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Offrandes de tabac sacré.

Photographie de Patricia-Anne Blanchet.

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Ça s’arrête ici, avec nous! […] Nous marchons ensemble, pour les sept prochaines générations

Ashtam ntotacinan / Viens nous écouter

Les arts vivants pour libérer les voix de la jeunesse autochtone

La présente contribution au dossier thématique « Écodramaturgies : Québec, France, francophonie » de la revue Percées se veut une offrande artistique à la collectivité pour assurer le rayonnement et la pérennisation de créations de personnes étudiantes autochtones. Porteuses d’une identité culturelle en floraison, évoluant entre contemporanéité et tradition, ces dernières ont courageusement levé leur voix pour exprimer les enjeux qui les préoccupent et les rêves qui les nourrissent. La justice sociale et la justice environnementale constituent des axes thématiques explorés dans le « cercle » d’une recherche-action en éducation théâtrale, ancrée dans une approche narrative décoloniale (Archibald, Lee-Morgan et De Santolo, 2019).

De février à mai 2022, deux groupes de personnes étudiantes autochtones issues du cégep Garneau et du collège Champlain-Lennoxville, deux collèges publics, ont pris part à une série d’ateliers théâtraux basés sur une approche holistique de l’apprentissage, respectueuse des valeurs et des savoirs traditionnels des Premiers Peuples[1] (Battiste, 2013). Cette démarche a mené à la cocréation de deux oeuvres originales : la pièce de théâtre Ashtam ntotacinan / Viens nous écouter (2022) et la vidéo documentaire Healing the Next 7 Generations / Guérir les 7 prochaines générations (2023). Dans une visée de souveraineté narrative faisant place aux voix de la jeunesse autochtone, nous partageons ici dans leur intégralité ces oeuvres créées à l’occasion de notre recherche doctorale.

Dans une posture d’humilité culturelle pédagogique (Blanchet et al., 2024) portée par un parcours d’enseignante en art dramatique puis de conseillère en pédagogie autochtone, nous avons eu l’honneur d’accompagner d’inspirantes jeunes personnes étudiantes vers l’expression authentique et sensible de leurs récits de vie, que nous avons théâtralisés ensemble pour les porter à la scène ou à l’écran. Nous avons également bénéficié du soutien constant de conseillères à la vie étudiante autochtone des deux collèges ainsi que des sages éclairages de personnes porteuses de savoirs traditionnels et ambassadrices de l’art autochtone, à qui nous tenons à exprimer notre entière gratitude[2]. Ces partages prennent racine au coeur de relations authentiques et s’élèvent bien au-delà des objectifs de la thèse de doctorat. Une description sommaire de ce projet de recherche se révèle toutefois facilitante pour en justifier la pertinence, en saisir les ancrages et en envisager les retombées.

Description sommaire de la recherche doctorale

S’inscrivant dans la mouvance décoloniale actuelle, à laquelle participent des établissements d’enseignement postsecondaire (Mareschal et Denault, 2020), notre recherche doctorale brosse un portrait des réalités historiques et contemporaines qui concernent les jeunes Autochtones, en particulier les femmes, tout en portant attention à leur relation à l’éducation postsecondaire. Il en ressort la nécessité de mettre en place des environnements éducatifs culturellement pertinents pour les soutenir dans leurs trajectoires académiques souvent atypiques et jonchées d’obstacles systémiques (Dufour, 2019).

