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Pour situer les remarques qui suivent, il me faut commencer par une précision historique[1]. Depuis plus de trente ans, Thomas Dommange et moi avons noué une amitié de pensée à peu près continue, que rien n’est à ce jour venu interrompre. Comme une fraternité à la fois reçue et choisie. C’est pourquoi je lui dois, comme à la revue qui m’honore de cette invitation et à ses lectrices et lecteurs, les deux observations que voici. D’une part, ayant suivi son travail, puis la publication de tous ses livres jusqu’au dernier, avec un intérêt passionné et une admiration sans faille, je crois pouvoir noter que la synthèse livrée pour la présente discussion est un des textes les plus brillants d’une production qui n’en manque pas. Cette mise au point acérée ouvre à une pensée singulière qui devient à chaque pas plus irremplaçable. La seconde observation me porte à reconnaître que jamais je n’ai senti, comme aujourd’hui, la différence qui entre nous se glisse, au coeur d’une solidarité dont mon trajet — pourtant assez long — ne m’a offert aucun équivalent.
Situons quelques points d’articulation de cet écart et de cette proximité. Le premier concerne le rapport entre l’ordinaire et l’histoire. Thomas Dommange précise d’emblée, et répète en conclusion, que « l’ordinaire est une notion historiquement construite, proprement européenne ». Ce pour quoi il en entreprend, dès sa première ligne, l’« historisation ». Cependant, tout au long de son texte, il me semble percevoir la description, ou l’espoir, d’un accès à l’ordinaire considéré comme une sortie hors de l’histoire. Assurément, toute sortie de l’histoire trouve dans l’histoire sa source, son terreau, ce que notre auteur sait, et développe. Celle qui se voit ici présentée, et louée, est à la fois historique, survenue à un moment déterminé, et géographique, par extraction hors du domaine où elle naît, l’Europe. Mais ce que j’évoque ici ne touche pas seulement à cette situation, à ce point d’apparition : je crois lire que l’ordinaire vaut comme nomination (historique, conceptuelle, européenne) d’une expérience qui déborde l’histoire, de façon transcendantale pourrait-on dire, tout comme elle s’éloigne de l’Europe.
Il est trop simple de rapporter cette expérience — et peut-être ce rêve, ce désir — à la vie personnelle de l’auteur, né Européen, en un point exact d’explosion de son histoire, entre cultures française et germanique, ayant choisi de venir au « Canada français[2] », pour y vivre, y fonder une famille, y acquérir une nouvelle nationalité et y ancrer la quasi-totalité de son projet, en particulier d’écriture. Cette composante biographique n’invalide en rien la puissance de sa proposition. Elle dit simplement que, pour lui comme tant d’autres, l’Europe n’est pas seulement un territoire qui s’éloigne, dont la mémoire se brouille, elle alimente aussi, par histoire et comme distance, le principe natif de sa pensée.
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Ici intervient le rapport entre histoire et géographie, et l’usage singulier que fait Thomas Dommange des « lieux » terrestres comme catégories métaphysiques. Il s’en explique de façon très fine, lorsqu’il évoque « la puissance géographique de l’Amérique […] dans cette extension du géographique au-delà de lui-même, dans sa métamorphose en un espace méta-physique ». Tout au long de sa note (et dans son livre), il indique, de façon rigoureuse, que cette géographie radicale, cette nouvelle situation dont il propose de penser la donnée irréductible, est issue d’une histoire qui en a ouvert la possibilité, et que la transformation dont il parle implique donc un débordement du géographique lui-même, par lui-même et au-delà de lui. La rigueur de cette construction est totale. Je ne souhaite pas la contester, mais interroger le sens du projet, de cette géographie qui se dépasse et s’excède pour s’affirmer comme puissance de pensée.
