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Depuis une dizaine d’années, les anthropologues, les sociologues et les géographes utilisent le concept de convivialité pour théoriser la vie avec/à travers la différence dans la vie quotidienne, généralement dans des contextes urbains multi-ethniques. Ils s’inspirent de l’utilisation pleine d’espoir de la convivialité par Paul Gilroy pour décrire « les processus de cohabitation et d’interaction qui ont fait de la multiculture une caractéristique ordinaire de la vie sociale » (2004, xi) – une caractéristique qui est passée sous le radar des angoisses et des débats associés au « multiculturalisme paniqué » (Noble 2013). Au milieu des années 2010, la convivialité semblait éclipser les cosmopolitismes qualifiés (situé, vernaculaire, enraciné, ordinaire, viscéral, banal, quotidien...) qui avaient été employés auparavant dans les études empiriques sur la manière dont les gens vivaient les uns avec les autres dans des sociétés plurielles. Ces termes avaient à leur tour succédé à d’autres, comme le multiculturalisme quotidien (Wise et Velayutham 2009).

Chaque néologisme ou nouvelle utilisation d’un mot ancien dans nos disciplines donne un point de vue différent sur les analyses de la vie sociale, éclairant certaines facettes et en obscurcissant d’autres. Grâce à des recherches ethnographiques menées au Brésil, au Canada, en Espagne, au Chili et aux États-Unis, cette section thématique d’Anthropologica nous fournit un excellent matériel pour réfléchir à la manière dont la convivialité, en tant que concept, peut aider ou entraver notre compréhension de ce que signifie « vivre ensemble » dans le monde. Il est important de noter qu’elle permet également d’assouplir et d’étirer le concept d’une nouvelle manière en le contrebalançant avec le concept de dignité. Dans cette analyse, je veux d’abord demander ce que nous gagnons, puis ce que nous risquons en adoptant l’idée de convivialité, et enfin, interroger en quoi contribue la dignité à cette combinaison.

L’une des forces de la convivialité – en particulier pour les anthropologues – est qu’elle s’inscrit explicitement dans la socialité. Il est absurde d’imaginer qu’une personne toute seule puisse être conviviale ; la convivialité solitaire est une contradiction. (Cela contraste avec l’idée d’être cosmopolite, par exemple, qui est assez souvent attribuée aux individus). Chaque article de cette section montre que la convivialité est sociale et relationnelle, qu’elle s’accomplit par le biais d’interactions entre des personnes qui vivent dans des circonstances particulières. Des voisins intégrés dans des réseaux de réciprocité dans le quartier périphérique de Barra do Ceará, au Brésil, utilisent des souvenirs collectifs conviviaux pour niveler les différences de classe ou de politique entre eux. Des femmes âgées de Guyane et de Corée créent une convivialité hospitalière entre elles et pour les autres lorsqu’elles préparent des repas pour la communauté locale dans leur église presbytérienne de Toronto (Davidson). Des élèves et des enseignants s’efforcent de trouver des moyens d’établir des relations au-delà des différences de culture et de classe dans les écoles d’El Ejido, en Espagne (Taha) et le long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique (O’Connor). De jeunes musulmans américains cherchent à construire des communautés inclusives, d’abord au sein de l’oumma, puis au-delà (Welji). Au Brésil, des militantes féministes noires désarment habilement les propos racistes d’un ministre du gouvernement (da Silva). Des artistes chiliens s’engagent dans des appels-réponses visuels et participatifs avec leurs publics afin d’articuler la crise de l’inégalité dans leur pays (Ashley). La convivialité ne peut être dégagée de la vie quotidienne. Même lorsque la convivencia est abordée dans la politique, comme dans l’école d’El Ejido, il ne s’agit pas d’une ambiance durable ; au contraire, les gens la font et la défont ensemble, au fil de leurs interactions.

De manière connexe, il est frappant de constater à quel point la convivialité est identifiée à des domaines de reproduction sociale – y compris, dans cette collection, les espaces domestiques d’un quartier marginalisé et les espaces communautaires d’une église et de mosquées, ainsi que les écoles, les collèges et les associations d’étudiants. Ce sont tous des domaines où les formes de sociabilité quotidienne participent à l’éducation et aux soins des personnes et à leur formation comme citoyens. Ces sphères d’activité sont, en outre, fortement genrées et les acteurs clés de la plupart des articles de cette section sont des femmes et des filles, dont les compétences sociales sont particulièrement cruciales pour l’évaluation de leur réussite en tant que personnes.

