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Introduction

À partir du cas de la Grèce et des dispositions mises en oeuvre pour faire face à la « crise des migrants[2] » de 2015, cet article explore l’idée selon laquelle les frontières sont des espaces dynamiques où s’expérimentent des politiques et dispositifs de contrôle qui redéfinissent les principes et pratiques de l’exercice de la souveraineté politique[3]. De par ses caractéristiques singulières, le cas d’étude choisi permet d’examiner la frontière en tant qu’artefact éprouvant les formes technologiques et périmètres sociologiques de la régulation politique.

Depuis la décennie 1990, la question du traitement politique de la frontière, étroitement articulée à celle de la gestion des flux migratoires, a indéniablement élargi le champ de l’action politique de l’Union européenne (UE) (Pastore et Roman, 2020 ; Zaiotti, 2016). S’est ainsi institué un référentiel de « sécurisation des migrations » (Bigo, 1998), dont le déploiement se manifeste par un partage de plus en plus « numérisé » d’informations entre les États et les agences européennes (Côté-Boucher, 2008 ; Jeandesboz, 2016), ainsi que par une stratégie d’« externalisation » qui, depuis le programme du Conseil européen de La Haye (2004), fait reposer sur les pays d’origine et de transit le poids du traitement des demandes de migration et d’asile (Intrand et Perrouty, 2005). La mise en place en 2013 du système européen de surveillance des frontières (EUROSUR) a renforcé les possibilités de surveillance frontalière à distance, ouvrant la voie à des pratiques de contrôle aux frontières axées sur le renseignement (Jeandesboz, 2016 ; Zaiotti, 2016).

Le déclenchement de la crise des migrants en 2015 semble toutefois mettre à mal l’image de cette « Europe forteresse », et créditer celle d’« Europe passoire » (Bigo, 1998). Le nombre d’entrées irrégulières en Méditerranée est alors multiplié par cinq, dépassant le million de personnes (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés [UNHCR], 2023a). La situation des États aux premières loges de l’afflux migratoire, notamment la Grèce qui en accueille plus de 80 %[4] (UNHCR, 2016), semble révéler l’impréparation de l’UE et de ses États membres face à ce type de situation critique, et leur incapacité à gérer les flux irréguliers de migrants.

Sous le sceau de l’urgence, une série de mesures sont prises dès 2015, telles que l’adoption d’un plan européen contre le trafic des migrants et la mise en place des hotspots, centres d’identification et d’enregistrement de réfugiés. En 2016, le Centre européen chargé de la lutte contre le trafic de migrants (EMSC) est créé, et des accords d’externalisation avec les pays tiers sont également signés ou renouvelés. L’(in)efficience de ces initiatives est d’ailleurs souvent évaluée à l’aune d’une « rhétorique de l’urgence », alors que la pression migratoire décroît dès 2016[5]. Tandis que certains travaux indiquent que cette précipitation a conduit à une priorisation de l’enjeu de maîtrise des flux migratoires, au risque d’aggraver la vulnérabilité des migrants (Mehdi, 2020 ; Pécoud, 2017), d’autres soulignent le rôle structurellement légitimant de la visée humanitaire dans le renforcement du référentiel européen de sécurisation des frontières (Moreno-Lax, 2018). S’appuyant sur le rôle des justifications de type humanitaire dans le déploiement des pratiques de police des frontières, cette littérature, fondée sur le concept de « frontières humanitaires » (Walters, 2011), met en lumière les ressorts du « travail frontalier humanitaire » (Pallister-Wilkins, 2017). Ces derniers expliquent la paradoxale coexistence des actions de sauvetage et de « refoulement » : que ce soit la surveillance des groupes dits « à risques » (Aradau, 2004) qui permet d’articuler, au niveau de la police des frontières, les opérations de contrôle et de protection, ou la stratégie de « gestion des risques » (Pallister-Wilkins, 2015) par laquelle les agents de Frontex combinent « protection de la vie humaine » et « lutte contre l’immigration illégale ».

Ces critiques des effets pervers ou implicites des initiatives publiques sont pertinentes, bien que trop centrées sur les discours, pour pleinement examiner l’impact de ces dernières en matière de transformation de l’action publique et du modèle de gouvernance européenne des frontières. Or, loin de n’être qu’un ensemble désordonné d’initiatives dispersées, les politiques publiques mises en oeuvre lors de cette crise révèlent l’avènement d’une nouvelle architecture du gouvernement des frontières. Pour Papada et al., (2020), le caractère changeant, voire précaire des mesures mises en oeuvre dans les hotspots serait constitutif d’une « pop-up governance », qui reposerait sur un ensemble de pratiques qui n’adhéreraient pas à des règles prédéfinies ni ne constitueraient des exceptions, mais se développeraient ou régresseraient selon les circonstances. Ainsi s’élaborerait une rationalité gouvernementale qui, investissant l’espace gris entre la règle et l’exception, permettrait la normalisation de « l’approche hotspot » dans le référentiel gouvernemental européen. Les recherches sur la mise en oeuvre du contrôle aux frontières considèrent d’ailleurs celles-ci comme des sites d’exception politique (Côté-Boucher et al., 2014) dans lesquels les relations et interactions intra- et interinstitutionnelles de terrain (Bigo, 2014 ; Crosby et Rea, 2022), mais également les mécanismes discrétionnaires[6], jouent un rôle déterminant dans la détermination du sens sociopolitique des politiques publiques (Infantino et Sredanovic, 2022 ; Jordan et al., 2003).

