Corps de l’article

Introduction

L’Équateur a connu d’importants processus migratoires de diverses natures. Traditionnellement, le pays était une source d’émigrants[2]. Cependant, à partir des années 2000, il a commencé à devenir un lieu de transit et de destination pour diverses populations de réfugiés et d’immigrants (Eguiguren Jiménez, 2011 ; Herrera et Cabezas Gálvez, 2019 ; Yapud Ibadango, 2021).

L’immigration en Équateur était principalement interrégionale et frontalière (Tipanluisa Quiloango, 2011). Au cours des années 2000, 75 % de la population étrangère en Équateur était composée de Péruviens et de Colombiens (Ramírez Gallegos, 2010). La population péruvienne est arrivée principalement pour des raisons économiques, attirée par l’économie dollarisée du pays (Serrano et Troya, 2008). La population colombienne, qui avait surtout besoin d’une protection internationale, s’est installée en Équateur pour fuir le conflit armé qui sévissait dans ce pays (Agence des Nations Unies pour les réfugiés [HCR], HIAS et Conseil norvégien pour les réfugiés [CNR], 2022 ; Laplace, 2016).

À partir de la fin des années 2000, ces schémas migratoires ont commencé à changer de manière significative. Deux aspects clés définissent cette transformation : les changements dans la politique migratoire établis par la promulgation d’une nouvelle constitution en 2008 et l’arrivée massive de Vénézuéliens qui commence à prendre forme en 2015.

D’une part, en 2008, une nouvelle constitution a été promulguée en Équateur, considéré comme l’un des pays les plus progressistes de la région en termes de droits liés à la mobilité humaine (Ramírez Gallegos, 2016). Dans le cadre de cette innovation constitutionnelle, la même année, le visa touristique a été supprimé, permettant à toutes les nationalités du monde d’entrer librement en Équateur (‘Ecuador no pedirá visas’, 2008). Après cette transformation, la population étrangère en Équateur a commencé à se diversifier et à augmenter de manière exponentielle (Ministère du Gouvernement de l’Équateur [MG], n.d.). Ainsi, l’Équateur s’est mis à recevoir non seulement une migration extrarégionale, composée principalement de Cubains et d’Haïtiens, mais aussi une migration extracontinentale en provenance de diverses régions d’Asie (Freier, 2017 ; Freier et Holloway, 2019).

D’autre part, en raison de la crise humanitaire au Venezuela[3], des centaines de milliers de Vénézuéliens sont arrivés en Équateur. Bien qu’une augmentation progressive de la présence vénézuélienne ait commencé à être enregistrée à partir de 2013, le nombre d’enregistrements s’est mis à dépasser les 100 000 entrées par an à partir de 2016 (‘Ecuador reporta’, 2016 ; MG, n.d.). Ces chiffres ont continué à augmenter de manière exponentielle et, en août 2018, l’Équateur a connu l’un de ses pics migratoires les plus élevés ; à cette époque, le ministère du Gouvernement a enregistré environ 3 000 entrées de citoyens vénézuéliens par jour (Vice-Ministère de la Mobilité humaine, 2018). Ainsi, en 2018, 955 637 entrées ainsi qu’un solde migratoire de 153 786 personnes ont été relevés (MG, n.d.).

Face à l’évolution des schémas d’immigration en Équateur et à l’afflux croissant de ressortissants étrangers, le gouvernement équatorien a élaboré une politique migratoire qui contredit son cadre constitutionnel progressiste (Álvarez Velasco, 2020 ; Arcentales Illescas, 2011 ; Freier, Correa Álvarez et Arón, 2019). La Constitution équatorienne reconnaît un large éventail de droits et de principes liés à la mobilité humaine. Cependant, le gouvernement équatorien n’a pas cessé de déployer des pratiques de contrôle qui ont abouti à une sécurisation extrême (Donoso, 2022), qui illégalise et exclut les migrants (Álvarez Velasco, 2020).

Cette tendance du gouvernement équatorien est évidente dans le cadre réglementaire mis en place relativement à l’arrivée massive de citoyens vénézuéliens. Dans ce contexte, en août 2018, le ministère des Affaires étrangères et de la Mobilité humaine a déterminé que l’Équateur connaissait une « crise migratoire » et a déclaré l’état d’urgence dans le secteur de la mobilité humaine. Dans ce cadre, il a pris une série de mesures pour restreindre l’entrée des migrants vénézuéliens cherchant à traverser le poste-frontière entre l’Équateur et la Colombie. Devant ces mécanismes de contrôle et de restriction, les migrants ont occupé l’espace frontalier et ont passé plusieurs nuits à attendre une réponse du gouvernement équatorien. Ceux qui ont pu entrer en Équateur se sont installés dans des lieux publics de la ville frontalière de Tulcán.

Face à cette dynamique, nous avançons que les politiques mises en oeuvre par le gouvernement équatorien, dans le cadre de la déclaration d’urgence, criminalisent symboliquement la population vénézuélienne. En retour, ces migrants répondent et résistent à cette criminalisation symbolique par le biais de stratégies sociospatiales.

