Ce numéro a d’abord été envisagé avec le dessein de rassembler plusieurs perspectives disciplinaires sur le crime de génocide. Les auteurs étaient invités à faire l’examen du phénomène de génocide à partir de leur formation disciplinaire ou de leur pratique professionnelle et ils ont choisi l’étude d’une question particulière susceptible de constituer un apport à la réflexion théorique et pluridisciplinaire sur le crime de génocide. En guise de résultat, les articles publiés dans ce volume révèlent que l’appréhension de cette réalité à l’aide des théories prévalentes, des modèles explicatifs et des pratiques sociales identifiés ou élaborés par la criminologie, le droit ou la philosophie, ne réussit pas à expliquer ce phénomène de façon complète et satisfaisante. L’étude des génocides provoque des ruptures paradigmatiques et pose des difficultés épistémologiques à ces différents savoirs qui doivent respectivement revoir leur façon classique de penser. Il est apparu à la lecture des articles que ce numéro devenait, par l’enchevêtrement des réflexions communes et complémentaires des auteurs, une contribution collective significative à la construction pluridisciplinaire du paradigme de « crime de génocide ». En assumant la direction de ce numéro, il nous revient dans cette introduction de mettre en relief les idées des auteurs qui participent à la construction de ce paradigme pluridisciplinaire, de les commenter au besoin et de collaborer personnellement à cette entreprise. L’article de Stéphane Leman-Langlois intitulé Le « mégacrime », légitimité, légalité et obéissance se présente comme une note de recherche dans laquelle l’auteur recense des théories sur le phénomène de « crime » et suggère qu’elles sont encore incapables d’offrir une grille d’analyse complète pour comprendre le mégacrime de génocide. Le criminologue adopte la démarche scientifique propre à sa discipline, qui consiste à ne pas faire dépendre l’étude de son objet d’une qualification juridique préétablie par le droit international pénal et d’un concept normé depuis la Convention sur la Prévention et la répression du génocide de 1948 . Il choisit alors d’examiner la réalité des récents génocides survenus en Bosnie-Herzégovine et au Rwanda à partir de trois façons connues en criminologie de conceptualiser la criminalité individuelle, organisée et collective. Premièrement, reprenant à son compte l’idée en vertu de laquelle l’agir criminel peut être expliqué à partir d’une recherche opportuniste de l’individu ou du groupe centrée sur la satisfaction maximale de ses désirs et de ses intérêts, cette logique, constate l’auteur, ne permet pas de rendre compte de l’ampleur des massacres criminels, du nombre de participants dans un génocide et de la motivation des actions génocidaires qui n’est pas intelligible avec cette seule interprétation des gestes criminels fondée sur le calcul économique. L’auteur, dans un deuxième temps, fait des liens entre le contexte politique de l’État nazi et l’organisation bureaucratique de l’État allemand qui ont présidé à l’Holocauste, le génocide réputé emblématique de tous les génocides depuis. Les études de la Shoah (Bass, 2000 ; Bauman, 2000 ; Chalk et Jonassohn, 1990 ; Power, 2002 ; Ratner et Abrams, 2001) peuvent par exemple être pensées en lien avec une autre théorie criminologique qui rationalise l’agir criminel de groupe à partir de la thèse de l’association différentielle. Selon cette thèse, chaque individu apprend à voir la réalité conformément à l’idéologie collective du groupe et intègre des techniques de neutralisation des interdits qui permettent de concevoir ses gestes criminels dans le groupe en dissociation de la moralité générale de la société. Les analyses de la Shoah ont également mis l’accent sur la structure autoritaire et organisée de l’opération génocidaire et, de manière analogue, des études sur la criminalité organisée tiennent compte de la structure pyramidale d’autorité et de la culture autoritaire pour expliquer …
Parties annexes
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