Corps de l’article

Introduction

À la fin du XXe siècle, les normes élevées d’efficacité et de sécurité des vaccins qui ont permis de prévenir des maladies infectieuses telles que la rougeole, les oreillons, la rubéole, le tétanos et la diphtérie, pourraient être affaiblies par l’adoption généralisée de réglementations plus souples (Azuma 2015 ; El Zarrad et al. 2022 ; Morgan et al. 2023 ; Vural, Herder et Graham 2021). L’industrie des vaccins se bat depuis longtemps pour réduire les obstacles réglementaires et accélérer l’approbation et l’accès au marché. Dans cet article, nous suggérons que l’assouplissement antérieur de ces réglementations favorisant une approbation plus rapide et conditionnelle des vaccins pourraient permettre l’entrée sur le marché de vaccins non optimaux « imparfaits » ayant des conséquences potentielles sur un avenir équitable et sur la santé des individus et des populations. Les preuves scientifiques de l’innocuité et de l’efficacité des vaccins homologués plus rapidement pourraient ne pas se vérifier au fil du temps, à mesure que les données du monde réel font surface. Les anthropologues et les responsables politiques s’intéressent tout particulièrement au fait que l’approbation et l’accès à ces produits accélérés peuvent reposer autant sur les logiques sociopolitiques du capitalisme tardif que sur des facteurs réglementaires strictement techniques et scientifiques.

Le terme « vaccin imparfait » (leaky vaccine) est utilisé avec parcimonie dans la littérature scientifique pour désigner les vaccins qui pourraient ne pas prévenir suffisamment la transmission virale et pourraient entraîner l’apparition de souches plus virulentes (Read et al. 2015). L’auteur [JG] a pris connaissance de ce terme pour la première fois, en 2011, lors d’une conversation avec un chercheur lié à un projet d’intervention contre le paludisme de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Inventé en 1992 par des épidémiologistes pour modéliser l’hétérogénéité de l’efficacité des vaccins dans les populations (Halloran, Haber, Longini 1992), le concept de leaky vaccine a provoqué cette enquête anthropologique sur les questions de risque, de danger, de responsabilité et de confiance attachées à un outil de santé publique aussi essentiel (Douglas 1970 ; Douglas et Wildavsky 1982 ; Haraway 1996 ; Ryan ; Giles-Vernick et Graham 2019).

Alors que dans un monde idéal, un vaccin protégerait complètement les vaccinés contre une maladie et réduirait la probabilité de transmission à zéro, il est largement admis qu’aucun vaccin n’offre une protection à 100 % (Haber, Watelet, Halloran 1995 ; OMS 2021). Cependant, de nombreux vaccins s’en rapprochent beaucoup (par exemple, la polio, la rougeole, les oreillons, la diphtérie, le tétanos, l’hépatite A). Un seuil admissible d’efficacité vaccinale dépend de données solides issues d’essais cliniques randomisés et collectées dans des conditions rigoureuses ; mais ce seuil est néanmoins soumis à l’interprétation de ces données dans le monde réel des intérêts commerciaux et de la prise de décision politique. L’évaluation des avantages et des inconvénients des nouveaux vaccins implique un équilibre délicat entre la science, le poids de la maladie dans la population (qui peut à la fois charger et être chargé par les situations d’urgence) et le coût. Le concept de vaccins imparfaits reconnaît que différentes (sous-)populations ont différents niveaux d’exposition et de fréquence de contact (charge de morbidité) et sont sujettes à une multiplicité d’effets indirects sur la population. Par exemple, « [en] se sentant protégés contre l’infection et la maladie, les vaccinés peuvent augmenter leur exposition à l’infection. » (Haber, Watelet, Halloran 1995, 1259). Les vaccins de routine utilisés à la fin du XXe siècle contre la polio, la diphtérie, la rougeole, les oreillons, le tétanos et la coqueluche offraient une grande efficacité et une mémoire vivante significative de l’impact de ces maladies infectieuses. Le vaccin contre la rougeole, par exemple, est efficace à 97 %, mais la nature hautement contagieuse de cette maladie, qui nécessite un taux de vaccination extrêmement élevé pour garantir que la population générale (y compris ceux qui n’ont pas été vaccinés) ne sera pas infectée, a été largement oubliée, ce qui a entraîné un déclin de la vaccination contre la rougeole et une augmentation du nombre d’infections. Des facteurs sociaux, allant de la perception du risque de stérilité à l’affaiblissement du système immunitaire, entrent en jeu lorsque les messages de santé publique ne sont pas suffisamment étayés par la confiance dans le gouvernement et les preuves scientifiques.

Plutôt que de se concentrer sur l’aspect de la communication publique des vaccins, nous explorons ici une tendance mondiale préoccupante à l’approbation réglementaire de vaccins moins efficaces et peu fiables. En 2020, au début de la pandémie de COVID-19, par exemple, alors que le développement de nouveaux vaccins commençait, un seuil d’efficacité relativement bas de 50 % pour un vaccin COVID-19 a été jugé acceptable compte tenu de la gravité anticipée de la maladie (Zimmer et Collins 2021). Les prévisions des statisticiens, qui annonçaient des milliards de décès, se sont révélées erronées par la suite (Ioannidis, Cripps et Tanner 2022), mais l’urgence d’un vaccin était sans ambiguïté.

Les vaccins à faible efficacité peuvent être considérés comme imparfaits quand ils n’empêchent pas suffisamment la transmission virale et qu’ils sont susceptibles d’entraîner l’apparition de souches plus virulentes (Read et al. 2015). Dans la littérature juridique et politique, Edmonds et ses collègues (2020) et Vural, Herder, Graham (2022) mettent en garde contre les réglementations flexibles qui assouplissent les normes antérieures (El Zarrad et al. 2022). La réglementation assouplie fait progresser les produits non éprouvés qui ont fait l’objet de moins d’essais cliniques et dont les données sur les risques sont incomplètes. Ce faisant, elle a ouvert la voie à « l’accélération de médicaments non homologués et au détournement de fonds destinés à d’autres besoins en matière de santé » (Morgan et al. 2023). Nous adoptons le concept de vaccin imparfaits pour examiner les vaccins sous-optimaux qui sont poussés vers l’approbation du marché avant qu’ils ne puissent répondre aux normes d’efficacité et de sécurité des vaccins infantiles de routine existants qui sont disponibles dans le monde entier. En tant que tels, les vaccins imparfaits occupent un espace liminal entre les vaccins dont l’innocuité et l’efficacité ont été prouvées (par exemple, le vaccin contre la rougeole) et les vaccins en attente d’être homologués qui ne sont pas prêts à être diffusés auprès de la population malgré le battage publicitaire et l’appui de la santé publique qui peut les accompagner. Nous reconnaissons d’emblée qu’il s’agit d’un terrain politiquement sensible et périlleux pour les anthropologues qui ne sont pas, sans équivoque, anti-vax, dans un climat où l’on est de plus en plus conscient que l’idéologie politique est l’un des moteurs potentiels du succès des campagnes de vaccination et où les chercheurs qui remettent en question les nouveaux produits peuvent être radiés (Agarwal, Dugas, Ramaprasad 2021 ; Bardosh et al. 2022 ; Peng 2022).

