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L’étude des frontières connaît actuellement un essor remarquable dans le domaine des sciences sociales. Cette explosion est certainement liée à la plus grande visibilité de leurs réalités matérielles et humaines. La période pandémique a mis en lumière le rôle de la frontière terrestre en tant que mécanisme de contrôle biopolitique. Les États ont limité les déplacements, suspendu les régimes d’asile, réorganisé les systèmes d’immigration tout en mettant en place des mesures pour prioriser les flux de marchandises (Blue et al., 2021 ; Chalagain et al., 2022).

Pourtant, ce jeu entre fermeture et ouverture représentait moins un renversement de paradigme qu’un changement de degré, exacerbant les dynamiques existantes de gouvernance des (im)mobilités que les travaux sur les frontières s’efforcent d’analyser. Dans un monde caractérisé par des mobilités multiples, l’étude des frontières permet de mieux appréhender les processus par lesquels les frontières se constituent, favorisant certaines mobilités tout en en restreignant d’autres. L’étude des frontières offre également un point de vue privilégié sur la mise en place des configurations contemporaines du pouvoir et des dominations. Elle rend visible la constitution des frontières en tant qu’espaces névralgiques pour la mise en place et le maintien de mécanismes de domination économique, mais aussi social et politique. En tant qu’appareillage fait de technologies, de bureaucraties, d’instruments légaux ainsi que de moyens sécuritaires et militaires, les frontières divisent la planète en zones « riches » et « pauvres », tout comme elles séparent les humains en deux catégories : ceux et celles détenant le droit et les capacités de bouger et les autres, forcés à l’immobilité.

En effet, les recherches actuelles sur les frontières problématisent les classifications sociales serrées produites par cet appareillage frontalier et la manière dont elles assurent une distribution différentielle des droits et privilèges dans le monde. La demandeuse d’asile placée en détention migratoire, le jeune homme déporté, la migrante traversant avec peine la jungle du Darién ou celle assoiffée dans le désert à la frontière mexicano-américaine en sont bien conscients : les frontières sont placées au coeur des stratégies qui gouvernent les mobilités et qui maintiennent les inégalités mondiales d’accès aux ressources, ainsi qu’aux protections légales et sociales.

Le dernier à être publié en version papier dans la revue Criminologie, le présent numéro spécial explore ces questions d’un point de vue interdisciplinaire. Malgré l’intérêt tardif de la criminologie pour l’étude des frontières, nous soulignons dans la prochaine section son apport, d’un point de vue empirique d’abord et théorique ensuite, qui a été et demeure significatif. Nous nous intéressons ensuite à la manière dont d’autres perspectives issues de disciplines, de théories et de méthodes différentes de la criminologie peuvent alimenter notre examen des frontières ainsi que souligner les remises en question des notions d’État et de territoire. Les articles que nous présentons dans ce numéro répondent d’une ouverture épistémologique dans les thèmes abordés, ainsi que dans les approches privilégiées. C’est dans cette interdisciplinarité que le regard que nous portons sur les frontières s’affine et nous permet d’approfondir notre compréhension des bouleversements contemporains de la gouvernance des mobilités.

La criminologie dans l’étude des frontières[1]

Au sein du vaste effort collectif de recherche sur les mécanismes frontaliers qui nous divisent et assurent une redistribution inéquitable des ressources et des droits, la criminologie des frontières occupe une place prépondérante. Elle rend explicite le rôle policier des frontières. Elle décortique la manière dont la pénalité et les systèmes de justice sont retravaillés de l’intérieur par le contrôle migratoire. Enfin, elle rend visible le rôle des frontières dans le maintien symbolique et physique d’une constitution raciste des relations sociales mondiales, ainsi que les limites qu’elles posent à l’appartenance pleine et entière pour les personnes migrantes, demandeuses d’asile et réfugiées à leur société d’accueil.

Le policing frontalier et sa légitimation

La criminologie des frontières a eu des précurseurs. Les études empiriques fondatrices de James Shepticky et Ben Bowling ont fait état d’un développement de bureaucraties frontalières, d’une transformation du policing des mobilités et de la création d’espaces hybrides de contrôle des flux. Bowling (2010) a fait apparaître les défis policiers liés à l’établissement d’une infrastructure de sécurité transfrontalière dans les Caraïbes face aux trafics de drogues dans une région de juridictions insulaires, proche du marché américain et de son « régime de prohibition ». Sheptycki (2005) a été l’un des premiers à souligner l’importance des frontières comme lieu privilégié du policing contemporain des mobilités. En étudiant la coopération policière dans la Manche, il a révélé les balbutiements de la transnationalisation des pratiques de policing transfrontalier européen, ainsi que les défis légaux, pratiques et technologiques associés à la gestion de l’espace Schengen. Tel que le soulèvent dans ce numéro Pauline Adam et Julien Jeandesboz, à partir d’une sociohistoire des activités de production statistique de l’agence, qui donnera plus tard naissance à Frontex, cette époque voit également émerger un dispositif structurant de quantification des mobilités. Cette « mise en nombre », devenue maintenant une « mise en données », est ce sur quoi repose le policing du franchissement irrégulier des frontières.