Les réflexions théoriques et empiriques présentées dans cet article s’insèrent dans les quelques études sur les migrations dans le Sud global analysées dans la perspective de la criminologie de la mobilité (Pickering, Bosworth et Franko Aas, 2015). De plus, cette analyse cherche à faire le lien entre la production sociale de l’espace de la géographie critique et la perspective foucaldienne des études critiques des politiques publiques (Foucauldian Critical Policy Studies), où le concept foucaldien de problématisation est mobilisé.

Cadre analytique et méthodologie

Cet article examine l’immigration en tant que question qui a été définie et construite comme une « vérité » problématique et gouvernable qui a émergé à travers des pratiques (Foucault, 1984). Ainsi, les problématisations interrogent comment et pourquoi certaines questions ont été définies comme des vérités problématiques qui doivent être gouvernées. Cette perspective cherche donc à analyser le processus de formation de ces vérités ou, autrement dit, le processus de production de certains objets en tant qu’objets de pensée qui posent un problème à la politique (Foucault, 1984).

Les politiques publiques sont comprises comme des réponses à des problèmes spécifiques. Dans ce cadre, l’étude des problématisations interroge le type de représentations[4] du « problème » contenues dans ces réponses (Bacchi et Goodwin, 2016). Par conséquent, cette analyse considère que l’immigration vénézuélienne en Équateur a été produite comme un problème particulier avec et à travers les différentes pratiques gouvernementales qui le ciblent (Carson, 2018 ; Moffette, 2018).

Foucault (1986/1997) affirme que l’accès aux problématisations est possible à travers les textes pratiques qui ont un caractère prescriptif car ils sont « écrits dans le but d’offrir des règles, des opinions et des conseils sur la manière de se comporter » (p. 12-13). Suivant la recommandation de cet auteur pour l’étude des problématisations, cet article a analysé les documents de politique migratoire axés sur la population vénézuélienne publiés entre août 2018 et mars 2019 (21 accords ministériels, 1 décret exécutif), ainsi que les réglementations juridiques sous-jacentes à ces documents. La stratégie d’interprétation adoptée pour ces données a été l’analyse de contenu thématique (Robert et Bouillaguet, 1997/2007).

Ce cadre méthodologique est complété par la géographie critique qui ne conçoit pas les faits sociaux comme neutres et abstraits. Dans ce cadre, l’espace est conçu comme un produit social (Harvey, 2012 ; Lefebvre, 1991) qui se construit dans l’interaction entre les acteurs et qui est ontologiquement conflictuel (Soja, 2008). Ainsi, cette approche permet de dévoiler les tensions et les résistances implicites dans les relations spatiales.

Par conséquent, nous considérons que la géographie critique nous fait pénétrer dans les tensions entre migrants et non-migrants parce que l’espace est constitué dans le champ social, dans la vie quotidienne et dans les pratiques spatiales que les sujets développent pour eux-mêmes et dans leurs relations avec les autres. Par exemple, les sujets s’approprient un lieu déterminé et le transforment en une icône du foyer, où des liens sont créés ; mais en même temps, ce même espace peut être contrôlé et dominé. Ainsi, les relations sociospatiales entre les uns et les autres sont médiatisées par un exercice du pouvoir qui détermine la mobilité ou l’immobilité de certains groupes sociaux (Massey, 2006).

Dans le cas des migrants vénézuéliens, nous estimons que leur mobilité a été délimitée par les politiques publiques émises par le gouvernement équatorien et par leur interaction avec les habitants locaux. Cette approche nous permet d’approfondir les tensions et les résistances implicites dans les relations spatiales. Pour comprendre ces dynamiques, nous avons utilisé l’entretien semi-structuré comme méthode de collecte de données.

Les entretiens ont été réalisés entre février et mai 2019, dans la ville de Tulcán. Le contact avec les personnes interviewées a été établi grâce à un processus de socialisation facilité par l’organisation humanitaire Misión Scalabriniana. Entre novembre et décembre 2018, cette ONG a organisé deux ateliers destinés aux migrants vénézuéliens, au cours desquels nous avons partagé avec eux le travail de recherche en le vulgarisant et demandé la participation volontaire des personnes potentiellement interrogées. Au total, 14 personnes, des hommes et des femmes âgés de 26 à 57 ans, ont accepté d’être interviewées. Certaines d’entre elles avaient le statut de réfugié et d’autres attendaient une réponse du gouvernement équatorien. Comme pour les documents de politique publique, nous nous sommes appuyées, pour l’interprétation de ces données, sur l’analyse thématique du contenu des entretiens (Robert et Bouillaguet, 1997/2007).

Faire face à l’immigration vénézuélienne : des mesures extraordinaires pour un « problème » extraordinaire

Jusqu’en 2018, dans la politique migratoire équatorienne, l’immigration vénézuélienne n’était pas soumise à des mécanismes de contrôle spécifiquement conçus pour cette population. Cependant, en août 2018, lorsque le ministère équatorien de l’Intérieur a commencé à enregistrer plus de 3 000 arrivées de Vénézuéliens par jour (Vice-Ministère de la Mobilité humaine, 2018), il a décidé de mettre en place des mesures pour faire face à cet afflux particulier. Ce moment constitue un tournant clé dans le cadre de la régulation de la migration vénézuélienne. Par conséquent, nous le considérons comme un « moment de problématisation », c’est-à-dire des périodes ou des lieux où se produisent des changements notoires dans les pratiques (Bacchi, 2012, p. 2).

