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Introduction

Traditionnellement, les tribunaux sont perçus comme protecteurs des droits et libertés fondamentaux[1]. Le Parlement et l’exécutif sont considérés comme étant les branches du gouvernement les plus susceptibles de porter atteinte aux droits constitutionnels[2]. Selon cette conception, les juges exercent un pouvoir contre-majoritaire qui protège les individus des actions abusives des acteurs étatiques[3]. Par exemple, dans les domaines du droit criminel et de la procédure criminelle, les tribunaux sont amenés à exclure la preuve inconstitutionnellement obtenue, à élaborer des doctrines et des tests préventifs qui dissuadent l’inconduite policière et à déclarer des lois inconstitutionnelles[4]. Même s’il n’existe aucun consensus par rapport à cette conception théorique ou pragmatique du rôle des tribunaux, la doctrine et les décisions judiciaires décrivent généralement ce paradigme[5].

Cet article démontre comment la doctrine des pouvoirs policiers accessoires a transformé le rôle de la Cour suprême du Canada en matière de procédure criminelle. Cette doctrine, adoptée par la plus haute juridiction du pays autorise les juges à créer des pouvoirs policiers afin de combler des lacunes législatives[6]. Par cette doctrine, la Cour suprême est passée d’un rôle de protecteur des droits et libertés fondamentaux à celui de créateur judiciaire de pouvoirs policiers qui portent atteinte à ces droits et libertés[7].

La doctrine des pouvoirs policiers accessoires engendre plusieurs problèmes persistants. En appliquant le test Waterfield, ces pouvoirs ont été créés sans se confronter à un processus démocratique rigoureux, sans évaluer l’impact des pouvoirs policiers sur les droits fondamentaux et sans analyser en détail la proportionnalité entre les effets bénéfiques et préjudiciables de ces pouvoirs[8]. Ils ont également exacerbé divers problèmes au sein du système de justice pénale : le profilage racial et social, le racisme systémique, la violation impunie des droits fondamentaux et une perte de confiance envers le système de justice[9]. De plus, la doctrine des pouvoirs policiers accessoires dissuade la branche législative de légiférer en matière de procédure criminelle[10].

Cet article explique comment la Cour suprême peut rééquilibrer le rôle des trois branches du gouvernement en procédure criminelle. Il décrit pourquoi ce rééquilibrage est nécessaire afin de respecter la séparation des pouvoirs, de promouvoir la primauté du droit, de mieux prévenir et remédier au profilage racial et social et de protéger les droits et libertés fondamentaux. La dernière partie de l’article propose quatre solutions pragmatiques pour que la Cour suprême renoue avec sa fonction principale de protéger les droits et libertés fondamentaux dans le domaine de la procédure criminelle.

Évidemment, ces propositions n’éradiqueront pas les problèmes structuraux enracinés dans le système de justice pénale et dans la société, tels que le profilage racial et social, la discrimination et les abus de pouvoir. Cependant, ces propositions peuvent améliorer l’état actuel du droit criminel et de la procédure criminelle ainsi que leur application quotidienne par les différents acteurs du système de justice pénale.

I. Avant l’ascension des pouvoirs policiers accessoires

Dans une démocratie constitutionnelle, le législateur adopte les lois, tandis que les tribunaux évaluent leur constitutionnalité. La branche judiciaire est l’institution principale qui contrôle les abus policiers, les lois et politiques étatiques inconstitutionnelles ainsi que les comportements arbitraires des forces de l’ordre[11]. Avant la création de la doctrine des pouvoirs policiers accessoires — et peu de temps après son avènement en droit canadien — la procédure criminelle respectait le modèle du dialogue constitutionnel[12].

En 1990, dans R c. Wong, la Cour suprême a été confrontée à la question du pouvoir des policiers d’enregistrer subrepticement, par magnétoscope, l’intérieur de la chambre d’hôtel d’un accusé[13]. Dans cette affaire, les policiers voulaient acquérir de la preuve démontrant que l’accusé exploitait une maison de jeu « flottante » ; ils n’avaient aucune autre façon d’accéder à la chambre d’hôtel (les agents doubles du service de police en question étaient connus par l’accusé et son entourage)[14]. À l’époque de la décision, aucune disposition du Code criminel n’autorisait cette méthode d’enquête. Les policiers avaient néanmoins procédé à l’enregistrement magnétoscopique de l’accusé, captant l’accusé et ses collègues en train d’opérer une maison de jeu illégale[15]. La Cour suprême a déterminé que les policiers avaient effectué une perquisition illégale qui contrevenait à l’article 8 de la Charte canadienne[16].

Au lieu de créer un nouveau pouvoir policier, la Cour suprême a laissé au Parlement la possibilité de créer un nouveau type de mandat[17]. Selon la Cour, ce mandat permettrait aux policiers d’effectuer une technique d’enquête qui porterait atteinte à l’article 8 de la Charte canadienne sans autorisation judiciaire préalable[18]. Quelques mois plus tard, c’est exactement ce que le Parlement a fait[19]. Cela dit, les exigences imposées par le législateur sont plus strictes que celles décrites par la Cour dans R c. Wong[20].

Similairement, dans R c. Feeney en 1997, un policier est entré sans mandat dans la roulotte où habitait l’accusé afin d’enquêter sur un homicide[21]. À l’époque, la décision R c. Landry (qui avait été rendue dix ans auparavant) autorisait de telles entrées sans mandat[22]. Dans R c. Feeney, après être entré dans la roulotte de l’accusé, le policier a questionné ce dernier[23]. À la suite d’une déclaration incriminante, le policier a arrêté l’accusé et a obtenu un mandat de perquisition qui a mené à la saisie d’une gamme de preuves incriminantes[24]. Toutefois, au lieu de créer un nouveau pouvoir policier qui autoriserait les arrestations sans mandat dans une maison d’habitation, la Cour suprême a décidé que l’enquête et les saisies étaient illégales[25]. Les juges ont écarté la majorité de la preuve et ont ordonné un nouveau procès[26]. La Cour suprême a déterminé que les policiers avaient besoin d’obtenir une autorisation judiciaire au préalable afin d’effectuer une arrestation dans une maison d’habitation[27]. Quelques mois plus tard, le législateur a adopté ce qui est maintenant l’article 529.1 du Code criminel qui prévoit le mandat d’entrée[28] et respecte les exigences décrites dans R c. Feeney par la Cour suprême.

La décision R c. Wise est un autre exemple de dialogue constitutionnel[29]. Les policiers ont installé un dispositif subreptice sous le véhicule de l’accusé afin de le localiser[30]. La Cour suprême a conclu que l’utilisation de ce dispositif de localisation portait atteinte à l’article 8 de la Charte canadienne[31]. Les juges ont énoncé qu’il était loisible au législateur de créer une nouvelle disposition législative qui gouverne ce type de dispositifs[32]. Cette décision a amené le législateur à adopter l’article 492.1 du Code criminel : le mandat pour installer un dispositif de localisation[33].