Depuis, les travaux sur le policing frontalier ont montré les transformations des institutions qui le régissent et leurs répercussions sur la logistique des flux (Nøkleberg, 2023), mais également sur les pouvoirs dont bénéficient les acteurs frontaliers. Côté-Boucher (2020) a examiné la restructuration du contrôle frontalier canadien, analysant les conflits pratiques entre l’objectif politico-économique de facilitation des mobilités de marchandises et la vision policière adoptée par les gardes-frontières sur le terrain. D’autres études produites par Maartje van der Woude attestent de l’importance de la perception qu’ont les corps frontaliers de ces pouvoirs et de la manière dont cette perception vient appuyer des pratiques de contrôle illégales et abusives (Brouwer et al., 2018 ; Dekkers et al., 2016 ; van der Woude et Brouwer, 2017).

Puisque les frontières sont également des objets discursifs et culturels, les recherches criminologiques se sont penchées sur les discours et récits de ceux et celles qui les surveillent et sur la manière dont cette mise en récit constitue les frontières en tant qu’espaces traversés de multiples représentations alliant logiques de risque et préoccupations humanitaires. Des travaux ont d’abord analysé les modalités à travers lesquelles les travailleurs de la détention et du contrôle migratoire justifient leurs actions dans un contexte de déficit de légitimation publique et de limites posées par la perspective de la déportation, opposée à l’incarcération et au travail de réhabilitation qui y est généralement associé (Bosworth, 2019a, 2019b ; Ugelvik, 2016). Ces discours mobilisent également des motifs d’empathie et de « care » envers les migrants et migrantes arrêtés, emprisonnés et déportés, aux États-Unis (Rodriguez Vega, 2018), en Grande-Bretagne (Aliverti, 2020) et au Mexique (Campos-Delgado et Côté-Boucher, 2024). En revanche, certains travaux révèlent également la cruauté à laquelle les personnes migrantes et demandeuses d’asile peuvent être exposées, aggravant leur détresse psychologique (Bhatia, 2020). Dans un contexte mondial de politisation de l’immigration, l’étude de ces discours et de leur rôle dans la consolidation des appareils de contrôle frontalier apparaît non seulement justifiée, mais nécessaire.

Ce que les frontières font à la pénalité

Depuis quelques années, la criminologie des frontières s’est imposée comme un incontournable de la réflexion sur les frontières. Son point de vue disciplinaire est distinct : elle examine les frontières en utilisant les mêmes outils analytiques que ceux appliqués à l’étude du carcéral et de la pénalité. Il s’agit d’analyser la gestion de la non-citoyenneté et des différents statuts migratoires par le système de justice, ainsi que les interactions entre divers acteurs (police, procureurs, juges, agents d’immigration) et institutions (système pénal, système d’immigration).

Les systèmes de détention migratoire ont particulièrement attiré l’attention de la criminologie des frontières, plus spécialement en Europe où nous assistons à la création d’ailes de prison dédiées à la détention migratoire, en Norvège (Ugelvik et Damsa, 2018) et au Danemark (Abellan-Almenara, 2024 ; Barker et Smith, 2021). Ailleurs, en Grande-Bretagne (Bosworth, 2014) et aux Pays-Bas (Brouwer, 2020), des centres de détention réservés aux migrants sont bâtis. Pendant ce temps, les pays d’origine de ces migrants, tels que la Jamaïque et le Kenya (Bosworth, 2017), sont appelés à refonder leurs politiques pénales dans l’espoir de limiter les flux migratoires, mais également d’accueillir dans leurs prisons leurs citoyens condamnés à l’étranger. Les frontières facilitent ce travail de « transplantation pénale » (Stambøl, 2021).

