitions s’accompagnent de projets de construction d’infrastructures pilotés par l’armée, laquelle compte à terme tirer profit de la stabilisation sécuritaire de la péninsule. L’armée égyptienne jouit, comme l’explique Amer Adly, d’un droit de propriété foncière, notamment dans les zones désertiques, qui lui permet d’exproprier des terres « à usage militaire », de les mettre aux enchères et d’en tirer les bénéfices (Adly, 2020, p. 157-158) ou encore d’y développer des méga-projets d’infrastructures. À titre d’illustration, nous pouvons évoquer la construction du tunnel Tahya Masr[18], dont les travaux ont débuté en 2015 et se sont achevés en 2019. Long de 5 820 m, il permet de relier la ville d’Ismaïlia au Sinaï en passant sous le canal de Suez, en près de vingt minutes. Officiellement inauguré par le président al-Sissi[19], le tunnel est actuellement emprunté par les habitants du Nord Sinaï, l’armée et les autorités égyptiennes ainsi que par des camions de marchandises.

L’argument sécuritaire a servi, comme je l’ai évoqué, à l’expropriation de terres pour le développement de projets d’infrastructures, mais aussi immobiliers – on pense par exemple à la construction de la nouvelle Rafah avec des milliers de logements – sur lesquels l’armée et les forces de sécurité égyptiennes détiennent le monopole. Il en va de même pour le contrôle des flux de Palestiniens à Rafah, lequel a généré un marché informel de la « coordination ». Les services de « coordination » ont débuté dès 2013 et renvoient au tarif que paient les Palestiniens de Gaza de plus de 16 ans aux autorités égyptiennes pour pouvoir se rendre en Égypte. À l’époque, les prix étaient compris entre 1 000 et 2 000 dollars par personne et le marché était relativement compétitif. Toutefois, à partir de 2019, ce marché devint semi-officiel avec l’arrivée de la compagnie Hala, dirigée par Ibrahim al-Argany. Cet homme d’affaires, issu d’une des tribus bédouines les plus influentes du Nord Sinaï et proche du cercle présidentiel du maréchal al-Sissi, est également chef de file de la milice « Union des tribus du Sinaï », qui participe à la « guerre contre le terrorisme » aux côtés du régime[20]. Cette compagnie est affiliée aux autorités égyptiennes, plus particulièrement à l’armée et aux renseignements égyptiens, qui bénéficient donc de ces affaires lucratives. La privatisation croissante de la gestion de la frontière a généré des partenariats public-privé caractérisés par un brouillage que le cas égyptien illustre parfaitement (Gammeltoft-Hansen, 2012). Après l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, ce système a été suspendu puis rétabli avec des prix exorbitants, atteignant plus de 5 000 dollars par personne. Les Palestiniens de Gaza se retrouvent ainsi empêtrés dans des logiques économiques qui profitent de leur mobilité, dans une industrie de la migration qui comprend un ensemble d’entrepreneurs qui génèrent des profits en proposant des services censés faciliter la mobilité humaine à travers les frontières (Hernández-León, 2008).

Conclusion

Cet article a montré que le caractère sécuritaire prépondérant de la politique égyptienne vis-à-vis de la bande de Gaza voisine, et a fortiori de la Palestine, est le résultat des changements politiques successifs survenus en Égypte depuis 2011. Le biais sécuritaire des négociations découle surtout d’un changement de perceptions des autorités égyptiennes vis-à-vis du dossier palestinien, qui se traduit par des politiques sécuritaires menées depuis 2013, lesquelles consistent essentiellement à contenir la proximité avec la bande de Gaza en faisant de la gestion de conflit et en fortifiant la frontière. Mais la menace que constitue l’enclave palestinienne ainsi que le nord du Sinaï est en partie le fruit d’une construction permettant au régime du maréchal al-Sissi de justifier la militarisation croissante de cette zone. La sécuritisation en cours de la péninsule du Sinaï a conduit à une reconfiguration territoriale majeure, au détriment des populations civiles et permettant la construction d’infrastructures pilotées par l’armée égyptienne.

La sécuritisation croissante de cet espace frontalier crée une discontinuité entre l’Égypte et la bande de Gaza qui a des conséquences sur le contrôle des flux de Palestiniens de Gaza, dont la mobilité déjà sporadique est extrêmement contrainte et restreinte depuis 2014. Ainsi, les restrictions à la frontière ont engendré des bouleversements sur les trajectoires d’individus et de familles et des reconfigurations sociales et sociétales. En ce qui concerne la gestion du poste-frontière de Rafah, on assiste à une privatisation du point de passage générant des partenariats public-privé semi-officiels. La coopération entre les acteurs sécuritaires, les services de renseignement militaires et généraux, ainsi que les acteurs privés, repose non seulement sur un échange d’informations, mais surtout sur un partenariat économique lucratif. Enfin, la présence de ces acteurs à la tête d’un tel dispositif à la frontière induit aussi une forme de criminalisation des flux de Palestiniens, perçus comme un risque intérieur.

Depuis l’offensive du Hamas sur le sol israélien au début du mois d’octobre 2023, la question de la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza est revenue avec force à l’agenda sécuritaire du régime égyptien. Le maréchal al-Sissi n’a eu de cesse d’exprimer son refus catégorique d’ouvrir le point de passage de Rafah, craignant la fixation dans la zone frontalière au nord du Sinaï d’un camp de réfugiés palestiniens et ainsi un débordement du conflit sur le sol égyptien. Encore une fois, sa réaction a été d’ériger un mur supplémentaire à la frontière pour empêcher la mobilité de ces populations. D’une part, cet épisode récent remet en question la souveraineté égyptienne sur le poste-frontière de Rafah, voire également sur le nord du Sinaï ; d’autre part, il témoigne de l’inadéquation de la réponse sécuritaire systématiquement mobilisée par les États à des phénomènes sociaux et transnationaux, à l’instar du déplacement forcé de populations en contexte de guerre.