II. L’aube des pouvoirs policiers accessoires et le testWaterfield

Certains pouvoirs policiers sont prévus dans le Code criminel. Les pouvoirs d’arrestation, d’obtention de mandats et de détention sous garde en sont des exemples[34]. Cependant, un nombre important de pouvoirs policiers qui sont exercés quotidiennement ont été créés ou autorisés par les tribunaux[35]. Les pouvoirs d’intercepter des véhicules au hasard, de faire des barrages routiers, de détenir des individus pour fin d’enquête, de fouiller des individus par palpation préventive ou des individus, automobiles et cellulaires accessoirement à l’arrestation et de déployer un chien renifleur sont tous des pouvoirs policiers créés par la Cour suprême[36].

La décision Dedman c. La Reine a affirmé que les tribunaux peuvent créer de nouveaux pouvoirs policiers qui ne sont pas expressément prévus par le Code criminel en employant la « doctrine des pouvoirs accessoires »[37]. Selon la Cour suprême, cette doctrine vise à combler des lacunes législatives en matière de procédure criminelle[38]. Dans Dedman, la majorité de la Cour a développé un test en deux étapes pour créer ces nouveaux pouvoirs. Ce test a été défini dans la décision R v. Waterfield de la Cour d’appel d’Angleterre[39].

À la première étape du test Waterfield, le tribunal doit déterminer si le pouvoir policier en question s’inscrit dans le cadre général des devoirs policiers, tel que le maintien de la paix, la prévention du crime ou la protection des personnes ou des biens[40]. Lors de la deuxième étape de ce test, le tribunal doit s’assurer que le pouvoir policier est raisonnablement nécessaire pour accomplir ce devoir[41]. Depuis l’an 2000, les juges de la Cour suprême ont créé de nouveaux pouvoirs policiers dans la majorité des cas où l’État évoque ce besoin[42].

La doctrine des pouvoirs accessoires est critiquée pour différentes raisons. Premièrement, cette doctrine contrevient à la séparation des pouvoirs, puisque c’est au législateur de créer des pouvoirs policiers et non aux tribunaux[43]. Selon cet argument, les pouvoirs policiers accessoires manquent de légitimité démocratique[44]. Puisque les juges sont nommés et non élus, les pouvoirs sont donc créés par ces mêmes juges à l’extérieur du processus démocratique normal qui reflète la volonté majoritaire[45]. Le pouvoir contre-majoritaire des juges est difficile à concilier avec la création de pouvoirs policiers qui minent les droits des individus[46].

Deuxièmement, la doctrine des pouvoirs policiers accessoires contrevient aux principes de légalité et de la primauté du droit[47]. Puisque les juges créent des pouvoirs policiers après coup, les individus ne sont pas capables de cerner l’étendue et les limites de ces pouvoirs[48]. En d’autres termes, étant donné qu’un nombre important des pouvoirs policiers sont des créations de la jurisprudence, il est difficile pour la population de se renseigner sur la légalité des interventions policières[49]. De même, dans l’éventualité où les individus consultent le Code criminel afin de comprendre ces pouvoirs, ils auront une mauvaise compréhension de l’étendue de l’autorité des policiers.

Troisièmement, les pouvoirs policiers accessoires engendrent du profilage racial et social[50]. Les études empiriques démontrent que l’usage de certains pouvoirs policiers affectent les Autochtones, les personnes noires et les personnes racisées de façon disproportionnée[51]. Qui plus est, dans un nombre important de décisions de la Cour suprême créant un nouveau pouvoir policier, les juges ont omis de considérer certaines réalités. Ces derniers n’ont en effet tenu compte ni de l’éventualité que ce pouvoir engendre de la discrimination, ni de la réalité du racisme systémique[52]. Le problème fondamental du test Waterfield est que les pouvoirs policiers créés par les tribunaux ne sont pas assujettis à une analyse rigoureuse de la proportionnalité en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne[53]. En conséquence, les tribunaux ne considèrent pas si les effets préjudiciables d’un nouveau pouvoir policier — notamment, la discrimination, le profilage racial et social et les atteintes à la dignité et à l’égalité — l’emportent sur ses effets bénéfiques[54].

III. Le manque d’encadrement des pouvoirs policiers accessoires

Au-delà de ces trois maux décrits précédemment — l’incongruité avec la séparation des pouvoirs, la discordance avec la primauté du droit et le profilage racial et social — les pouvoirs policiers accessoires créent d’autres problèmes. Notamment, ces pouvoirs manquent d’encadrement suffisant et les tribunaux contrôlent l’inconduite policière de manière inefficace[55]. Plus spécifiquement, tant en procédure criminelle qu’en droit privé[56], plusieurs pouvoirs policiers ne sont pas balisés par une protection constitutionnelle adéquate. De plus, les mécanismes existants ne réussissent pas à tenir les policiers responsables de leurs inconduites et à prévenir ces dernières. Quelques exemples illustrent ces points.

A. Les fouilles par palpation préventive

Considérons en premier lieu, le pouvoir des policiers de fouille par palpation préventive qui a été créé par la Cour suprême dans la décision R c. Mann en 2004[57]. Selon cette décision, les policiers peuvent fouiller un individu par palpation préventive lorsqu’ils ont satisfait à deux conditions. Premièrement, la détention pour fin d’enquête de l’accusé doit être légale. Les policiers doivent donc avoir des motifs raisonnables de soupçonner que l’accusé est impliqué dans une infraction récente ou en cours et que la détention est nécessaire[58]. Deuxièmement, les policiers doivent avoir des motifs raisonnables de croire que leur sécurité est menacée[59]. Dans Mann, la Cour n’a pas abordé la possibilité que ce pouvoir soit exercé de façon disproportionnée sur les Autochtones et les personnes issues de communautés racisées, et ce, nonobstant le fait que M. Mann était un jeune homme Autochtone[60]. Cette omission a engendré plusieurs conséquences importantes, notamment l’absence de mécanismes de contrôle imposés aux policiers qui exercent ce pouvoir.

Premièrement, la Cour suprême n’a imposé aucune obligation aux policiers de documenter leurs fouilles ou de recueillir des données qui pourraient permettre de déterminer dans quelle mesure les personnes Autochtones et les personnes issues de communautés racisées sont fouillées de façon disproportionnée[61]. Peu de données permettent aujourd’hui de déterminer l’étendue du profilage racial associé à ces fouilles[62].

Deuxièmement, il n’y a aucune obligation pour l’État de publier des statistiques concernant l’emploi de ce pouvoir policier. Pourtant, une obligation similaire existe dans d’autres juridictions[63]. Pour ces raisons, tant le gouvernement, les corps policiers et les membres du public ne sont pas en mesure de connaître l’étendue de la réalité du profilage racial en matière de fouilles par palpation préventive[64].