Comment expliquer ces changements ? Quelques thèses ont été proposées, que nous résumons brièvement ici. La première s’inspire des travaux en études sociolégales portant sur la convergence des logiques pénales et administratives dans le contrôle migratoire. Développée à partir des travaux de la juriste américaine Juliet Stumpf (2006, 2013) sur la « crimmigration », cette théorie décrit la manière dont les logiques pénales de prévention du crime et les logiques administratives du contrôle migratoire se rejoignent, générant ainsi une criminalisation de l’immigration (Mitsilegas, 2014). La littérature traitant de la criminalisation de l’immigration documente la transformation des infractions administratives en infractions criminelles dans divers pays, avec un accent particulier sur les États-Unis, où l’appareil pénal est sciemment utilisé pour criminaliser l’immigration. Dans un tel contexte, la criminologie nous enseigne que la sécurisation des frontières s’appuie sur des technologies et des mesures d’éloignement, mais aussi sur le système pénal, qui fait de la mobilité non pas un droit, mais une infraction. Un numéro spécial de la revue Criminologie paru en 2013 a approfondi la thèse d’une criminalisation de l’immigration[2].

La thèse de la convergence a depuis été débattue (Velloso, 2013). Sklansky (2012) postule que sont utilisés de manière différenciée le système pénal et le droit administratif de l’immigration pour atteindre des objectifs de pénalité migratoire. En Espagne, Moffette (2018) a démontré que le policing migratoire répond à de complexes jeux juridictionnels. Brandariz (2022) décrit une logistique serrée de l’expulsion sans condamnation préalable dans plusieurs pays européens, suggérant la force politique d’une approche managériale qui met de côté le droit pénal criminel et les protections assurées par la justice procédurale afin d’accélérer les expulsions de non-citoyens. S’insérant dans ces débats, Meritxell Abellan Almenara examine dans nos pages comment les juges canadiens considèrent le potentiel d’interdiction de territoire dans le traitement des affaires criminelles impliquant des non-citoyens.

Quelles leçons les chercheurs et chercheuses qui travaillent sur l’objet « frontières » peuvent-ils tirer des travaux qui les précèdent ? D’abord, ils soulignent la manière dont la pénalité fait frontière. Au sein de logiques internes dédiées à la régulation de la pénalité et de l’immigration s’insèrent des politiques de contrôle migratoires qui visent à l’efficacité d’une logistique de l’exclusion appuyée sur des cibles de performance et légitimée par une logique de prévention du crime, du moins en Europe. Des recherches au Canada et au Québec restent à être menées afin d’appréhender la manière dont ces logiques opèrent dans cette région d’Amérique du Nord. Dans nos pages, Bastien Charaudeau Santomauro, se penchant sur ce qu’il est maintenant convenu en France de nommer le « délit de solidarité », soit la criminalisation des bénévoles qui apportent un soutien humanitaire aux migrants et migrantes dans les zones frontalières, pose la question autrement : comment la sanction pénale retravaille-t-elle le concept légal de « frontière » ?

Ensuite, les chercheurs et chercheuses s’intéressant à la criminologie des frontières font ressortir la manière dont la « frontiérisation », soit la mise en frontière des espaces non traditionnellement associés aux limites territoriales, fait jouer la citoyenneté au sein même du système pénal, générant une justice à deux vitesses, une pour les citoyens et citoyennes protégés par les règles de droit, l’autre pour les non-citoyens et les non-citoyennes auxquels ces protections ne sont pas accordées (Zedner, 2010). Un des apports principaux de la criminologie des frontières réside en cette réflexion sur le développement d’une « justice bifurquée » pour les personnes non-citoyennes (Turnbull et Hasselberg, 2019). Les criminologues se sont penchés sur la manière dont les mécanismes frontaliers se sont immiscés dans nos systèmes de droit pénal et administratif, entraînant leur profonde transformation et favorisant l’émergence d’une culture pénale d’exclusion dirigée contre les non-citoyens, dite culture de la pénalité frontalière (« bordered penalty », Franko, 2014).

Il s’agit du coeur de la proposition théorique de Mary Bosworth (2016) : le contrôle migratoire, et particulièrement ses aspects punitifs tels que la détention et la déportation, change la justice et le droit pénal. La criminologie des frontières souligne la soumission des structures pénales modernes à une transformation radicale sous l’effet du recours à la déportation et désigne l’émergence d’une nouvelle rationalité pour le système pénal, une rationalité bureaucratisée du bannissement, désignant « la nature changeante du pouvoir pénal » (Bosworth, 2023). L’emprisonnement du non-citoyen fait office de simple étape précédant son expulsion du territoire. Ainsi, la punition migratoire ne répond plus de l’objectif de réhabilitation et de réintégration qui légitiment les systèmes pénaux contemporains (Franko, 2014). Les études de Ballesteros-Pena (2020) pour l’Espagne ainsi que de Dao (2023) pour le Canada donnent à voir toutes les nuances et complexités de cette tendance dans des contextes nationaux distincts.