La convivialité est également active : elle est accomplie par des personnes qui agissent et répondent les unes aux autres dans leur contexte quotidien. L’attention particulière portée au langage, ou plus précisément à la conversation, dans plusieurs de ces articles le démontre particulièrement bien. Par exemple, dans l’étude ethnographique menée par O’Connor dans une école située près de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, Julia, une enseignante blanche, établit une relation avec ses élèves Mexicains en montrant qu’elle comprend leurs jeux de mots lorsqu’ils transforment son mot barista en un mot amusant burrista (« celle qui monte des burros »). L’engagement de Julia dans cette dextérité linguistique est un signe non seulement qu’elle peut apprécier le badinage en classe (le mode d’interaction), mais aussi qu’elle respecte leur mode de vie rural (la position depuis laquelle les étudiants parlent). Le compte rendu de Jerome sur les conversations d’un groupe de femmes vivant dans une favela du nord-est du Brésil explique comment elles font appel aux souvenirs partagés du quartier, qu’ils soient agréables ou désagréables, comme moyen de gérer et d’apaiser les tensions résultant de divergences d’opinions politiques. Les tournures de leurs conversations nostalgiques contribuent à la préservation de leur réseau de réciprocité. Ces analyses montrent que la convivialité est bien un « accomplissement interactionnel » (O’Connor). La convivialité n’est pas donnée : elle est émergente, contingente à ce que les gens se disent et font ensemble, et à la façon dont ils se traitent.

La convivialité comporte donc toujours le risque de son contraire : le conflit, l’inhospitalité ou la rupture communicationnelle. L’article de Davidson souligne l’acuité de ce risque : quand les femmes blanches de l’église presbytérienne ont finalement commencé à participer à la préparation des repas communautaires que les immigrantes racisées de la congrégation avaient fondés, elles ont entièrement repris le projet, remplaçant les repas préparés à partir de zéro et servis avec de vrais couverts par des sauces spaghetti bon marché et des couverts en plastique. Ce faisant, les femmes d’église blanches ont détruit la camaraderie – la convivialité – qui avait émergé parmi les femmes d’église immigrées lorsqu’elles cuisinaient, servaient et nettoyaient ensemble. Les actions inconsidérées et inhospitalières des femmes d’église blanches, prises au nom de l’efficacité et de l’efficience, sont un exemple de ce que j’appellerais la « contravivialité », pour inventer un terme de « vivre contre ». La « contravivialité » saisit l’envers de la convivialité qui se cache dans son ombre.

Puisqu’il s’agit d’un concept social, relationnel, contextuel et contingent, et qu’il s’accomplit dans l’interaction, le concept de convivialité implique, en outre, qu’il y aura toujours des personnes ou des groupes inclus et des personnes ou des groupes exclus. Les limites de la convivialité peuvent être plus larges et plus lâches ou plus petites et plus étroites, plus ou moins poreuses ou permanentes, mais elles sont inévitablement là. La convivialité ne peut pas englober tout le monde, tout le temps. L’ethnographie de Taha sur l’école d’El Ejido en fournit un exemple : lorsque des écolières marocaines ont été accusées d’avoir volé de la nourriture à un camarade, la politique de communication ouverte, dialogique et conviviale de l’école a été fermée à ces élèves particuliers qui déjà, devaient souvent défendre leurs prétendues différences culturelles dans les cours de citoyenneté. La norme de convivialité a été rapidement suspendue pour les élèves soupçonnés d’avoir enfreint d’autres règles de l’école, même si elle était censée être une politique standard. Ainsi, la convivialité peut être conditionnelle.