Avec l’introduction à grande échelle d’un écosystème réglementaire flexible depuis 2019 et l’assaut des vaccins COVID-19 et d’autres thérapies biologiques et génétiques issues de la recherche sur la COVID-19, nous pouvons nous attendre à ce que de plus en plus de produits de santé franchissent plus rapidement des obstacles réglementaires moindres et à ce que cela soit néfaste à notre santé à tous. Dans ce même espace, et bien que personne ne puisse considérer la longue histoire du développement du vaccin antipaludique RTS,S comme une « voie rapide », nous examinons comment des vaccins candidats tels que RTS,S, qui ont nécessité de nombreuses années supplémentaires d’essais cliniques, parviennent aujourd’hui à être approuvés en dépit de leur profil imparfait. En nous appuyant, en particulier, sur le cas du paludisme, nous explorons comment l’indulgence réglementaire à l’égard des vaccins imparfaits pourrait être à la hausse et nous examinons les implications pour la confiance du public, l’hésitation à l’égard des vaccins et la santé de la population. Nous suggérons que des réglementations plus souples poussent prématurément les vaccins imparfaits à être mis en oeuvre dans le monde réel, ce qui peut avoir des conséquences négatives. Nous montrons également que certains vaccins ont été homologués alors qu’ils se sont révélés peu fiables et moins adaptés à leur objectif au fil du temps. Enfin, au-delà de la dimension technique et de la dimension socio-morale (Good 1993 ; Wexler 2009) de l’évaluation réglementaire, nous suggérons d’aborder les vaccins imparfaits par l’intermédiaire d’une approche symétrique (Graham et Jones 2016 Latour 1993 ; Stengers 2005) qui tient compte des composantes sociales, politiques, écologiques, biologiques et techniques en tant que « problème complexe, insoluble, ouvert... méchant » (Head 2018).

Quel est le problème d’un vaccin imparfait et pourquoi est-ce important ?

Plusieurs considérations sont à prendre en compte pour déterminer ce qui constitue un vaccin sécuritaire. L’équilibre entre les avantages et les inconvénients dans les populations exposées à un risque important de maladie est pondéré différemment dans les populations moins exposées. Des contextes à la fois différents et changeants exigent des considérations différentes en matière de dommages et de bénéfices, comme on l’a appris avec le déploiement du vaccin contre le rotavirus de première génération. Le premier vaccin contre les rotavirus a entraîné des effets indésirables graves après la vaccination (invagination) lorsqu’il a été administré à des populations nettement moins exposées à la maladie (Clark et al. 2023 ; CDC 2023). Très efficace contre le virus, il n’était efficace qu’à 30 % contre la diarrhée, et des effets secondaires graves mais rares ont été découverts avec des profils de sécurité et de nocivité différents selon les populations (O’Ryan 2017).

Tout comme l’hétérogénéité de l’exposition de la population peut remettre en question les mesures de l’efficacité et de la sécurité des vaccins au sein des populations spécifiques, l’impact de la substitution d’une nouvelle variante de la maladie sur les écosystèmes planétaires constitue un sérieux défi. L’inquiétude des chercheurs sur le paludisme parasitaire et la méningite bactérienne concernant le changement écologique et l’évolution de souches différentes, plus virulentes et plus intenses (Read et al. 2015 ; Graham 2016 ; Broutin et al. 2018) a gagné le grand public lorsque le monde a été témoin et a fait l’expérience de nouveaux variants de la COVID-19. Au sein de populations naïves n’ayant jamais été exposées à la dengue, des essais cliniques ont montré qu’une condition, connue comme un renforcement dépendant des anticorps, empêchait le système immunitaire de bloquer le virus, qui peut se multiplier et déclencher une dengue hémorragique (Märzhauser 2018). Comme la dengue, le paludisme est une maladie véhiculée par les moustiques, où la pauvreté et la socio-économie se heurtent à de multiples facteurs biologiques et environnementaux (Ashepet et al. 2021 ; Janssen et Martens 1997 ; Muurlink et Taylor-Robinson 2020). La confrontation et la collusion de ces acteurs constitutifs peuvent s’avérer chaotique dans le développement de tout vaccin.

De même, sous la pression de la demande des consommateurs, de nouveaux vaccins sont apparus, dont l’immunogénicité est sans doute moindre et dont le profil est moins fiable que celui des vaccins précédents qu’ils ont remplacés. Le vaccin acellulaire contre la coqueluche, par exemple, est de moins en moins efficace que le vaccin à germes entiers (Schwartz et al. 2016 ; Alghounaim et al. 2022). Malgré cela, le vaccin acellulaire a largement été adopté dans les pays du Nord, principalement en raison de ses effets secondaires moindres (moins de douleur au point d’injection, moins de fièvre post-vaccinale et de meilleurs soins de santé en cas de foyer épidémique). Il est important de noter que les vaccins contre la COVID-19, bien que loués dès le départ pour leur grande efficacité, n’ont pas suffisamment pris en compte la transmissibilité continue du virus et ses variantes émergentes (Franco-Paredes 2022). L’urgence pandémique et les annonces précoces de ce qui s’est avéré par la suite être une estimation exagérée de l’efficacité des vaccins contre la COVID-19 dans la réduction de la transmission ont catapulté les vaccins contre la COVID-19 vers une approbation précoce, en considérant leur potentiel de sauver des vies malgré l’incertitude quant à leur sécurité (Prugger et al. 2021).

La relation entre la nature imparfaite des vaccins contre la COVID-19 et les perceptions et l’acceptation de la communauté était largement inconnue au cours des premières années de la pandémie. La recherche a ensuite montré que les décès dus à la COVID-19 et les faibles taux de vaccination correspondant à des États américains idéologiquement républicains ont fait prendre conscience que la politique, les croyances et les attitudes peuvent déterminer les mesures sanitaires (Albrecht 2022). Alors que des réglementations flexibles sont apparues pour accélérer la mise sur le marché des produits, une infodémie mondiale de faits et de théories du complot a exigé une plus grande transparence des preuves et de la prise de décision, ainsi que des engagements actifs pour renforcer la confiance plutôt que de s’appuyer sur l’acceptation implicite ou inconditionnelle des vaccins par un public générique. Même avant la pandémie de COVID-19, l’OMS avait cité l’hésitation vaccinale comme l’une des dix principales menaces pour la santé dans le monde (OMS 2019), signalant que les préoccupations relatives à la vaccination étaient hautement suspectes dans les cercles de santé publique.