La police frontalière des hiérarchies raciales mondiales : entre exclusion et appartenance

La rencontre entre la criminologie du Sud (Carrington et al., 2019), les efforts de décolonisation des savoirs criminologiques (Aliverti et al., 2021) ainsi que l’étude de la place contemporaine de la « race » dans la mise en oeuvre des contrôles frontaliers a ouvert de nouvelles perspectives pour la criminologie des frontières. Cette rencontre fait apparaître le caractère racial des arrangements frontaliers et leurs conséquences sur l’appartenance et la citoyenneté.

Les recherches actuelles montrent la continuité de logiques raciales et déshumanisantes en matière de contrôles frontaliers. Si l’histoire de ces logiques raciales remonte à l’époque coloniale, elles définissent toujours, selon des modalités changeantes, les contours des « communautés suspectes » (Bhui, 2016 ; Bowling et Westenra, 2018) et de la figure du criminalized migrant (Bowling et Westenra, 2020). Alpa Parmar (2020), pour sa part, a souligné le caractère performatif des frontières dans la mise en place de systèmes de contrôle frontalier et leur rôle dans la perpétuation de hiérarchies mondiales racisées. Au-delà du performatif, cependant, la violence des frontières se vit dans les corps des migrants et des migrantes, et elle est perpétrée dans l’impunité (Super et Ballesteros-Pena, 2022). Elsa Tyszler, dans le présent numéro, élargit l’analyse du caractère raciste des frontières à la vision « zoologique » des migrants produite par les services de sécurité espagnols et marocains à Ceuta et à Melilla. Ses recherches exposent une violence négrophobe et une criminalité d’État mortifères qui reposent sur ces représentations, qui sont néanmoins justifiées et financées au nom de la protection de l’Europe.

Certaines études criminologiques montrent que les violences d’État racistes exercées par les corps de sécurité frontaliers ne se limitent pas à un contrôle migratoire aux frontières. Elles modifient également le champ d’action de la police dans les villes en l’élargissant au contrôle migratoire (Parmar, 2020). David Moffette (2019, 2021) au Canada et Leanne Weber (2011) en Australie et Leanne Weber en Australie (2011) ont montré que les pratiques de contrôle du statut d’immigration par les corps policiers municipaux affectent aussi bien les non-citoyens que les citoyens racisés, révélant un « continuum entre policing urbain, profilage racial et contrôle de l’immigration » (Moffette, 2019, p. 363). Les pratiques de contrôle racisé sont parfois formalisées dans certaines juridictions. Par exemple, les services policiers britanniques peuvent désormais vérifier le statut d’immigration d’un individu lors de contrôles de routine et sont obligés lors d’arrestations de procéder à des vérifications biométriques pour comparaison dans les bases de données de contrôle frontalier (Bosworth, 2016). Au Mexique, les évaluations au faciès entraînent des détentions arbitraires de citoyens perçus comme « non-Mexicains », souvent des autochtones (Campos-Delgado et Barbosa, 2023). Les analyses de ces pratiques montrent que le policing des migrants et des migrantes affecte non seulement le sentiment d’appartenance sociale et politique des citoyens et des non-citoyens racisés, mais aussi leur sentiment de sécurité urbain et leur expérience de la justice (Parmar, 2018, 2020 ; Weber, 2013).

Ces recherches sur un policing migratoire qui élargit la frontière jusqu’à pénétrer l’intérieur des villes soulignent l’importance de repenser les dynamiques de contrôle et d’inclusion dans nos sociétés contemporaines et la manière dont elles établissent « les limites de l’appartenance » (Franko, 2014, p. 530). Les efforts de protection envers une certaine conception de qui est légitime et illégitime donnent aux populations racisées, les plus vulnérables de nos sociétés, le sentiment d’être placées sous surveillance. C’est là une des réflexions importantes de la criminologie des frontières : alors que le contrôle migratoire et ses nombreux acteurs interagissent avec des familles immigrantes et des familles racisées, quelles sont les répercussions de leurs actions sur le sentiment d’appartenance à la société ressenti par ces familles, sur la possibilité pour elles de se sentir « chez soi », acceptées, mais aussi protégées par la police et par le système de justice ? Dans une époque post-Black Lives Matter, qu’en est-il des droits des migrants et des migrantes et de leur expérience dans la cité ? Les travaux des criminologues des frontières posent ultimement cette question, et nous la jugeons essentielle.

