Il peut sembler surprenant qu’une revue traitant d’enjeux criminologiques propose un numéro sur la géographie : bien que la criminologie et la géographie relèvent toutes deux des sciences humaines et sociales, elles se construisent autour de théories, concepts et méthodologies propres et distincts. Pour autant, ce numéro vise à mettre en lumière les points de convergence, les passerelles et les croisements qui existent entre ces deux disciplines, témoignant à notre sens de ce qui fait la force de la criminologie : sa capacité à dialoguer avec d’autres champs d’études, à étendre et diversifier nos cadres d’analyse et grilles de lecture, et surtout à renouveler les outils à notre disposition pour comprendre et révéler les phénomènes sociaux, institutionnels, politiques qui nous entourent. Cette rencontre nous semble particulièrement prometteuse et fructueuse pour analyser « le carcéral ». La sociologie, puis la criminologie, se sont saisies depuis un certain temps de l’étude du carcéral, les premiers travaux sur la prison étant notamment attribués à Donald Clemmer (1940) et Gresham M. Sykes (1958). L’intérêt porté à ce champ de recherche par la géographie est quant à lui plus récent : on estime ainsi que les géographes ont commencé à s’intéresser aux espaces carcéraux à la fin des années 90, en proposant une analyse géographique des prisons (Dirsuweit, 1999). Chris Philo (2012) est l’un des premiers à parler des « carceral geographies », qu’il décrit comme une sous-catégorie d’une géographie de la sécurité, mettant l’accent sur les espaces d’enfermement retenant des populations considérées comme problématiques. Dominique Moran (2015) a par la suite grandement contribué à faire connaître la géographie carcérale grâce à son ouvrage Carceral Geography, Spaces and Practices of Incarceration dans lequel elle invite à réfléchir au concept de « carcéral » et à ce qu’il permet d’interroger. Ainsi, l’étude de la matérialité des espaces d’incarcération est centrale pour la géographie carcérale qui cherche à appréhender les expériences et dynamiques qui s’y déploient, sans se limiter à une analyse strictement structurelle. Plus qu’une surface, l’espace carcéral est un lieu animé et vivant, théâtre actif de la vie quotidienne, au sein duquel des relations sociales se créent et se défont, un espace générateur d’émotions et de sentiments affectant les actes et comportements des personnes incarcérées (Moran, 2015). En proposant une approche géographique de la prison, nous pouvons par exemple nous intéresser aux dynamiques, enjeux et expériences qui émergent au sein d’espaces de la détention, comme la cellule de prison (Baer, 2005 ; Bony, 2015a ; Tschanz, 2020) ou le parloir (Foster, 2017 ; Moran, 2013 ; Moran et Disney, 2018). Une approche sous l’angle de la spatialité permet également de dévoiler les marges de manoeuvre dont disposent les individus, qui leur permettent notamment de jouer sur (et avec) les espaces qui leur sont imposés (Scheer, 2016 ; Sibley et Van Hoven, 2009 ; Van Hoven et Sibley, 2008). Elle permet d’ouvrir une réflexion sur l’emplacement géographique des prisons, leur localisation étant discutée en lien avec des politiques d’isolement et d’invisibilisation, ou sous l’angle des distances, des discontinuités et des continuités qu’elle crée avec l’extérieur (Bony, 2015b ; Martin et Mitchelson, 2009 ; Milhaud, 2017 ; Moran, 2015). Elle permet enfin de s’interroger sur le design et l’architecture carcérale, les intentions qu’ils sous-tendent et les effets qu’ils produisent (Milhaud, 2017 ; Milhaud et Scheer, 2020 ; Moran et Jewkes, 2015 ; Scheer, 2016). Au-delà de la prison, l’un des apports de la géographie carcérale – qui nous conduit par ailleurs à la pluraliser – est de s’intéresser à une variété d’espaces qui enferment, détiennent, contraignent, comme par exemple les centres de rétention pour migrants ou demandeurs …
Parties annexes
Références
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