La méfiance croissante et la crainte que le développement rapide des vaccins ne compromette leur sécurité ont été aggravées par leur efficacité éphémère et l’émergence d’un nationalisme vaccinal (Goodman et al. 2020), par des débats publics animés sur les médias sociaux et des rassemblements sur la nécessité d’un vaccin, et par la prolifération des sentiments anti-vaccination liés à des perceptions « post-vérité », telles qu’un scepticisme accru à l’égard de la science et des autorités en général, ainsi que de la sécurité et de l’efficacité des vaccins (Bardosh et al. 2022). Cette méfiance à l’égard de la science et des scientifiques est liée à de multiples changements sociétaux concomitants : le recul du rôle des experts indépendants et des connaissances impartiales, combiné à la « gestion » et à la commercialisation croissantes de la science, aux protections exclusives et au manque de transparence des procédures et des données de recherche (Fraiman et al. 2022). Par ailleurs, la collusion perçue entre les élites politiques et les soi-disant experts ayant des conflits d’intérêts avec les sociétés pharmaceutiques a contribué à cette méfiance.

Quelques questions sur les vaccins contre la malaria du point de vue de l’anthropologie critique

Pendant ce temps, sur le territoire où le paludisme est endémique, les inquiétudes concernant la sécurité du vaccin RTS,S de GSK ont ralenti son approbation pendant des années (RTS,S Clinical Trials Partnership 2014). L’homologation est arrivée juste avant que le vaccin antipaludique d’Oxford/Serum Institute of India (R21/Matrix-M) n’apparaisse dans le paysage. La crainte de la mise en oeuvre d’un vaccin antipaludique imparfait qui pourrait être limité dans la prévention de la maladie ou de sa transmission et/ou entraîner des effets indésirables graves qui augmenteraient les réticences à l’égard du vaccin a ralenti l’approbation du RTS,S pendant une dizaine d’années. C’est là que réside le problème de la réglementation de nouveaux produits dont la sécurité est incertaine. Est-il préférable d’aller plus vite ? Et le fait d’avancer lentement mais sûrement a-t-il un coût pour l’équité ? Les vaccins peu efficaces, comme le vaccin antipaludique GSK RTS/S (Mosquirix™), sont particulièrement préoccupants pour les scientifiques et les professionnels de la santé publique quand les personnes vaccinées ne bénéficient que d’une protection partielle (Otto et al. 2021). Certains soutiennent que les vaccins antipaludiques imparfaits devraient être utilisés s’il est prouvé qu’ils sont sécuritaires et efficaces, à condition qu’ils soient utilisés en complément de mesures de protection supplémentaires qui réduisent la transmission (Kupperschmidt 2015). Cet argument est cohérent avec celui du fabricant GSK et de ses défenseurs multilatéraux qui promeuvent le vaccin antipaludique RTS/S, en tant que complément aux mesures préventives existantes et bien documentées contre le paludisme, telles que les pesticides anti-moustiques, les moustiquaires et les programmes d’assainissement de l’environnement. Cet argument est également cohérente avec l’approche adoptée par l’Agence européenne des médicaments (EMA), l’autorité réglementaire pour le vaccin GSK et l’avis scientifique officiel du vaccin. L’Agence européenne des médicaments a conclu :

Malgré son efficacité limitée, les avantages du Mosquirix™ l’emportent sur les risques... Parce que les études ont montré que le Mosquirix™ n’offre pas une protection complète, et que la protection qu’il apporte diminue à plus long terme, il est important que les mesures de protection établies, par exemple, les moustiquaires imprégnées d’insecticide, continuent d’être utilisées en plus du vaccin

EMA 2015

Bien que le Mosquirix™ soit actuellement jugé « sécuritaire » par GSK (2016, 2023a, 2023b), l’OMS (2021) et les CDC (2024), ces derniers avaient reconnu en 2021 « quelques signaux de sécurité qui justifiaient une étude plus approfondie » et l’évaluation de la sécurité restait contestée (par exemple, Björkman et collègues 2023). D’un point de vue écologique, la sécurité des RTS,S devra être déterminée par un ensemble de mesures entièrement différentes. Le fait que l’efficacité et l’immunogénicité médiocres du vaccin aient été largement considérées comme « inadéquates, limitées, médiocres » par les autorités scientifiques, mais que sa diffusion à grande échelle dans trois pays africains ait tout de même été approuvée, nécessite davantage d’informations qu’un examen de la littérature scientifique actuelle ne permet d’en obtenir. Pourquoi l’OMS a-t-elle changé d’orientation, passant de l’objectif qu’elle s’était fixé en 2013, à savoir un vaccin antipaludique ayant une efficacité de 80 % (OMS 2015), à celui d’une efficacité de 39 % (OMS 2020) ?

Afin d’explorer les raisons pour lesquelles les vaccins imparfaits sont acceptables et qualifiés d’interventions sanitaires efficaces, nous établissons des comparaisons avec le développement et la mise en oeuvre rapides des vaccins contre la COVID-19, tout en nous concentrant sur la trajectoire plus longue du vaccin RTS,S contre le paludisme. Malgré le déclassement de la pandémie COVID-19 par le Comité d’urgence du Règlement sanitaire international (RSI) en « problème de santé en cours qui ne constitue plus une urgence de santé publique de portée internationale » (IPAC 2023), les campagnes de vaccination COVID-19 se poursuivent. Nous examinons également les hypothèses ontologiques, épistémologiques et celles de santé mondiale qui façonnent les preuves du financement et de la mise en oeuvre d’un vaccin contre le paludisme (RTS,S) dont l’efficacité est de 39 %, alors qu’un autre vaccin prometteur contre le paludisme (R21) dont l’efficacité atteint 77 % est en cours de développement pour lutter contre le paludisme saisonnier dans les pays du Sud.

Grâce à une vision ethnographique critique issue de 40 années combinées dans le domaine anthropologique du développement mondial des vaccins et de la recherche sur le paludisme, nous posons une série de questions qui sont au coeur du développement de ce que nous estimons être des vaccins moins efficaces et imparfaits. Plus de dix ans après la critique d’Osterholme et de ses collègues (2012) sur l’absence d’un progrès sérieux dans la mise au point des vaccins antigrippaux efficaces, nous nous penchons sur les implications des vaccins imparfaits en termes de confiance du public et de santé de la population. Au centre de cette réflexion se trouve la question morale du profit alors que la maladie devient une opportunité de marché. Avec la tendance de la réglementation, poussée par l’industrie, à commercialiser la science plus tôt, qui décide si les vaccins imparfaits l’emportent sur d’autres techniques de santé publique, sur quoi s’appuient ces décisions et quels sont les intérêts en jeu ?

Nous nous demandons pourquoi et comment l’adoption de normes réglementaires flexibles a permis d’accélérer l’approbation « conditionnelle » et la mise sur le marché de vaccins imparfaits. Nous étudions dans quelle mesure les urgences de santé publique accélèrent et/ou réduisent le développement de vaccins plus sûrs et plus efficaces, alors qu’il est de plus en plus évident que si les voies de commercialisation les plus rapides prospèrent, il en va de même pour les systèmes de santé généraux inadéquats où les personnes pourraient être mieux protégées contre les conditions à l’origine de la maladie, et où ces maladies pourraient être mieux détectées, surveillées et traitées, ainsi que prévenues.