Dans ce « moment de problématisation », le gouvernement équatorien conçoit la migration vénézuélienne comme un objet particulier de gouvernement et commence à produire une « vérité » à son sujet afin de la rendre gouvernable (Foucault, 1984/2008). En ce sens, Foucault (1984/2008) établit que le gouvernement des sujets est lié à la production de vérités. Cet auteur considère que la production de la vérité est au coeur de l’exercice du pouvoir (Foucault, 1977). En suivant cette ligne de pensée, nous considérons que le gouvernement équatorien a rendu gouvernable l’arrivée massive de Vénézuéliens et a exercé son pouvoir sur elle en la problématisant comme une « urgence ».

La manière dont une situation est problématisée, c’est-à-dire la nature donnée à une situation particulière, permet le déploiement de certaines pratiques gouvernementales qui, à leur tour, alimentent la problématisation (Bacchi, 2012 ; Bacchi et Goodwin, 2016). Ainsi, en qualifiant un événement d’urgence, on le présente comme un problème extraordinaire, ce qui légitime l’utilisation de mesures de même nature pour y faire face, qui, à leur tour, soutiennent ces constructions.

Dans ce cadre, le gouvernement équatorien a décidé de répondre à la soi-disant urgence par des mécanismes gouvernementaux extraordinaires. Ainsi, le 19 août 2018, le ministère des Affaires étrangères a publié la résolution ministérielle n° 000152 déclarant l’état d’urgence dans le secteur de la mobilité humaine. Cette déclaration a ensuite été renouvelée 18 fois, pour prendre fin en mars 2020 (Ministère des Affaires étrangères et de la Mobilité humaine [MAEMH], 2020). Durant cette période, le gouvernement équatorien a déployé quatre mesures de contrôle et de restriction à l’égard des Vénézuéliens : la demande de passeports, la demande de certificats d’authenticité des documents de voyage, la demande de certificat de casier judiciaire et le visa.

Avant la déclaration d’urgence, les Vénézuéliens pouvaient entrer en Équateur sur simple présentation de leur document d’identité. Cependant, une semaine seulement après la déclaration d’urgence, l’accord ministériel 000242 a établi que pour que les Vénézuéliens puissent entrer en Équateur, ils devaient présenter un passeport valable pour au moins six mois. La demande de passeport a entraîné un arrêt brutal des arrivées des Vénézuéliens, car, compte tenu de la situation politique dans leur pays, l’obtention de ce document était une tâche presque impossible (‘Por Qué Es Tan Difícil’, 2018).

Cette exigence a été suspendue par le pouvoir judiciaire équatorien à la suite d’une requête du bureau de l’ombudsman équatorien (‘Defensor Público’, 2018). Cependant, un mois plus tard, le gouvernement a publié l’accord ministériel 000244 qui stipulait que les Vénézuéliens doivent présenter un certificat de validité de leur document national. Cette exigence a été présentée comme une mesure nécessaire pour traiter les multiples cas de falsification des cartes d’identité avec lesquelles les citoyens vénézuéliens cherchent à entrer en Équateur (MAEMH, 2018).

Ultérieurement, en janvier 2019, par le biais de l’accord 0000001, le gouvernement a décidé d’exiger un certificat de casier judiciaire des citoyens vénézuéliens comme condition d’entrée. Cette exigence a été présentée comme un mécanisme nécessaire pour garantir la protection de tous les habitants du pays (MAEMH, 2019). La mesure, qui a été mise en oeuvre après le féminicide d’une femme équatorienne par son partenaire vénézuélien (‘Fallece mujer’, 2019), a été fortement politisée et encadrée par un contenu émotionnel fort de la part du président et du vice-président de l’Équateur. Dans diverses déclarations, ils ont présenté la mesure comme indésirable mais nécessaire face aux abus de certains migrants (‘Feminicidio en Ecuador’, 2019).

Par la suite, après avoir proclamé pendant un an que l’Équateur connaissait une situation d’urgence, le gouvernement équatorien a renforcé, par le biais du décret exécutif 826 de juillet 2019, les restrictions d’entrée pour la population vénézuélienne et a annoncé l’obligation d’obtenir un visa pour tous les citoyens vénézuéliens.

En problématisant l’arrivée des Vénézuéliens comme une urgence, le gouvernement équatorien a constitué la migration vénézuélienne comme un danger, puisqu’en Équateur une déclaration d’urgence n’a lieu que lorsqu’un événement est considéré comme dangereux pour le pays (Secrétaire de la Gestion des risques, 2017). De cette manière, le déploiement des mesures décrites ci-dessus a facilité la sécurisation et la criminalisation symbolique de cette population.