Troisièmement, la Cour suprême n’a pas exigé des policiers qu’ils remettent un reçu à l’individu comme preuve de la fouille, ce qui pourrait aider l’individu à en contester la légitimité[65]. L’exigence de remettre un reçu ou un rapport existe dans d’autres juridictions de common law. En Angleterre, le Police and Criminal Evidence Act 1984 exige que les policiers remettent un reçu à un individu qui a été fouillé par les policiers, et ce, à la demande de l’individu[66]. Ces documents indiquent notamment le numéro associé à la fouille, le nom des policiers impliqués et leurs matricules, les motifs de la fouille, le résultat de la fouille et l’ethnicité de l’individu qui a été fouillé[67]. Ces statistiques permettent aux corps policiers d’identifier des tendances de profilage racial indiquant que les policiers fouillent des individus issus de certaines communautés de façon disproportionnée. De plus, le gouvernement doit publier ces statistiques sur son site web[68].

B. Les interceptions au hasard

Le deuxième exemple de pouvoir policier accessoire qui manque d’encadrement est celui autorisant les policiers d’intercepter des conducteurs au hasard. Initialement, dans Dedman c. La Reine, la Cour suprême avait créé le pouvoir policier d’effectuer des barrages routiers.[69] Par la suite, dans la décision R c. Ladouceur de 1990, la Cour a élargi l’étendue de ce pouvoir en affirmant qu’une disposition législative permettant les interceptions au hasard était constitutionnelle[70]. Notons que dans Ladouceur, la Cour a analysé la constitutionnalité d’une disposition législative qui autorisait les interceptions au hasard. Cependant, la Cour a affirmé que le pouvoir d’interception au hasard avait été justifié à l’origine dans Dedman et que ce pouvoir était prescrit par la common law[71]. Même si elle examinait la constitutionnalité d’une disposition législative, la Cour a néanmoins étendu la portée d’un pouvoir policier créé initialement par les tribunaux. Remarquons comment ce pouvoir souffre des mêmes failles que le pouvoir de fouille par palpation préventive : il n’existe aucune obligation de documenter les interceptions, de recueillir des données, de publier des statistiques ou de remettre un reçu de l’intervention aux conducteurs[72].

Cependant, le pouvoir d’interception au hasard est plus pernicieux, et cela, à plusieurs égards. D’abord, ce pouvoir n’impose aucun fardeau de la preuve aux policiers pour pouvoir être exercé, tel que des motifs raisonnables de soupçonner ou de croire que la personne est reliée à une infraction criminelle[73]. Ils sont seulement tenus d’offrir un motif valable pour les interceptions aléatoires, tel que la vérification du permis de conduire du conducteur, l’état mécanique du véhicule ou la sobriété du conducteur[74]. Comme plusieurs le soutiennent, il est difficile pour les personnes interceptées de prouver qu’elles ont fait l’objet d’un profilage racial ou social lors d’une interception au hasard[75].

Depuis Ladouceur, la protection des droits constitutionnels des conducteurs est davantage affaiblie[76]. Dans la décision R c. Nolet de 2010, la Cour suprême a élargi le pouvoir des policiers d’entreprendre une enquête criminelle lors de l’interception d’un conducteur[77]. Dans Nolet, un policier a intercepté au hasard un camion semi-remorque conformément au Highway Traffic Act de la Saskatchewan[78]. Lors de l’interception, le policier a constaté que le conducteur n’avait pas d’immatriculation proportionnelle couvrant la province, que la vignette pour le carburant était expirée et que son journal de bord était incomplet[79]. Le policier a fouillé un sac du conducteur afin d’enquêter sur le journal de bord incomplet[80]. Pensant qu’il s’agissait du journal de bord, il a ouvert le sac et trouvé 115 000$ en argent comptant[81]. Il a mis le conducteur en état d’arrestation pour trafic de stupéfiants. En fouillant la remorque plus tard au poste de police, le policier a découvert un compartiment dissimulé qui contenait presque 400 livres de marijuana[82].

La question en litige était de savoir si l’enquête du policier était illégale puisqu’elle semblait être basée de façon prédominante sur une enquête de nature criminelle par opposition à une enquête liée à la circulation[83]. La Cour suprême a déterminé que même si l’enquête était basée principalement sur des motifs d’enquête criminelle, l’intervention policière était légitime puisqu’elle poursuivait un objectif réglementaire continu[84].

Les effets combinés de Ladouceur et Nolet sont significatifs. Vu l’élargissement du pouvoir d’interception routière et le manque d’encadrement légal, ces décisions ont implicitement autorisé les policiers à effectuer des interceptions pour des raisons inappropriées ou discriminatoires, tant qu’ils sont en mesure d’invoquer un objectif réglementaire lié à la circulation[85]. Plusieurs études empiriques confirment que les personnes issues de communautés racisées sont touchées par les interceptions de véhicules de manière disproportionnée[86]. Ensemble, l’inexistence d’un quelconque fardeau de la preuve pour justifier une interception et la possibilité d’entreprendre une enquête criminelle liée à un motif de circulation compliquent la preuve du profilage racial ou social et l’obtention d’une réparation en cas d’intervention fondée sur un tel prétexte.

C. Les détentions pour fin d’enquête et les questions préliminaires

1. Survol de la détention pour fin d’enquête et des questions préliminaires

Le troisième exemple de pouvoir policier accessoire qui manque d’encadrement suffisant est la détention pour fin d’enquête. Ce pouvoir a initialement été créé dans la décision R c. Mann en 2004, revisité dans R c. Grant en 2009 et abordé plus récemment dans R c. Le en 2019[87]. Selon la Cour suprême, les policiers peuvent détenir un individu s’ils ont des motifs raisonnables de soupçonner qu’il est impliqué dans un crime récent ou en cours[88]. Le moment précis du début d’une détention pour fin d’enquête est crucial. C’est à ce moment que l’individu doit être informé des raisons de sa détention, de son droit de garder le silence et de son droit à l’assistance d’un avocat[89].

Le pouvoir de détention pour fin d’enquête demeure un pouvoir relativement ambigu puisque la ligne entre détention et questions préliminaires est floue. Dans R c. Grant et R c. Suberu, la Cour suprême a reconnu la doctrine des « questions préliminaires »[90]. Selon cette doctrine, les policiers peuvent questionner un individu et acquérir de l’information sans que l’intervention soit qualifiée de détention et, donc, sans que l’individu soit informé de ses droits[91].

La doctrine des questions préliminaires engendre des conséquences importantes. En évaluant l’existence d’une détention psychologique, les tribunaux analysent si la personne raisonnable ayant les caractéristiques personnelles et les expériences de l’accusé se serait sentie détenue[92]. L’analyse est objective[93]. En ce sens, lorsqu’un individu ne s’est pas senti subjectivement détenu lors d’un questionnement préliminaire, un tribunal peut néanmoins conclure qu’une détention psychologique a eu lieu si une personne raisonnable placée dans la même situation se serait sentie détenue[94]. Inversement, même si l’accusé s’est senti subjectivement détenu lors d’un questionnement préliminaire, un tribunal peut conclure que la personne raisonnable ne se serait pas sentie détenue puisque l’évaluation est objective[95]. L’individu peut donc se sentir obligé de donner des informations aux policiers — incluant son nom, son adresse et sa date de naissance — sans pour autant bénéficier de la protection conférée par le droit de garder le silence et du droit à l’assistance d’un avocat.