Le vaccin antipaludique

Bien que le paludisme soit rarement pris en compte dans les scénarios de planification des pandémies d’urgence, sa persistance dans les pays du Sud continue à défier les pratiques scientifiques de la vaccinologie et de la réglementation, ainsi que les principes de l’OMS visant « une meilleure santé pour tous ». La région africaine de l’OMS représente une part disproportionnée du fardeau mondial du paludisme. En 2021, la région comptait 95 % des cas de paludisme et 96 % des décès dus à cette maladie. Les enfants de moins de cinq ans représentaient environ 80 % de tous les décès dus au paludisme en Afrique (OMS 2023).

Depuis longtemps, un vaccin antipaludique suscite l’intérêt des scientifiques ; les premiers résultats prometteurs ayant été publiés par l’immunologiste colombien Manuel Patarroyo (1988). Bien que le vaccin de Patarroyo n’ait jamais atteint une efficacité supérieure à 28 % dans ses études sud-américaines, il a suscité l’intérêt de Pedro Alonso (IS Global), ancien directeur du programme mondial de lutte contre le paludisme de l’OMS. Ce dernier était chargé de coordonner les efforts de contrôle et d’élimination du paludisme, et d’établir des normes, des lignes directrices techniques et des politiques pour soutenir les pays touchés par cette maladie. En 2001, un important effort mondial visant à développer le premier vaccin contre le paludisme, RTS,S, a débuté en partenariat avec GSK Bio et la PATH Malaria Vaccine Initiative, ainsi qu’avec des organisations de recherche africaines et d’autres organisations de recherche. Cet effort a été stimulé par le financement et la mobilisation de la Malaria Vaccine Initiative, ainsi que par la Fondation Bill et Melinda Gates, qui s’est concentrée sur le soutien aux entreprises industrielles.

Il est important de noter qu’en 2013, la feuille de route de l’OMS sur la technologie des vaccins antipaludiques a fixé l’objectif de « vaccins antipaludiques ayant une efficacité protectrice d’au moins 75 % contre le paludisme clinique » (OMS 2013). Les premières études du RTS,S Clinical Trials Partnership (2014), ont conclu à une efficacité vaccinale de 46 % au mieux contre le paludisme clinique et ont reconnu le rôle important d’autres mécanismes de contrôle que le vaccin seul. Reconnaissant l’importance d’autres interventions contre le paludisme, le succès partiel du vaccin a été présenté comme « un complément important à la lutte actuelle contre le paludisme en Afrique » (italiques ajoutés).

Combiner les mesures préventives existantes pour accroître l’efficacité du vaccin antipaludique GSK RTS,S

Le vaccin RTS,S/AS01 a été approuvé par l’EMA en 2015 et déployé en 2019 dans le cadre d’un programme pilote au Malawi, au Ghana et au Kenya. Avec l’engagement des acteurs multilatéraux apporté par le soutien de Gates en 2001 et l’approbation unilatérale du SAGE de l’OMS en 2016, le vaccin RTS,S/AS01 fabriqué par GSK est breveté sous le nom de Mosquirix™. Il est rapidement passé de l’appréhension scientifique à la financiarisation d’un programme pilote, homologué à l’échelle internationale et mis en oeuvre au Ghana, au Kenya et au Malawi en 2019 – malgré les preuves de son efficacité variable de seulement 29 à 39 % dans les essais de phase 2, en tenant compte de l’âge des vaccinés et de l’utilisation des moustiquaires de lit.

Ces études ont estimé que le vaccin pouvait réduire 30 % des cas de paludisme grave et 21 % des hospitalisations après quatre doses (OMS 2021). Cependant, la communauté scientifique continue de débattre de sa valeur, étant donné sa faible efficacité (Björkman et al. 2023). Le vaccin offre une protection, notamment en utilisant d’autres interventions efficaces de prévention et de traitement du paludisme, telles que les moustiquaires, les médicaments antipaludiques pour le traitement de la maladie, la pulvérisation d’insecticide à effet rémanent à l’intérieur des habitations pour prévenir la transmission par les moustiques, et les médicaments qui protègent les femmes enceintes et leurs nouveau-nés contre le paludisme. Constatant la modeste efficacité du vaccin, Klein et ses collègues (2016) ont signalé des problèmes de sécurité lorsque le RTS,S a été associé à une mortalité plus élevée (toutes causes confondues) chez les filles et ont suggéré que « les différences entre les sexes en matière de mortalité toutes causes confondues devaient faire l’objet d’une étude rigoureuse à la fois dans le cadre d’essais cliniques et de modèles expérimentaux sur les animaux. ». Chandramohan et ses collègues (2021) ont montré que si le RTS,S n’était pas inférieur à la chimio préventive dans la prévention du paludisme non complexe : seule la combinaison des interventions permettait de réduire l’incidence du paludisme.

La différence entre les aspirations et les réalisations effectives s’effondre dans les comptes rendus institutionnels des mesures, des délais et des contextes nécessaires pour prouver la sécurité, l’efficacité et la qualité des vaccins. « [P]our être approuvés, les vaccins doivent avoir un taux d’efficacité élevé de 50 % ou plus » (OMS 2021). Le seuil d’homologation de l’Organisation mondiale de la santé s’effondrait sous le besoin de vaccins contre la pandémie de COVID-19. Le vaccin RTS,S avait déjà gagné du terrain lors des essais de phase 3 et était « le premier et, à ce jour, le seul vaccin à avoir montré un effet protecteur chez les jeunes enfants lors d’un essai de phase 3 » (OMS 2020). Très tôt, l’OMS a reconnu que le « RTS,S n’est que partiellement efficace » et que, par conséquent, « il sera essentiel que tous les patients vaccinés présentant une fièvre soient soumis à un test de dépistage du paludisme et que tous ceux dont le diagnostic de paludisme est confirmé soient traités avec des médicaments antipaludiques efficaces et de haute qualité » (OMS 2016). Acceptant ces limites, l’OMS a convenu que le vaccin ne devait pas remplacer d’autres méthodes préventives, telles que les moustiquaires ou les médicaments existants, et a reconnu que ces autres méthodes préventives étaient nécessaires pour atteindre un niveau d’efficacité souhaitable que le vaccin seul ne peut atteindre. Il est important de noter que le vaccin RTS,S serait par conséquent présenté et commercialisé comme un outil complémentaire plutôt que comme un substitut (OMS 2020). Il est surprenant de constater que, compte tenu de l’accent mis sur la complémentarité des interventions et de la présence d’études dans des contextes de couverture élevée d’autres stratégies de contrôle, il existe peu de preuves d’interaction entre l’introduction du vaccin et l’efficacité des stratégies de contrôle existantes (Dabira et al. 2022). Les études anthropologiques montrent depuis longtemps que les facteurs sociaux sont essentiels à l’efficacité des interventions contre le paludisme et que l’introduction de nouveaux outils modifiera les perceptions locales de l’efficacité des outils existants et aura un impact sur les perceptions de l’étiologie de la maladie (Gryseels et al. 2013) et les itinéraires de recherche de santé qui en découlent (Muela Ribera et al. 2016 ; Jaiteh et al. 2019, 2021a, 2021b ; Fehr et al. 2021 ; Masungaga et al. 2021 ; Nguyen et al. 2021 ; Gryseels et al. 2015, 2019 ; Peeters Grietens et al. 2012, 2013, 2015, 2019, 2021). Il est clair que les différentes stratégies de prévention, de contrôle et d’élimination interagiront, limitant ou augmentant potentiellement le succès des autres. Par exemple, l’hésitation vaccinale générale et liée à la COVID-19 limitera-t-elle l’utilisation des vaccins antipaludiques et diminuera-t-elle l’adhésion à d’autres interventions en raison d’une méfiance accrue à l’égard des programmes de santé publique, limitant ainsi les progrès globaux vers l’élimination du paludisme ?

