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L’omniprésence de la Justice dans les sociétés contemporaines va de pair avec une ambivalence devenue graduellement manifeste. La pérennité des institutions juridictionnelles comme forums de résolution des conflits privés et publics est le produit d’un long processus d’institutionnalisation. Aujourd’hui, les tribunaux judiciaires et administratifs sont mobilisés en continu par des acteurs individuels et collectifs. Pourtant, l’idée d’une Justice en panne ressurgit périodiquement. La crise des délais a révélé l’existence de tout un ensemble de problèmes entremêlés reliés à la cristallisation des règles de pratiques, au quasi-monopole de la fonction judiciaire sur la pacification de litiges, à l’insuffisance des ressources matérielles et humaines attribuées aux tribunaux. De nouveaux problèmes sont apparus : la désaffection des cours de justice, la propension des entreprises privées et des institutions publiques à accaparer le temps de la cour, l’augmentation du nombre de justiciables appelés à s’y présenter sans avocats, l’inclination des citoyens à utiliser les réseaux sociaux comme tribunal populaire, etc.

Cette ambivalence fait des tribunaux un remarquable révélateur des transformations juridiques et des changements sociaux contemporains. Il est à cet égard étonnant de constater l’absence quasi totale de données publiques précises et fiables – de mesures statistiques en particulier – sur l’activité des institutions judiciaires au Québec et au Canada. Ce fait est surprenant au regard des informations disponibles – et accessibles – à propos de la santé, de l’éducation et des autres institutions de l’État-providence réformées depuis les années 60.

En contrepartie, des travaux de plus en plus nombreux érigent les institutions judiciaires et quasi judiciaires en objet de recherche, et ce, au sein des disciplines les plus diverses. Dans le domaine du droit bien sûr, mais également dans une multitude d’autres domaines de connaissance : science politique, criminologie, travail social, sociologie, anthropologie, histoire, etc.[1]. Il faut ainsi savoir prendre en compte les avenues explorées actuellement par la recherche multidisciplinaire sur les tribunaux, dont l’évolution reste à encore décrire cinq décennies après la publication de l’ouvrage Courts and Trials: A Multidisciplinary Approach[2].

En attendant la publication d’une fresque qui reprendrait dans le monde francophone le projet du Research Handbook on Law and Courts[3], essentiel du point de vue de la cumulativité épistémique et de la réflexivité scientifique, nous avons rassemblé dans le présent numéro thématique des Cahiers de droit des textes qui apportent une pierre à l’édifice. Ils témoignent du moins de la transformation de la recherche sur les tribunaux. Depuis quelques siècles maintenant, la doctrine juridique s’est presque exclusivement limitée à commenter les décisions des juges et à rendre compte de la construction jurisprudentielle du droit. Si le commentaire d’arrêt et la doctrine juridique restent indispensables à l’étude des tribunaux, le recours à diverses méthodes empiriques est tout aussi essentiel pour décrire, comprendre et expliquer leur réalité sociale[4].

Dans le cadre de ce dossier thématique des Cahiers de droit, Claire Littaye s’est penchée sur le statut de la parole dans une série de procès intentés pour faits de terrorisme en Belgique et en France. De manière à récolter les données nécessaires à l’analyse des paroles et des silences des accusés, ainsi que des discours tenus par des avocats, des experts et des témoins à l’égard de ces accusés, elle a mobilisé deux méthodes empiriques distinctes. D’une part, l’observation directe l’a conduite à assister à des centaines d’heures d’audience ; d’autre part, l’analyse documentaire lui a permis d’utiliser des reportages médiatiques et des documents judiciaires comme sources d’information. Les données recueillies conduisent la chercheuse à faire l’hypothèse d’un potentiel « effet thérapeutique » du dispositif judiciaire sur l’accusé, la place accordée à sa parole pouvant résulter en une forme de resubjectivation de ses actes.

Les avocats appelés à représenter des justiciables accusés de terrorisme, ou de tout autre méfait, savent que leur pratique comporte des enjeux éthiques et déontologiques. Ces enjeux ne sont cependant pas conçus de manière abstraite, comme le laisse supposer une conception de la déontologie d’inspiration morale, mais répondent généralement à des impératifs pratiques et relationnels. Valérie P. Costanzo et Évelyne Jean-Bouchard restituent les résultats d’une recherche menée dans le cadre du projet Accès au droit et à la justice (ADAJ) à partir de méthodes qualitatives et quantitatives. L’étude statistique tirée de 1 000 demandes d’enquête, placées auprès du Bureau du syndic du Barreau du Québec, et l’analyse de contenu de 25 entretiens semi-directifs, menés auprès d’avocats exerçant en droit familial, en droit criminel ou en droit social, permettent aux chercheuses de révéler l’importance du contexte relationnel, organisationnel et professionnel dans l’appréciation du caractère controversé ou acceptable de la pratique professionnelle.