Les tribunaux ont interprété la doctrine des questions préliminaires de manière libérale[96]. Dans R c. Grant, des policiers patrouillaient près de plusieurs écoles où il y avait eu des vols, des agressions et du trafic de stupéfiants[97]. Selon deux policiers déguisés en civils, M. Grant, un jeune homme noir, les a dévisagés et il a touché le blouson de l’un d’eux[98]. Puis, un policier en uniforme a interpellé l’accusé. Le policier a demandé à M. Grant de fournir son nom et son adresse et l’a questionné par rapport à ce qu’il faisait[99]. M. Grant a remis sa carte d’assurance maladie au policier. La Cour suprême a déterminé qu’à ce moment, il s’agissait de questions préliminaires et non d’une détention[100].

Similairement, dans R c. Suberu, un policier répondait à un appel dénonçant une fraude de cartes de crédit commise par deux individus dans un magasin[101]. Lorsqu’un de ces individus, l’accusé, est sorti du magasin et a croisé le policier, ce premier a dit : « C’est lui qui a fait ça, c’est pas moi, alors j’imagine que je peux partir »[102]. Le policier a répondu : « Attendez une minute ! Il faut que je vous parle avant que vous vous en alliez »[103]. Par la suite, le policier a suivi l’accusé jusqu’à son fourgon et s’est mis à le questionner. Durant cette conversation, le policier a demandé à l’accusé le nom de son présumé complice, le lieu d’où venait l’accusé, la manière par laquelle l’accusé s’était rendu au magasin, l’identité du propriétaire du véhicule et le nom de sa copine[104].

Nonobstant l’emploi des mots « attendez » et « il faut que je vous parle » et la nature des questions posées par le policier, la Cour suprême a déterminé qu’il s’agissait de questions préliminaires et non d’une détention[105]. Le résultat : l’accusé ne bénéficiait pas de la protection accordée par les articles 9 et 10 de la Charte canadienne durant cet échange de paroles. Aussi bien dans R c. Grant que dans R c. Suberu, la Cour suprême a justifié cette absence de protections constitutionnelles en expliquant que les questions préliminaires ne constituaient pas une limite importante à la liberté de l’individu[106]. Elle a considéré que les individus sont simplement libres de partir lorsque les policiers leur posent des questions préliminaires[107].

2. Les problèmes associés à la détention pour fin d’enquête et aux questions préliminaires

Le pouvoir de détention pour fin d’enquête et la doctrine des questions préliminaires sont problématiques, et cela, à plusieurs égards. D’abord, ces doctrines présument que les interactions avec les policiers sont non-coercitives. En effet, c’est à l’accusé de démontrer qu’il a été détenu[108]. Or, la présomption de non-coercition fait abstraction des réalités vécues par plusieurs individus issus de communautés autochtones et de communautés racisées[109]. De plus, il est contre-intuitif pour les individus de quitter ces interventions, surtout s’ils croient que cela pourrait engendrer diverses conséquences : une amende, une arrestation, une fouille humiliante ou de la violence policière[110].

Plus récemment, dans R c. Le, la Cour suprême a affirmé qu’il fallait prendre en compte les expériences individuelles et les caractéristiques personnelles des individus issus de communautés autochtones et racisées lorsqu’on examine l’existence ou non d’une situation de détention psychologique[111]. En faisant cette évaluation, les juges doivent considérer le contexte et l’historique des relations entre les policiers et certaines communautés[112]. Cette analyse est objective[113]. Dans R c. Le, la Cour a expliqué les raisons pour lesquelles les tribunaux doivent considérer ces facteurs. La majorité de la Cour a affirmé que les personnes racisées font disproportionnellement l’objet d’interventions policières et ont davantage d’interactions avec le système de justice pénale[114]. Les juges ont fait référence à un rapport de la Commission ontarienne des droits de la personne pour soutenir l’idée que les personnes racisées sont plus susceptibles d’être interpellées, interrogées sans fondements valables, fouillées illégalement et arrêtées injustement[115]. La Cour a également noté que ces interventions sont humiliantes et traumatisantes et qu’elles contribuent à la méfiance envers la police[116]. Pour ces raisons, contrairement à une personne blanche placée dans les mêmes circonstances, un individu issu d’une communauté racisée ou autochtone pourrait se sentir détenu dans certains contextes particuliers[117].

Ce développement jurisprudentiel est fondamental, notamment parce qu’il prend en compte la réalité du profilage racial et des expériences vécues par les individus issus de ces communautés[118]. Mais il existe plusieurs lacunes dans la décision R c. Le. Premièrement, la Cour n’a pas expliqué comment réconcilier la prise en compte des caractéristiques personnelles de l’accusé avec la doctrine des questions préliminaires. Un tribunal peut donc conclure qu’il n’y a aucune détention psychologique si les questions sont jugées comme étant exploratoires ou préliminaires, alors que l’individu en question aurait conclu le contraire du fait de ses caractéristiques personnelles.[119]

Deuxièmement, dans R c. Le, la Cour suprême n’a pas clairement identifié l’étendue — et les limites — des pouvoirs des policiers d’identifier des individus. Dans cette décision, la Cour a abordé la notion du fichage. Le terme « fichage » fait référence à la demande des policiers à un individu de s’identifier, et ce, même si l’individu n’est pas soupçonné d’avoir commis une infraction[120]. La Cour a expliqué que cette pratique porte atteinte à la dignité, a des effets néfastes sur la santé mentale et physique des individus et contribue à l’exclusion sociale des Autochtones et des personnes issues de communautés racisées[121]. Cependant, la Cour n’a pas clairement indiqué dans quels contextes les policiers peuvent demander — ou exiger — qu’un individu s’identifie. Cette clarification est cruciale afin de circonscrire la portée de la doctrine des questions préliminaires et de mieux protéger les individus contre des interactions policières intrusives.

Troisièmement, la doctrine des questions préliminaires ignore largement l’impact des avancements technologiques policiers sur les droits et les intérêts fondamentaux. Les policiers ont accès à certaines bases de données centralisées, telles que le Centre de renseignements policiers du Québec (CRPQ) et le Centre d’information de la police canadienne (CIPC)[122]. Ces bases de données fournissent des informations importantes aux policiers, telles que les antécédents judiciaires de l’accusé, ses conditions de mise en liberté ou de probation et plusieurs renseignements nominatifs[123]. Les policiers ont également accès aux bases de données informatiques internes qui sont propres à chaque service de police[124]. Ces outils informatiques peuvent révéler une quantité importante d’informations personnelles au sujet d’un individu[125]. Malgré ces réalités, certains tribunaux ont déterminé qu’il n’y avait pas de détention suite à des questions préliminaires posées dans le but d’entreprendre une vérification auprès du CIPC[126].