Décloisonnement disciplinaire

Les frontières font partie de ces objets d’étude en sciences sociales qui non seulement invitent à être abordés à partir de perspectives disciplinaires multiples, mais exigent de l’être. Les anthropologues Donnan et Wilson (1999) nous rappellent les mots de Primo Levi, qui n’ont jamais été aussi actuels qu’aujourd’hui : les frontières sont le point de départ des guerres. Or, elles sont aussi des lieux autour desquels des chercheurs et chercheuses se réunissent pour donner un sens à notre monde. Tous les articles de notre numéro spécial s’inspirent, directement ou indirectement, des contributions que différentes disciplines ont apportées à la notion de frontière. Il serait impossible de dresser une liste exhaustive de tous les domaines et de tous ceux et celles qui ont participé à la conversation entourant la frontière. Nous pouvons toutefois donner un aperçu, nécessairement insuffisant, d’idées et d’outils importants élaborés dans quelques-uns des domaines investis par les études sur les frontières. Ainsi, nous pourrons mettre au jour les liens que les articles de ce numéro entretiennent avec différentes disciplines et la manière dont ils peuvent faire avancer la réflexion en criminologie des frontières.

Au-delà de la « mystique territoriale »

Les études sur les frontières ont longtemps porté sur les limites territoriales de l’État. Notamment, la science politique véhiculait une « mystique territoriale » (Bigo, 2011) où les frontières politiques étaient considérées comme équivalentes aux frontières de la société. À partir des années 1990, nous observons une popularité croissante, dans cette discipline, des études de l’État d’exception – une actualisation du concept de Carl Schmitt par le philosophe Giorgio Agamben (1998/1995). Ces études nous obligent à identifier des formes spécifiques de violence infligées à ceux et celles qui sont piégés dans les espaces frontaliers ou qui les traversent sans sanction de l’État, une approche souvent favorisée par ceux et celles qui adoptent une vision critique du pouvoir. Les études critiques de la frontière, qui sont généralement friandes de l’approche généalogique critique de Foucault et de ses travaux pour examiner le rôle tenu par les institutions en tant que technologies de pouvoir, suscitent également des récriminations. En particulier, selon Ballinger (2011, p. 106), sa vision du pouvoir, « diffuse et semblable à une toile », ne parvient pas toujours à saisir toutes les nuances des contraintes structurelles imposées aux individus par une série d’instances dont les actions entrent parfois en contradiction. Dans nos pages, les politologues Ouassim Hamzaoui et Nikolas Kouloglou plaident pour une approche empirique de l’étude de la gouvernance, qui souligne ces nuances dans le contrôle des frontières et qui s’éloigne de l’emphase discursive longtemps adoptée par des approches plus purement foucaldiennes. Ils contribuent à établir une criminologie plus empirique des rapports de pouvoir entre acteurs frontaliers.

Néanmoins, ce sont les approches historiques sur les frontières qui ont le mieux permis de remettre en question cette mystique territoriale dont discute Bigo. Elles ont rendu limpide le développement des frontières, ces entités géographiques et politiques d’invention relativement récente, d’un point de vue non seulement descriptif ou narratif, mais aussi critique. Comment le contrôle de la population et des ressources naturelles s’est-il déployé dans le temps et dans l’espace à partir de l’érection des frontières modernes ? Comment la mise en récit de ce contrôle par des groupes dominants, en particulier dans des contextes de changements sociopolitiques et économiques massifs (colonisation, décolonisation, chute du mur de Berlin, etc.) continue-t-elle d’avoir cours, parfois avec des conséquences meurtrières (Mbembe, 2019) ? C’est le cas de certaines frontières africaines, encore aujourd’hui objet de conflits dévastateurs (Leonardi, 2020). Or, dans n’importe quel contexte, les travaux historiques montrent que la construction d’une nation est une affaire intrinsèquement violente qui a le plus souvent impliqué des déplacements massifs de population (Daly, 2023), des génocides (Dolbee, 2020), des pillages et des politiques de famine (Daschuck, 2013), des accaparements de terres (Mollett et Faria, 2018) et une socialisation obligatoire des populations et des élites gouvernementales des zones frontalières aux moeurs de l’État (Larmer, 2019). La création du territoire – ce qui implique l’homogénéisation de la population et des catégories de gouvernance ainsi que l’élimination de toute ambiguïté possible concernant les limites spatiales du pouvoir de l’État (Torpey, 1999) – a été, et reste, au coeur de ces processus et de ces crimes. Dans nos pages, l’article de Sarah Daoud retrace la transformation de la perception de l’espace frontalier égypto-palestinien comme une menace pour la sécurité nationale de l’Égypte. Son analyse permet d’historiciser le policing frontalier dans cette région.

