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Alors que nous finalisons ce numéro thématique, le Dictionnaire Merriam-Webster a publié son mot de l’année 2022 : gaslighting (« manipulation »), défini comme « l’acte ou la pratique d’induire grossièrement quelqu’un en erreur, en particulier pour un avantage personnel. » Selon les recherches compilées de l’édition 2022 du dictionnaire, gaslighting est devenu « le mot favori pour la perception de la tromperie » [1]. Pendant ce temps, le dictionnaire Oxford vient d’identifier goblin mode (« mode gobelin »), en référence à l’état d’être « indulgent, paresseux, négligé ou avide », comme mot gagnant du vote de popularité de l’année 2022.[2] Les deux dictionnaires établissent un lien entre la récente popularité de ces mots et les difficultés générées par la crise de la COVID-19.
Notre numéro thématique actuel, intitulé « Dignité, convivialité et contestations morales d’appartenance », avec la rédactrice invitée Maisa C. Taha, répond à cette période difficile. En invitant nos lecteurs à réfléchir à la manière dont nous pouvons vivre ensemble avec, à travers et en dépit de nos différences, ce numéro se penche également sur la manière dont nous pouvons également échouer à le faire. Basées sur des engagements ethnographiques à long terme, les six contributions de ce numéro thématique, remettent en question le concept de moralité basé sur des exemples de conflits et d’expériences ratées étiques/émiques. La recherche de Jessica Jerome dans le nord-est du Brésil propose une critique de la convivialité en explorant les réalités matérielles, politiques et infrastructurelles qui façonnent les idéaux d’hospitalité et d’autonomie, ainsi que les souvenirs d’une époque conviviale passée. Après avoir mené une enquête de terrain auprès de femmes âgées, fidèles d’une église presbytérienne de Toronto, Lisa Davidson évoque les limites des réalités raciales structurées en soulignant les tensions qui apparaissent entre les femmes blanches fidèles et leurs homologues racialisées qui participent à la préparation des repas communautaires. Maisa C. Taha réfléchit à la centralité de la convivialité chez les jeunes Marocains dans un contexte national, l’Espagne, où la coexistence pacifique à travers la diversité est valorisée, mais où la tolérance et la civilité signifient autre chose. Taha montre, à l’aide d’un enregistrement audio caché d’une confrontation, comment la convivialité doit être considérée comme un concept relationnel qui dépend de diverses logiques concurrentes. Antonio José Bacela da Silva s’intéresse à l’« humour convivial » brésilien, ou brincadeiras, qui reproduit des idéologies d’exclusion et de privilège fondées sur la race, la classe et le sexe. En adoptant une approche anthropologique linguistique du discours, il explore comment ces blagues sont de plus en plus décortiquées par le mouvement antiraciste. Brendan O’Connor montre comment les enseignants et les étudiants de deux régions distinctes de la frontière entre les États-Unis et le Mexique traitent les différences sociales en tant que ressource pour la prise de position morale. En examinant le concept idéologique de l’ummah ‒ une communauté mondiale unie de tous les musulmans ‒ chez de jeunes musulmans américains actifs dans le domaine de la justice sociale, Haleema Welji souligne la nécessité de s’attaquer à la polarisation intragroupe et à la dynamique hiérarchique présentes dans les communautés musulmanes. Enfin, le texte de Jennifer Ashley, que nous présentons dans notre section « Comptes rendus de films et expositions », converse magnifiquement avec notre question thématique. Ashley examine comment les artistes ont soutenu l’appel des manifestants à la dignité, au respect et à l’empathie lors de grandes manifestations à Santiago du Chili, en 2019. En réfléchissant aux contributions uniques de ce numéro thématique, Martha Radice montre avec éloquence, dans sa postface, comment les mécanismes de convivialité et de dignité sont actifs et fondés sur des relations sociales qui peuvent tisser des liens, mais aussi provoquer une rupture sociale.
Alors que nous réfléchissons progressivement au « tournant multimodal » de la revue, nous sommes extrêmement heureuses d’inclure trois articles dans notre section « Réflexions anthropologiques ». Les trois contributions adoptent des formes de réflexion créatives à travers l’ethnographie. Sue Frohlick propose une approche touchante et réflexive du processus d’écoute tout en commémorant la vie de Yoko, un ami et collaborateur de recherche. Emma Bider adopte une approche poétique unique et inspirante pour réfléchir à la relation entre les humains et les arbres. L’essai photographique de Francisco Rivera se penche sur les odonymes urbains et l’art public qui font référence à la dictature chilienne à Toronto, Laval et Montréal, et suggère que ces artefacts parlent des expériences de la communauté exilée au Canada.
Pour finir, notre équipe éditoriale s’agrandit : nous avons récemment accueilli notre nouvelle rédactrice adjointe, la Dre Karoline Truchon, qui nous soutiendra dans notre projet de « virage multimodal », que nous espérons achever en 2024. D’autres nouvelles réjouissantes suivront prochainement.
Nous vous souhaitons une fin d’année des plus conviviales, en dépit des tensions et des déceptions. Nous espérons que pour les années à venir, nous pourrons prendre le temps et l’énergie de « faire famille », de prendre soin et d’entrer en relation avec les personnes qui croisent notre chemin.
Parties annexes
Notes
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[1]
https://www.merriam-webster.com/words-at-play/word-of-the-year. Consulté le 6 décembre 2022.
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[2]
https://www.cbc.ca/radio/asithappens/goblin-mode-oxford-dictionary-2022-1.6674878. Consulté le 6 décembre 2022.