Weber (2002) expose la criminalisation symbolique comme un processus où, à travers le discours, les étrangers sont constitués comme dangereux et potentiellement criminels. Bien que la criminalisation symbolique ait été identifiée principalement en ce qui a trait au discours, lorsque nous analysons le cas de la régulation de l’immigration vénézuélienne en Équateur en tant que problématisation, nous considérons qu’elle est déployée à travers les mécanismes gouvernementaux conçus pour réguler l’immigration. Les quatre mécanismes exposés ont renforcé la construction de l’immigrant vénézuélien comme un risque à contenir et un autre criminel susceptible de falsifier des documents ou d’abuser de la générosité du pays.

La manière dont un événement est problématisé a des effets réels sur la vie des sujets (Bacchi, 2012). Ainsi, la façon dont l’immigration a été encadrée par le gouvernement équatorien lui a donné un cadre légitime pour mettre en oeuvre des politiques qui ont alimenté des dynamiques de stigmatisation et de discrimination. Dans ce contexte, les immigrés vénézuéliens ont été privés de leurs droits, ce qui a rendu leur situation encore plus précaire. Face à cette précarité, les immigrés brisent ces ordres d’exclusion et résistent pour réaliser leurs projets migratoires (Álvarez Velasco, 2020). Ces résistances peuvent prendre différentes formes et nous en présenterons une dans la section suivante.

Résistance et spatialité

Dans cette section, nous examinons l’occupation de l’espace frontalier entre l’Équateur et la Colombie ainsi que des lieux publics de la ville de Tulcán (Central Plaza et le parc Isidro Ayora) par des migrants vénézuéliens. En passant et en restant temporairement dans ces lieux, ce groupe exprime des formes de résistance à la criminalisation symbolique déclenchée par les politiques migratoires du gouvernement équatorien, qui ont été expliquées dans la section précédente. Par conséquent, dans cette partie, nous analysons la manière dont cette réponse des migrants à la criminalisation symbolique est gérée, en examinant les liens entre la spatialité et la résistance sur la base des réflexions théoriques de la géographie critique et des expériences des migrants concernés.

Certains migrants, arrivés entre août 2018 et mars 2020, cherchaient à obtenir une protection humanitaire pour entrer en Équateur tandis que d’autres cherchaient à poursuivre leur voyage vers le Pérou (Herrera et Cabezas Gálvez, 2019). Ces migrants étaient accompagnés par certains membres de leur famille et se déplaçaient par voie terrestre ou à pied. Ils ont traversé des montagnes et des rivières pour atteindre leur destination, et ont passé de nombreuses nuits à endurer le mauvais temps sans obtenir de réponse du gouvernement équatorien, qui les avait empêchés d’entrer en raison de la mise en oeuvre des mesures restrictives examinées ci-dessus. Dans certains cas, les migrants se sont opposés au contrôle de la police et ont risqué d’être détenus. Dans d’autres cas, ils ont pu avancer jusqu’à la ville frontalière de Tulcán. Cependant, l’attente à la frontière les a maintenus dans l’incertitude (‘Crisis de Venezuela’, 2018 ; Enríquez, 2018 ; Valencia, 2018).

Dans ce contexte, l’occupation du passage frontalier, plus connu sous le nom de « pont international de Rumichaca », et des lieux publics de la ville de Tulcán par des migrants vénézuéliens nous permet de réfléchir à la définition de l’espace comme une production sociale qui se construit dans l’interaction et qui est ontologiquement conflictuelle (Harvey, 2003, 2007 ; Lefebvre, 1991 ; Massey, 1984, 2007 ; Soja, 2008). Ce conflit se manifeste dans l’interaction entre les politiques migratoires mises en oeuvre par le gouvernement équatorien et les formes de résistance des migrants face à l’imposition de ces mesures. D’une part, l’État cherche à protéger ses frontières par des mesures légitimées par la loi, et d’autre part, les migrants résistent à des situations de criminalisation symbolique en passant et en restant temporairement au pont Rumichaca.

Lefebvre (1991) souligne que les dynamiques spatiales s’articulent autour de trois dimensions. La première réfère aux pratiques spatiales, qui comprennent ce qui est perçu par les sens. À ce niveau, les groupes sociaux, en fonction de leurs caractéristiques communes, se rassemblent pour donner une continuité à ces pratiques spatiales. Par exemple, les migrants, en raison de leur situation migratoire « irrégulière », ont tendance à se rallier dans le but de trouver des solutions aux inconvénients qui surviennent au cours de leur voyage migratoire. Ainsi, la perception de l’espace est conflictuelle car les acteurs étatiques et les migrants cherchent à se dominer les uns les autres. La deuxième dimension décrit les représentations de l’espace qui évoluent sur le plan du conçu. Ces représentations imposent un ordre à l’espace en supposant que les sujets (penseurs, planificateurs, technocrates) ont les connaissances nécessaires pour le faire. La troisième dimension renvoie aux espaces de représentation et implique le vécu. Elle comprend le monde physique bardé d’images et de symboles. Dans un premier temps, cet espace est dominé et vécu passivement, mais lorsque les acteurs sociaux en prennent conscience, l’espace se transforme potentiellement. Ces niveaux interagissent entre eux et forment des moments simultanés.

