Le 17 décembre 1939, E. Sutherland, sociologue américain et président de l’American Sociological Society, présente une communication devant l’assemblée générale intitulée White-Collar Criminality, qui sera publiée quelques mois plus tard dans l’American Sociological Review. Dans cette communication, il trace les premières lignes pour le développement d’un nouveau champ de recherche criminologique focalisé sur la criminalité des cols blancs. Il publie dix ans plus tard l’ouvrage White Collar Crime. Vu la notoriété dont ce sociologue bénéficie – il a publié Criminology en 1924, qui deviendra Principles of Criminology, et est déjà à sa quatrième réédition en 1947, et a publié the Professional Thief en 1937 –, il ne peut en aucun cas être considéré comme un savant fou, un doux rêveur ou un révolutionnaire. Pour Sutherland, il est impératif de s’intéresser aux transgressions des hommes d’affaires. Cet objet présente un intérêt scientifique manifeste, mais il s’agit de surcroît d’une obligation éthique. En effet, pour Sutherland (1983), sur le plan scientifique, la discipline criminologique fait fausse route en associant conduites criminelles et pauvreté. La criminologie s’est développée en se focalisant uniquement sur les transgressions des groupes sociaux les plus pauvres, celles qui conduisaient le plus fréquemment devant les tribunaux et dans les prisons parce qu’elles étaient vraisemblablement perçues comme les principales menaces contre l’ordre public. Pour lui, travailler sur les conduites transgressives des personnes socialement bien intégrées permettrait dès lors d’élargir le champ de connaissance criminologique, de mieux comprendre le passage à l’acte et de « tester » des théories générales du « crime » (dont la sienne, c’est-à-dire la théorie de l’association différentielle) afin d’appréhender plus finement l’objet de la discipline. Mais pour Sutherland (1983), au-delà de ce projet scientifique, s’intéresser à cet objet comporte également une dimension éthique importante car ces transgressions sont financièrement et socialement plus dommageables pour la collectivité et sapent, quoi qu’on en pense à l’époque, la moralité de la société. Pourtant, la légitimité de cette démarche a été (et est toujours) remise en question. La censure dont a fait l’objet l’ouvrage White Collar Crime, du même auteur et paru en 1949, en témoigne. Celui-ci n’est paru dans sa version intégrale que 35 ans plus tard, c’est-à-dire en 1983. Ce champ de recherche reste aujourd’hui encore relativement peu investigué en comparaison d’autres thématiques plus prisées par la criminologie et la sociologie de la déviance (Lynch, McGurrin, Fenwick, 2004 ; Shichor, 2009), telles que la délinquance juvénile, les drogues, plus récemment les délinquances sexuelles, le terrorisme, les victimes… C’est donc un objet de recherche « rare » qui témoignerait du peu d’intérêt politique, médiatique, social et judiciaire voué à la criminalité économique et financière au sens large. Quel que soit le champ envisagé, ce type de comportements transgressifs ne semble pas s’ancrer durablement dans les consciences sociales. Un soubresaut le fait parfois passer à la une de l’actualité pendant un bref instant, mais cet intérêt est souvent aussi vif qu’éphémère (Lascoumes et Nagels, 2014). Il n’en est pas moins vrai que depuis Sutherland de nombreux scientifiques en ont fait leur terrain de recherche privilégié et ont construit un savoir pertinent sur le sujet. Ce numéro spécial vise en quelque sorte à investiguer l’état des connaissances dans ce domaine de recherche particulier en partant de l’hypothèse que même si le champ criminologique a tendance à considérer cet objet comme le parent pauvre de la discipline, les connaissances scientifiques et les approches éthiques propres à cet objet ont en fait largement contribué au développement de la discipline criminologique dans son ensemble. Le voeu de Sutherland qui voulait propulser cet objet dans l’espace criminologique s’est ainsi, …
Parties annexes
Références
- Acosta, F. (1988). À propos des illégalismes privilégiés. Réflexions conceptuelles et mise en contexte. Criminologie, 21(1), 7-34.
- Braithwaite, J. et Fisse, B. (1990). On the Plausibility of Corporate Crime Theory. Dans W. Laufer et F. Adler (dir.), Advances in Criminological Theory (p. 15-38). Londres, Royaume-Uni : Transaction Publishers.