Le RTS,S Clinical Trials Partnership (2014) a rapporté les premiers résultats des essais de l’initiative GSK et PATH pour le développement d’un vaccin contre le paludisme, soulignant ensuite son « bon profil de sécurité » en 2015. Si la capacité du vaccin potentiel à « éviter » le paludisme chez les enfants a été soulignée, son efficacité extrêmement faible chez les nourrissons âgés de six à 12 semaines ou chez les travailleurs forestiers a reçu moins d’attention. Avec le soutien de l’Initiative Gates PATH-OMS pour un vaccin contre le paludisme, le pouvoir et l’autorité de la communauté scientifique mondiale ont fait progresser le développement du RTS,S malgré la reconnaissance de sa faible efficacité et immunogénicité, qui n’a jamais atteint l’efficacité protectrice de 70 % exigée par l’OMS. En étudiant un autre prototype de vaccin, Dinga et ses collègues (2018) ont indiqué que Mosquirix™ avait, au mieux, « une efficacité de 30 % à 60 % qui s’estompe rapidement » et ont insisté sur le fait que les vaccins antipaludiques de deuxième génération devraient être bien meilleurs que cela. Goddard-Borger et Boddey (2018) ont mentionné une efficacité « sous-optimale » variable de 18 à 31 %. La protection assurée par le vaccin GSK s’est non seulement estompée au fil du temps, mais une recrudescence des cas de paludisme a souvent suivi.

En outre, la prudence reste de mise si l’on mesure l’efficacité des vaccins destinés aux pays endémiques dans les pays non endémiques (Good et Miller 2018). Les allèles protecteurs qui ont une immunogénicité pour le vaccin GSK testé dans les essais de phase 2 au Royaume-Uni et aux États-Unis, par exemple, ont une prévalence beaucoup plus faible dans les populations subsahariennes (Nielsen et al. 2018). Dans un essai RTS,S de phase 3, cette différence d’immunogénicité s’est traduite par une efficacité de seulement 26 % dans la population « en intention de traiter » en Afrique subsaharienne, bien qu’elle ait rapporté une efficacité de 36,6 % dans la population « per-protocole » (RTS,S Clinical Trials Partnership 2012). Ce problème avait déjà été signalé lors d’essais antérieurs d’un autre vaccin potentiel contre le paludisme, le PfSPZ, où l’immunogénicité était également médiocre (Olotu et al. 2018). Un autre essai de phase 3 rapportant l’efficacité la plus élevée à ce jour pour le vaccin GSK, soit 45,7 %, fait toutefois état d’une immunogénicité irrégulière nécessitant une analyse plus approfondie (Moris, Jongert, van der Most 2018). À l’instar des essais de phase 3 du RTS,S, les biais inhérents aux essais cliniques parrainés par l’industrie favorisent généralement des taux de réussite plus élevés (Lundh, Lexchin, Mintzes, Schroll, Bero 2017).

Pour la plupart, il ne fait aucun doute que les outils actuels de lutte contre le paludisme, le vaccin de GSK y compris, sont inadéquats (Ninwe, Kusi, Adu, Sedegah 2018). Pour contenir et redéfinir le paysage de l’homologation au-delà du taux d’efficacité du vaccin lui-même, et ainsi autoriser le vaccin, les chercheurs ont par la suite adopté les facteurs co-constituants qui ont élevé l’efficacité du vaccin, tout en concluant que « la question des vaccins contre le paludisme n’est plus “si” mais plutôt “quand, dans quel but, et avec quelle efficacité”? » (Coleho, Doritchamou, Zaidi, Duffy 2017).

Justifier un vaccin imparfait

Dans son argumentaire sur l’efficacité du vaccin RTS,S, GSK promeut son vaccin comme un outil complémentaire, en intégrant des mécanismes de contrôle du paludisme en sus du vaccin lui-même (GSK 2016 ; GSK 2023a ; GSK 2023b). S’éloignant de l’objectif initial des vaccins à haute efficacité, un nouveau discours a gagné du terrain : celui-ci défend l’approbation du vaccin antipaludique RTS,S sur la base d’une réponse humanitaire et de vies d’enfants sauvées. Un scientifique a déclaré que « même un vaccin partiellement efficace pourrait avoir un impact significatif sur la santé des enfants africains. Dans ce contexte, j’ai été heureux de voir que GSK s’est engagé à rendre le vaccin disponible sur une base non lucrative » (GSK 2023b). Sir Brian Greenwood a déclaré que :

le vaccin RTS,S n’offre pas une protection complète, mais cette décision témoigne de la volonté et de la vision de la communauté mondiale de la santé de trouver une solution. Dans le cadre d’une approche adaptée, il a un grand potentiel pour réduire la mortalité et la morbidité dans les zones à forte charge de morbidité, en particulier lorsqu’il est associé à d’autres interventions telles que la chimio-prévention du paludisme saisonnier et les moustiquaires, et qu’il donne un coup de fouet aux efforts de lutte contre le paludisme.