La reconnaissance de la doctrine des questions préliminaires dans R c. Grant et R c. Suberu a donc élargi les pouvoirs des policiers de façon considérable. Bien que les développements jurisprudentiels entourant la détention pour fins d’enquête dans R c. Le soient positifs et importants, l’étendue des pouvoirs policiers en matière d’interpellation est ambigüe. Comme décrit plus haut, la portée de la doctrine des questions préliminaires manque de clarté. De surcroît, la relation entre la doctrine des questions préliminaires et celle de la détention psychologique demeure nébuleuse depuis R c. Le. En ce sens, même lorsque certaines décisions semblent confirmer le rôle des tribunaux comme protecteur des droits fondamentaux, la création de nouveaux pouvoirs policiers risque de mettre ces droits en péril.

IV. Les failles du contrôle judiciaire

A. Les failles du contrôle judiciaire en procédure criminelle

Pourquoi ces trois pouvoirs policiers — les fouilles par palpation préventive, les interceptions au hasard et les détentions pour fin d’enquête — manquent-il d’un encadrement adéquat? Plusieurs auteurs soutiennent qu’il est difficile de contrôler l’exercice des pouvoirs policiers à cause de leur visibilité réduite[127]. En effet, ces interventions sont relativement informelles. Leur survenance est généralement dissimulée du public[128] (sauf pour la minorité des interactions qui sont filmées et diffusées dans les médias ou sur les réseaux sociaux). De plus, la légalité de la grande majorité de ces interventions ne sera jamais analysée par les tribunaux, surtout celles qui ne mènent pas à une accusation criminelle[129]. Par exemple, même dans les contextes où les conducteurs croient que le motif d’interception au hasard est illégitime, ce n’est que la minorité de ces interventions qui mènent à une plainte déontologique, un recours civil ou une plainte au tribunal des droits de la personne[130]. À l’opposé, dans les cas où ces interventions aboutissent à une inculpation criminelle, les accusés plaident coupable dans la grande majorité du temps[131]. En ce sens, très peu d’interventions policières sont assujetties à un contrôle judiciaire rigoureux.

Il existe d’autres raisons pour lesquelles les pouvoirs policiers accessoires manquent d’encadrement. En tant que branche du gouvernement, les tribunaux n’ont généralement pas les capacités institutionnelles pour développer des mesures appropriées de surveillance et de contrôle des pouvoirs policiers, et ce, pour plusieurs raisons[132].

Premièrement, les tribunaux n’ont pas les mêmes capacités d’acquisition d’informations que les autres branches du gouvernement[133]. Mis à part les doctrines de « connaissance d’office », les tribunaux n’ont pas le pouvoir d’acquérir de l’information de leur propre gré[134]. En rendant une décision, la Cour suprême est en grande partie limitée aux renseignements et aux arguments présentés par les parties et par les intervenants. Dans les décisions judiciaires impliquant la création de nouveaux pouvoirs policiers, le nombre d’intervenants qui représentent les intérêts des membres de la communauté est relativement bas[135]. Dans R c. Mann (autorisant les fouilles par palpation préventive et les détentions pour fin d’enquête), il y avait deux intervenants[136], tandis que dans R c. Ladouceur (autorisant les interceptions au hasard), il n’y en avait aucun[137]. Les tribunaux créent donc des pouvoirs policiers sans disposer d’informations suffisantes pour mieux les encadrer. Cela est particulièrement vrai pour les informations provenant de groupes représentant les individus qui seront les plus affectés par l’exercice de ces pouvoirs.

Deuxièmement, la création judiciaire des pouvoirs policiers contourne le processus démocratique normal qui s’applique aux lois[138]. Étant une création des tribunaux, les pouvoirs policiers accessoires ne sont ni assujettis au débat parlementaire, ni analysés par des comités (et sous-comités) législatifs lors de leur conception[139]. Comparativement aux parlementaires, les juges de la Cour suprême sont moins représentatifs de la population canadienne[140]. Par conséquent, les juges ne tiendront pas compte de certaines réalités auxquelles sont confrontés les individus issus de certaines communautés. Cela est particulièrement vrai si cette information ne leur est pas présentée par les parties ou par les intervenants[141]. Ceci est d’autant plus vrai considérant, comme mentionné ci-haut, que les tribunaux ne peuvent pas acquérir de l’information de façon proactive[142]. Alors que la branche exécutive sollicite l’aide des organisations assujetties à leurs lois et politiques (par le processus d’avis et de commentaires), les tribunaux ne peuvent pas entreprendre de telles démarches[143].

Troisièmement, la doctrine des pouvoirs policiers accessoires dissuade les autres branches du gouvernement de modifier les pouvoirs policiers qui sont créés par les tribunaux[144]. Vraisemblablement, les tribunaux ne créeront pas des pouvoirs policiers qui sont inconstitutionnels. En créant un nouveau pouvoir policier, la Cour suprême envoie le message que le pouvoir en question respecte les normes constitutionnelles et qu’aucune mesure de supervision ou contrôle supplémentaire n’est nécessaire[145]. Alors, pourquoi légiférer sur ces pouvoirs? De plus, le climat politique et le désir de réélection dissuadent activement les parlementaires de circonscrire la portée de ces pouvoirs[146]. En effet, il peut être avantageux pour des politiciens de durcir le ton en matière de criminalité[147]. Du laxisme en matière de criminalité peut être fatal à une élection ou être considérée comme une stratégie perdante[148]. Si les parlementaires encadrent les pouvoirs policiers plus rigoureusement, ils risquent d’être accusés de restreindre le pouvoir des policiers et de contribuer au laxisme pénal.

Le meilleur indice qui démontre que le Parlement ne légiférera pas dans le domaine des pouvoirs policiers accessoires demeure l’histoire. Dans de rares circonstances, le législateur a codifié des pouvoirs policiers accessoires, tel que la codification du pouvoir d’interception au hasard au Québec à la suite de R c. Ladouceur[149]. Par contre, depuis l’avènement du test Waterfield, la plupart des pouvoirs policiers accessoires n’ont pas été codifiés, modifiés ou abrogés par le parlement.

B. Les failles du contrôle judiciaire en droit privé

Remarquons la chose suivante. Entre 2002 et 2017, la Cour suprême a créé sept nouveaux pouvoirs policiers[150]. Durant ces années, chaque fois que l’État a demandé à la Cour suprême de créer un nouveau pouvoir policier accessoire, les juges ont acquiescé[151]. Or, malgré l’expansion des pouvoirs policiers, les tribunaux n’ont pas élargi le régime de responsabilité civile des policiers d’une manière comparable. Ces tendances démontrent aussi comment le rôle de la Cour suprême a changé en procédure criminelle depuis l’avènement du test Waterfield.

Plusieurs facteurs diminuent la probabilité d’un recours civil efficace contre les policiers. Ensemble, les règles restrictives en matière de responsabilité civile et les coûts pour accéder à la justice peuvent dissuader les individus de présenter un recours civil sur la base d’inconduites policières[152]. Dépendamment des circonstances, les montants accordés pour remédier à ces types de violations peuvent être relativement bas[153]. L’octroi des dommages punitifs demeure l’exception et non la règle[154]. Lorsque ces dommages sont accordés, le montant est plutôt faible[155]. En effectuant une analyse des coûts par rapport aux dommages et intérêts potentiels, il appert que les honoraires des avocats risquent d’excéder le montant des dommages et intérêts accordés par le tribunal[156]. En même temps, plusieurs facteurs ont pour conséquence que le régime actuel de responsabilité civile ne prévient pas les abus policiers adéquatement. La combinaison des règles restrictives en matière de responsabilité civile et des régimes d’assurances collectives des policiers en matière de responsabilité civile dissuadent faiblement l’inconduite policière[157].

