Fallait-il s’attendre à ce que, au tournant de ses 80 ans, un James C. Scott repentant délaisse la plus vive passion de sa carrière intellectuelle : la critique radicale de l’état ? Évidemment, non. En revanche, on pourrait trouver déroutant que ce politologue aux pratiques souvent anthropologiques s’aventure aussi profondément sur le terrain de l’Histoire, qu’il avait déjà arpenté sur quelques siècles dans son ouvrage de 2009, The Art of Not Being Governed. An Anarchist History of Upland Southeast Asia. Les historiens l’avaient écorché au passage sur ses méthodes inorthodoxes. Mais plusieurs avaient également salué la pertinence de son projet. Et son lectorat semble lui donner raison : à ce jour, l’ouvrage a été cité à plus de 5300 reprises, dépassant largement en 12 ans le canonique Political Systems of Highland Burma d’Edmund Leach portant sur les mêmes populations, mais publié 50 ans auparavant. Scott a ses défauts, mais il ne laisse pas indifférent. Et le moins qu’on puisse dire concernant son dernier opus, c’est qu’il n’a pas froid aux yeux non plus. Dans Homo Domesticus, il rempile dans la relecture critique de l’Histoire officielle, cette fois étendue sur dix millénaires, en entendant faire vaciller sur son piédestal le mythe de la Révolution néolithique. Rien de moins. En sept chapitres d’une efficacité redoutable et d’une incontestable érudition, Scott déconstruit pierre par pierre le savoir reçu sur la naissance ‘révolutionnaire’ de l’état au néolithique pour insister plutôt sur la construction structurelle des inégalités sociales. Adoptant délibérément le point de vue du paysan, il souligne les paradoxes du grand récit de la naissance de l’état et de la ‘civilisation’, explique dans des termes critiques la domestication du feu, des plantes, des animaux et de nous-mêmes, sapant vigoureusement l’exposé convenu des conséquences positives de l’agriculture et insistant, avec force exemples concrets, sur notre autodomestication, là où on attendait un éloge des prouesses technologiques d’une humanité en mouvement. Il souligne le fait que les céréales (la culture sédentarisée par excellence), les murailles (le retranchement des élites dans leurs chateaux-forts) et l’écriture (un véhicule par lequel les élites surveillent et définissent la culture) sont au coeur du projet pluri-millénaire de mise au pas des populations par la domestication, la servitude et la guerre. Ainsi créés, les espaces autoproclamés de civilisation fournissent l’aulne à laquelle se mesure en creux la barbarie qui afflige tous ceux qui ne sont pas ‘nous’ ou ‘comme nous.’ Le chapitre 3 à lui seul vaut la lecture. Intitulé « Zoonoses : la tempête épidémiologique parfaite », sa description critique de la mise en place des conditions propices aux grandes pandémies apparait aujourd’hui prémonitoire. Un nouveau livre de James C. Scott est toujours largement commenté dans les milieux académiques, mais il est aussi traité comme événement littéraire aux États-Unis et dans le monde anglophone. Pour qui en douterait, Against the Grain a ainsi été commenté dans The New York Times, The New York Review of Books, The London Review of Books, The New Yorker, The Financial Times, et The Wall Street Journal entre autres. Fruit d’une recherche méticuleuse et détaillée, on a ainsi dit de sa thèse qu’elle constituait un réquisitoire, la réaction sceptique d’un outsider face aux idées reçues sur l’évolution des systèmes agricoles et les premiers états de Mésopotamie. A l’appui, la somme des références sur un vaste horizon intellectuel épate. Barry Cunliffe (European Archaeology, Oxford) écrit dans l’influent The Guardian : « Scott’s original book is history as it should be written. » Malgré tout, comme ce fut le cas pour son livre de 2009, on peut ici aussi reprocher à Scott …
Parties annexes
Bibliographie
- Cunliffe, Barry, 2017. « Against the Grain by James C. Scott review – the beginning of elites, tax, slavery » The Guardian, Saturday, November 25.
- Michaud, Jean, 2017. « What’s (Written) History For ? On James C. Scott’s Zomia, Especially Chapter 6½ ». Anthropology Today, 33 (1) : 6-10. https://doi.org/10.1111/1467-8322.12322.
- Michaud, Jean, 2020. « The Art of Not Being Scripted So Much. The Politics of Writing Hmong Language(s) ». Current Anthropology, 61 (2) : 240-63. https://doi.org/10.1086/708143.
- Scott, James C., 2009. The Art of Not Being Governed. An Anarchist History of Upland Southeast Asia. New Haven, Yale University Press.