Les bienfaits des arts vivants, et plus précisément du théâtre social, sur le mieux-être individuel et collectif de la jeunesse autochtone sont ensuite relevés (Conrad, 2020; Hatala et Bird-Naytowhow, 2020) et replacés dans le contexte de la résurgence actuelle des manifestations artistiques autochtones au féminin dans le paysage culturel québécois (Côté, 2017). L’étude se décline autour de cette question : en quoi une démarche de création collective basée sur la théâtralisation de récits de vie de personnes étudiantes autochtones du collégial favorise-t-elle l’expression d’apprentissages liés à leur mieux-être holistique? L’univers conceptuel de la recherche revisite des approches narratives décoloniales (Archibald, Lee-Morgan et De Santolo, 2019; Lavoie et Blanchet, 2017) dans une perspective de théâtralisation. Il s’enracine également dans certains principes en pédagogie autochtone (Campeau, 2019) tels que l’oralité, la circularité et la ritualité, qui infusent les approches artistiques autochtones (Sioui Durand, 2003). Ces principes s’articulent autour des dimensions du mieux-être (tête, corps, coeur, âme) qui constituent la recherche d’équilibre représentée par le symbole de la roue de médecine (Absolon, 2010). De cette représentation découlent des indicateurs ayant permis de dégager l’expression d’apprentissages liés aux dimensions du mieux-être à travers le projet de création collective. La méthodologie se veut avant tout relationnelle et tient compte des contextes socioéducatifs et des réalités culturelles des personnes participantes (Wilson, 2008). Les lignes directrices de la recherche par, pour et avec des femmes autochtones (Femmes autochtones du Québec, 2012) impliquent une coconstruction du savoir avec les participantes, mettant en saillance leurs modes de partage et leurs visions du monde.

Expression d’une résistance sociale et environnementale

Aux fins de cette présente contribution, le partage des résultats se concentre autour de la dimension physique du mieux-être, associée à la relation au territoire et à l’archétype de la guerrière dans une posture de résistance porteuse de justice sociale et environnementale. Les résultats obtenus pour les trois autres dimensions (tête, coeur, âme) sont présentés dans diverses publications (Blanchet, Dana et Mckenzie, 2024; Blanchet, 2024; Blanchet, Lavoie et Wendell, 2023) ainsi que dans la thèse à soutenir en 2025. Étant donné l’intention de souveraineté narrative[3] portée par cette initiative et la posture d’humilité culturelle et pédagogique qui l’anime (Blanchet et al., 2024), il paraît tout naturel de laisser place aux voix des personnes participantes et aux magnifiques oeuvres issues de leurs récits de vie, afin qu’elles s’incarnent dans des relations pérennes fondées sur le respect et la réciprocité.

Oeuvres cocréées par les personnes participantes

Dans les deux collèges, la participation à dix ateliers théâtraux d’une durée d’environ deux heures chacun a mené à la création de deux oeuvres bien distinctes, mais émanant d’une démarche artistique portée par les mêmes principes et enracinée aux fondements des pédagogies des Premiers Peuples. Les sections suivantes les présentent dans leur intégralité.

Récits de vie théâtralisés avec le groupe du cégep Garneau

Texte dramatique Ashtam ntotacinan / Viens nous écouter[4] :

SCÈNE 1 – DANSE RITUELLE D’OUVERTURE

Les trois comédiennes, Kananish, India et Hillary, sont à l’arrière-scène à droite (côté cour), de dos, et William est assis sur une bûche à l’avant-scène à gauche et demeure fixe.

***Piste no 1. Chanson « Remember Me » de Fawn Wood (90 s)***

Portant des jupes à rubans, des mocassins et des boucles d’oreilles de perlage, les trois interprètes féminines entrent une à une sur scène en dansant un pas de danse traditionnelle de pow wow ou « makusham ». Chacune ramasse une branche de sapin baumier dans chaque main en dansant selon une chorégraphie circulaire comportant des mouvements d’ouverture et de gratitude au ciel et à la terre, puis de recueillement dans le coeur. Elles placent par la suite délicatement les branches de sapinage au centre de la scène. Cette séquence est répétée deux fois, puis les comédiennes s’assoient et respirent la bonne odeur.

Lorsqu’elles ont terminé, Hillary prend le bâton de parole; elles entrent dans la loge (matutishan) et s’assoient sur le tapis de sapinage, Hillary à droite, Kananish au centre et India à gauche. Pendant ce temps, William, le gardien de feu, se tient à gauche à l’avant-scène et allume le feu sacré du matutishan.