Adhérant à l’idée que dans les dispositifs visant à gérer la crise migratoire, notamment les hotspots, se joue la structuration d’une rationalité gouvernementale qui se développe stratégiquement entre l’État de droit et l’État d’exception[7], nous proposons de pousser plus loin la caractérisation de la singularité de l’exercice souverain du contrôle de la frontière qui se met en oeuvre. Par ailleurs, s’il semble crucial de s’intéresser aux motifs et effets des pratiques routinières de contrôle des différentes organisations sur le terrain, nous les envisagerons en tant qu’elles constituent, dans et par leurs articulations, un régime d’interactions et une logique de gouvernement. Pour ce faire, nous nous plaçons au croisement de deux autres familles de travaux. D’une part, ceux qui pointent le renforcement de la puissance sociale des instances européennes, dans leurs capacités à organiser l’information et la catégorisation des risques, et à en faire les déterminants des formes concrètes de contrôle aux frontières (Horii, 2016), en modulant le niveau de précision du mandat des agences et la coopération interagences (Loschi et Slominski, 2022). D’autre part, les recherches qui, s’intéressant à l’organisation logistique du contrôle migratoire aux frontières, appréhendent les hotspots comme un mode d’infrastructure spécifique qui articule indistinctement la circulation des immigrants et celles des données (Pollozek et Passoth, 2019). Ce positionnement nous permettra d’indiquer que les politiques migratoires et de sécurité des frontières des années 2015 et 2016, loin de manifester des défaillances européennes, prolongent plutôt la reconfiguration continue depuis les années 2000 des modalités de l’exercice de la souveraineté politique sur les frontières extérieures de l’UE (Cusumano et Riddervold, 2023). La crise migratoire aurait constitué l’occasion d’approfondir les dynamiques d’« européanisation » (Mehdi, 2020), mais également de normaliser une coproduction du travail de la frontière qui, de façon inédite sur le territoire de l’UE, imbrique les principes et pratiques de l’externalisation et ceux de l’intégration informationnelle, entendue comme l’accroissement de la centralisation et de l’interopérabilité des informations sur les migrants au niveau européen.

Nous montrerons comment les mesures prises dans l’urgence ont renforcé l’« agencification » européenne, entraînant l’institutionnalisation d’un alignement bureaucratique et politique de l’État grec sur le référentiel européen de sécurisation migratoire. Ces mesures ont également normalisé, au sein des hotspots, un partage de l’exercice de la souveraineté sur la frontière, entre l’État grec et les agences européennes pour la coopération des services répressifs (Europol) et des gardes-frontières et gardes-côtes (Frontex). Ce partage illustre, de façon concentrée, une forme inédite de « dataveillance » (Côté-Boucher, 2019 ; Jeandesboz, 2016). Aussi, ces dispositifs d’urgence redéfinissent, par réactivation et intensification des dynamiques antérieures, les normes et mises en oeuvre d’une politique migratoire européenne reposant sur la sécurisation technologique des frontières.

Méthodologie de la recherche

L’enquête[8] s’appuie sur une campagne d’entretiens semi-directifs (n = 6) menés, en présentiel ou à distance, entre octobre 2022 et mars 2023[9], auprès d’officiers de la police nationale (E1 et E2) et de gardes-côtes grecs (E3) d’une part, et d’autre part, d’un attaché d’Europol (E4), d’un officier de liaison de Frontex en Grèce (E5), ainsi que d’un agent de l’Agence européenne pour les droits fondamentaux (FRA), dont le travail s’effectue en étroite collaboration avec Europol et Frontex (E6).

Il n’a pas été toujours aisé d’obtenir les accords d’entretien auprès de ces acteurs qui, toujours en exercice, ont pu se montrer réticents à assumer des points de vue, ainsi que prompts à indiquer qu’ils ne souhaitaient pas répondre, car tel aspect sortait de leurs champs d’expertise professionnelle stricto sensu. Mais, bien que restreint, ce corpus présente une véritable valeur qualitative, car nos interviewés possèdent des trajectoires professionnelles qui les ont conduits à alternativement accomplir des missions de longue durée sur le terrain, en lien direct avec la gestion des hotspots, ainsi qu’à occuper des postes et à assumer des responsabilités à des niveaux supérieurs (nationaux ou européens) de coordination interinstitutionnelle.

Basée sur leurs rôles institutionnels et leurs expertises opérationnelles en matière de contrôle migratoire aux frontières, la sélection des interviewés visent à recueillir des données circonstanciées et multisituées sur la nature des interconnexions entre les agences européennes et les forces de l’ordre grecques, et notamment sur l’articulation entre les pratiques de contrôle et la production et la circulation de l’information. Par ailleurs, l’intérêt de ce corpus est de permettre de comprendre les modalités d’articulation des interventions grecques et européennes sur l’île de Chios qui, bien que constituant la deuxième entrée la plus importante en Grèce, n’a été que peu étudiée par la littérature scientifique qui s’est majoritairement intéressée au cas de Lesbos.