- Cressey, D. (1953/1971). Other People’s Money : A study in the Social Psychology of Embezzlement. Belmont, CA : Wadsworth.
- Cressey, D. (1988). The poverty in corporate crime research. Advances in criminological theory, 1, 31-56.
- Dhami, M. K. (2007). White-collar prisoners’ perceptions of audience of reaction. Deviant Behavior, 28, 57-77.
- Ferri, E. (1893). La Sociologie criminelle. Paris, France : Arthur Rousseau.
- Friedrichs, D. (1992). White Collar-Crime and the Definitional Quagmire : A provisional Solution. The Journal of Human Justice, 3(2), 5-21.
- Garfinkel, H. (1961). Conditions of successful degradation ceremonies. American Journal of Sociology, 61, 420-424.
- Geis, G. (1977). The Heavy Electrical Equipment Antitrust Cases of 1961. Dans G. Geis et R. Meier (dir.), White-Collar Crime (p. 117-132). New York, NY : Free Press.
- Goffman, E. (1975). Stigmate. Les usages sociaux des handicaps. Paris, France : Minuit.
- Hillyard, P. et Tombs, S. (2007). From ‘crime’ to ‘social harm’ ? Crime, Law and Social Change, 48, 9-25.
- Lascoumes, P. (2013). Élites délinquantes et résistance au stigmate. Jacques Chirac et le syndrome Téflon. Champ Pénal, 10.
- Lascoumes, P. et Nagels, C. (2014). Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique. Paris, France : Armand Colin.
- Lippens, R. (2003). The imaginary of ethical business practice. Crime, Law and Social Change, 40, 323-347.
- Lynch, M. J., McGurrin, D. et Fenwick, M. (2004). Disappearing act : The representation of corporate crime research in criminological literature. Journal of Criminal Justice, 32, 389-398.
- Nagels, C. (2012). Quand l’État régule au lieu de punir. Les réponses à la fraude sociale en Belgique. Dans F. Vanhamme (dir.), Justice ! Entre pénalité et socialité vindicatoire (p. 203-216). Montréal, Québec : Édition Érudit. Repéré à http://www.erudit.org/livre/justice/2011/index.htm
- Pinçon, M. et Pinçon-Charlot, M. (2009). Voyage en grande bourgeoisie. Paris, France : PUF.
- Reiman, J. (1998). The Rich Get Richer and the Poor Get Prison : Ideology, Class and Criminal Justice. Boston, MA : Allyn and Bacon.
- Shapiro, S. (1990). Collaring the Crime, not the Criminal. American Sociological Review, 55, 346-365.
- Shichor, D. (2009). ‘Scholarly influence’ and white-collar crime scholarship. Crime, Law and Social Change, 51, 175-187.
- Shover, N. (2007). Generative Worlds of White-Collar Crime. Dans H. Pontell et G. Geis (dir.), International Handbook of White-Collar and Corporate Crime (p. 81-97). New York, NY : Springer.
- Shover, N. et Hochstetler, A. (2006). Choosing white-collar crime. Cambridge, Royaume-Uni : Cambridge University Press.
- Snider, L. (1990). Co-operative Models and Corporate Crime : Panacea or Cop-Out ? Crime & Delinquency, 36, 373-390.
- Snider, L. (1997). Nouvelle donne législative et causes de la criminalité ‘corporative’. Criminologie, 30, 9-34.
- Sutherland, E. (1940). White-Collar Criminality. American Sociological Review, 5(1), 1-12.
- Sutherland, E. (1983). White Collar Crime. The uncut version. New Haven, CT : Yale University Press.
- Tappan, P. W. (1947). Who is the Criminal ? American Sociological Review, 12(1), 96-102.
- Vaughan, D. (1992). The Macro-Micro Connection in White-Collar Crime Theory. Dans K. Schlegel et D. Weisburd (dir.), White-Collar Crime reconsidered (p. 124-145). Boston, MA : Northeastern University Press.
- Vaughan, D. (2002). Criminology and the sociology of organizations. Crime & Law and Social Change, 37, 117-136.
- Vaughan, D. (2007). Beyond Macro- and Micro-Levels of Analysis, Organizations, and the Cultural Fix. Dans H. Pontell et G. Geis (dir.), International Handbook of White-Collar and Corporate Crime (p. 3-24). New York, NY : Springer.