***Piste no 2. Voix des ancêtres***

(Montage sonore d’enregistrements authentiques en langues traditionnelles innu-aimun, atikamekw nehiromowin et ojibwe, récités par des membres des familles des interprètes : tante, soeur, mère, grand-mère)

Reviens à la source,
Retourne à ton territoire,
N’oublie jamais d’où tu viens,
Préserve ta langue,
Sois fière de qui tu es!
Marchons ensemble.

Ashtam ntotacinan / Viens nous écouter, avec William Bacon-Hervieux, Hillary Nolin, Kananish McKenzie et India Neashish Chilton. Théâtre de la Cité universitaire, Université Laval, Québec (Canada), 2022.

Photographie de Nada Massé.

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SCÈNE 2 – DANS LE VENTRE DE TERRE MÈRE

Placées en demi-lune dans le matutishan, les trois filles discutent et se présentent tour à tour avec le bâton de parole.

Kananish. – Neka, Neka, maman, j’ai un peu peur. Il fait vraiment très noir ici, je ressens des présences avec nous, autour de nous.

Kananish regarde autour d’elle et se colle à sa mère.

Hillary. – Mais non, n’aie pas peur, nitauassim, mon enfant, c’est la présence de toutes tes nukum et numushum qui veillent sur toi et te protègent de leur amour. Se redresse. Je ressens que les animaux gardiens de ma Kukum sont ici, avec nous : c’est un grand ours brun et Charlie l’orignal.

Kananish. – Voyons, un ours et un orignal, ça ne rentre pas dans la loge… ils sont bien trop gros!

India. – Nitauassim, ma petite-fille, tu sais que quand on entre dans le matutishan, on retourne dans le ventre de la Terre mère, pour nous guérir. Il est important de se présenter humblement au monde des Esprits. Allez, vas-y, présente-toi dans la langue de ton coeur.

India donne le bâton de parole à Kananish.

Kananish, se présente d’abord en innu-aimun. – Je suis Kananish McKenzie, fille de Nemnemis et de Paco
Je suis Innue de Matimekush Lac-John
Je suis Kana, celle qui aime aider les autres
Je suis la gentille, la réservée mais aussi la patiente
J’aime voir du changement positif dans les communautés
Je porte la médecine du harfang des neiges, Uapakanu est mon nom spirituel
Comme l’arbre, je suis tranquille et calme
J’ouvre la porte de l’EST, de l’enfance, du soleil levant

Hillary. – Tranquille, toi? Tshe! Surtout avec tes amies! Et dans mon ventre, je dois dire que tu bougeais beaucoup!

Les quatre personnages rient. Kananish donne le bâton de parole à Hillary.

Hillary, se présente d’abord en innu-aimun. – Nitassinan, je me présente à toi
Je suis Hillary Nolin, je porte les lignées innues de ma mère et ojibwe de mon père
Je suis celle qui est souriante et sensible
Je porte nipi, l’eau sacrée, et la lune gouverne mes cycles
Je suis le lynx des montagnes qui rêve de voyager vers d’autres territoires
Je souhaite faire entendre ma voix pour que les changements se réalisent
Tshinashkumitin pour toute la beauté de la vie
J’ouvre la porte de l’OUEST, de l’eau, de la guérison pour toutes les femmes

Ashtam ntotacinan / Viens nous écouter, avec Hillary Nolin, Kananish McKenzie et India Neashish Chilton. Théâtre de la Cité universitaire, Université Laval, Québec (Canada), 2022.

Photographie de Nada Massé.

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***Piste no 3. Voix du territoire***

(Montage sonore à partir d’enregistrements audio des voix des comédiennes récitant ces mots dans leur langue traditionnelle : Kautishkuemit, Nitassinan, Nutshimit, Nitaskinan, Notcimik…)

Kananish. – Ça me fait peur quand même tous ces bruits! Et toi, nukum, tu te présentes aussi!

Elle lui donne le bâton de parole.