Ainsi, en appliquant les réflexions théoriques de Lefebvre (1991) à l’occupation de la frontière entre l’Équateur et la Colombie par le collectif de migrants vénézuéliens, nous pouvons la considérer comme une pratique spatiale. Dans cette action, les tensions entre l’institutionnalité de l’État et la capacité d’action développée par les migrants se matérialisent. D’une part, les migrants perçoivent l’espace frontalier comme un lieu d’exclusion et de cohésion, étant donné leurs expériences de discrimination et de stigmatisation perçues dans la spatialité. D’autre part, les décideurs et les planificateurs de l’espace, qui dans ce cas sont des fonctionnaires du gouvernement équatorien, cherchent à maintenir l’ordre par la mise en oeuvre de politiques publiques sur la migration. Dans cette dynamique spatiale se cristallisent les relations de pouvoir et les différends relatifs au contrôle et à l’occupation de la frontière et des espaces de Tulcán, une ville proche de celle-ci.

Les perceptions de l’espace par les migrants se reflètent dans leurs récits. La plupart d’entre eux se trouvaient au pont international de Rumichaca pour transiter vers l’Équateur. Pour expliquer ces moments, nous reprenons des extraits des interviews de ceux qui ont vécu « l’attente » à Rumichaca. Un témoignage atteste de cette situation :

Nous étions à découvert et nous ne pouvions plus tenir sur nos jambes. Mes deux jeunes enfants et deux valises étaient avec moi. Je me souviens qu’à ce moment-là, nous avions besoin de réponses de la part de l’État. Nous voulions simplement être dans un endroit sûr, où nous aurions la paix. J’ai dû quitter mon pays pour partir en voyage avec ma famille, parce que la crise nous a laissés à la rue. À la frontière nord, ils nous ont demandé des papiers que nous n’avions pas parce que nous fuyions la misère.

Informateur anonyme n° 4, communication personnelle, 14 mars 2019

Une autre expérience rapportée est la suivante :

Je suis venue avec mon mari et ma fille. Nous avons quitté le Venezuela pour trouver de meilleures opportunités. Avant d’arriver en Équateur, nous sommes allés au Panama et en Colombie. L’arrivée au poste-frontière a été traumatisante car nous voulions passer et nous avons dû attendre toute la nuit. Faire face à la police est quelque chose qui vous marque, parce qu’à chaque instant, [elle] vous interroge sur votre situation migratoire. Personne ne te demande si tu es fatigué ou si tu as faim.

Informatrice anonyme n° 12, communication personnelle, 12 mai 2019

Ces témoignages montrent comment les migrants perçoivent la frontière, ainsi que la manière dont les institutions effectuent les contrôles frontaliers. Pour la population vénézuélienne, le passage de la frontière représente un lieu d’inconfort, d’incertitude, de fatigue, de longues attentes, de harcèlement et de contrôle. Il génère également des sentiments d’abandon et de manque de protection de la part des États.

Par ailleurs, les récits de ces migrants permettent d’identifier les représentations de l’espace ou de ce qui est conçu comme tel qui renvoient aux politiques migratoires élaborées par des décideurs, qui comprennent l’espace à partir des logiques de connaissance, d’ordre et de contrôle. Ces représentations de l’espace marquent les limites des nations, et c’est à partir de cette dimension que sont prises les décisions concernant l’accès ou non aux territoires. Ces conceptions de l’espace sont des actions institutionnelles qui fonctionnent comme des dispositifs de renforcement de l’idée de sécurité et de défense des frontières (Mezzadra et Neilson, 2017). Les représentations spatiales sont également projetées dans des normes qui légitiment les limites territoriales de l’État-nation, mais sont en même temps incarnées dans les corps des migrants, qui sont construits comme autres, potentiellement criminels et déviants. C’est encore plus vrai lorsque la population vénézuélienne reste dans la rue et occupe la frontière.

Ces expériences de migrants qui se perçoivent comme étrangers ont leur origine dans les espaces de représentation qui constituent les lieux physiques, mais ils sont recouverts d’images et de symboles. Par exemple, le passage de la frontière entre la Colombie et l’Équateur est recouvert d’une multitude de symboles et d’insignes militaires qui le font paraître comme un espace dominé et passif, où les couleurs des drapeaux nationaux à l’entrée du territoire équatorien soulignent que les migrants se trouvent loin de chez eux, dans un pays qui n’est pas le leur, et où la présence militaire génère de l’hostilité et de la coercition parce qu’elle ravive un sentiment de soumission au contrôle. Cela signifie que, sur le plan symbolique, la frontière a des limites invisibles, des barrières qui séparent, divisent, marquent ou stigmatisent les migrants. Ce sont des constructions qui ne peuvent pas être ressenties de manière matérielle, mais qui existent à travers des images, des actions, des pensées qui tournent autour de l’idée de l’autre (Kauffer, 2005).