Greenwood 2021

L’introduction de ce vaccin antipaludique peu efficace n’a pas été exempte de critiques (Maxmen 2019 ; Miura 2016). Appelant à un vaccin plus efficace, Prosper et ses collègues (2014) ont soulevé des inquiétudes quant au fait que de tels vaccins peuvent nuire au développement de l’immunité naturelle, alors que l’infection reste possible, conduisant à un paludisme plus sévère. C’est dans cette brèche qu’est apparu le vaccin R21/Matrix- M™, avec des rapports faisant état d’une efficacité de 77 % (phase 2) pour le paludisme saisonnier (Datoo et al. 2021), passant à 80 % dans une étude de suivi de deux ans, un objectif conforme à l’objectif initial de l’OMS de 75 % (Datoo et al. 2022 ; OMS 2013). En mai 2023, le vaccin R21/Matrix-M a été homologué au Ghana (Université d’Oxford 2023) et a fait l’objet d’un essai de phase 3 (VAC78) dans différents contextes de transmission du paludisme, y compris au Burkina Faso, au moment de la rédaction de cet article. Il a fallu des années pour réunir les preuves nécessaires à l’approbation du RST,S, aussi peu fiable soit-il. Son homologation juste avant l’homologation du vaccin R21/Matrix-M, au moins aussi efficace, moins cher et doté d’une capacité de fabrication nettement supérieure, permet à GSK de récupérer une partie des coûts de son développement. Il n’est pas rare que l’industrie soit remboursée lorsqu’un vaccin plus abordable est proche.

Comme on peut s’y attendre, les maladies infectieuses émergentes deviennent prioritaires, détournant les fonds consacrés à la recherche de maladies qui ont fait leurs preuves, comme le paludisme. Bien avant la pandémie de COVID-19, Andrew Lakoff (2007) parlait de la préparation à l’émergence d’une catastrophe sanitaire mondiale comme du « nouveau paradigme des maladies infectieuses émergentes ». L’inévitabilité d’un agent pathogène/épidémie X est reconnue depuis des décennies. L’épidémie de SRAS-CoV-1 de 2003 a incité les États membres des Nations unies à approuver la préparation à la pandémie dans le Règlement sanitaire international (OMS 2005). Bien que l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest et la pandémie de COVID-19 n’aient montré que très peu de mesures avaient été prises en matière de prévention, la biosécurité a été fortement financée par une entreprise militaro-industrielle et les travaux sur les vaccins contre le SRAS, l’EVD, le zika, le chikungunya, la dengue et la grippe se sont poursuivis tout au long des deux premières décennies du XXIe siècle. Lorsque des urgences de santé publique ont été déclarées, le financement a ciblé la menace la plus imminente. On pourrait s’attendre à ce que leur persistance soit une carte maîtresse qui inciterait à investir davantage de capitaux dans l’amélioration des stratégies de surveillance et de prévention de la santé publique, autant, semble-t-il, que dans la lutte contre les causes biologiques profondes de ces maladies. Au lieu de cela, la prévention via des systèmes de santé solides et d’autres interventions non pharmaceutiques reste relativement négligée, alors que les incitations du marché poussent à la mise au point de vaccins.

Malgré la constellation de facteurs sociaux, biologiques et environnementaux contribuant aux épidémies anciennes et nouvelles, l’espoir d’une réponse efficace à la prochaine pandémie est généralement présenté comme dépendant du développement rapide de nouvelles biotechnologies, les vaccins y compris. La cavalcade d’annonces de l’initiative Coalition for Epidemic Preparedness Innovations (CEPI) visant à développer et à stocker des vaccins pour les futures menaces pandémiques après l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest (Bente et al. ; Butler 2017 ; Røttingen et al. 2017) a, à bien des égards, aveuglé l’effort de réponse mondiale en l’empêchant d’envisager plus que des stratégies vaccinales, alors que paradoxalement, l’efficacité des vaccins devient de plus en plus dépendante d’une pluralité d’autres facteurs de prévention et de réponses à la maladie, au-delà du développement des vaccins (Ross 2017). La lutte complémentaire contre le paludisme, qui ne suppose pas l’intervention unique d’un vaccin, en est un exemple.

Les récits des résultats d’une intervention unique racontent rarement toute l’histoire. Alors que la communauté internationale répond de plus en plus aux menaces de pandémies de maladies infectieuses dans l’Anthropocène, où les pressions climatiques, environnementales et politiques, amplifiées par les migrations mondiales, remettent en question les modèles existants des comportements humains, il est nécessaire de s’assurer que les technologies (les vaccins en cours de développement y compris) et les stratégies visant à garantir leur adoption, répondent aux normes les plus élevées en matière de qualité, d’immunogénicité, d’efficacité et d’innocuité.

Comme nous l’avons mentionné, la lenteur des progrès des vaccins antipaludiques peut être comparée à la rapidité exceptionnelle du développement des vaccins de la COVID-19. Développés en moins d’un an et commercialisés dans le monde entier bien avant que les données ne soient complètes et suffisamment analysées (Doshi 2020 ; Fraiman et al. 2022), les activités concertées de la communauté mondiale, et notamment les partenariats multilatéraux ACT-Accelerator, ont stimulé le développement du vaccin contre la COVID-19 (OMS 2023a).

Tout en reconnaissant que les maladies parasitaires et à transmission vectorielle (paludisme) et les maladies virales (COVID-19) sont très différentes, le système mondial de développement des vaccins est commun aux deux. Le temps nécessaire à la constitution de la base de preuves pour l’approbation, les types de preuves (et d’informations) qui sont créés, et en particulier les acteurs multilatéraux de l’industrie impliqués, jouent un rôle important dans les deux cas. Cependant, on ne peut pas supposer que les processus décisionnels soient transparents et ouverts – les données ne sont pas largement disponibles et restent protégées par des accords de propriété intellectuelle entre les gouvernements et l’industrie.

Depuis 2019, de nouvelles réglementations flexibles ont influencé les législateurs de la communauté mondiale, assouplissant les exigences antérieures relatives aux études de phase 3 et permettant une efficacité basée sur la « contribution » d’autres mécanismes préventifs au-delà du vaccin lui-même (Edmonds et al. 2020). La perspective de solutions à l’inégalité radicale de l’accès aux vaccins pourrait se concrétiser par le financement d’autres fabricants dans le Sud mondial qui font progresser différents types de plateformes publiques (par exemple, Health Justice Initiative 2023) au-delà des solutions de l’industrie privée telles que le Serum Institute of India (SIIL 2023), qui a été encouragé par le transfert de technologie par les premières initiatives de Gates. La multiplication des PHEIC et la reconnaissance mondiale de l’imminence d’une nouvelle pandémie X pousseront le développement des vaccins et la communauté internationale à réagir par des solutions équitables. La pandémie de COVID-19 a montré au monde entier qu’il fallait prêter attention à la temporalité et au contexte, ainsi qu’à une combinaison d’autres facteurs (par exemple, des mesures de sécurité communautaires, des cliniques et des centres de traitement communautaires durables et accessibles, la fabrication et l’approvisionnement suffisant d’équipements pour l’hygiène et le port de masques en cas de besoin, des techniques réalisables de distanciation sociale pour les plus pauvres et les plus vulnérables, des transports sécuritaires vers des lieux de travail sûrs) dans le Sud et le Nord de la planète, et que les nouvelles technologies finissent inévitablement dans les mains des riches.