L’analyse du recours des avocats à l’expertise judiciaire devant la Chambre civile de la Cour supérieure du Québec bénéficie également des éclairages de la recherche empirique. Dans le cadre d’une analyse de nature qualitative, Nicolas Aubin et Shana Chaffai-Parent étudient les contenus d’une vingtaine d’entrevues semi-dirigées, menées auprès d’avocats, de juges et d’experts. L’étude permet de déceler chez les acteurs judiciaires un intérêt plus important qu’anticipé pour la conciliation des expertises que pour l’expertise commune, telle qu’elle est prévue par le Code de procédure civile[5] depuis 2016. L’analyse des données recueillies contribue à expliquer le succès rencontré par la procédure de la conciliation des expertises, les obstacles qu’elle rencontre et les améliorations envisageables.

Si certaines méthodes empiriques favorisent l’analyse de phénomènes en cours, d’autres donnent accès à des réalités passées. Par exemple, les historiens du droit utilisent abondamment l’analyse documentaire pour étudier les archives judiciaires. Dylan Beccaria recourt à cette méthode dans sa recherche portant sur la procédure de l’« évocation » en Provence (France). Cette voie de recours, instaurée afin d’assurer un procès juste et équitable, prévoit le transfert d’une audience d’une juridiction territoriale vers une autre. Les données historiques font cependant ressortir les problèmes concrets induits par cette procédure, parmi lesquels la distance et les frais sont souvent démesurés selon les témoignages consignés dans les archives des cours provençales. Se trouve ainsi soulevé un enjeu qui pourrait alimenter l’étude de certaines réformes contemporaines de la justice.

Si les procédures judiciaires se transforment au gré du temps, il en va de même de la structure des tribunaux. Dans certains contextes, ceux-ci font parfois l’objet d’une spécialisation visant à répondre à des problèmes sociaux ciblés dont la gravité et l’urgence justifieraient un traitement judiciaire spécifique, d’où l’intérêt de la sociohistoire du modèle des tribunaux spécialisés qu’esquisse Sophie Marois. Combinant des entrevues semi-directives et une analyse documentaire s’appuyant sur diverses sources (médiatiques, administratives, juridiques, scientifiques, etc.), la chercheuse retrace la trajectoire de cette transformation de l’activité judiciaire qui va de la lutte contre la drogue aux États-Unis jusqu’à la résolution des problèmes de santé mentale dans les municipalités de 24 juridictions québécoises. Marois conclut que la Justice, même lorsqu’elle prend une tournure « thérapeutique » au fil de cette spécialisation, demeure le monopole de l’institution judiciaire.

Mais il arrive également que la Justice se désinstitutionnalise dans certains domaines, comme c’est le cas avec le Programme de mesures de rechange général pour adultes en matière criminelle au sein de la Cour du Québec. Il s’agit d’une politique judiciaire hybride. D’un côté, ce programme s’inscrit dans le sillon des alternatives aux procédures judiciaires en matière criminelle, et ce, en accord avec le pouvoir discrétionnaire des procureurs de la Couronne. D’un autre côté, ce programme implique le recours à des pratiques qui relèvent de la justice réparatrice ; il en résulte un véritable changement de paradigme fondé sur le transfert de nombreuses missions attribuées traditionnellement aux acteurs judiciaires vers des intervenants sociojudiciaires, notamment chargés du choix de la mesure alternative proposée à l’infracteur à partir de critères extrapénaux. L’équipe dirigée par Catherine Rossi et Julie Desrosiers a mené une recherche évaluative de cette politique judiciaire hybride à la suite d’une première étude conduite dans le cadre du projet ADAJ. La trajectoire des 1 000 premiers dossiers inscrits au Programme entre 2017 et 2022 a été analysée à partir de méthodes quantitatives. Les données statistiques descriptives qui ont été générées par l’enquête ont permis de démontrer que seulement 93 de ces dossiers ont fait l’objet d’une nouvelle inscription dans le registre des dossiers judiciaires au cours de cette période. Cette imposante recherche empirique a ainsi permis d’établir un taux de réentrée dans le système de 9,3 %, démontrant ainsi l’effectivité du Programme de mesures de rechange général pour adultes en matière criminelle concernant la diminution de la récidive.

L’évolution de la politique judiciaire touche aussi à la gestion des ressources humaines (GRH). C’est d’ailleurs peut-être à ce niveau que se retrouvent certains des enjeux les plus saillants rencontrés par les tribunaux. Dans le cadre d’une recherche également menée en équipe, Lionel Jacquot et Sylvie Pierre-Maurice se sont notamment intéressés aux modèles de GRH des magistrats en France. Leur enquête multidimensionnelle et contextualiste a favorisé le recours à une méthodologie de nature qualitative. L’équipe a mené des études de cas sur 13 tribunaux judiciaires et a réalisé 48 entretiens semi-directifs avec différents acteurs, et ce, au niveau tant local que national. Cette focale empirique démontre amplement l’importance de mettre l’organisation des tribunaux en cohérence avec les principes d’accessibilité et de qualité dont la justice est porteuse.

À la lumière de ces différentes contributions, dont les implications normatives doivent être soulignées[6], il appert que l’attention portée aux méthodes empiriques donne un aperçu de l’évolution et de la transformation des recherches sur les tribunaux. Les théories et les concepts constitueraient une autre entrée qui permettrait d’éclairer les conditions de renouvellement des questionnements entourant le monde de la justice[7]. Dans un cas comme dans l’autre, l’explicitation des pratiques épistémiques associées à la recherche multidisciplinaire sur les tribunaux ouvre un horizon commun pour les sciences juridiques et les sciences sociales.