Cela dit, les tribunaux ont développé certains nouveaux mécanismes pour contrôler l’inconduite policière. Dans la décision Vancouver (Ville) c. Ward de 2010, la Cour suprême a affirmé qu’il est possible d’intenter un recours en vertu de l’article 24(1) de la Charte canadienne pour des dommages et intérêts liés à la violation d’un droit constitutionnel[158]. Dans Ward, la Cour a octroyé un montant de 5 000$ pour une fouille à nu inconstitutionnelle[159].

La décision Ward a produit un effet d’ancrage important, de sorte que le montant des dommages et intérêts pour violation d’un droit constitutionnel demeure relativement bas. Le terme « effet d’ancrage » fait allusion à une heuristique subconsciente en économie comportementale qui affecte la prise de décisions[160]. Selon cette heuristique, un nombre prédéterminé — l’ancre — influence le décideur à choisir un montant qui s’approche de l’ancre[161]. À cause de l’effet d’ancrage, les montants accordés par les juges pour ces violations s’approchent de l’ancre de 5 000$. Le problème est que la conduite qui a mené à l’octroi de ce montant dans Ward — la fouille à nu — est généralement considérée comme faisant partie des fouilles inconstitutionnelles les plus graves en procédure criminelle (à l’exception des saisies de substances corporelles)[162]. L’effet d’ancrage explique la raison pour laquelle des individus reçoivent un montant de dommages et intérêts inférieur à 5 000$ lorsque le préjudice subi est jugé moins grave que la situation exposée dans R c. Ward[163].

Plus récemment, certains tribunaux ont pris l’initiative d’accorder un montant de dommages et intérêts plus élevé en vertu de l’article 24(1) de la Charte canadienne afin de contrer l’effet d’ancrage instauré par Ward. Par exemple, dans Elmardy v. Toronto Police Services Board, deux policiers ont interpellé M. Elmardy, un jeune homme noir. Ces derniers le soupçonnaient de contrevenir à ses conditions de mise en liberté[164]. Lors de l’interpellation, les policiers ont ordonné à M. Elmardy de sortir ses mains de ses poches et il a refusé[165]. Les policiers l’ont physiquement maîtrisé et, durant l’arrestation, lui ont donné deux coups de poing au visage[166]. M. Elmardy était couché sur des panneaux de bois avec ses mains exposées à la glace pour une période de vingt à vingt-cinq minutes[167]. La Cour supérieure de l’Ontario a accordé un montant de 50 000$ à titre de dommages et intérêts en vertu de l’article 24(1) de la Charte canadienne et 25 000$ à titre de dommages punitifs[168]. Le juge de première instance a noté l’importance de dissuader le profilage racial en accordant un montant de dommages et intérêts plus élevé, qui va au-delà des dommages et intérêts nominaux[169]. Malgré l’importance de la décision Elmardy, peu de tribunaux ont accordé un montant de dommages et intérêts similaire.

Il y a un autre problème lié aux poursuites civiles pour profilage racial : il peut être difficile de le prouver. Dans R c. Brown, la Cour d’appel de l’Ontario a remarqué que le profilage racial est rarement établi par preuve directe puisque les policiers n’avouent pas que leur motif d’intervention est discriminatoire[170]. La preuve du profilage racial sera donc établie par inférence[171]. Cela dit, les biais et les préjugés sont souvent inconscients[172]. Les policiers peuvent agir sur la base de motifs inappropriés sans même le percevoir, ce qui rend la preuve du profile racial encore plus difficile[173].

Il existe d’autres difficultés pour prouver le profilage racial. Par exemple, plusieurs cas de profilage racial sont cachés derrière le prétexte d’interceptions au hasard ou de violations banales des lois provinciales de la sécurité routière[174]. Il existe une si grande quantité d’infractions liées à la circulation que la majorité des conducteurs en commettent souvent[175]. Cela donne ainsi l’occasion aux policiers d’intercepter des conducteurs pour des raisons douteuses, mais de justifier de telles interventions par la sécurité routière[176]. Même si l’intervention est inconsciemment discriminatoire, elle se justifie aux yeux du tribunal. En effet, le faible fardeau de preuve exigé pour intercepter un conducteur — comme la vérification de la validité du permis ou l’émission d’un constat pour avoir changé de voie sans signaler — rend la preuve du profilage racial encore plus difficile à établir, surtout si le conducteur a réellement commis cette infraction. Lorsque les policiers agissent conformément à la loi, aux usages de la loi et au comportement qu’aurait eu « un policier d’une prudence, diligence et compétence normales, placés dans les mêmes circonstances », ils ne commettent aucune faute et leur responsabilité civile n’est pas engagée[177]. Tant que l’intervention semble conforme à l’exercice légal de ces pouvoirs et respecte les fardeaux de la preuve applicables, le recours du demandeur risque d’échouer.

Notons également comment les types de recours civils visant l’inconduite policière ont peu évolué dans les dernières années comparativement à d’autres domaines. Les actions collectives jouent un rôle important en droit privé afin de protéger les intérêts des individus[178]. Mais dans les domaines du droit criminel et de la procédure criminelle, les actions collectives sont peu utilisées[179]. La faible quantité d’actions collectives est surprenante, surtout eu égard à l’importance de ces recours pour protéger les individus qui sont dans une position vulnérable vis-à-vis du défendeur[180]. Ce constat est également décevant. En effet, une action collective en matière criminelle et procédurale permettrait aux individus de surmonter à la fois les obstacles qui les dissuadent d’exercer des recours civils individuels ainsi que ceux qui limitent l’accès à la justice[181]. Ces obstacles incluent, par exemple, les coûts financiers associés à un litige, le risque d’être condamné à payer des dépens, la complexité des règles de preuve et l’investissement de temps[182].

V. Rétablir le rôle judiciaire en procédure criminelle

Les parties précédentes de cet article ont expliqué comment les tribunaux ont considérablement élargi la portée des pouvoirs policiers. Malgré cette expansion, la branche judiciaire n’a pas imposé des mécanismes visant à mieux prévenir, contrôler et remédier à l’inconduite policière. Ces développements ont fondamentalement changé le rôle des tribunaux en procédure criminelle et ont déséquilibré la séparation des pouvoirs. Nonobstant ces réalités, il est possible de rééquilibrer les rôles respectifs des trois branches du gouvernement de manière à réinstaurer le rôle des tribunaux comme protecteurs des droits et libertés fondamentaux en matière de procédure criminelle. Les prochaines parties de cet article proposent quatre solutions pour atteindre ces objectifs.