Il y a plus de dix ans, le Plan directeur mondial pour les vaccins de l’OMS s’inquiétait du fait que le manque de concurrence dans la fabrication des vaccins pourrait entraver l’accès à des vaccins abordables (Graham et al. 2012). Le vaccin antipaludique R21/Matrix-M d’Oxford/SIIL encourage clairement GSK à baisser le prix élevé de son vaccin RTS,S. En insistant sur un prix plus élevé que le R21/Matrix-M, le GSK moins cher aura peu de chances de maintenir ses coûts. Le vaccin antipaludique R21/Matrix-M peut être fabriqué en quantités nettement plus importantes (100 millions de doses par an contre six millions pour le RTS,S) (Gavi 2023 ; SIIL 2023 ; Université d’Oxford 2023), ce qui garantit un marché mondial pour un quart du coût. Par ailleurs, il est de plus en plus admis qu’au moins trois et probablement quatre doses du vaccin RTS,S seront nécessaires pour les campagnes saisonnières en cours. Des études de non-infériorité devraient démontrer la comparabilité des deux vaccins. Pour les deux vaccins, les mesures de santé publique devront continuer à renforcer l’efficacité modeste des vaccins.

L’histoire du développement d’un vaccin contre le paludisme au cours des deux premières décennies du XXIe siècle montre que des partenariats et des coalitions travaillent sur un vaccin principal (par exemple, le RTS,S de GSK et le R21/Matrix-M de SIIL/Oxford). Outre les exigences techniques du développement, le coût et les conditions restent un élément essentiel qui détermine l’adoption d’un vaccin. Les fabricants privés, tels que GSK pour le vaccin RTS,S et Pfizer et Moderna pour les vaccins à ARNm COVID-19, conservent la possibilité de réaliser des profits importants dans le cadre d’accords non divulgués entre l’industrie et les gouvernements. Comme nous l’avons vu avec le vaccin rVSV-ZEBOV contre le virus Ebola, le développement des vaccins est en grande partie assuré par des laboratoires publics et des équipes de recherche universitaires (Herder, Graham et Gold 2020). Les accords prétendument à but non lucratif prennent une dimension particulière lorsque les droits de propriété et les limitations d’accès à l’information empêchent la divulgation des coûts réels. L’absence de but lucratif n’est pas gratuite, et il y a une grande différence en termes d’accessibilité et d’équité lorsque les déclarations des fabricants de vaccins sur leurs coûts ne sont pas soumises à une évaluation indépendante de la transparence et de la responsabilité. Après la recommandation du vaccin RTS,S par l’OMS, le conseil d’administration de l’Alliance Gavi Vaccine a décidé de financer un programme de vaccination contre le paludisme dans les pays éligibles à l’Alliance Gavi, afin d’étendre l’introduction du vaccin (MVI PATH 2022). La politique et le coût se transforment en facteurs techniques lorsqu’il s’agit d’envisager l’achat, tant dans les pays à haut revenu que dans les pays à faible revenu.

Des mesures de protection complémentaires ont été mobilisées pour dépasser la limite d’efficacité du RTS,S. Dans une industrie mondiale où la concurrence est censée régner en maître, le développement du R21/Matrix-M a été marqué par le fait qu’un fabricant mondial du Sud (Serum Institute of India) s’apprêtait à utiliser le vaccin RTS,S de GSK. Soutenue par la Fondation Gates depuis 2003 (Graham 2016), SIIL est devenu le fabricant de vaccins le plus important au monde. La stratégie « Global Vaccine Blueprint » de l’OMS s’efforce depuis longtemps d’intégrer des vaccins abordables dans la tarification mondiale des vaccins, une voie qui a été ouverte plus particulièrement par et pour la SIIL dans le but de conquérir le marché mondial des vaccins. La mise sur le marché précoce du vaccin GSK a permis à Oxford/SIIL de saisir l’opportunité de vendre le nouveau vaccin antipaludique R21/Matrix-M, mais sa capacité à produire suffisamment de vaccins à un prix abordable sera le gage de son succès. Dans les études de comparabilité qui suivront, il sera intéressant de voir dans quelle mesure le vaccin R21/Matrix-M devra également présenter son efficacité comme dépendant de la combinaison d’autres stratégies de prévention. Bien que GSK ait initialement présenté son vaccin comme étant à but non lucratif, son prix est nettement plus élevé que celui de son concurrent, le R21/Matrix-M de SIIL. L’efficacité relativement faible du vaccin RTS,S a été atténuée, détournée en situant sa valeur comme un acte humanitaire plutôt que comme un tour de passe-passe défiant les normes scientifiques d’efficacité. Ces signes de réussite du plan d’action de l’OMS dans la lutte contre le profit débridé ne doivent cependant pas aveugler les régulateurs ou les gouvernements sur les problèmes posés par les vaccins imparfait dont il est question dans cet article.

Il ne fait aucun doute que les vaccins antipaludiques promettent de sauver des vies, en particulier celles des enfants qui sont les principales victimes des cas mortels de paludisme. Et comme nous l’avons vu, alors que le vaccin antipaludique RTS,S/AS01 continue d’être testé dans le cadre d’études cliniques, les vaccins les plus récents y compris rattrapent leur retard (Laurens 2021). Des stratégies multiples sont mises en oeuvre pour tester les vaccins antipaludiques de nouvelle génération, notamment d’autres approches novatrices fondées sur les principes tirés du développement du RTS,S, la vaccination avec des sporozoïtes atténués par les radiations et le développement d’anticorps monoclonaux ciblant des peptides immunogènes. De nouvelles méthodes d’administration des vaccins sont également en cours d’élaboration, notamment l’administration d’ARN auto-amplifié, les méthodes de nanoparticules de protéines auto-assemblées, les approches basées sur les protéines des circumsporozoïtes et la vaccination de l’organisme entier. De nouvelles techniques d’ARNm, la vaccination par hydrogel de nanoparticules de polymère à libération prolongée et les transporteurs libérables à modification de charge sont tous en cours de développement. Grâce aux progrès de la science des vaccins et grâce à l’optimisation des connaissances acquises par de nouvelles approches, des vaccins antipaludiques très efficaces offrant une protection durable sont à portée de main. Quel sera l’effet des vaccins imparfaits sur la confiance du public dans les vaccins et la science qui les produit ? Nous craignons que les lacunes ne deviennent une question sans conséquence pour l’autorisation de mise sur le marché d’un vaccin. Les agendas de l’industrie qui se font passer pour de l’aide humanitaire ou une réponse à une situation d’urgence ne peuvent pas laisser libre cours à la perméabilité des normes réglementaires de qualité, d’efficacité et d’innocuité des vaccins.