Face à ces constructions symboliques, les migrants voient la frontière comme un espace de résistance bien qu’ils soient contraints d’y rester pour attendre des solutions de la part du gouvernement équatorien. C’est dans cette dualité entre les niveaux institutionnels et les acteurs sociaux (les migrants) que réside la production sociale de l’espace (Paniagua Arguedas, 2006). Par conséquent, dans le cadre de cette analyse, nous considérons que les migrants réfléchissent et prennent conscience de leur réalité géographique, et transforment ainsi leur espace pour résister (Harvey, 2007). Entre hostilité et contrôle, les migrants, en tant qu’utilisateurs de l’espace dominé, cherchent à changer leur situation d’opprimés ou de dominés.

Ainsi, l’occupation du poste-frontière entre l’Équateur et la Colombie peut être interprétée comme un acte de résistance de la population vénézuélienne face aux politiques restrictives. Il s’agit d’une lecture de la construction matérielle et symbolique de la frontière occupée par des sujets potentiellement criminalisés comme dangereux ou menaçants. Bien que le poste-frontière remplisse sa fonction de catégorisation et de différenciation pour discriminer et exclure les autres, pour accorder ou non des sentiments d’appartenance (Bassualdo, Domenech et Pérez, 2019 ; Gamero, 2015 ; Guizarddi, López, Nazal et Valdebenito, 2017 ; Mezzadra et Neilson, 2017 ; Mora et Montenegro, 2009 ; Stang et Stefoni, 2016), pour les migrants, c’est leur espace de lutte où ils utilisent leurs corps pour résister et transformer leur réalité.

L’occupation de la ville comme tactique de résistance

Les migrants vénézuéliens occupent la place centrale et le parc Isidro Ayora dans la ville de Tulcán[5] comme une autre forme de résistance. Ces lieux sont devenus des points de référence pour les migrants qui attendent des réponses du gouvernement équatorien. Ils y retrouvent des amis, des connaissances ou des parents avec lesquels ils partagent leur pays d’origine et des moments d’incertitude. Pendant ce temps, ils allument des feux de joie, racontent des anecdotes sur leur voyage imprévu et les enfants jouent dans le parc. Le groupe de migrants s’auto-organise également (Haesbaert, 2011) pour planifier les activités qu’ils mèneront pendant leur séjour sur le site. Malgré l’incertitude dans laquelle il vit, le collectif de migrants transforme ces lieux en moments de récréation, de convivialité ou tout simplement de repos, car ils n’ont pas les ressources pour se loger dans le centre-ville.

Dans le parc Isidro Ayora se trouve un endroit appelé « La Concha Acústica » ; c’est le premier lieu où les migrants vénézuéliens sont arrivés lorsqu’ils ont choisi de rester dans la ville de Tulcán. Ici, ils utilisaient des matelas pour se protéger du froid, faire une pause et attendre. Les familles logées temporairement dans ce site public prenaient de l’eau dans l’une des fontaines décoratives pour laver leurs vêtements et se baigner, et ensuite se déplaçaient dans le centre-ville à la recherche d’un emploi. Ces expériences sont illustrées par les histoires suivantes :

Dans mon pays, j’ai commencé à avoir peur à cause de la situation politique au Venezuela (…). J’ai repris des forces et un jour, il y a un an, je suis partie avec une valise et j’ai commencé à parcourir 1580 kilomètres en direction de l’Équateur. Quand je suis arrivée à Tulcán, je ne connaissais personne. Je n’avais nulle part où dormir, alors j’ai remarqué que quelques compatriotes se réunissaient pour discuter dans le parc Isidro Ayora à Tulcán. Je me suis jointe à eux pour passer le temps. Même si ce n’était que pour quelques heures, parce que le soir je trouvais un abri, je me suis sentie accompagnée.

Informatrice anonyme n° 8, communication personnelle, 10 mai 2019

Nous sommes arrivés ici sans rien et nous sommes restés dans ce parc, nous n’avons pas d’autre choix. Même si le froid nous gèle, nous ne partons pas. J’espère trouver un travail pour aider ma famille. Pendant la journée, je distribue des bonbons et, en retour, je reçois une pièce ou une assiette de nourriture. Cet endroit est devenu notre refuge.

Informatrice anonyme n° 11, communication personnelle, 12 mai 2019

Sur la base des témoignages, nous soutenons que la population vénézuélienne vit un processus d’appropriation matérielle et symbolique de la place centrale et du parc Isidro Ayora, au moment où elle occupe physiquement ces espaces, les faisant siens pour y rester, dormir, se détendre. Ces actions montrent que les migrants accordent des significations d’appartenance et qualifient les espaces de sorte qu’ils fonctionnent comme des lieux d’accueil et représentent un endroit où ils peuvent se reposer, en attendant que les réponses du gouvernement équatorien arrivent. Ces actions constituent à leur tour des tactiques en vue de modifier les situations d’oppression ou de domination (de Certeau, 2009). En d’autres termes, les migrants ne sont pas des sujets passifs, ils deviennent les exécutants d’un acte créatif de mémoire et de signification des lieux où ils séjournent, sur la base de leur positionnement et des formes de résistance qui sont construites au moment où ils entrent en contact avec la spatialité.