A. Abandonner la doctrine des pouvoirs policiers accessoires

Premièrement, la Cour suprême devrait abandonner la doctrine des pouvoirs policiers accessoires et le test Waterfield[183]. La Cour pourrait indiquer que cette doctrine doit être écartée pour plusieurs raisons : l’illégitimité démocratique, l’atteinte à la séparation des pouvoirs, le manque d’encadrement de l’exercice des pouvoirs policiers accessoires, le profilage racial et social et la discrimination associés à leur exercice[184]. Une telle solution enverrait un signal clair au Parlement que, désormais, seul le pouvoir législatif peut créer de nouveaux pouvoirs policiers[185]. En procédure criminelle, le rôle principal de la Cour suprême redeviendrait de protéger les droits et libertés fondamentaux et d’évaluer la constitutionnalité des lois et des actions étatiques[186].

Il y a plusieurs avantages à cette solution. D’abord, elle permettra à chaque branche du gouvernement d’exercer ses compétences conformément à la séparation des pouvoirs et en fonction de leurs capacités institutionnelles respectives[187]. Le Parlement sera chargé de légiférer en matière de pouvoirs policiers suivant un processus de débat démocratique, des consultations avec une gamme d’individus et de groupes et des analyses juridiques effectuées par des comités et sous-comités législatifs[188]. La Cour suprême, quant à elle, évaluera la constitutionnalité des pouvoirs policiers de manière plus rigoureuse, surtout par rapport à l’article 1 de la Charte canadienne[189].

Dans Fleming c. Ontario, la Cour suprême a noté que le test Waterfield exige une analyse de la proportionnalité similaire à l’application du test de Oakes, un point de vue que certains auteurs appuient[190]. En appliquant le test Waterfield, les tribunaux devront soupeser l’importance du devoir invoqué par l’état pour l’intérêt public, ainsi que la nécessité et l’ampleur de l’atteinte à la liberté individuelle[191]. Le test Waterfield considère les atteintes à la liberté individuelle dans une situation particulière. Cependant, cette approche n’entreprend pas une pondération globale en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne. Une telle pondération globale pourrait considérer les effets systémiques liées à l’exercice d’un pouvoir policier, tels que la discrimination, le profilage racial et social et la méfiance du public envers le système de justice[192].

B. Encadrer les pouvoirs policiers et exiger la collecte de données

Deuxièmement, non seulement la Cour suprême devrait abandonner la doctrine des pouvoirs policiers accessoires, elle devrait en outre énoncer que ceux déjà existants risquent d’être déclarés inconstitutionnels puisqu’ils ne respectent pas certaines exigences[193]. Plus précisément, les tribunaux devraient exiger un meilleur encadrement des pouvoirs policiers et la collecte de données reliées à leur exercice[194]. Ces deux exigences viseraient à prévenir et contrer le profilage racial et social et la discrimination systémique, à promouvoir la transparence et à prôner la responsabilité des policiers[195]. De plus, elles inciteraient le législateur à revoir les pouvoirs policiers accessoires afin de s’assurer de leur constitutionnalité. Ce processus mènerait aussi à une codification de la procédure criminelle qui respecterait mieux la séparation des pouvoirs et la primauté du droit. En effet, les policiers et les individus connaîtraient les limites inhérentes aux pouvoirs policiers[196]. Cette approche favoriserait également le respect des droits et libertés.

Concrètement, la Cour suprême pourrait exiger que les policiers documentent leurs interceptions de véhicule, leurs interpellations et leurs fouilles, et remettent un reçu aux individus assujettis à l’exercice de ces pouvoirs[197]. De plus, la Cour pourrait rendre obligatoire la collecte de données liées à l’exercice de ces pouvoirs ainsi que leur publication. La Cour suprême, quant à elle, déterminera si ces nouvelles mesures respectent les normes constitutionnelles.

Plusieurs juridictions imposent des exigences similaires. Au Royaume-Uni, par exemple, les policiers sont tenus de collecter des données démographiques lorsqu’ils effectuent une fouille par palpation[198]. À New York, les policiers sont obligés de documenter plusieurs informations liées à une fouille par palpation préventive incluant l’âge, l’ethnicité, le genre, la description physique de l’individu ainsi que le nom et le matricule du policier qui l’a effectuée[199].

C. Modifier ou abandonner certaines doctrines de procédure criminelle

Troisièmement, les tribunaux devraient modifier certaines doctrines de procédure criminelle qui ouvrent la porte aux interventions policières inappropriées et qui diminuent la protection contre ces abus. Plus spécifiquement, deux doctrines au sein de la procédure criminelle devraient être modifiées.

La première doctrine qui devrait être modifiée est celle des questions préliminaires. Comme expliqué dans la Partie IV de cet article, un individu n’est pas détenu lorsqu’un policier lui pose des questions préliminaires[200]. Dans ce contexte, les policiers ne sont pas obligés d’informer les individus de leurs droits constitutionnels[201]. Les études empiriques récentes démontrent à quel point les individus se sentent contraints, même lorsqu’ils ont la possibilité de quitter une interaction policière[202]. Même les continuums d’emploi de la force confirment que la présence policière produit un effet coercitif[203]. La jurisprudence récente affirme que certains individus issus de communautés racisées peuvent percevoir ces interventions comme étant coercitives, vu leurs propres expériences avec les policiers ou eu égard aux expériences des membres de leur communauté avec les policiers[204].

Pour ces raisons, les tribunaux devraient créer une présomption que les interpellations ciblées sont présumées coercitives et donc sont présumées être une détention pour les fins de l’article 9 de la Charte canadienne[205]. En d’autres termes, lorsque les policiers demandent à un individu de fournir des renseignements nominatifs ou une pièce d’identité, l’individu serait présumé détenu. Les policiers devraient informer l’individu de ses droits constitutionnels, incluant le droit de refuser de fournir ces informations. Une telle approche pourrait mieux rééquilibrer le rapport de force entre les individus et les forces policières dans les contextes d’interpellation. De plus, eu égard à l’éventail d’informations que les policiers peuvent acquérir avec ces renseignements nominatifs, la présomption de détention protégerait mieux la liberté, la vie privée et la dignité des individus. Cette approche favoriserait une meilleure protection des droits constitutionnels puisqu’elle reflète davantage les réalités empiriques et sociologiques liées aux interventions policières.

La deuxième doctrine que la Cour suprême devrait modifier est celle de l’interception au hasard[206]. Puisque ces interventions n’imposent aucun fardeau de la preuve, elles peuvent facilement mener à des abus et à de la discrimination[207]. Même lorsque les policiers ont effectivement intercepté l’individu sans aucun motif discriminatoire, ce dernier peut néanmoins croire que le motif de l’interception était inapproprié[208]. Ces types d’interventions contribuent de manière importante à la méfiance des individus envers la police et minent la confiance du public envers le système de justice[209]. Comme décrit dans la prochaine section, le pouvoir d’interception au hasard engendre du profilage racial et de la discrimination. La Cour suprême pourrait limiter ce pouvoir afin qu’il respecte le droit constitutionnel à l’égalité conféré par l’article 15 de la Charte canadienne.