En confrontant les discours et perceptions d’acteurs ayant aussi bien représenté les forces de l’ordre grecques que les agences européennes, l’objectif est d’identifier les convergences ou divergences d’appréciation sur les conséquences immédiates en Grèce et au niveau européen de la crise sur l’élaboration et le cadrage des politiques publiques, ainsi que sur le rôle et l’impact de la stratégie d’externalisation dans la gestion des flux migratoires et la sécurisation des frontières. Il s’agit également, par-delà les productions institutionnelles des instances et agences européennes (Commission européenne [CE], Parlement de l’UE et Conseil européen [CUE], Frontex et Europol) et celles des organisations internationales spécialisées sur les enjeux migratoires (UNHCR et Organisation Internationale pour les Migrations [OIM]), d’apprécier au sein des hotspots la dynamique de coopération opérationnelle entre agences européennes et autorités grecques. Adossés à la très riche littérature scientifique sur ces questions, nous visions à reconstituer la chaîne de production du contrôle, aussi bien matériel qu’informationnel, aux frontières, et ce faisant à poser les jalons d’une compréhension de la reconfiguration de la gouvernance européenne des migrations du point de vue du cadrage stratégique des politiques publiques et de leur opérationnalisation. Les appréciations de nos interviewés mettent ainsi en évidence une « européanisation » accrue de la gouvernance migratoire, aussi bien des fonctionnements et catégories bureaucratiques que des modalités concrètes d’interventions qui voient les acteurs européens redéfinir en profondeur l’exercice de cette prérogative souveraine qu’est le contrôle aux frontières.

Institutionnalisation de la lutte contre le trafic des migrants et alignement d’institutions et d’action publique

La crise des migrants révèle l’absence de mécanismes d’urgence prévus ou procéduralisés. Cette carence et la soudaineté de l’exceptionnel accroissement du nombre des migrants et leur diversification sont d’ailleurs largement mis en avant par nos interviewés qui, agents de la sécurité intérieure et/ou des frontières, soulignent combien les autorités grecques ont été matériellement dépassées par la situation :

« En 2015, nous avons enregistré un pourcentage d’augmentation thématique de 997,82 % par rapport à l’année précédente. Si l’on se réfère aux années précédentes, […] [il y avait] des nombres gérables d’environ 300 personnes par jour sur l’Évros et des nombres similaires et plus petits aux frontières maritimes, mais nous ne parlons que de migrants économiques et de flux gérables. En 2015, à partir de janvier et jusqu’en avril, nous constatons une augmentation progressive des flux migratoires, mais il ne s’agit pas seulement de migrants économiques, mais surtout de personnes venant de zones de guerre – des réfugiés […] Nous avons atteint le point où les arrivées quotidiennes de 1 500 et 2 000 personnes sont devenues 5 000, 7 000 et même 10 000 personnes par jour. […] Nous avons été appelés à faire face à l’intense pression des réfugiés/migrations sur les îles de la mer Égée orientale avec un manque de personnel, pas d’infrastructure d’accueil et de détention adéquate et avec des moyens techniques minimaux »

E2

Déjà largement fragilisée par la crise financière dont elle était l’épicentre, la Grèce apparaît mal préparée sur un plan organisationnel et matériel pour gérer le nombre sans précédent et les types de migrants arrivant à ses frontières. Les autorités publiques n’ont alors d’autres options que de « bricoler » des coopérations ad hoc avec et entre des institutions et structures très hétérogènes :

« La première chose que la police grecque a faite, en cherchant les moyens d’évacuer le plus grand nombre de ces personnes, a été de demander le soutien des autorités locales, le soutien de la communauté locale et des organisations non gouvernementales [ONG] et, bien sûr, le soutien du Haut-Commissaire [c.-à-d. UNHCR]. […] Un effort similaire a été déployé lors de la deuxième crise à laquelle nous avons dû faire face à Lesbos, au début du mois de septembre, où environ 25 000 réfugiés ont été pris au piège. Dans les deux cas, la police et les garde-côtes grecs ont coopéré et ont reçu le plein soutien des autorités locales, des forces armées, du Haut-Commissaire, des ONG et des habitants des îles »

E2

Ces initiatives pragmatiques normalisent, si ce n’est une démonopolisation, du moins une co-production du contrôle migratoire aux frontières, qui n’est plus uniquement centré sur l’État (forces de police et garde-côtes), mais intègre jusqu’aux ONG et collectivités locales, qui assument divers rôles et tâches dans l’organisation des opérations de ce contrôle (Cobarrubias et al., 2023).

Parallèlement à ces dispositions de fortune, nos interviewés convergent pour souligner la précocité et l’intensité de la sollicitation des autorités nationales à l’égard des instances européennes pour obtenir les moyens d’apporter une réponse ordonnée à la hauteur de la crise :

« La Grèce a été le premier pays européen à faire appel aux autorités européennes précisément pour obtenir un soutien »

E1

« La première réaction de la police grecque a été d’informer l’Union européenne par tous les moyens et à tous les niveaux »

E2

Dès le 13 mai 2015, la CE propose l’établissement d’un plan d’action européen sur les migrations (CE, 2015). S’inscrivant dans le long terme d’une gestion pérenne de la migration dans tous ses aspects, la commission fait de cette crise l’occasion de promouvoir une européanisation du policy-making ; d’où la définition d’un cadre d’action ambitieux, comprenant : l’engorgement des procédures d’asile, la lutte contre le trafic des migrants, l’organisation de l’hébergement, la relocalisation des migrants et les infrastructures technologiques de sécurisation des frontières extérieures. Par-delà l’image d’une UE qui, dépassée et désunie (Wihtol de Wenden, 2017), agirait dans l’impréparation, les initiatives prises s’inscriraient plutôt dans la continuité des référentiels de la gouvernance européenne des migrations.