De même, Soja (2008) affirme que l’espace est ontologiquement conflictuel. Cette idée de l’auteur s’exprime dans les tensions entre les migrants et les agents institutionnels dans les localités de destination. Alors que les migrants occupent « La Concha Acústica », un lieu qu’ils ont construit comme un endroit d’accueil, où ils rencontrent leurs pairs et où ils s’adonnent à des activités quotidiennes, les agents institutionnels développent des politiques visant à contrôler l’utilisation et l’occupation de l’espace public afin d’empêcher la poursuite des agglomérations dans les zones centrales de la ville. Dans ce cas, en août 2018, la municipalité de Tulcán a publié une ordonnance réglementant la distribution, la gestion, l’utilisation et la protection de l’espace public afin d’empêcher les migrants d’occuper le parc Isidro Ayora.

Ces dispositions ont été soutenues par la population locale vivant à proximité des lieux occupés par les migrants. Les représentants des quartiers centraux de la ville se sont plaints du « chaos » généré par la population vénézuélienne dans le parc et « La Concha Acústica ». Pour les habitants, ces espaces sont historiques et constituent le patrimoine culturel de la ville. En d’autres termes, les habitants attachent une valeur symbolique à ces lieux parce qu’ils sont des référents de leur identité locale et perçoivent le migrant comme une menace pour cette construction historique (Carrión, 2001).

La mesure municipale s’est matérialisée par l’érection de murs métalliques sur le site. Les migrants ont été expulsés par la police. Face à cette situation, ils ont réagi en plaçant leurs grandes valises de vêtements dans d’autres espaces publics tels que les églises et les portes des marchés. Malgré les basses températures, ils ont choisi de rester dans ces lieux pour exprimer leur rejet des actions discriminatoires.

Ainsi, la perspective spatiale se concentre sur l’analyse du conflit social déclenché par l’appropriation et la construction de l’espace par chacun des sujets. À leur tour, ces conflits impliquent implicitement des contradictions entre l’espace utilisé et pratiqué par les migrants et l’espace conçu et planifié par les acteurs institutionnels (Vergara, 2009). Les premiers sont mus par la logique de la nécessité d’exister et les seconds sont conditionnés par des référents hégémoniques sur la ville et par la logique politico-étatique qui cherche à dominer et à contrôler l’espace.

Le positionnement spatial des migrants dans les lieux susmentionnés renvoie également à l’exercice du pouvoir par le biais de la productivité de la micro-résistance. Celle-ci est comprise dans le cadre de la vie quotidienne des migrants et s’exprime de manière évasive, dispersée, silencieuse et fragmentaire dans le temps. Par exemple, le fait de dormir, de discuter et de se détendre sont des activités qui se déroulent au milieu du bruit de la ville, mais avec prudence afin qu’elles passent inaperçues. Cependant, la présence de migrants dans ces sites reflète des formes de contestation et de résistance d’une population fluctuante qui, par nécessité et précarité, défie l’utilisation de l’espace malgré sa condition d’oppression et de vulnérabilité. À leur tour, ces actions apparemment basiques et momentanées développées par la population vénézuélienne configurent des espaces critiques d’énonciation non hégémonique, dans et depuis le collectif, pour s’opposer aux logiques de contrôle imposées (Harvey, 2007). C’est ce que montre le témoignage suivant :

Alors que nous dormions dans le parc central, la police est venue avec des chiens pour nous fouiller. Je pense qu’ils pensaient que nous avions de la drogue ou des armes. Il a été difficile de leur expliquer que nous attendions la protection du gouvernement équatorien et que nous n’étions pas des criminels, que nous n’allions pas bouger d’ici parce que nous voulions des réponses. Tous les étrangers ne viennent pas ici pour commettre des crimes ou faire du mal, parce qu’ils nous voient dans la rue et sans argent

Informateur anonyme n° 3, communication personnelle, 2 mai 2019

Il montre ainsi comment les représentations de l’espace émanent des décideurs et s’incarnent dans les politiques migratoires et les processus de ségrégation et de stratification, qui excluent les migrants et les construisent comme des « criminels » potentiels en raison de leur occupation de l’espace. Cela signifie que lorsque les migrants occupent la rue, ils sont la cible de persécutions de la part d’entités de contrôle et de mesures restrictives basées sur des logiques prédominantes d’organisation institutionnelle de l’espace, qui tendent à l’hégémoniser en termes de matérialité (structuration physique de l’espace) et d’immatérialité (symboles représentés dans l’espace) (Berroeta et Vidal, 2012).

Ainsi, on constate que les opérations de contrôle surprises menées dans les parcs et les rues de la ville de Tulcán stigmatisent et criminalisent les migrants, en les montrant comme « sans-abri » et errant d’un endroit à l’autre. Cette projection renforce la criminalisation symbolique des Vénézuéliens à travers l’utilisation de mots tels que « armes », « stupéfiants » ou « perquisition », qui font partie du discours institutionnel et suscitent implicitement des tensions entre l’État et les migrants. Nous entendons ces conflits comme s’inscrivant dans une relation dialectique entre domination/contestation, pouvoir/résistance et ordre/transgression. En d’autres termes, les opposés coexistent simultanément et ceci signifie qu’au milieu du paradoxe qui place certains sujets en avantage/désavantage par rapport à d’autres (migrants/technocrates des politiques publiques), il y a un processus d’agentivité qui s’exprime dans les subalternes, qui sont des entités actives dans l’espace (Di Masso, 2009).

