Comment échapper à la pesanteur des assignations de classe racisées lorsqu’on est issu de groupes dominés, marginalisés, à priori condamnés à la stagnation sociale et la stigmatisation raciale ? Les articles réunis dans ce dossier soulèvent cette question à partir d’ethnographies complexes et subtiles de groupes situés structurellement en marge des sociétés et des espaces dans lesquels ils vivent, et dont les membres sont en quête d’une vie digne. Il est question, dans chacun des articles, de localités urbaines dont les sujets de l’enquête habitent les marges sociales et spatiales. Si les contributions à ce dossier ne se réclament pas explicitement de l’anthropologie urbaine, elles abordent certaines de ses thématiques typiques : rapports de classe et de race, multiculturalisme et cosmopolitisme, entrepreneuriat ethnique et relations transactionnelles, migrations et mobilité sociale. Maureen Kihika aborde, par une enquête en partie auto-ethnographique, les expériences des citoyens canadiens immigrés en provenance de plusieurs pays africains à Vancouver au Canada, où leur présence dans la ville est nouvelle. Dans l’article d’Andreas Flores, les Succeeders, jeunes sélectionnés par le programme d’accès à l’université du même nom, sont issus de familles latino-américaines dont la population s’est fortement accrue au cours des dernières décennies dans la ville de Nashville, au Tennessee, remettant en cause sa dominante blanche cultivée par son statut de capitale de la musique country. Grazia Ting Deng a conduit ses recherches auprès des immigrés chinois dans les districts industriels du nord de l’Italie, dont le nombre a fortement cru dans les secteurs du textile et de la restauration, provoquant des paniques morales quant à la supposée « mafia chinoise » qui reprendrait les rênes de l’économie, dans une Italie plus généralement aux prises avec une forte montée des sentiments xénophobes. Au Brésil, les catadores (collecteurs de déchets recyclables) auxquels s’intéresse Kathleen Millar habitent le quartier de Jardim Gramacho, dont la mauvaise réputation tient largement à ce qu’il abritait la plus grande décharge de Rio. À Hong Kong, les migrantes venues d’Asie du Sud-Est, principalement Indonésiennes et Philippines, étudiées par Lai Wo, fréquentent les bars de Wanchai, un quartier gentrifié mais dont la réputation de lieu de vice et de débauche persiste. L’article de Susan Ellison se situe dans les quartiers périphériques de La Paz, les laderas, très densément peuplés principalement par des migrantes venues de l’intérieur de la Bolivie et dont le bâti reflète la précarité de leurs vies. Les trois premières ethnographies se situent donc à l’échelle de villes moyennes nouvellement ouvertes à l’immigration internationale, les trois suivantes à l’échelle de quartiers situés dans les marges de grandes villes. J’insiste sur ce point car il donne d’autant plus de pertinence aux interrogations soulevées par les autrices. Dans une perspective plus classique d’anthropologie urbaine inspirée de l’école de Chicago, ces villes moyennes et ces quartiers auraient pu être étudiés pour leur caractère de « sas », c’est à-dire de passage transitoire offrant une protection et une solidarité familière à des populations inéluctablement en route vers l’ascension sociale et l’absorption dans le melting pot dominant. Or, ce n’est pas là l’objet de ce dossier. Au cours du siècle qui nous sépare des publications phares sur le ghetto et les enclaves des immigrés, les théories linéaires de l’assimilation mais aussi de la mobilité sociale ont été abandonnées. En revanche, nous sommes, une fois de plus, et bien davantage, en pleine crise du capitalisme. Dans le commentaire qui suit, je reviendrai d’abord sur la réflexion qu’offrent ces articles sur la manière dont des personnes appartenant à des groupes stigmatisés et à qui peu de voies d’ascension semblent ouvertes exercent leur agencéité pour contourner ces obstacles, voire …
« Néolibéracialisme »Commentaire sur le numéro thématique[Notice]
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Anne-Christine Trémon
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris