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La présente revue de littérature s’intéresse à trois ouvrages qui abordent des enjeux liés à la gestion d’une société hétérogène aux niveaux ethnique et culturel, en l’occurrence la société malaisienne, à travers le prisme des politiques de l’identité. C’est surtout à partir de la seconde moitié du XXe siècle, alors que de larges mouvements de revendications sociales s’emparent de la place publique en instrumentalisant leur différence et en mettant en lumière les injustices qui en découlaient, que cette approche gagne en popularité en anthropologie et dans les sciences sociales en général (Anderson 1983 ; Barth 1969 ; Cohen 1985 ; Eriksen 1994 ; Gellner 1983 ; Hobsbawm 1992 ; Smith 1987). Elle permet de réfléchir à certaines catégories identitaires – dont l’ethnicité, le nationalisme, l’autochtonie, l’indigénéité et le genre, entre autres – comme la mobilisation politique d’une distinction commune servant de base à des revendications politiques et/ou de luttes contre des injustices (Neofotistos 2013). En Asie du Sud-Est, ce cadre théorique permet de réfléchir à la manière dont se sont construites et reconstruites les identités nationales durant la période postcoloniale, ainsi qu’après les guerres « chaudes » asiatiques durant la Guerre froide, mais aussi la manière dont les gouvernements Sud-est asiatiques gèrent des sociétés pluri-ethniques et les impacts de cette gestion sur la construction identitaire des minorités ethniques. Plus récemment, les politiques de l’identité ont notamment servi à réfléchir aux questions d’égalité et de justice sociale dans la sphère politique, à travers des questions de redistribution et de reconnaissance (Coulthard 2018 ; Fraser 2005, 2009), et de manière plus controversée, à la mise en péril des démocraties libérales par la fragmentation des identités individuelles (Fukuyama 2019).

Présentation des trois ouvrages

Quant aux ouvrages traitant des politiques de l’identité dans le contexte malaisien, ils ont beaucoup abordé la construction d’une « nation » malaisienne et les enjeux socio-politiques qu’elle représente pour les deux grandes minorités ethniques dites « immigrantes », soit les Chinois et les Indiens (Barnard 2004 ; DeBernardi 2004 ; Holst 2012 ; Lim, Gomez et Azly 2009). Ceci dit, les trois ouvrages auxquels s’intéresse ce compte-rendu se concentrent plutôt, de manière pertinente et substantielle, sur la construction identitaire de minorités, dites « autochtones », en dépit ou en réponse au nationalisme malaisien. Identity and the State in Malaysia de Fausto Barlocco[1] (2014) a été rédigé à partir de la thèse de doctorat en anthropologie sociale de l’auteur. Il traite de la construction et de l’évolution depuis la période précoloniale des identités collectives des Kadazan, un groupe ethnique de l’État du Sabah en Malaisie insulaire. L’argumentaire de l’auteur se base sur une recherche ethnographique de terrain de neuf mois, menée dans le district de Penampang et s’échelonnant entre 2006 et 2007, ainsi que sur des sources historiographiques secondaires. Outre l’introduction (1), l’ouvrage est séparé en huit chapitres. Le chapitre 2 représente une contextualisation ethnographique du sujet de l’ouvrage à travers une revue de la littérature existante portant sur les Kadazan et les Dusunic (le groupe plus large auquel ils appartiennent), ainsi que des considérations méthodologiques et réflexives. Le chapitre 3 retrace l’ethnogenèse et l’évolution de l’identité collective des Kadazan à travers les périodes pré-coloniale, coloniale (1881-1963) et post-coloniale, en portant une attention particulière aux représentations kadazan dans les médias. Le chapitre 4 explique les manières dont les identités collectives, ainsi que les associations communautaires kadazan et dusunic, se sont développées à travers ou malgré la construction de la « nation malaisienne » et l’émergence du nationalisme malais. Le chapitre suivant aborde l’enjeu de l’octroi de la citoyenneté aux migrants illégaux au Sabah et son rôle perçu dans la minorisation et l’assimilation des Kadazan. Le chapitre 6 aborde les formes de résistance à l’assimilation à travers la consommation et l’identification des Kadazan à divers produits culturels et médiatiques. Le chapitre 7 présente les villages kadazan comme des communautés de pratique et aborde la réaffirmation de l’appartenance à travers la participation et la coopération communautaire. Le chapitre 8 présente une célébration culturelle kadazan organisée en deux occasions, soit par le gouvernement malaisien et par la communauté elle-même, ce qui souligne des tensions entre la culture vécue et la culture réifiée. Finalement, l’auteur conclut son ouvrage (chapitre 9) en affirmant que l’identité kadazan s’est construite par préservation sélective de traits culturels communs et compatibles avec le christianisme, ainsi que par opposition aux tentatives d’assimilation du groupe ethnique dominant malais. S’il précise que ceci n’empêche pas les Kadazan de s’identifier comme Malaisiens lorsqu’ils se prononcent sur des enjeux sortant du cadre national, il considère tout de même l’effort de construction par l’État d’une nation malaisienne unifiée comme un échec.

Pour sa part, Yunci Cai (2021)[2] adopte une approche comparative d’anthropologie muséale dans son volume Staging Indigenous Heritage : Instrumentalisation, Brokerage and Representation in Malaysia, qui aborde le rôle des intermédiaires culturels dans la production et la médiation du patrimoine culturel et de l’identité de groupes autochtones à travers les villages culturels (ou musées vivants) en Malaisie. L’autrice s’appuie sur un séjour exploratoire de recherche en 2014, une recherche ethnographique de terrain de juillet 2014 à septembre 2015 et des séjours de suivi entre 2015 et 2019 dans quatre villages culturels, dont deux sont situés sur la péninsule malaisienne et les deux autres sur l’Île de Bornéo, au Sabah. Après avoir introduit son ouvrage, Cai accorde une première section du texte (chapitre 2) à la contextualisation conceptuelle et historique de l’indigénéité en Malaisie. Les quatre chapitres suivants sont dédiés aux quatre villages culturels et sont divisés de manière identique, ce qui en facilite la comparaison. Ainsi, les chapitres 3 à 6 s’intéressent respectivement aux villages culturels de Mah Meri (Selangor), Orang Seletar (Johor), Monsopiad (Sabah) et Linangkit (Sabah), à travers une présentation générale du village culturel ; son contexte de fondation, ainsi que les objectifs et intérêts des médiateurs culturels ; la façon dont la culture y est interprétée, représentée et transformée ; les enjeux ou les tensions que cela engendre ; et une brève conclusion de chapitre. Dans le chapitre conclusif, l’autrice critique le discours de « la culture pour le développement » qui présente les initiatives de décentralisation de l’aide au développement, à travers des projets gérés par des entrepreneurs agissant comme médiateurs culturels, comme des occasions d’autodétermination et d’auto-représentation. Elle affirme que les villages culturels se déploient plutôt comme des lieux de négociation et de contestation entre les différents acteurs impliqués, et que les rapports de pouvoir et de dépendance qu’ils créent nuisent souvent aux objectifs d’amélioration du bien-être des communautés bénéficiaires (Cai 2021, 191-192).

Karolina Prasad[3] (2016) et son ouvrage Identity Politics and Elections in Malaysia and Indonesia : Ethnic engineering in Borneo s’inscrivent plutôt dans le champ des sciences politiques. Elle considère les façons dont les individus mobilisent et modifient l’identité ethnique dans la sphère politique et électorale suivant deux modèles institutionnels visant à faciliter la gouvernance des sociétés pluri-ethniques, c’est-à-dire le « consociationalisme » (aussi appelé « consociativisme » ou démocratie « consociative » ; Pizzorno 1995 ; Lijphart 1969, cité in Guénette 2016, 219) au Sarawak en Malaisie insulaire et l’intégrationnisme (en anglais, centripetalism) au Kalimantan occidental dans la partie indonésienne de Bornéo. Ce premier modèle prévoit notamment un gouvernement de coalition formé par des partis qui représentent de manière plus ou moins proportionnelle divers groupes d’intérêts (ici, ethniques) et qui ont une relative autonomie dans la gestion d’affaires culturelles (Prasad 2016, 2-3 ; Mathieu et Guénette 2021, 296). Quant à l’intégrationnisme, il vise la dissolution de la loyauté électorale sur des bases ethniques en interdisant la formation (et donc la compétition) de partis ethniques, favorisant plutôt les partis multi-ethniques (Prasad 2016, 3). Les données sur lesquelles s’appuie le livre sont issues d’une méthodologie mixte combinant les résultats d’entrevues, d’analyse de données quantitatives et de recherche archivistique. Le volume est divisé en six chapitres. Le premier présente le cadre théorique, les hypothèses et questions de recherche, ainsi qu’une présentation du contexte politique, de la répartition ethnique et des enjeux en découlant pour les deux cas à l’étude. Le second retrace l’évolution historique des catégories ethniques institutionnelles dans l’État du Sarawak. Le troisième détaille l’impact du modèle « consociatif » sur la mobilisation des catégories ethniques dans la politique sarawakienne, plus précisément, à travers les partis politiques, les organes exécutifs et le système électoral. Le quatrième chapitre suit le modèle du second en constituant une mise en place historique des processus d’institutionnalisation de l’ethnicité au Kalimantan occidental. Le cinquième aborde l’activation d’identités multiples aux divers niveaux électoraux indonésiens, plus particulièrement dans la période suivant la chute de Suharto. Le sixième et dernier chapitre met les analyses liées aux deux cas en dialogue, revient sur les hypothèses générales de l’autrice et propose certaines avenues théoriques quant aux politiques de l’identité dans divers contextes institutionnels.

Analyse

Outre leurs particularités, ces trois volumes expriment de manière similaire la pertinence du cadre théorique des politiques de l’identité. Ce cadre permet de considérer l’identité comme une construction sociale et un effort de distinction politique, plutôt que comme une variable indépendante ou naturelle. À cet effet, Barlocco (2014, 7) se réclame explicitement d’une approche constructiviste de l’ethnicité et, plus spécifiquement, adopte le constructivisme radical de James C. Scott (2009). Il envisage ainsi l’identité ethnique Kadazan comme édifiée en réaction et en opposition aux efforts d’ingénierie identitaire de l’État malaisien visant à produire une nation unifiée. Or, Cai montre, entre autres, comment « l’authenticité » de l’identité et de la culture autochtone sont marchandées entre divers acteurs, dont les médiateurs, l’État et les Autochtones eux-mêmes, pour répondre aux attentes des consommateurs du tourisme ethnique et, à la fois, comment les pratiques culturelles inventées peuvent être adoptées comme des parts intégrantes de l’identité du groupe autochtone. Prasad réfère aussi à une « ingénierie » identitaire. Elle puise le concept d’invention ethnique dans les travaux de Kachan Chandra (2008) pour expliquer comment la négociation ethnique des élites à Sarawak, à travers les partis politiques et le système électoral, par exemple, permet de conserver un certain équilibre politique malgré le fait que le pouvoir législatif représente surtout les intérêts du groupe ethnique majoritaire et dominant, les Malais.

D’autre part, l’apport théorique des politiques de l’identité permet aux trois ouvrages de s’engager dans la mise en lumière des rapports de pouvoir inhérents à la construction identitaire. Barlocco montre que l’emphase mise par l’État malaisien à la fois sur l’unité nationale et la diversité place les Kadazan dans une position ambiguë, alors qu’ils sont tantôt minorisés, tantôt inclus à la catégorie bumiputera (signifiant « fils du sol ») qui leur accorde certains privilèges liés au statut d’Autochtone. Cai explique comment les villages culturels sont présentés comme un site d’autonomisation autochtone, mais bénéficient davantage aux médiateurs culturels chinois ou malais en termes de capital économique et social qu’aux autochtones eux-mêmes. Puis, Prasad explique que le modèle de gouvernance « consociative » ne permet la mobilisation des identités ethniques dans la politique que dans un but d’assimilation sur le long terme. Cette mobilisation a des limites, alors que des règles informelles empêchent, par exemple, un non-bumiputera et/ou un non-musulman d’être premier ministre du Sarawak (Prasad 2016, 113-115).

La construction identitaire

Ainsi, ces ouvrages permettent d’éclairer les spécificités de la construction identitaire et de la mobilisation politique de l’identité en Malaisie. Plus spécifiquement, les contributions de Barlocco, Cai et Prasad nous renseignent sur les stratégies d’édification d’une nation malaise par l’État malaisien ainsi que sur la place des minorités ethniques dans cette communauté imaginée. Parmi ces stratégies, on peut noter le contrôle des médias et, plus largement, du système et des institutions éducatives et culturelles. Barlocco (2014, 54, 58-60, 139) mentionne que l’interdiction d’utiliser des langues autres que le malais ou l’anglais à la radio, la télévision, ainsi qu’à l’école dans les années 1970 a été une expression claire des objectifs d’assimilation de l’État malaisien. Ce fut également la principale tactique de diffusion de l’idéologie nationaliste ainsi que de la langue et la religion officielles du pays, le malais et l’Islam, et ce, même après l’assouplissement de ces règles dès les années 1980. Prasad précise d’ailleurs que Bornéo était la cible première pour l’introduction du malais comme langue d’enseignement, puisque les divers langages et dialectes des autochtones non malais étaient perçus comme un obstacle à l’unité nationale (2014, 47). Puis, Cai (2021, 17, 81-92) montre que les villages culturels qui étaient proposés comme alternative lucrative et auto-nomisante aux modes de subsistance traditionnels des groupes autochtones non malais (comme la pêche, qui a été mise en péril par la pollution liée au développement rural) ont en fait résulté en la création d’un nouveau rapport de dépendance entre les Autochtones et les médiateurs responsables de ces musées vivants. Dans le cas du village culturel de Mah Meri, la gestion du projet devait être laissée à la communauté après une période de démarrage de trois ans, mais en 2020, il était toujours dirigé par le médiateur et les autochtones étaient confinés au statut d’employés (Cai 2021, 55-57, 185). Le patrimoine culturel de ces groupes devient un outil de leur assimilation au mode de vie moderne malaisien qui privilégie l’emploi salarié et donc la participation active à l’économie nationale plutôt qu’à des économies indépendantes de subsistance (Cai 2021, 100). Or, dans le cas des villages culturels comme du système éducatif, il y a préservation sélective des aspects esthétiques des cultures minoritaires (Barlocco 2014, 62, 138 ; Cai 2021, 69-76).

On trouve dans les particularités de la catégorie bumiputera une autre stratégie nationaliste de l’État malaisien. Bumiputera est un terme ne figurant pas dans la Constitution malaisienne. Il est apparu dans les années 1970 dans d’autres documents et programmes officiels à la suite de conflits interethniques entre les Malais et les Chinois (notamment les émeutes raciales de 1964 et de 1969). Le terme englobe les Malais et les « autres autochtones » de Bornéo, et vise à leur accorder un statut social et économique privilégié lié à leur occupation antérieure du sol (Barlocco 2014, 144 ; Cai 2021, 39 ; Prasad 2016, 44)[4]. Prasad (2016, 47) explique toutefois que quiconque se convertit à l’Islam et adopte la langue et les coutumes malaises, pourrait techniquement acquérir les droits et privilèges associés au statut de bumiputera, ce qui représente un incitatif à l’intégration. Cela montre aussi que le terme a surtout été conçu pour avantager les Malais. En effet, Cai (2021, 39) mentionne que les Autochtones non malais sont considérés comme des bumiputera de seconde classe, ce qui explique l’attitude paternaliste qu’adoptent les médiateurs ainsi que leur maintien de la gestion des villages culturels et du même fait, du contrôle des représentations aussi bien que des bénéfices liés au patrimoine culturel autochtone. Plutôt que de bénéficier des avantages économiques réservés aux bumiputera prévus dans la Nouvelle politique économique de 1971, les cultures des Autochtones non malais deviennent elles-mêmes les marchandises desquelles les médiateurs malais tirent profit (Cai 2021, 39, 87). Barlocco (2014, 140) soulève aussi que ses sujets de recherche, les Kadazan, étaient considérés comme des bumiputera de seconde classe ; dans leur cas, c’est le christianisme qui semble incompatible avec le projet nationaliste malais, l’Islam y occupant la place centrale de religion d’État.

Une dernière stratégie est au centre de l’ouvrage de Prasad, soit le système électoral. Prasad (2016, 65) se concentre sur la situation particulière du Sarawak, où les Autochtones non musulmans (incluant les Dayaks et les Punan) composent la plus grande part de la population totale, à 43 % selon le recensement de 2010. Ceci crée de toute évidence des dynamiques électorales différentes de celles du reste du pays. Cela dit, les tactiques politiques ont le même but ultime que dans les autres États du pays, c’est-à-dire la suprématie malaise, ou du moins sa domination politique. En effet, si contrairement à la péninsule où les partis politiques représentent généralement une communauté ethnique, les partis au Sarawak sont, dans la plupart des cas, multiethniques. Prasad (2016, 114-115) argumente que ce « partage ethnique du pouvoir » est en soi stratégique. En effet, considérant la répartition ethnique du Sarawak, les partis ne peuvent se permettre de prêcher l’exclusivité et d’aliéner les autres groupes ethniques s’ils veulent avoir une chance d’être élus. Ainsi, la manipulation par les politiciens de leur propre identité et de leurs loyautés ethniques ainsi que l’inclusion par cooptation de représentants de divers groupes ethniques dans les partis, sont des manoeuvres qui permettent d’assurer la popularité du parti auprès d’un maximum d’électeurs. Cela tout en conservant des règles exclusives comme celle qui dicte que le premier ministre doit être un bumiputera musulman (donc Malais). La légitimation de cette règle s’est faite, entre autres, par un découpage électoral partisan, c’est-à-dire que de nouvelles circonscriptions à majorité musulmane ont été créées, justifiant de ce fait la nécessité d’un premier ministre musulman (Prasad 2016, 113). Parallèlement, Barlocco (2014, 70-79) souligne que l’octroi de la citoyenneté et/ou du droit de vote aux migrants, qui étaient généralement des musulmans venus des Philippines et de l’Indonésie, permettait de faire pencher la balance des élections au Sabah en faveur des Malais, et causait d’autant plus de tensions avec les Kadazan chrétiens qui ne se sentaient pas adéquatement représentés.

Les réactions des minorités à l’édification de la nation malaise

Barlocco, Cai et Prasad relèvent les manières dont les minorités ethniques s’engagent ou non dans le projet national malaisien. Leurs trois perspectives mettent en valeur l’agentivité des acteurs, qui ne sont pas déterminés par l’édification nationaliste malaise, mais qui y réagissent de diverses façons. Nous en retiendrons trois principales : l’essentialisme stratégique, la résistance et la contestation, et la transformation. Cai montre que l’essentialisme stratégique est une façon pour les Autochtones de tirer avantage des stéréotypes qu’on leur attribue. En effet, ils instrumentalisent la mise en spectacle de leur héritage comme ancrage à leurs revendications territoriales, notamment en portant leurs vêtements traditionnels et en performant des cérémonies rituelles lors de manifestations ou d’autres occasions de mobilisation (Cai 2021, 83, 110, 189). Ceci leur permet aussi de jouer le rôle du « bon sauvage » issu de l’imaginaire occidental dans le but de faire le pont entre l’activisme écologique et l’activisme autochtone, et ainsi s’inscrire dans des réseaux transnationaux de plaidoyer et obtenir du soutien de l’international (Cai 2021, 110-113). D’autre part, se réapproprier certaines traditions qui n’ont plus nécessairement d’utilité symbolique aujourd’hui (comme la chasse aux têtes) permet aux Autochtones de réaffirmer leur autochtonie, ainsi que leur distinction avec les Malais musulmans (Cai 2021, 129). De manière similaire, Barlocco (2014, 82) affirme que la préservation et la réaffirmation des traditions et des valeurs communautaires kadazan, comme la solidarité, la coopération, la modestie, le respect d’autrui et de l’environnement, permettent de poser une frontière qui les sépare de ceux qu’ils perçoivent comme leurs oppresseurs, soit les Malais, le gouvernement et les migrants illégaux. D’autre part, l’essentialisation des éléments culturels, des expériences d’oppression et des distinctions communes a permis de cristalliser une identité dusunic, conçue par l’amalgame sélectif des traditions culturelles perçues comme compatibles avec les valeurs chrétiennes. Celle-ci permettait de rassembler les groupes autochtones non malais du Sabah, auparavant divisés, pour leur donner plus de poids politique (Barlocco 2014, 138-139). Dans le cas du Sarawak, Prasad (2016, 95) explique que les partis autochtones non musulmans comme le Parti Rakyat Sarawak et le Parti Demokratik Progresif tendent tantôt à miser sur une direction purement Dayak, et tantôt sur l’inclusion de représentants d’autres groupes autochtones non musulmans comme les Orang Ulu et les Bidayuh dans le but de former un groupe d’intérêt plus large avec plus de poids politique. Un groupe qui attirera les votes d’une plus grande proportion de l’électorat.

Le second groupe de réactions adoptées par les groupes autochtones face au nationalisme ou aux tendances assimilatrices de l’État malaisien inclut la résistance et la contestation. Sur ce point, Cai (2021, 80, 87, 187) explique que si les autochtones négocient souvent avec les médiateurs en ce qui a trait aux représentations de leur patrimoine culturel, ils adoptent aussi diverses stratégies, tacites ou manifestes, pour résister à la marchandisation de certaines traditions et contester leur marginalisation dans la gestion des villages culturels. Par exemple, les Autochtones du Monsopiad Cultural Village ont empêché le déplacement de leur mégalithe en jouant sur les préoccupations de rendement du gérant du village, le convaincant que la réinstallation nécessiterait l’autorisation des esprits à travers un rituel spécifique très coûteux (Cai 2021, 151). Un autre exemple est offert par Barlocco dans le cas des Kadazan du Sabah. Ces derniers auraient refusé d’assister à une célébration kadazan, le Festival du Kaamatan, qui avait été organisée par le gouvernement et ont organisé leur propre célébration la même journée (Barlocco 2014, 137). En effet, ils s’opposaient à la « malayisation » de leur tradition, notamment à travers l’inclusion d’artistes malais en costume kadazan performant des chansons en kadazan, ainsi qu’en arabe, dont le but ultime était de mettre en spectacle les formes de différence perçues comme tolérables et la réussite de l’édification d’une nation multiethnique et unifiée. Les Kadazan ont aussi organisé des manifestations publiques contre l’octroi de certains droits aux immigrants illégaux qui contribuait à leur minorisation. Ils clamaient l’injustice dans la façon dont le gouvernement les traitait, eux qui sont des citoyens, en comparaison avec la manière dont il traite les immigrants, des non-citoyens (Barlocco 2014, 69-79).