Nous pouvons interpréter l’occupation du poste-frontière Équateur-Colombie et celle de la ville de Tulcán comme des exemples qui nous permettent d’analyser la façon dont l’espace est socialement construit et la manière dont les formes de résistance se développent face à la criminalisation symbolique des migrants. D’une part, l’État cherche à renforcer cette idée de criminalisation et d’exclusion de la population migrante, en légitimant son discours par des pratiques d’hégémonie et de hiérarchie ; d’autre part, les migrants contestent l’exclusion et tentent d’échapper au stigmate institutionnel par des actions collectives liées à l’invention et à la resignification de l’espace (Da Gloria Marroni, 2013 ; Salazar Araya, 2019), telles que rester au milieu de la nuit, sous la pluie, et demeurer dans les lieux susmentionnés. De même, il s’agit d’activités qui dénotent des formes de réinvention de ces espaces qui transforment ces lieux d’incertitude en des zones de loisir, de jeu et de récréation, comme il est décrit ci-dessus.

Si la présence massive de migrants vénézuéliens à la frontière et dans la ville de Tulcán a configuré des paysages chargés d’images – valises, articles ménagers et tentes – qui dénotent la vulnérabilité et la domination, ces derniers ont également représenté des manières de persister à trouver des réponses auprès du gouvernement équatorien et des manières de remettre en question le pouvoir afin de se faire entendre.

Ces espaces critiques d’énonciation non hégémonique s’expriment également à travers des stratégies de résistance telles que l’immobilité/mobilité temporaire. Le fait d’occuper un endroit ou de demeurer « immobile » pendant un certain temps dénote une contestation du pouvoir. En d’autres termes, la mobilité/immobilité des sujets n’est pas toujours conditionnée par des facteurs externes, mais il existe plutôt un processus d’internalisation de ceux qui protestent et le font par le biais d’actions non verbales et subtiles pour détourner la domination (Massey, 2006). Dans le cas des migrants vénézuéliens, nous pensons qu’ils adoptent une position critique en restant dans des sites symboliques pour la population locale et en dépit de conditions météorologiques défavorables. Cet acte constitue une réappropriation collective de l’espace et une tactique face au contrôle.

En même temps, on constate qu’il existe un « nomadisme » stratégique que les migrants déploient pour fuir l’oppression. Face aux murs érigés dans le parc Isidro Ayora ou à « La Concha Acústica », les migrants se sont déplacés vers d’autres lieux qui leur permettaient de rester plus longtemps. Ils se sont déplacés à la recherche d’espaces qui signifiaient une certaine stabilité momentanée, qui leur rendaient une partie de leur identité et leur procuraient une certaine stabilité. La stratégie de mobilité des migrants nous révèle que les résistances ne se produisent pas dans un espace neutre et vide, mais plutôt avec l’espace conçu et vécu par les migrants (Zaragocín, 2018).

Conclusion

La politique migratoire peut être un outil qui garantit les droits des migrants ou qui perpétue les dynamiques d’exclusion et de stigmatisation de ces populations. Par conséquent, la manière dont la migration est problématisée pour être gouvernée a une incidence significative sur la vie des personnes qui se déplacent à travers les frontières. En ce sens, les hypothèses profondément ancrées dans les réponses gouvernementales de l’État équatorien ont alimenté un processus de criminalisation symbolique qui s’inscrit dans le corps des migrants et imprègne leur vie quotidienne.

À première vue, il semblerait que, face au pouvoir de l’État, la population vénézuélienne n’ait d’autre choix que d’occuper la frontière et de rester dans les villes environnantes. Cependant, si nous analysons ces actions en concentrant notre regard sur l’espace, nous pouvons voir que les migrants, à travers des pratiques qui semblent passives, redéfinissent l’espace comme une arène de résistance aux politiques migratoires d’exclusion. En d’autres termes, l’espace nous fait reconsidérer les migrants autrement que comme des sujets passifs et présente une option analytique qui nous amène à dévoiler la capacité d’action des personnes dans des situations d’oppression engendrées par l’État.

Ainsi, l’article mobilise la géographie critique pour observer comment la résistance des migrants vénézuéliens est reproduite dans leur interaction avec la spatialité et face à la criminalisation symbolique. En d’autres termes, la dimension spatiale dans cette discussion nous permet de nous rendre compte que l’utilisation et l’occupation de l’espace sont traversées par des logiques dominantes d’organisation sociale des sites ; en même temps, on observe comment des relations sociales contre-hégémoniques sont construites sur la spatialité.

Le lien entre la production sociale de l’espace dans la géographie critique et la perspective foucaldienne des études critiques des politiques publiques est une ligne d’analyse peu explorée, mais avec des résultats prometteurs dans la production de connaissances. Par conséquent, cette articulation théorico-analytique pourrait être bénéfique pour l’étude d’autres contextes dans lesquels la production du pouvoir étatique et les réponses des sujets gouvernés à ce pouvoir peuvent être observées.