L’étude des processus historiques de construction des territoires a également permis de souligner un autre phénomène fondamental ayant présidé à la constitution des frontières : l’ordonnancement des populations. Ce qui pouvait être déplacé (les personnes) l’a été afin d’ordonner un espace considéré jusqu’alors comme chaotique, afin de le rendre lisible et plus facilement gouvernable (Scott, 1999). Ces efforts de mise en lisibilité des territoires et de leurs limites ont permis aux gouvernements d’établir leur mainmise sur l’espace et d’en fixer les limites (« to b/order space », van Houtum et al., 2016). Les populations qui n’étaient pas « à leur place », parce qu’elles perturbaient le continuum espace-population-pouvoir qui se trouve à la base de l’existence de l’État-nation, ont été mises à leur place : de l’autre côté d’une frontière nationale ou à l’intérieur d’une réserve ou encore ont été éliminées ou privées de leur existence légale. La doctrine de la terra nullius, pendant des siècles, a déclaré les territoires colonisés du « Nouveau Monde » comme dépourvus de gouvernement ou de maître et donc susceptibles d’être accaparés (Anghie, 2005). Le processus consistant à remplir l’espace à l’intérieur des frontières de l’État avec des paysans et des repris de justice européens a été bien documenté dans les colonies de peuplement en Amérique du Nord (Zinn, 1980) et en Océanie (Hughes, 1988), mais le peuplement stratégique a été également utilisé dans la construction des États-nations ailleurs, par exemple en Israël (Willner, 1969) et en Syrie (White, 2017). C’est pourquoi les études sur le colonialisme et les migrations nourrissent aujourd’hui les études des frontières sur le plan conceptuel et historique. À la suite de ces processus populationnels, la circulation des personnes dans l’espace, en particulier lorsqu’elle n’est pas sanctionnée par l’État, est devenue une aberration au regard de « l’ordre national des choses » comme l’a fait remarquer l’anthropologue Liisa Malkki, il y a plus de trente ans (1992). Cette logique, si fondamentale à la constitution de nos sociétés qu’elle est maintenant tenue pour acquise, est remise en question dans toutes les contributions de notre numéro.

Entre borders et boundaries

Outre l’étude de la constitution de l’État et des territoires, les recherches sur les frontières nous permettent de mieux apprécier les dynamiques symboliques qu’elles mettent en jeu. Ainsi, la richesse sémantique du terme frontière est bien rendue par sa traduction en anglais qui nous renvoie à deux termes – border et boundary – représentant deux notions que l’on pourrait distinguer en français par les concepts de frontière, d’une part, et de limite, de l’autre. Le premier concept est un élément structurel du système contemporain des relations internationales et a été comparé à la « peau de l’État-nation » (Ratzel, 1897), dans son interprétation plus organiciste et ancienne. Le deuxième concept est moins intuitif, mais tout aussi puissant. Il désigne les lignes invisibles qui séparent les quartiers de nos villes ou qui dénotent la racialisation des espaces. Les frontières et les limites ne sont pas indépendantes, elles se mêlent et se nourrissent les unes les autres.

Le géographe Reece Jones (2009) insiste sur le caractère flou de ces catégories. Il signale que le domaine des études sur les frontières « a été revitalisé dans les années 1990 par les proclamations triomphantes selon lesquelles les frontières et les limites cesseraient d’avoir de l’importance dans le monde globalisé » (p. 182) qui allait émerger après la fin de la guerre froide. Cette promesse ne s’étant jamais concrétisée, Jones propose que le domaine s’éloigne des frontières politiques (celles des États-nations, mais aussi d’autres) « pour étudier les processus de délimitation plus généraux impliqués dans tous les types de catégorisation » (p. 184). Cet appel a depuis été repris par de nombreux géographes qui ont répondu à son exigence d’une acceptation de la relation floue entre les différentes frontières et limites que nous habitons. Dans notre numéro, la contribution du géographe Arnaud Banos et de ses collègues illustre la fusion des frontières et des limites à travers l’affaiblissement des responsabilités de recherche et de sauvetage en mer au large des côtes espagnoles.

Finalement, si, pour la criminologie des frontières, la réflexion sur le racisme examine les enjeux juridiques et politiques du bannissement ainsi que leur ancrage dans une pénalité à double vitesse, l’optique interdisciplinaire nous aide à mieux apprécier l’ancrage des frontières et de leurs dispositifs racisants dans les corps des migrants et des migrantes. Ultimement, les frontières apparaissent productrices de géographies juridiques qui s’appuient sur des formes de racisme sanctionnées par l’État. Comme l’affirme Ruth Wilson Gilmore (2007), ces dynamiques exposent certaines populations à une mort prématurée « à travers des géographies indépendantes mais densément interconnectées » (p. 261), à ce que Mbembe (2019) nomme une nécropolitique. Ce sont ces dynamiques que la géographie des frontières nous convie à analyser.