La convivialité peut avoir un certain côté « club », surtout si l’on tient compte des significations courantes de l’adjectif en anglais et en français, qui mettent l’accent sur la chaleur et la convivialité (au XVIIe siècle, le sens de convivial était « digne d’un festin »). Les fêtes que Boris Johnson a organisées au 10 rue Downing, en mai et juin 2020, pendant les mesures sanitaires strictes de confinement dues à la COVID-19 au Royaume-Uni, étaient sans aucun doute conviviales dans ce sens, mais elles n’étaient guère des occasions où les participants cherchaient à combler la différence culturelle. Cela met en évidence le caractère potentiellement glissant de la convivialité en tant que concept : parce qu’il fait référence à une socialité temporaire et informelle, ainsi qu’au concept socio-scientifique de vivre ensemble à travers la différence, il peut désigner des ensembles de circonstances très différents. Ainsi, dans cette section thématique, nous trouvons des situations opposées qualifiées de conviviales. D’une part, les brincadeiras racistes que les membres des classes supérieures brésiliennes utilisent pour maintenir les Afro-Brésiliens dans leur statut inférieur sont qualifiées de conviviales (bien qu’elles soient de plus en plus dénoncées, comme l’explique Silva). D’autre part, les perspectives antiracistes et cosmopolites des jeunes Musulmans aux États-Unis, qui fondent leur activisme sur la croyance en une dignité égale entre tous les êtres humains, sont également traitées de conviviales. Il peut y avoir d’autres termes qui signifient parfois leurs contraires de cette manière – pensons par exemple aux initiatives de développement qui imposent l’« autonomisation » du haut vers le bas, ou à la recherche « participative » qui est tout sauf cela – mais un tel contraste est quelque chose à critiquer plutôt qu’à encourager.

Une partie du problème vient peut-être du fait que la convivialité, en anglais comme en français, n’est pas utilisée dans le langage courant au sens où l’entendent Paul Gilroy et ceux qui ont suivi son exemple ; la plupart des définitions socio-scientifiques du mot sont étiques et non émiques. Dans les pays hispanophones, le mot équivalent a plus de chances d’être dans le langage courant : comme le note Taha, « la convivencia a longtemps été un élément important de l’enseignement et de la société espagnols ». Il est clair que la convivencia y a une histoire politique et programmatique qui pourrait être plus proche, disons, du « multiculturalisme » au Canada ou au Royaume-Uni. Convivencia, donc, n’est pas tout à fait pareil que la convivialité, ce qui explique pourquoi l’aula de convivencia, dans l’article de Taha, semble un peu effrayante dans sa traduction en tant que conviviality room. Il s’agit vraisemblablement d’un endroit où les étudiants sont envoyés pour résoudre des conflits et trouver des moyens de s’entendre les uns avec les autres, plutôt que de subir une convivialité forcée !

Malgré leur caractère glissant, la convivialité et la contravivialité sont des analyses qui donnent à réfléchir sur la vie sociale quotidienne, ainsi que sur les rapports de force sociaux plus larges. Ce qui rend la contribution de cette section thématique particulièrement originale est qu’elle met la convivialité en tension avec la dignité. Cela montre clairement ce qui est en jeu dans la recherche de la convivialité. Vivre ensemble au-delà des différences, que celles-ci soient interprétées comme intra-groupe ou inter-groupe, et que la coexistence soit de l’ordre du « consensus minimal » (Heil 2015) ou de quelque chose de plus impliqué, suggère des pratiques de civilité et des signes de reconnaissance. Les personnes qui accomplissent le vivre-ensemble vont (idéalement, finalement, parfois) se traiter et se reconnaître comme des personnes à part entière. Cependant, comme la convivialité est négociée, la dignité n’est pas toujours pleinement accordée, et certains acteurs sociaux subiront à certains instants des moments d’indignité.

La dignité peut être trouvée et ressentie dans divers domaines. Jerome et Davidson parlent tous deux de la dignité de pouvoir offrir l’hospitalité. Certes, les pratiques d’accueil sont conviviales, mais elles impliquent aussi la dignité. À Barra do Ceará, les faveurs, petites et grandes, échangées sur le long terme au sein de réseaux sociaux fondés sur la parenté et le voisinage contribuent à équilibrer les relations entre les membres les plus riches et les plus pauvres du réseau, conférant ainsi de la dignité à ceux qui ne sont pas nécessairement en mesure d’offrir le plus matériellement. Dans l’église presbytérienne de Toronto, la prise de contrôle contraviviale des dîners communautaires par les femmes blanches constitue une double indignité pour les immigrantes racisées. Elles sont non seulement privées de la dignité de recevoir (dans la maison de Dieu, de surcroît), mais elles sont aussi privées de la dignité de s’exprimer. Elles estiment qu’elles ne doivent pas se plaindre, afin de préserver l’harmonie générale de l’église : elles assument donc plus que leur part de travail affectif dans la quête de convivialité.