Reposant essentiellement sur la « criminalisation » des migrations irrégulières et l’identification des réseaux de passeurs comme une menace pour la sécurité (Pastore et Roman, 2020 ; Zaiotti, 2016), cette gouvernance promeut l’adoption de politiques publiques réglementant de nombreuses activités dans les régions frontalières (Triandafyllidou, 2018). Ce cadrage, qui procède à une distribution binaire de la criminalité, la « victimisation » des migrants aux mains de « criminels » passeurs, permet opportunément de mêler rationalités sécuritaire et humanitaire (Bigo, 1998 ; Moreno-Lax, 2018 ; Pallister-Wilkins, 2015 ; Walters, 2011), présentant les agents chargés de l’application des lois sur les migrations comme des sauveurs compatissants, tout en omettant leur implication dans les détentions et expulsions des pourtant secourables « victimes », auxquelles ils demandent de dénoncer les « passeurs » (Sanchez et Antonopoulos, 2023). L’argument du besoin de protection humanitaire se retrouve ainsi enrôlé par la nécessité de lutter contre les réseaux de trafic de migrants (Cusumano et Villa, 2021 ; Moreno-Lax, 2018 ; Pallister-Wilkins, 2015 ; Parsanoglou, 2022 ; Walters, 2011).

Tandis que les États membres se divisent sur l’accueil des réfugiés (Wihtol de Wenden, 2017), l’UE se concentre sur la mise en place d’une politique de lutte contre le trafic de migrants (Sanchez et al., 2019). Le plan de l’UE contre le trafic de migrants (2015-2020) promeut une gestion migratoire reposant sur le renforcement technologique des contrôles aux frontières, lesdites « frontières intelligentes » (Luyten et Smialowski, 2021), et sur la réduction des incitations à l’immigration irrégulière. Le renouvellement du plan d’action (2021-2025) accentue d’ailleurs l’interdépendance de l’asile et du trafic de migrants dans la formulation du problème public par l’UE, au sens où mieux encadrer l’asile permettrait de mieux lutter contre le trafic de migrants, et donc de renforcer la sécurité aux frontières. L’EMSC, un centre de renseignement stratégique visant à aider les États membres à lutter contre le trafic de migrants et établir des partenariats régionaux avec les pays d’origine et de transit, voit ainsi le jour en février 2016.

Cette institutionnalisation, qui participe d’une dynamique d’« agencification » des politiques européennes[10], ne fait toutefois pas bénéficier l’EMSC d’une délégation du policy-making : ses rôles et responsabilités semblent faiblement se diffuser parmi les services répressifs nationaux. De façon révélatrice, seuls deux interviewés[11] connaissent les missions du centre, tandis que les autres, pourtant activement impliqués dans les opérations de contrôle des migrations sur le terrain, sont dans l’incapacité de préciser les missions et objectifs de l’EMSC :

« Je n’ai pas connaissance d’articles spécifiques »

E5

« Je ne suis pas en mesure de vous répondre sur ces aspects-là »

E3

Cette agencification n’a manifestement qu’une effectivité limitée dans et depuis l’opérationnalisation du contrôle migratoire. Nos entretiens font plutôt ressortir que l’un des premiers effets de l’engagement européen est la modification de la législation grecque sur les demandes d’asile et la lutte contre le trafic de migrants :

« Afin de répondre à ses exigences et obligations envers l’Union, la Grèce a apporté des changements significatifs à sa législation et en particulier à la procédure administrative pour la gestion des immigrants illégaux nouvellement arrivés sur les îles de la mer Égée orientale et en particulier sur les îles de Lesbos, Samos, Chios, Kos et Leros, où des centres d’accueil et d’identification pour les étrangers ont été établis […] La police grecque a eu la possibilité, en modifiant la législation nationale en mai 2015, de réduire dans une certaine mesure la partie bureaucratique et administrative et d’utiliser une procédure plus souple pour les réfugiés »

E2

« Depuis 2015, les autorités grecques ont renforcé leur politique de lutte contre les trafics, notamment en matière de sanctions. Il est possible de constater une augmentation de la pénalisation et des sanctions visant toutes les personnes impliquées, qu’elles soient soupçonnées d’être des trafiquants ou éventuellement des victimes »

E6

Ces modifications de la législation et du droit grecs visent à simplifier les procédures bureaucratiques pour optimiser la gestion des flux courants, tout en renforçant les sanctions pénales pour dissuader les flux irréguliers. Conçus en urgence à la demande des institutions européennes, ces changements ouvrent la voie à une coopération plus large avec l’objectif de coordonner les stratégies et lois nationales. C’est ainsi qu’en 2021, le CUE crée le groupe de travail « Application de la loi » (CUE, 2022), chargé des questions liées aux activités législatives, policières et opérationnelles. Au niveau de l’État grec, ces enjeux ont entraîné l’institutionnalisation et la bureaucratisation de la gestion migratoire avec la création dès novembre 2016 d’un ministère de l’Immigration et de l’Asile[12].

L’implication de l’UE dans l’urgence a conduit à des évolutions institutionnelles et législatives, alignant l’action publique grecque sur celle de l’UE. Cependant, le véritable changement se manifeste au niveau opérationnel des hotspots. Conçus en urgence pour remédier à la crise, ces dispositifs occupent une place centrale dans la stratégie européenne de contrôle des frontières, en lien avec la relance des accords d’externalisation.

Les hotspots comme endogénéisation de l’externalisation

La mise en place initiale des hotspots en Grèce[13], qui sont à la fois des dispositifs de « contention » de la pression migratoire et des lieux physiques où les arrivées sont enregistrées et traitées (Vradis et al., 2020), est la plus notable réponse d’urgence promue par l’UE. Envisagée depuis au moins une décennie, leur mise en oeuvre à la faveur de la crise des migrants, parallèlement aux nouveaux accords d’externalisation, constitue la principale innovation en matière de gouvernance des migrations et de rationalisation de la sécurisation des frontières.