À cet égard, des travaux qui explorent la frontière à partir des corps migrants trouvent un terrain commun avec ceux des géographes qui tentent de discerner les synergies entre les différentes échelles à partir desquelles se déploie la frontière par-delà l’échelle étatique. Maillet et al. (2018) avancent que la manipulation de la juridiction par les États à des fins d’exclusion est une stratégie qui se manifeste jusqu’à une échelle individuelle. En se concentrant sur trois sites spécifiques (aéroports, zones de recherche et de sauvetage et territoires excisés) et dans une perspective résolument agambéenne, ces autrices soutiennent que le « pouvoir sans borne, illimité et administratif » (p. 143), qui caractérise les formes de territorialité de l’impérialisme contemporain, se construit dans son arrimage aux corps des personnes migrantes, plutôt que par les espaces que ces formes délimitent. En raison du recours à l’éloignement et à l’isolement dans les stratégies antimigration, les populations migrantes « sont soumises à des géographies juridiques alternatives qui sont distinctes du territoire, mais qui y sont étroitement liées » (p. 143).

Ces dynamiques ne sont nulle part plus évidentes que dans les zones frontalières traversées par les migrations, où un nombre croissant de corps racisés reposent dans des tombes anonymes, au fond de l’océan ou dans des déserts. Cette violence est d’ailleurs mise en évidence par Olivier Chavanon et ses collègues dans leur article qui présente des récits de mineurs non accompagnés racisés rencontrés en France et en Suisse. Dans ces récits, les jeunes racontent l’anticipation qui a marqué leur préparation au franchissement irrégulier des frontières territoriales, puis la confrontation à des situations dégradantes, voire traumatisantes, entre autres dans les centres de détention migratoire aux frontières de l’Europe.

Présentation des articles

S’il nous a été possible précédemment d’établir des liens entre les articles, la criminologie des frontières et l’étude des frontières dans d’autres disciplines des sciences sociales, nous pouvons aussi mettre de l’avant des connexions entre les différents articles du présent numéro de Criminologie. Les articles de ce numéro discutent d’externalisation et de l’excision politique de certains territoires par des dynamiques frontalières, de la force symbolique des frontières, du caractère heuristique de ces espaces comme laboratoires juridiques et statistiques, ainsi que de l’expansion de la frontiérisation dans le système de justice pénal.

Frontiérisation, externalisation et zones d’exception

Banos et ses collègues documentent un processus de frontiérisation qui fait émerger une frontière maritime nationale autour des côtes de l’Espagne, orientant les opérations de sauvetage en mer. Les auteurs proposent une analyse spatio-temporelle de données empiriques originales, présentées sous la forme de cartes sur lesquelles s’appuient des études de cas. L’article montre comment le gouvernement espagnol a progressivement limité ses activités de sauvetage à l’intérieur de ses frontières maritimes, alors même que ce mouvement de non-intervention s’oppose aux principes universalistes du droit maritime et des conventions d’usage, guidés par l’obligation d’assistance aux personnes en détresse et par la coopération. En documentant ce cas flagrant de frontiérisation, Banos et ses collègues d’une part confirment que ce processus entraîne des changements dans les routes migratoires et dans les actions des groupes humanitaires et, d’autre part, mettent en évidence le rôle de l’élargissement de l’Union européenne dans la création de nouveaux types de périmètres frontaliers.

Les frontières de l’Union européenne sont souvent citées dans les articles du présent numéro, à raison, comme des espaces d’expérimentation et de bricolage en matière de contrôle migratoire. Hamzaoui et Kouloglou, par des entretiens avec des responsables grecs et des officiers d’agences européennes actifs lors de la « crise de 2015 », documentent la création, durant cette période, d’une structure d’opportunité banalisant les pratiques d’externalisation et d’agencification qui approfondissent la gouvernance européenne des frontières au moyen de Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes, ainsi que d’organisations connexes. La multiplication des intermédiaires contrôlant les mouvements aux frontières de la Grèce, relatée dans cet article, illustre bien l’épaississement des zones frontalières à l’intérieur et à l’extérieur des lignes de souveraineté nationale.

Dans son article, Tyszler revient sur les violences et les massacres perpétrés aux frontières de Ceuta et de Melilla, territoires espagnols partageant une frontière terrestre avec le Maroc. Elle présente la répression violente de personnes noires, principalement des hommes, aux frontières par les forces de l’ordre espagnoles et marocaines comme un rituel visant à rétablir un ordre migratoire genré et racisé. Par une analyse intersectionnelle de données collectées lors d’un long terrain ethnographique puis d’une contre-enquête collective d’un massacre de migrants ayant eu lieu en 2022, l’article décrit comment une « racialisation cristallisée », soutenue par l’histoire coloniale des territoires et des zones frontalières, anime l’action de la Guardia Civil espagnole ainsi que des forces militaires marocaines. À travers les propos des auteurs et des victimes de violence, l’analyse démontre comment la frontiérisation agit main dans la main avec les déshumanisations propres au racisme anti-Noir.