Il s’agit alors de questionner, ou de marquer comme différence, le désir de ce dépassement de l’histoire, et donc de la géographie qui en est issue. Pour des raisons tout aussi biographiques sur lesquelles je ne reviens pas ici[3], je ne partage ni le désir, ni le rêve, ni donc le projet d’aucune sortie hors de l’histoire. Si j’espère (et c’est le cas, ô combien !) voir se produire un débordement sur ce que fait l’histoire, sur ce qui lui arrive et ce qui nous arrive par elle comme monde, c’est en tant que la puissance de ce débordement est intimement historique, le mot « histoire » n’étant sans doute rien d’autre que la désignation de cet excès, toujours au travail, sur le monde et son empire. À cet égard, je remarque une absence dans le texte soumis à la discussion (non pas une lacune dans la pensée, mais un trait de cette présentation) : le silence sur l’inscription du projet historique (de tout projet historique, de l’Histoire comme processus et projet) dans le surgissement des textes bibliques. L’histoire — la possibilité d’un sens reconnu au développement temporel de la vie des humains —, comme trait d’occidentalité et de modernité, trouve en eux sa source avérée. L’émergence de ces textes est, à la fois et de façon infiniment paradoxale, créatrice de toute la catégorie de l’histoire, et pourtant issue d’une histoire, inscrite dans une histoire que précisément ces textes racontent. Elle se trouve par là, de façon singulière, située, au sens le plus profond du terme, dans une position géographique déterminée. En d’autres termes, les textes bibliques expriment, d’une manière qui surprend encore, l’émergence de l’Histoire dans une histoire, et comme géographie. Il me semble difficile de comprendre le processus que Thomas Dommange décrit avec une telle force inventive, sans l’articuler, en lui et dans « notre » pensée, à l’activité du legs biblique — quel que soit le rapport qu’on entretient avec celui-ci. Pour ce qui me concerne, ce rapport est historique, précisément.
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Je dois alors pointer une question que soulève à mes yeux la pensée de Thomas Dommange, et qui ne me paraît pas complètement éclaircie par les lignes qu’il nous livre aujourd’hui. C’est celle que signale l’oscillation permanente, calculée et comme poétiquement rythmée, entre nouveau et renouveau, commencement et recommencement, naissance et renaissance. Ce balancement est mis en jeu de façon fine, sans la moindre naïveté. Néanmoins, il y va là du statut du préfixe « re », et donc de la question du re-tour. Car on pourrait tenir ma remarque précédente pour invalidée par toute la thématique explorée par notre auteur quant au Paradis. De mon point de vue, elle ne l’est pas. Le Paradis biblique où l’humain se trouve jeté par déréliction natale, et dont il est en quelque sorte voué à sortir, me paraît sensiblement différent du paradis évoqué dans ce texte, où des humains arrivent et qu’ils découvrent, dans lequel ils entrent. Ici opèrent l’ambiguïté et l’abondante richesse du thème américain travaillé dans ces pages, et dans le livre où elles s’enracinent, (ainsi que dans d’autres, parus ou à venir[4]). Car le « continent » est à la fois le lieu vers lequel on s’expulse et on s’expatrie, selon le projet abrahamique tel que Levinas le commente[5], et le lieu odysséen où l’on retrouve quelque chose qui a été a connu, et perdu : le paradis.
Cette ambivalence se marque dans le va-et-vient entre commencement et recommencement. Le commencement visé est absolu, sans précédent ni répétition, et pourtant il est décrit, s’éprouve, comme recommencement. Un commencement, s’il était absolu, ne pourrait pas se vivre sur le mode du « re ». Cette absoluité engage l’entreprise démesurée qui soulève certains textes bibliques (pas tous, loin de là). Un nouveau « absolu » ne pourrait pas être un renouveau. Une « renaissance » n’est pas une première naissance, son absoluité se voit dissoute avant même de se manifester. C’est pourquoi toutes les renaissances se sont toujours vécues sous l’égide du « retour » — sans pour autant s’y réduire, ni s’épuiser dans cette référence. Retour à un passé, ou à une terre, retour historique et géographique, odyssée. Assurément l’advenue américaine (encore inapprochable) est distincte de cela, même si elle s’est pensée selon ce modèle dans ses premières projections mythiques, et quelques autres.
Or, pour n’être pas une étroite répétition[6], la renaissance ne peut qu’être historique. L’histoire exclut tout retour, parce que l’histoire n’est jamais un recommencement. Ce qui en lui (en elle) constitue le « re » le fait précisément par différence avec toute régression identitaire : retour du même sur le même. L’histoire, si riche en fantasmes et en mythes de retour, en régressions identitaires, est précisément, dans son développement singulier, ce qui en exclut et en invalide toute réalisation. Et l’histoire américaine, d’une originalité historico-géographique puissante, en procure une expression singulière, irremplaçable, nouvelle : c’est le tour (sans retour) magnifique que l’histoire a joué — à l’Europe, et au-delà, au versus qui oriente l’universel. C’est en quoi l’histoire européenne n’est, à mes yeux, en rien abolie par l’Amérique, même dans son extrémité canadienne francophone : la contestation que le « Canada français » lui offre, et que Thomas Dommange caractérise avec une force dont je ne connais pas d’équivalent, est précisément un des devenirs les plus singuliers de son histoire, et, à ce titre, une extraordinaire (seconde ?) chance[7]. L’Europe excédée, épuisée, et, comme telle, ouverte à son dépassement : voilà le moment historico-géographique que la pensée de Thomas Dommange nous appelle à considérer.