Le troisième type de réponse des groupes ethniques minoritaires aux pressions de l’édification de la nation malaisienne est la transformation identitaire et la modification des pratiques culturelles. Par exemple, Barlocco (2014, 44-45) explique que le terme « Dusun » était d’abord un exonyme imposé par les Malais, puis réapproprié à travers les termes Dusunic et Kadazandusun, des autonymes rassembleurs et nationalistes à leur façon. Or, alors que les modes de subsistance des Kadazan se sont urbanisés à travers l’emploi salarié ou l’entrepreneuriat, l’identité ethnique kadazan a de plus en plus été associée au village, ou kampung, et l’engagement dans des activités sociales dans la communauté de pratique que représente le village (Barlocco 2014, 118-119). Toutefois, Barlocco précise que les discours locaux autour de l’authenticité de la vie de village tendent à invisibiliser que le mode de vie urbain finance les pratiques sociales du kampung. Bref, l’identité kadazan moderne réunit les traditions, ou les nouvelles perceptions de ce qu’elles sont, et les nouveaux modes de vie provoqués par le développement du Sabah par l’État malaisien, le développement économique et la prospérité étant au coeur de l’émergence du nationalisme malais. Quant à Cai (2021, 71-72), elle rapporte que certaines pratiques culturelles inventées par les médiateurs pour le tourisme ethnique, comme les structures en bois utilisées dans les mises en scène de cérémonies de mariage Mah Meri, ont éventuellement été incorporées comme de nouvelles traditions. En ce qui concerne les pratiques traditionnelles, dites « authentiques », certaines perdent leur signification initiale et en acquièrent de nouvelles : ainsi, la sculpture sur bois des Mah Meri a perdu sa fonction spirituelle et rituelle ; elle est devenue une oeuvre d’art touristique. En contrepartie, elle représente une importante source de revenus, un moyen de réaffirmer la distinction culturelle avec les Malais et un moyen de faire valoir leur patrimoine dans des expositions à l’international (Cai 2021, 67-68). Chez Prasad (2016), cette tendance à la transformation identitaire se situe généralement dans l’alternance entre diverses catégories identitaires ou l’activation d’une nouvelle catégorie qui offre un meilleur avantage dans la sphère politique. En effet, alors que le modèle consociatif prévoit le partage du pouvoir ethnique dans un but ultime d’annulation des catégories ethniques et d’identification unique à la nation, le dynamisme des partis qui transgressent les frontières ethniques dans le but d’obtenir un plus large soutien de l’électorat permet de superposer les catégories d’identification et de freiner, ou du moins ralentir, l’assimilation (Prasad 2016, 196).

Conclusion

En somme, les ouvrages de Barlocco, Cai et Prasad offrent des contributions pertinentes et complémentaires à la littérature sur les politiques de l’identité en Malaisie. À travers leurs perspectives respectives, soit l’anthropologie sociale, l’anthropologie muséale et la science politique, les trois ouvrages soulignent et mettent en dialogue les tensions qui existent entre les constructions identitaires majoritaires et minoritaires. Ils montrent que les efforts de l’État malaisien de construire une nation unifiée qui représenterait la forme première d’identification et de loyauté de toutes les citoyennes et tous les citoyens, en dépit de leurs différences ethniques, n’ont pas été sans incidence sur la construction identitaire des groupes minoritaires. Par exemple, le développement économique et culturel, dont l’une des expressions est la création des villages culturels, a contribué, conformément aux objectifs de l’État, à l’intégration économique des groupes autochtones et à la modernisation de leur mode de vie, via la prolétarisation et la marchandisation du patrimoine culturel (Cai 2021). Cependant, toutes les stratégies utilisées par l’État n’ont pas nécessairement provoqué les effets escomptés. En effet, les tentatives d’assimilation langagière et religieuse, à travers le contrôle des médias, de l’éducation et la minorisation par l’immigration, ont au contraire provoqué la réaffirmation de l’identité kadazan en contraste avec l’identité malaise (Barlocco 2014). D’autre part, le système politique en place au Sarawak montre que la compétition ethnique électorale censée dissoudre les tensions et, éventuellement, les catégories ethniques minoritaires en elles-mêmes entraînent plutôt le résultat inverse, c’est-à-dire la multiplication et la superposition des catégories d’identification ethnique (Prasad 2016). En bref, représentant des études de cas plus spécifiques et détaillées abordées sous des perspectives disciplinaires diverses, ces livres complémentent de manière pertinente les ouvrages plus généraux sur les questions de politiques de l’identité dans le contexte malaisien. Ils seront d’intérêt pour des lectrices et les lecteurs s’intéressant aux relations interethniques en Malaisie et plus généralement, aux questions des manipulations discursives et politiques de l’ethnicité, de l’identité et de l’autochtonie.