De leur côté, les parlements provinciaux pourraient modifier le pouvoir d’intercepter les conducteurs d’une manière qui respecterait mieux les droits et libertés des individus. Par exemple, le législateur pourrait exiger que les policiers puissent intercepter les conducteurs que lorsqu’ils satisfont au fardeau applicable aux détentions pour fin d’enquête. Les policiers pourraient donc intercepter un conducteur lorsqu’ils le perçoivent en train de commettre une infraction ou lorsqu’ils ont des motifs raisonnables de soupçonner que le conducteur a commis une infraction récente ou en cours[210]. Même si le pouvoir d’interception au hasard est présentement régi par les lois provinciales, ces lois sont assujetties à la Charte canadienne et doivent se conformer à ses exigences, incluant le droit à l’égalité.

D. Accroître le rôle du droit à l’égalité au sein du droit criminel

Quatrièmement, les tribunaux devraient élargir le rôle du droit à l’égalité conféré par l’article 15 de la Charte canadienne en droit criminel et en procédure criminelle. Malgré son importance, le droit à l’égalité est presque absent de la jurisprudence de la Cour suprême dans ces deux domaines[211]. Une des seules décisions où l’article 15 de la Charte canadienne a joué un rôle déterminant est Ontario (Procureur général) c. G[212]. Dans cette décision, une disposition législative exigeait que des individus déclarés non criminellement responsables pour un crime de nature sexuelle fournissent des renseignements pour être mis sur un registre de délinquants sexuels[213]. La Cour a conclu que cette disposition était discriminatoire et contrevenait à l’article 15 de la Charte canadienne[214].

Même dans les décisions récentes qui portent directement sur les effets disproportionnels du droit criminel sur certains individus marginalisés, l’article 15 de la Charte ne joue aucun rôle dans l’analyse juridique[215]. Vu les limites inhérentes de cette disposition, la demanderesse (ou l’accusé, dépendamment du contexte) présente souvent des arguments en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne[216]. Dans des litiges pénaux impliquant diverses formes de discrimination, les droits constitutionnels autres que le droit à l’égalité sont plus utiles pour les accusés[217]. Néanmoins, invoquer des droits autres que celui à l’égalité dans ces litiges implique une analyse différente ainsi que certains désavantages.

En effet, l’article 15 de la Charte reconnait que les préjudices associés au déni du droit à l’égalité sont distincts d’une violation aux droits à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne pour plusieurs raisons[218]. Premièrement, une transgression au droit à l’égalité affecte des intérêts différents. Une violation de l’article 15 mine entre autres la dignité humaine, le droit d’être traité avec considération et respect et l’estime de soi[219]. Deuxièmement, les violations du droit à l’égalité constituent un préjudice différent des atteintes au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité[220]. En cas de violations du droit à l’égalité, le préjudice pertinent est l’avilissement d’un individu, le traitement de cet individu comme inférieur, le fait d’être victime de préjugés ou de partialité ou la négation de l’humanité d’autrui[221]. Troisièmement, le fait de ne pas conceptualiser certains préjudices en termes d’atteinte au droit à l’égalité a une valeur expressive particulière[222]. Notamment, ces jugements nient à l’individu le fait qu’il a vécu une forme de discrimination en lui dictant qu’il a plutôt vécu un autre préjudice. Cela a pour effet de contester les expériences et les réalités vécues par les victimes de discrimination[223].

Plus récemment, dans Ontario (Procureur général) c. G, la Cour a énoncé les deux questions auxquelles on doit répondre par l’affirmative pour conclure à une violation à l’article 15 de la Charte :

Premièrement, la loi contestée crée‑t‑elle, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? Une loi en apparence neutre peut créer indirectement une distinction si elle a un effet préjudiciable sur les membres d’un groupe protégé. Deuxièmement, dans l’affirmative, la loi contestée impose‑t‑elle « un fardeau ou [nie‑t‑elle] un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage », y compris le désavantage « historique » subi?[224]

Évidemment, le profilage racial est une forme de discrimination qui porte atteinte au droit à l’égalité conféré par l’article 15 de la Charte canadienne[225]. Le profilage racial exemplifie une forme de discrimination qui se produit lorsqu’une loi d’apparence neutre est appliquée de manière inégale car certains individus, du fait de certaines caractéristiques immuables, sont disproportionnellement ciblés par la police[226]. Cette pratique cause aux individus qui en sont la cible des préjudices physiques et moraux, une atteinte à la dignité humaine et de l’humiliation[227]. Ces préjudices perpétuent et renforcent des désavantages contemporains et historiques[228]. Pour toutes ces raisons, il est nécessaire que le droit à l’égalité joue un plus grand rôle en droit criminel et en procédure criminelle.

L’élargissement du rôle de l’article 15 de la Charte canadienne pourrait générer d’autres conséquences importantes. Des contestations constitutionnelles portées en vertu de l’article 15 de la Charte canadienne pourraient invalider certains pouvoirs policiers accessoires qui ont été créés il y a plusieurs décennies, mais qui ne sont pas suffisamment encadrés[229]. Cette approche permettrait de reconnaître comment le profilage racial cause des préjudices uniques qui affectent des intérêts plus étroitement liés à l’égalité[230]. Elle pourrait aussi servir comme fondement à des recours individuels et à des actions collectives de plus grande envergure.

Conclusion

Cet article a démontré comment l’avènement de la doctrine des pouvoirs policiers accessoires a transformé le rôle de la Cour suprême en matière de procédure criminelle. En créant des pouvoirs policiers, la Cour s’est éloignée de son rôle primordial de protéger les droits et libertés fondamentaux contre les excès de la majorité. Elle est plutôt devenue l’institution responsable de créer des pouvoirs policiers qui engendrent la violation de ces mêmes droits et libertés.

L’argument central de cet article était que la Cour suprême devrait rééquilibrer son propre rôle et le rôle du législateur en procédure criminelle. Afin de mieux protéger les droits fondamentaux, de prévenir l’inconduite policière et de respecter la séparation des pouvoirs et la primauté du droit, la Cour devrait modifier certaines doctrines au sein de la procédure criminelle et au sein du droit privé. Comme énoncé dans l’introduction de cet article, ces propositions ne peuvent pas éliminer certains problèmes structuraux tels que le racisme systémique, le profilage racial et social et l’inconduite policière. Ces propositions peuvent néanmoins mener à l’adoption de réformes plus substantives du système de justice pénale, améliorer son fonctionnement quotidien et provoquer une nouvelle ère de dialogue constitutionnel.

Ultimement, cet article a souligné comment la protection des droits et libertés est inséparable du rôle des tribunaux dans une démocratie constitutionnelle. Afin d’exercer sa fonction de gardienne du système de justice, la Cour suprême devra démontrer une fidélité renouvelée aux principes de base de notre ordre constitutionnel : la séparation des pouvoirs, la primauté du droit, la transparence et la responsabilité des acteurs étatiques. La protection véritable de la liberté, l’égalité et la dignité n’exigent rien de moins.