Ces centres sont le support matériel d’une coopération approfondie entre les autorités nationales concernées et les diverses agences de l’UE : Frontex, Europol, le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) et Eurojust (l’Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale). La rhétorique de l’urgence, qu’on retrouve dans l’ensemble des discours publics ainsi que dans une partie de la littérature scientifique (Mehdi, 2020 ; Papada et al., 2020 ; Tazzioli et Garelli, 2020), laisse penser que ces hotspots, qui ne sont même pas précisément définis par la CE dans le document qui annonce leur déploiement (Vradis et al., 2020), sont des dispositifs sui generis.

Pourtant, loin de n’être qu’un bricolage émanant de la nécessité d’une gestion d’urgence, les hotspots sont la résurgence d’une solution d’action publique formulée lors du sommet européen de Thessalonique (2003) sous la dénomination de « centres de traitement de transit » (Intrand et Perrouty, 2005 ; Parsanoglou, 2022). Ne faisant ni l’objet d’une formalisation poussée ni d’une quelconque mise en oeuvre[14], ces zones sont initialement censées être installées en dehors du territoire européen afin d’éviter la catastrophe humanitaire dont la Méditerranée était le théâtre[15]. Il apparaît à cet égard que la politique d’externalisation, à savoir les dispositifs mis en oeuvre par les pays tiers pour honorer leurs accords avec l’UE, matérialise cette prétention à contrôler préventivement les flux migratoires (Rapport de l’OIM, 2017).

Or, dans le cadre de la « hotspot strategy », ces « points d’accueil » passent les frontières extérieures de l’UE et sont mis en place sur le territoire même de l’Union, ce qui se justifie par la massivité du nombre d’individus parvenant effectivement (contrairement à la décennie précédente) à traverser la Méditerranée. Les aspects logistiques et opérationnels de ce contrôle préventif des flux migratoires, visant à réduire la migration irrégulière et en particulier les activités de trafic de migrants, se retrouvent expérimentés par le biais des hotspots sur le territoire européen, avant d’être ensuite pleinement intégrés dans le Pacte sur la migration et l’asile proposé par la CE en septembre 2020 (CE, 2020b). Les hotspots sont vus comme le prolongement des dispositifs mis en place dans les pays tiers conformément aux accords de coopération qui se multiplient dans la deuxième moitié des années 2000 (Turquie, Libye, Afghanistan, Niger et Tunisie) (Cobarrubias et al., 2023 ; Cusumano et Riddervold, 2023 ; Pastore et Roman, 2020). En tant que mécanisme de gestion des migrations (Vradis et al., 2020), les hotspots prennent une importance croissante, en ce qu’ils permettent une redondance des logiques de contrôle ; occasionnant ce faisant des frictions avec certains principes caractéristiques d’un État de droit.

La mise en oeuvre de la déclaration conjointe UE-Turquie de mars 2016, qui a notablement réduit le nombre d’arrivées de migrants sur les côtes grecques (Tsakonas, 2021), a ainsi entraîné des changements importants dans la manière dont les frontières sont comprises en tant que délimitations de l’État de droit. Elle a introduit un régime d’interdiction de territoire qui comprend des obstacles administratifs supplémentaires pour l’accès à l’asile, ainsi que des menaces d’expulsion vers la Turquie (Parsanoglou, 2022). La qualification de la Turquie en tant que « pays tiers sûr » a soulevé nombre d’interrogations, tout comme les restrictions policières imposées aux déplacements des migrants sur les îles grecques (Parsanoglou, 2022). Ces nouvelles mesures, mises en oeuvre par la police grecque et Frontex dans tous les ports et aéroports, ont été appliquées de manière différenciée selon la nationalité des individus : les Syriens étaient ainsi autorisés à se déplacer à l’intérieur du pays, tandis que les Afghans ont été soumis à une détention prolongée (Dimitriadi, 2022).

Nous pouvons donc considérer que c’est la déclaration UE-Turquie qui institue les hotspots, en ce que c’est sa mise en oeuvre qui fait passer ces derniers du statut de vague concept à celui de politique opérationnelle (Pollozek et Passoth, 2019). C’est à compter de cette déclaration que les migrants ont été soumis à des restrictions géographiques concernant leurs prétentions à la demande d’asile, et que leur mobilité au sein de l’UE est devenue la cible des politiques européennes de contrôle des « mouvements secondaires », transformant les hotspots en sites de confinement allant au-delà de la simple détention (Tazzioli et Garelli, 2020)[16]. La Turquie s’engageant à empêcher le départ des migrants vers la Grèce et à réadmettre ceux passés en Grèce, les hotspots ont tendanciellement été utilisés en tant que centres fermés soumettant les migrants à des restrictions de liberté (Parsanoglou, 2022)[17].

Redoublant sur le territoire de l’UE, le « filtrage » (CE, 2020b) exercé dans les centres de rétention mis en place en Turquie, et dans les autres pays tiers se situant sur les « routes migratoires[18] », les hotspots constituent désormais des points de passage obligés pour les personnes ne remplissant pas les conditions d’entrée d’un État membre, entrées irrégulièrement dans l’UE ou débarquées à la suite d’une opération de recherche et de sauvetage, ou ayant demandé une protection internationale à un point de passage frontalier. Se met donc en place un « double-step frontier » qui exerce un impact multiforme sur la gestion des flux migratoires. Loin de n’être que fonctionnelle, cette logistique de contrôle de part et d’autre de la frontière produit une dilution des États européens en tant qu’États de droit, ou du moins des conditions de possibilités de l’État de droit[19]. Ayant des effets très significatifs sur les conditions de vie déjà précaires des migrants, ces dispositions permettent de contrôler leur mobilité par le biais du nouveau système d’asile mis en place, qui impliquait l’enregistrement ou, dans certains cas, le refus de l’enregistrement et un accès limité à l’asile[20]. Les modes opératoires standardisés dans les pays tiers dans le cadre de la stratégie d’externalisation (Horii, 2016 ; Le Chêne, 2017) se retrouvent donc mis en oeuvre au sein même de l’UE, d’abord en Grèce puis rapidement en Italie. La crise des migrants apparaît comme une structure d’opportunité pour l’approfondissement de rationalités d’action publique préexistantes ; un approfondissement qui est passé d’autant plus inaperçu que l’urgence de la situation semblait anesthésier toute tergiversation.