Diverses théories sur les frontières en sciences sociales rappellent que les États construisent, étendent et adaptent leurs définitions de la sécurité – qu’elle soit physique, sociale ou technologique – de manière progressive. Cette réalité est criante dans l’article de Daoud, qui porte sur l’évolution des politiques de sécurité mises en place par le gouvernement de l’Égypte dans l’espace frontalier égypto-palestinien. Fondé sur une solide enquête de terrain et mobilisant un cadre conceptuel de sociologie politique de l’international, l’article présente l’établissement graduel de cet espace frontalier comme menace pour la sécurité de l’Égypte, particulièrement après 2006. Daoud documente également les conséquences humanitaires entraînées par ce processus de sécurisation sur les populations de cette zone tampon et, ce faisant, montre comment les rationalités liées à la sécurité des frontières en général permettent aux décideurs politiques de jouir d’une grande impunité politique.

Constructions des frontières et du savoir frontalier : heuristique et lignes symboliques

Charaudeau Santomauro analyse l’effet de la décision du Conseil constitutionnel français de 2018 qui a reconnu la fraternité comme un principe constitutionnel. Cette reconnaissance permet de rendre légal un acte humanitaire, tant qu’une personne est déjà présente sur le territoire français. Par une ethnographie juridique de la frontière franco-italienne, il met en lumière les conséquences de la mise en oeuvre de ce jugement pour les opérations de maraude en montagne visant à porter secours aux migrants, mais aussi pour les activités de contrôle policier et judiciaire. Ce faisant, Charaudeau Santomauro montre, par une foule de pratiques d’apprentissage et de documentation, comment la frontière s’est matérialisée pour les habitants et habitantes de cette région et comment les nouvelles lignes de démarcation de cette frontière, souvent invisibles dans le terrain montagneux, ont limité l’action solidaire. Cette analyse réitère le rôle du droit et des pratiques étatiques dans la construction et la spatialisation des frontières, tant du point de vue social et juridique que du point de vue géographique.

En mettant en dialogue les travaux de Desrosières sur la sociologie historique de la quantification avec les apports sur les fonctions de réification et de catégorisation jouées par les frontières, Adam et Jeandesboz présentent une enquête sur le Centre d’information, de réflexion et d’échange en matière de franchissement des frontières et d’immigration (CIREFI). En analysant les documents couvrant la genèse du centre dans les années 1990 jusqu’au transfert de ses fonctions à Frontex en 2010, l’article montre comment le CIREFI et ses membres ont développé des catégories et des normes communes pour compter les migrations humaines, mais surtout les traversées irrégulières des frontières de l’espace européen. Ce faisant, les auteurs illustrent l’importance des heuristiques et des données pour la construction des espaces frontaliers et des crises qui les traversent.

Logiques frontalières au-delà des espaces typiques

En examinant les pratiques des juges au Canada, Abellan Almenara, Côté-Boucher et Leclerc présentent un cas inédit d’implication du système judiciaire dans la construction des frontières, ce qu’elles nomment une « immigrationisation du système pénal ». Appuyé sur une analyse de 59 jugements impliquant une interdiction de territoire pour motif de criminalité, l’article montre que les juges adoptent différents rôles face à l’enjeu migratoire : certains acceptent leur rôle de border workers alors que d’autres refusent de reconnaître cette nouvelle dimension de leur travail ou de leur réflexion juridique. L’analyse montre aussi que certains magistrats s’appliquent à démanteler la frontière alors que d’autres souhaitent l’étendre ou du moins l’entretenir. En ce sens, les autrices démontrent hors de tout doute comment des juges peuvent contribuer à créer ou à déconstruire des frontières, tout comme leurs jugements illustrent la pénétration des logiques de contrôle migratoire dans toutes les sphères de l’État.

Chavanon et ses collègues relatent les expériences de traversées des frontières de mineurs non accompagnés (MNA) en France et en Suisse, une population dont le nombre ne cesse d’augmenter. Leur contribution révèle la polymorphie des frontières dans le vécu des migrants, qu’ils soient précaires ou non. Les jeunes rencontrés témoignent des réalités liées à la traversée des frontières physiques, dont les dangers sont augmentés par les processus de sécurisation et d’externalisation. En outre, l’article illustre comment les MNA font face à tout un ensemble de frontières symboliques une fois arrivés à destination (accès aux services, au statut légal, etc.), ce qui renforce les effets de délimitation et d’exclusion avec des conséquences graves sur leurs droits à court, moyen et long terme.