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On peut alors en venir à examiner ce qu’il désigne sous les noms « Ouest », « Est », et « Nord ». De façon patente, il ne s’agit là ni d’essences immuables ni de territoires empiriquement délimités. De quoi est-il alors question avec ces termes ?
Qu’on me permette une référence personnelle, en relation directe avec le rapport de travail que lui et moi avons entretenu depuis de longues années. Dans un ouvrage intitulé Hypothèses sur l’Europe, dont la rédaction date des années 1990[8], et qui a été nourri de la réflexion qu’à l’époque nous menions ensemble à Strasbourg, je faisais référence au passage d’Hérodote que cite Thomas Dommange dans sa présente synthèse, et à plusieurs autres du contexte grec ancien. Cela m’avait été conduit à considérer l’Europe, non comme un territoire au sens où nous pourrions l’envisager aujourd’hui (par erreur, me semble-t-il), mais comme une direction : celle du passage vers l’Ouest et le Nord, à partir de l’ancrage asiatique. L’Europe était alors moins le nom d’une terre que celui d’une orientation[9], et pour tout dire d’un mouvement : l’enlèvement, l’arrachement à la terre natale, dont témoigne le mythe de la princesse. Il me semble que ce moment de pensée partagée est une des sources (sans doute pas la seule) de ce qui conduit aujourd’hui Dommange à parler de l’Ouest comme d’une puissance. L’Ouest, comme plus tard le Nord, est donc alors irréversiblement la désignation d’un élan, d’un emportement, d’une direction, et donc d’un sens.
Je me demande — et lui demande aussi — s’il n’y a pas un risque à détacher la détermination de l’Ouest de ce mouvement effectif, concret — historique et géographique à la fois, géographique parce qu’historique — pour en faire une détermination de pensée épurée, cathartisée, une réalité méta-physique. Cette question vaut à mes yeux pour toute position métaphysique quelle qu’elle soit, qui ne s’enlève au-delà du corps qu’en tant qu’elle se produit à partir du corps, du physique dans sa réalité concrète. C’est au fond la même question que celle qui animait les paragraphes précédents : l’au-delà de l’histoire (en l’occurrence le déliement d’avec « L’Europe aux anciens parapets[10] ») peut-il être jamais privé de son lien radical avec l’historique comme tel, qui ne vaut pas seulement comme provenance mais se maintient et se proroge comme histoire continuée ? Y a-t-il jamais une géographie, quelle qu’elle soit, qui se tienne quitte de son mouvement historico-géographique ?
En ce sens, je suis porté à penser que l’élan vers l’Ouest, et le Nord à partir de lui, est une étrange dynamique de l’histoire, laquelle en trace le parcours intime. Sans doute ce que d’autres appelleraient la mondialisation, et que, selon une extraordinaire formule due à Thomas Dommange lui-même, je ne cesse depuis de désigner comme « le devenir-monde du monde[11] ». Dans une telle dynamique, tout dépassement de la mondialité, si nécessaire et souhaitable qu’il soit, ne peut se faire qu’à partir de l’histoire, en tant que mouvement historique. On le voit : le principal dissensus que je manifeste aujourd’hui repose sur mon ancrage (mais qui est un démarrage aussi, un désamarrage) dans l’histoire, dont je ne tiens ni pour possible ni pour désirable de s’émanciper. Je continue d’accorder un intense crédit à la promesse européenne, comme promesse d’un sens multiple et universel, d’une multiplicité de sens tournés vers (uni-versus) le devenir de leurs croisements — et donc, à ce titre, faite pour être dépassée par son processus.
De cet excès, l’ordinaire me paraît bien une ressource fondamentale : à la condition de n’en vouloir jamais un supposé retour, dont Dommange montre bien comme il serait illusoire, mais d’en accompagner plutôt le devenir, d’en explorer l’enracinement et le détachement simultanés, à partir de l’histoire et en elle. C’est l’histoire qui nous appelle à son propre débordement, fût-ce vers les silences et les étendues blanches (ou, ajouterai-je, écrasées par le soleil du désert, dans le grand Sud). La voix qui nous constitue en singularités — selon le stupéfiant modèle proposé par Dommange —, c’est la sienne.