Bien que les hotspots aient été initialement conçus pour offrir un hébergement temporaire et un traitement accéléré des demandes d’asile (Vradis et al., 2020), ils ont évolué pour devenir des espaces semi-carcéraux dont l’objectif est d’interrompre la mobilité des personnes afin de mieux les contrôler (Papada et al., 2020). Ces opérations de contrôle, qui consistent essentiellement en la collecte de données afin de constituer des bases de données européennes intégrées[21] (Jeandesboz et Pallister-Wilkins, 2016), donnent lieu à des interactions entre les agents grecs et ceux mandatés par les agences européennes, dont l’exploration permet de comprendre comment les hotspots redéfinissent les relations institutionnelles et l’exercice de la souveraineté entre les autorités nationales et européennes, et s’instituent en lieux stratégiques de production d’informations.

Vers l’intégration opérationnelle et informationnelle du contrôle des migrations aux frontières

En 2020, après le déclin de la pression migratoire[22], un protocole est signé impliquant la Grèce, la CE, l’EASO, Frontex, Europol et la FRA (CE, 2020a). Ce programme pilote à Lesbos révèle l’intégration profonde du contrôle aux frontières, avec une coopération opérationnelle étroite entre les agences européennes, notamment Frontex et Europol, et les forces de police et gardes-côtes grecs. De nouveaux postes, responsables des procédures d’asile et du profilage des migrants, sont créés au sein de la police nationale et des gardes-côtes. De plus, Frontex renforce sa présence dans les îles grecques et à la frontière avec la Turquie, favorisant l’interconnexion entre les agences nationales et Europol (Horii, 2016 ; Pollozek et Passoth, 2019).

Tous les interviewés indiquent que les interventions des agences européennes dans les opérations de contrôle des frontières et des migrations ne remettent pas en cause les prérogatives des forces de police grecque :

« S’agissant de la gestion des flux migratoires, on peut indiquer que le premier mot revient aux autorités nationales et éventuellement locales, […] c’est ce qu’on appelle en fait le contrôle primaire »

E1

« La première ligne d’intervention est toujours constituée par les autorités nationales et locales des États membres »

E5

« La police et la garde-côtes grecque sont les agences de première instance sur le terrain […] Les instances grecques sont les autorités souveraines sur la prise de décisions sur le plan opérationnel et sauvetage des personnes à la mer »

E3

« [S]ur le terrain, la prise de décision incombe au pays qui accueille les agences »

E4

Cependant, une fois réaffirmé le plein exercice souverain de ces missions, les interviewés convergent pour indiquer que l’implication et les capacités d’intervention des agences Frontex et Europol se sont véritablement routinisées. Les nouvelles méthodes de contrôle dépassent l’assistance exceptionnelle fournie par Frontex, « grâce à ses navires ultramodernes, ses drones et son personnel dûment formé » (E3) dans la gestion de la situation d’urgence dans laquelle se trouve la Grèce depuis l’été 2015. Elles vont également au-delà des coopérations ponctuelles et ciblées, telle que l’opération « Aspida » (« Bouclier ») lancée en août 2012 par le gouvernement grec avec le soutien de Frontex pour renforcer les contrôles le long de l’Évros, fleuve frontalier avec la Turquie.

Dans la nouvelle approche, le contrôle se décompose en trois étapes qui, sans marginaliser les forces de police grecques, normalisent néanmoins l’intervention régulière des agences européennes :

« Frontex et Europol ont pris en charge une partie du processus. Frontex participe au déploiement de missions en coopération avec la Grèce, à l’analyse des risques, au suivi de la situation en matière de migration et d’activités criminelles. En outre, elle effectue des retours et entreprend des opérations en envoyant du personnel et du matériel. Europol est impliquée par le déploiement d’agents invités sur le terrain pour la collecte de données ainsi que par la capacité de soutien analytique fournie par l’Agence »

E4

Dans chacune des étapes du contrôle, ces agences sont amenées soit à intervenir directement, soit à bénéficier de la plus-value informationnelle du contrôle :

« La première étape, appelée ‘profilage’, consiste à dresser le profil des migrants et des demandeurs d’asile, en prenant en compte leur origine, les pays qu’ils ont traversés pour arriver en Grèce, ainsi que leur formation et leur expérience de travail antérieure »

E6

L’identification et la saisie des données (empreintes digitales, photos) sont réalisées « par des identificateurs grecs ou des identificateurs détachés par Frontex, avec l’aide d’interprètes de Frontex ou des ONG » (E2). Les agents de Frontex peuvent donc « avec l’autorisation des autorités grecques » (E2) remplacer les agents grecs à ce moment très décisif d’interactions administratives avec les étrangers entrés irrégulièrement. Cette substitution, d’abord justifiée par la situation d’urgence, est officialisée dès novembre 2019 par le règlement relatif au corps européen de gardes-frontières et de gardes-côtes[23]. Frontex se voit conférer un rôle, non plus seulement d’observation et de surveillance à la demande des États, mais d’exécution de missions de police dépendant du degré de risque que présente un tronçon frontalier, l’article 46 du Règlement établissant ainsi un « quatrième niveau d’impact » dit « niveau d’impact critique ». L’articulation entre l’implication de facto de Frontex lors de la première étape du contrôle et l’enclenchement d’une dynamique de transformation de cette agence en administration de mission est d’ailleurs perçue par nos interviewés :