Conclusion

Une perspective anthropologique permet de remettre en question le relâchement des normes et les hypothèses considérées comme acquises d’un dispositif réglementaire mondial. Elle reconnaît que l’équité, l’accès, la confiance et l’efficacité sont en relation permanente avec la sécurité, l’efficacité et la qualité par l’intermédiaire de systèmes d’ouverture réflexive, de transparence et de responsabilité. Les logiques mondiales en matière de vaccins, motivées par des préoccupations capitalistes de rapidité de mise sur le marché et de profits industriels, peuvent être mises à mal par l’intention du Plan mondial pour la sécurité des vaccins d’encourager la concurrence dans l’industrie des vaccins afin de faire baisser les coûts. La recherche et le développement de vaccins ont été menés par des acteurs mondiaux qui regroupent la science, les cliniques, le fondamentalisme du marché, la financiarisation, les menaces pour la santé et la biosécurité, les échecs de l’économie et de l’écosystème. Cet assemblage global est souvent vu et analysé sans la présence du public parmi les parties prenantes concernées.

L’hypothèse selon laquelle des vaccins identiques sont efficaces pour tous et qu’une solution universelle standardisée fonctionne pour tous les organismes dans tous les contextes, est à l’origine des programmes verticaux de santé mondiale. Le vaccin monovalent contre la méningite A, qui fonctionne bien dans un contexte de forte endémicité de la méningite A, n’est pas d’un grand secours dans le monde actuel, caractérisé par de multiples sous-types de méningite. Les personnes vaccinées contre le Men A doivent comprendre qu’il ne s’agit que d’un sous-type du virus et qu’elles restent sensibles aux autres. Quatre souches différentes de dengue peuvent entraîner un vide vaccinal. Si une nouvelle souche de paludisme se développe avec un vaccin RTS,S imparfait, comme cela s’est produit avec les variantes de la COVID-19, de nouveaux vaccins devront continuellement être développés pour se protéger contre les souches émergentes. L’éthique de la réponse humanitaire ne devrait jamais dépendre d’une solution universelle ou de fausses hypothèses de commensurabilité biologique (Lock et Nguyen 2011). L’introduction prématurée de vaccins imparfaits constituera une menace pour des personnes différentes, partout et de différentes manières.

Tous les marchés ne sont pas identiques et tous les vaccins n’ont pas leur place sur tous les marchés. Comme nous l’avons vu, les différences socio-politico-économiques et environnementales peuvent avoir de graves conséquences sur l’efficacité et la sécurité d’un vaccin. Cet article montre que le même vaccin pour tous et partout n’est pas nécessairement avantageux. Les vaccins et les interactions humain-vaccin devenant de plus en plus complexes dans un nombre croissant de combinaisons et de doses polyvalentes, les contributions préventives et thérapeutiques de la multitude de vaccins à venir doivent tenir compte d’un ensemble plus contextualisé d’éléments constitutifs en vue d’un objectif commun, voire d’un bien commun de justice sociale et générationnelle équitable (Stengers 2005). Nous avons appliqué une approche symétrique de Latour (1996) au développement de vaccins contre le paludisme, en intégrant les aspects biologiques et sociaux dans la préparation du succès des vaccins RTS,S. Nous sommes toutefois préoccupés par le fait que les vaccins RTS,S n’ont pas encore été développés. Nous restons toutefois inquiets quant à l’avenir incertain d’un vaccin imparfait soumis à une constellation de facteurs biologiques, environnementaux et culturels.

La logique capitaliste selon laquelle les commerciaux sont une solution à la santé pour tous est déplacée, de même qu’un modèle économique dans lequel des accords d’engagement préalable sur le marché partiellement divulgués sont utilisés pour contrer les prix plus élevés lors de la première mise sur le marché d’un vaccin favorisant les riches (Zeng 2018). Quarante années d’ajustement structurel ont largement vidé de leur substance les systèmes de santé publique capables de détecter les maladies infectieuses, de surveiller les effets indésirables des vaccins et de traiter les personnes au sein des communautés locales (Graham 2016). Au contraire, une science de la réglementation est nécessaire pour aborder le développement et l’accès équitables aux vaccins dans l’intérêt de la sécurité, de l’efficacité, de la confiance du public et de la santé pour tous, plutôt que pour les profits des entreprises. L’ouverture et la transparence des données relatives aux vaccins tout au long de leur développement permettraient de promouvoir l’intégrité scientifique, la confiance du public et la responsabilité de l’industrie.

La crise de la COVID-19 a permis de reconnaître que les vaccins (et leurs échecs) sont une coproduction de la géopolitique et de l’économie. Les vaccins imparfaits sont en particulier des problèmes difficiles à résoudre, car ils tentent de régler un ensemble complexe de négligences et de détails désordonnés impliquant des vecteurs bactériens, viraux et animaux dans diverses écologies qui sont façonnées par un certain nombre de facteurs culturels, biologiques, environnementaux, humains et non-humains insolubles. Il s’avère nécessaire de reconnaître et de discuter plus largement avec tous les publics du fait que l’évaluation réglementaire, l’approbation des vaccins et les décisions en matière de santé publique peuvent parfois être fondées sur des preuves incertaines. L’évaluation réglementaire est technique, certes, mais c’est aussi un acte politique ; l’adoption des vaccins et les réticences à leur égard sont motivées par l’idéologie autant, voire plus, que par la science. Plutôt que d’être mis à l’écart, le concept des vaccins imparfaits pourrait être adopté par les communautés de recherche sur les vaccins et utilisé pour produire de meilleurs vaccins, comme l’ont suggéré Osterholm et ses collègues (2012) il y a plus de dix ans. Ou bien il pourrait être occulté pour faire taire le besoin réel d’améliorer les systèmes, l’accès et les normes en matière de santé publique.

Le manque de transparence dans l’accès aux données scientifiques et à toutes les considérations faites par les comités fermés qui décident de l’approbation de plus en plus conditionnelle d’un vaccin reste une préoccupation pour les défenseurs des données publiques. Il est possible que le développement d’un vaccin contre le paludisme, ainsi que d’autres réponses de santé publique aient été retardés par l’hégémonie d’un seul vaccin sur d’autres interventions. L’amorçage précoce d’un marché pour le vaccin imparfait de GSK dépeint un scénario élaboré où l’efficacité partielle du vaccin est un résultat positif et où la générosité de GSK prévoit de vendre le vaccin sans but lucratif. La faible efficacité des vaccins est présentée comme un acte de charité bienveillant plutôt que comme un tour de passe-passe qui remet en cause les normes réglementaires scientifiques, ou du moins les anciennes remises en cause scientifiques qui ont été supprimées au cours de la deuxième décennie du XXIe siècle. La finalité de l’industrie n’est pas la science ouverte. Dans l’après-monde de la pandémie de COVID-19, les technologies de l’ARNm sont maintenant arrivées sur la scène pour d’innombrables formes de vaccins et d’agents anticancéreux et rempliront les canaux réglementaires pour les années à venir, aidées en cela par des essais cliniques adaptatifs et une modernisation flexible de la réglementation. L’industrie engrangera des bénéfices, tout comme elle distribuera avec bienveillance les pilules magiques de l’année dernière aux plus pauvres de la planète sous forme de déductions fiscales.