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Ma dernière observation concerne la magnifique proposition qu’il livre à travers le terme d’abandonnement. Si je la comprends bien, la différence entre cette notion et celle d’abandon se tient dans l’ajout du suffixe qui en accentue la dimension active. Cependant que l’abandon caractérise aussi bien la condition de l’abandonné que celle de qui abandonne, il semble que l’abandonnement revienne plus nettement à ce dernier. L’affaire, pour l’individu ou l’humain qui se livre à cette expérience existentielle, est de creuser l’abandon, d’en devenir sujet plutôt que récepteur. Cela donne donc pour horizon, de l’Europe à l’Amérique, ou plus encore au Canada-français, et de celui-ci à son enfoncement dans le Nord, la tâche d’accomplir, sinon d’achever le délaissement de l’Europe, de son histoire et de ses prolongements.
L’image qui fournit l’emblème de cet acte, et de cette condition est celle de l’humain s’enfonçant dans les étendues blanches et indifférenciées du Grand Nord. La proposition a quelque chose de somptueux, et une incontestable grandeur. Mais on ne peut s’empêcher (au moins ne puis-je le faire) d’y ressentir une teinte de dense mélancolie. L’abandonnement, pour actif et résolu qu’il se montre — et quelle que soit la pertinence aiguë qui s’annonce dans le sous-titre du prochain ouvrage[12], tout comme le désir qui l’anime de rejoindre l’expérience vivante des premiers occupants du Nord, habitant cette blancheur avant et depuis les affaires coloniales superposées, semblent comporter une part irréductible de nostalgie. Toute nostalgie est creusée par l’aspiration au retour. De mon point de vue, c’est de cette hantise du retour qu’il s’agit de s’affranchir, sans regret et sans réserve.
Je crois connaître assez l’auteur de ces pensées pour dire que la pulsion mélancolique le dispute chez lui à une jovialité intense, profonde, à une positivité vivante que rien ne semble abattre. La dispute est donc latente, sourde. Mais mon admiration, théorique et pratique, pour son entreprise — et la certitude de sa nécessité au coeur de notre situation — me font lui demander d’éclairer la voie de l’avenir positif, universel, dont je ne peux pas douter un instant qu’il s’y engage, avec son énergie indomptable et son rire contagieux.
Appendices
Notes
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[1]
Ces remarques ne suivent pas strictement l’ordre des réflexions de Thomas Dommange telles qu’elles sont agencées dans le « précis » soumis à la discussion. J’ai préféré m’inscrire dans le mouvement général de sa pensée récente. Mais il me semble qu’on pourra retrouver une certaine progression, parallèle à celle du texte proposé.
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[2]
C’est l’expression que Thomas Dommange utilise dans son ouvrage, et sur le choix de laquelle il s’explique précisément. Thomas Dommange, Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique (Montréal : Nota Bene, 2023).
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[3]
Voir Denis Guénoun, Un sémite (Belfort : éd. Circé, 2003), ou Denis Guénoun, Trois soulèvements, Judaïsme, marxisme et la table mystique (Genève : Labor et Fides, 2019).
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[4]
Puisqu’une bonne part de l’oeuvre de Thomas Dommange, déjà écrite ou en cours de rédaction, reste à paraître — et c’est peu dire que j’en attends la livraison avec impatience, tant s’y confirmera l’ampleur et la force du projet qu’il mène depuis des décennies.
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[5]
« Au mythe d’Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions opposer l’histoire d’Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ. » Emmanuel Levinas, « La trace de l’autre » (1963), dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (Paris : Vrin, 1982), p. 192.
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[6]
Quelque chose dans le concept de répétition déborde cette étroitesse. Kierkegaard, Marx ou Deleuze se sont appliqués à le dégager.
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[7]
J’ai tenté d’explorer le motif de cette seconde chance dans une réflexion récente sur le rapport entre Stanley Cavell et Søren Kierkegaard : « Transcendantal second chance », dans le recueil Stanley Cavell and value theory, dirigé par Paola Marrati et David La Rocca, à paraître aux éditions Bloomsbury.
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[8]
Denis Guénoun, Hypothèses sur l’Europe : un essai de philosophie (Belfort : éd. Circé, 2000).
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[9]
Mot ici littéralement inapproprié : il faudrait parler d’« occidentation », plutôt.
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[10]
Rimbaud, « Le Bateau ivre ».
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[11]
Voir Guénoun, Hypothèses sur l’Europe, p. 301, ou encore Guénoun, Trois soulèvements, §15, « Politique planétaire », p. 69.
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[12]
« Abandonner la colonisation ».