« À partir de 2015 on pourrait éventuellement évoquer l’implication accrue de Frontex. […] [Ses agents] peuvent éventuellement patrouiller sur les zones frontalières et contrôler qui entre et qui sort de l’UE […]. À partir de 2023, Frontex renforcera le contrôle des personnes entrant en Europe depuis des pays considérés comme des menaces pour la sécurité des pays européens. […] Frontex jouera donc un rôle clé dans la gestion des frontières extérieures de l’Union européenne »

E1

« S’agissant des politiques actuelles de l’UE dans la lutte contre les réseaux de trafic de migrants, ce qui a récemment changé est le statut de Frontex et ses capacités d’intervention sur le terrain. Le nouveau corps de Frontex permettra aux agents d’arrêter des suspects sur le territoire du pays où ils interviennent. Concrètement, cela représente un niveau supérieur d’intégration européenne. Cette évolution permettra la collecte d’informations et d’éléments pour mener des enquêtes et des contrôles supplémentaires. Les pays en question perdront une partie de leurs responsabilités exécutives, comme le refus d’entrée de quelqu’un sur leur territoire. Le corps permanent de Frontex aura dorénavant la responsabilité d’intervenir et ses agents auront le droit de porter et d’utiliser des armes »

E2

Les deux autres étapes de contrôle renforcent quant à elles le rôle d’Europol. La deuxième étape, appelée « débriefing, qui fournit des informations très utiles sur les itinéraires empruntés par les migrants/réfugiés, sur les réseaux organisés de traite des êtres humains, le modus operandi, etc. » (E2), est conduite par les forces de police grecques dans le cadre d’« une procédure ‘fermée’, ce qui signifie que ni Frontex ni d’autres autorités que les autorités grecques n’y ont accès » (E6). Cette exclusivité opérationnelle débouche toutefois sur une coopération informationnelle dont bénéficient les agences européennes, puisque « ces informations sont immédiatement transmises pour traitement et exploitation ultérieurs à Frontex, qui les transmet ensuite à Europol pour exploitation ultérieure » (E2).

Selon ce qui ressort de cet échange d’informations entre les agences européennes et la police grecque, pourrait ainsi s’enclencher la troisième étape du contrôle, dite « second-line check » (Crosby et Rea, 2022) :

« Il est effectué à la fois dans les cas où la recherche de l’étranger dans les bases de données a donné un résultat positif et dans les cas où, bien qu’il ne soit pas enregistré, le profil, le processus d’identification ou le comportement général de l’étranger le place dans un « groupe d’intérêt » en vue d’un examen plus approfondi »

E2

« Effectués par des agents de la police grecque en coopération avec des agents invités d’Europol qui, sur la base du plan opérationnel entre la police grecque et Europol, sont déployés dans les cinq hotspots » (E2), ces contrôles placent ces derniers dans une position fonctionnellement prédominante par rapport aux policiers grecs qui ne font, avec les interprètes, que les assister. Telle est la description qu’en fait cet attaché spécial d’Europol en Grèce :

« L’objectif de création de ce poste était d’effectuer des contrôles supplémentaires. À travers ce poste, j’avais accès à des bases de données auxquelles les autorités grecques n’ont pas forcément accès, c’est-à-dire que je pouvais effectuer des entretiens supplémentaires, qui, justement, visaient des thématiques comme le trafic des migrants ou la criminalité organisée. Il y avait un traducteur-interprète toujours présent et une personne de la police grecque »

E1

Le rôle d’Europol en tant que centre d’expertise permettant de structurer les systèmes nationaux de renseignement et de collecte d’informations en ressort globalement renforcé :

« Europol envoie des équipes d’experts pour soutenir les autorités nationales grecques dans la collecte et l’analyse d’informations visant à démanteler les réseaux de criminalité organisée impliqués dans le trafic illégal de migrants, d’autres formes de criminalité grave et organisée, ainsi que pour identifier les liens possibles avec les enquêtes antiterroristes »

E2

L’établissement de tels liens lors de la crise des migrants a d’ailleurs opportunément légitimé les prétentions d’Europol à intervenir dans la structuration des systèmes nationaux de production d’informations :

« L’implication plus directe d’Europol dans la question des migrations irrégulières a commencé après l’histoire de Salah Abdeslam, qui a passé la frontière grecque en tant que migrant avec un petit bateau depuis l’île de Leros et qui a participé aux attentats terroristes de novembre 2015. À partir de là, la question des migrations irrégulières a été liée au terrorisme et à des questions de sécurité »

E3

Ce renforcement d’Europol s’inscrit dans un mouvement d’ensemble d’expansion des systèmes d’information. Aux côtés du Système d’information Schengen est envisagé le recours à de nouveaux systèmes d’information, tels que le système d’entrée-sortie, le système européen d’information et d’autorisation de voyage, le système de transmission électronique des données des passagers par les transporteurs aériens pour les vols en provenance de pays tiers ou encore le système de transmission par les transporteurs aériens des données contenues dans les dossiers des passagers sur les vols en dehors de l’Union européenne, et qui, rendus interopérables, serviront au contrôle frontalier exercé par les forces répressives (Crosby et Rea, 2022) :