Les articles de Taha et O’Connor traitent tous deux de la dignité du « droit à la communication » (Taha) : la dignité d’être entendu, tant sur le fond (ce qui est dit) que sur la forme (qui le dit, depuis quelle position sociale). Taha souligne que les étudiantes marocaines accusées de vol et de mensonge font appel à la politique de convivencia de l’école, qui favorise le droit de parler et d’être entendu, même si elles soulignent qu’elle les a laissées tomber. La recherche d’O’Connor montre que les différences sociales entre les groupes deviennent des « moyens éthiques » pour prendre des positions morales qui peuvent accorder ou refuser la dignité au groupe perçu comme autre. Ainsi, les étudiants remarquent les différences de classe, de langue et d’éducation entre les étudiants habitant aux États-Unis et ceux habitant au Mexique qui fréquentent l’université du côté américain de la frontière, et s’en servent pour porter des jugements qui peuvent soit accentuer soit estomper les lignes de différence. O’Connor expose le travail constant d’évaluation morale de soi et des autres qui sous-tend les interactions conviviales et contraviviales.

Dans les articles de Silva et Welji, ainsi que dans la critique d’art d’Ashley, ce qui est en jeu est l’égale dignité de toutes les personnes, de leur valeur fondamentale en tant qu’êtres humains. D’une certaine manière, Silva et Welji partent des extrémités opposées de la dignité. Dans le contexte de leurs entretiens avec Welji, les jeunes militants musulmans aux États-Unis sont en position d’agir vis-à-vis de la dignité humaine universelle : ils racontent avoir cherché, au-delà de leurs cercles religieux immédiats, d’autres personnes qui partagent leurs convictions et des domaines où ils peuvent agir en conséquence (comme la recherche sur l’insécurité alimentaire pour Farah et l’abolition des prisons dans le cas de Diab). En revanche, l’article de Silva prend comme point de départ les perspectives de groupes extérieurs – et la moquerie pure et simple – des travailleurs domestiques, parfois publiquement relégués au Brésil à un statut moins qu’humain. Silva fait évoluer les arguments vers la dignité en décrivant la résistance menée par des militants Noirs, comme la sénatrice Benedita da Silva, contre cette plaisanterie raciste qui renforçait la stratification sociale racialisée. Ils ont récupéré l’agence et la mobilité des travailleurs domestiques au moyen de tactiques linguistiques qui ont subverti les clichés dégradants (en transformant « la place d’une femme est dans la cuisine » en « la place d’une bonne est où elle veut »). Ce refus de l’« abjection noire » (Vargas cité par Silva) est une revendication de dignité qui modifie les termes de l’humour prétendu convivial au Brésil. Enfin, dans le compte rendu d’Ashley sur l’art public de protestation au Chili, nous apprenons que la dignité a été littéralement projetée sur une place publique centrale de Santiago (Plaza Baquedano, populairement rebaptisée Plaza de la Dignidad pendant les protestations). Cette intervention artistique et d’autres faisaient partie d’un long estallido social (sursaut social) criant que la convivencia ne peut être accomplie dans un contexte d’inégalité sociale toujours plus grande.

En reliant le concept à la dignité, cette riche section thématique étire les fils des débats autour de la convivialité de manière importante. Elle montre non seulement que la convivialité est sociale, interactionnelle et émergente, mais aussi qu’elle est prise dans les contestations et évaluations morales de l’« éthique ordinaire ». Bien qu’il n’échappe pas aux ambiguïtés conceptuelles de la convivialité, l’ensemble d’articles aide à clarifier (mieux que de nombreuses collections sur le thème) les mécanismes réels de la convivialité et leurs échecs. Enfin, en tissant la convivialité avec la dignité, il commence à soulever des questions cruciales sur la façon dont le partage et la circulation des ressources symboliques et matérielles au-delà des clivages sociaux – ou, alternativement, leur thésaurisation par ceux qui sont privilégiés – affectent la réalisation quotidienne ou la rupture du vivre ensemble.