« Il est nécessaire d’utiliser plus efficacement les systèmes disponibles dans les États membres de l’[UE] et de combler les lacunes qui ont été identifiées dans l’architecture des systèmes d’information en Europe. […] Dans le contexte de l’interopérabilité, l’accès limité des autorités répressives aux systèmes d’information qu’elles ne contrôlent pas doit également être abordé. […] L’initiative de la [CE] en faveur de l’interopérabilité de tous les systèmes qui collectent des informations est nécessaire, appropriée et décisive »

E2

Cet élan communautaire se répercute au niveau national, avec la création au sein de l’administration policière hellénique de « la direction de la gestion et de l’analyse de l’information […], [qui] a pour mission de collecter […], d’évaluer, de classifier, d’analyser et de diffuser les informations traitées ou non traitées dans le but de lutter contre toutes les formes de criminalité, en particulier le terrorisme et le crime organisé » (E2). Plus généralement, cet accent sur la mise en oeuvre d’une architecture globale de l’information implique des efforts en matière d’informatisation des documents et des procédures, mais aussi d’investissement dans les nouvelles technologies. C’est d’ailleurs le rôle qui est principalement assigné à l’EMSC :

« La surveillance des réseaux sociaux et d’Internet est devenue un élément clé dans la prévention de l’organisation de migrations massives et la falsification de documents officiels. […] Le Centre [EMSC] a vu son rôle évoluer et occupe une place importante sur la gestion numérique des passeports falsifiés et des communications à travers les réseaux sociaux et Internet »

E1

À cet égard, l’EMSC signale en 2020 une intensification de la falsification de documents officiels d’identification par le biais d’applications comme Telegram et WhatsApp, etc. (Europol, 2020). La pandémie de Covid-19 semble avoir poussé les réseaux de trafic, rendus incapables de faciliter les déplacements physiques, à investir plutôt la modification de l’identité numérique des migrants, ce que les agents de Frontex et Europol ont immédiatement intégré aux procédures de contrôle et au partage intégré d’informations.

Conclusion

L’inexistence de mécanismes d’urgence en matière de migration irrégulière a permis une implication plus forte des agences européennes, et d’ouvrir la voie à l’institutionnalisation d’un niveau supérieur d’intégration européenne, d’un point de vue aussi bien opérationnel qu’informationnel.

D’une part, à la suite de cette crise, Frontex a amorcé la formation d’un nouveau corps d’agents spécialisés dans les activités, illicites ou irrégulières, de migration. Chargés d’encadrer les équipes déployées dans les zones connaissant une augmentation de la migration, ces agents sont habilités à intervenir directement sur le terrain. Cette extension des ressources et compétences de Frontex (Mehdi, 2020) témoigne d’un approfondissement du processus d’« européanisation » et incite à réfléchir à la reconfiguration du modèle de la gouvernance frontalière au sein de l’UE. Les conditions de possibilités de cette reconfiguration sont à rechercher du côté des institutions communautaires, mais également dans les discours des autorités et de l’opinion publique grecques, qui présentent la gouvernance des migrations et le contrôle des frontières comme des problèmes non pas nationaux, mais pleinement européens (Kouloglou et Georgarakis, 2023). Le récent naufrage de migrants près de l’île grecque de Pylos (juin 2023), qui a donné lieu à des critiques par les responsables de Frontex à l’égard de la conduite des autorités grecques, et qui ont même menacé de retirer leurs agents du pays (Pronczuk, 2023), s’il indique que cette dynamique ne va pas sans accroc, témoigne surtout de la place prise par les agences européennes dans la définition légitime du contrôle aux frontières.

D’autre part, la crise des migrants apparaît comme une étape déterminante de la construction des frontières extérieures de l’UE en tant que « frontières intelligentes » (Côté-Boucher, 2019). Originairement mentionnée dans l’accord frontalier canado-américain de 2001 pour désigner l’utilisation des technologies de l’information et de l’identification pour améliorer l’efficacité de la sécurité frontalière (Côté-Boucher, 2008), puis adoptée au sein de l’UE où lui est de plus en plus préféré le terme de « dataveillance » (Jeandesboz, 2016 ; Jeandesboz et al., 2013), cette notion rend compte de l’émergence d’infrastructures de contrôle frontalier basées sur une gouvernance des données.

Le renforcement de l’interopérabilité d’un grand nombre de systèmes d’informations et de bases de données biométriques démultiplie les possibilités de collecte et de croisement d’informations sur les individus en migration, optimisant la gestion des demandes d’asile et la lutte contre la fraude documentaire (Jeandesboz, 2016), et renforçant le contrôle aux frontières et la modélisation des schémas de migrations (Jeandesboz et al., 2013). Cette architecture informationnelle intégrée est désormais partie intégrante, avec les hotspots, d’une stratégie européenne d’« externalisation » du contrôle frontalier qui, malgré les controverses et des résultats ambigus, ne cesse d’être étendue[24].

En tant que dispositifs d’enregistrement et de traitement des arrivées, les hotspots comptent désormais parmi les lieux stratégiques de l’utilisation des nouvelles technologies à des fins de contrôle frontalier. Centres d’expérimentation et d’innovation technologique, utilisant des dispositifs avancés tels que la collecte d’empreintes digitales et la reconnaissance faciale pour l’identification des migrants, les hotspots jouent un rôle clé dans la constitution de bases de données intégrées au niveau européen (Jeandesboz et Pallister-Wilkins, 2016) ; contribuant ainsi à nourrir l’« agencification » de la gouvernance européenne du contrôle des flux migratoires, et de la sécurité aux frontières.