India, se présente d’abord en atikamekw nehiromowin. – Ce sont les voix de tes ancêtres, nitauassim.
Je suis India Neashish, Atikamekw de Wemotaci
Je suis celle qui aime écouter le chant du vent
Je porte la médecine de la grand-mère mekinakw, tortue, la gardienne des traditions
J’ai la responsabilité de transmettre
Je persévère, je me relève et j’atteins mes buts
Comme le kicik, le cèdre, j’assure la protection de ma famille
Je rêve d’un monde plus juste et sécuritaire pour ma nation
J’ouvre la porte du NORD, j’écoute le message du vent venu du pays des ancêtres
Mikwetc kit ititinaw

Kananish. – Tshinashkumitinau

William, se présente d’abord en innu-aimun. – Je suis William Bacon-Hervieux, fils de Suzie Bacon et de Sébastien Hervieux
Je suis un Innu de Pessamit
J’ai été élevé par des femmes, ce sont elles qui m’ont tout appris
Je garde le feu pour protéger mes soeurs, mes mères, mes grands-mères,
mes tantes, cousines, et mes filles à venir
Je suis l’artiste, le rêveur et l’ambitieux
Comme le feu, il est difficile de m’arrêter
Je suis maikan – le loup qui aime traîner en meute – et je développe ma confiance en moi
J’ouvre la porte du SUD, le ishkuteu – feu de création, la puissance du guerrier

***Piste no 4. Transition musicale Soeurs Nibi***

SCÈNE 3 – ENGAGEMENT POÉTIQUE

À l’avant-scène côté cour. Décor : petite table avec tissu traditionnel et chaise rouge + objets représentant les enjeux (roche rouge, bûche de bois, robe rouge, châle). Un par un, chaque interprète se lève, va vers la table et prend son objet (les autres en mineur, bruitage).

Kananish. – Mines de fer (À l’avant-scène côté cour, elle ramasse une roche peinte en rouge)
Je marche en tenant ta main, Tshukum, grand-mère
Nin auass sur les traces de mes ancêtres
Le territoire coule dans mes veines
Comme l’eau des rivières
Infectée d’ignorance et d’égoïsme
Je respire la poussière rouge, Tshukum
Qu’est-ce qui est arrivé à nos terres?
Ça me fait peur et je ne veux plus me taire
Ninan auasset, nos coeurs battent pour le Nitassinan

Deux coups sur la poitrine (coeur à gauche), dans l’ordre : India, Hillary, William, Kananish.

La forêt que l’on protège depuis des millénaires
Celle dont la valeur de son être est rattachée seulement à sa richesse
Ils ont oublié sa beauté, son âme et sa sagesse
Comment garder nos traditions allumées, Tshukum?
Quand le Nutshimit s’efface sous nos pieds
Et que les mines encerclent notre décor
Même le atik a perdu le nord
Comme nimushum l’avait prédit
Sans qu’on puisse l’en empêcher
Mes enfants pourront-ils chasser, Tshukum?
Connaîtront-ils nos légendes et le innu-aimun?
Mais il y a encore de l’espoir, une nouvelle génération se lève
Pour nos droits et nos rêves et jusqu’à ce qu’on retrouve notre identité
J’utiliserai ma voix pour réparer les torts causés
Et continuerai de partager ce que, tshin, nukum, tu m’as enseigné

***Piste no 4. Transition musicale Soeurs Nibi***

India. – Coupes à blanc (À l’avant-scène côté cour, elle ramasse une bûche de bois)
Wemotaci, là d’où je viens, nous sommes entourés par la forêt. La forêt vit en nous.
Lorsqu’on quitte la communauté, nous empruntons le chemin forestier.
Cette route fait partie de nos vies depuis bien longtemps.
Tout au long de ce chemin, c’était rempli d’arbres, de conifères et de rivières.
Les arbres et la rivière sont des êtres vivants, puissants, gardiens et guérisseurs.
Ils sont des alliés qui nous guident toujours vers la bonne voie.
La médecine que pouvait nous procurer la forêt solidifiait notre relation au territoire et la rendait unique. Ce respect que nous avions établi mutuellement avec la nature rendait également cela agréable et chaleureux. On était à la maison dans le bois. Malheureusement, depuis mon enfance, plus le temps avance, plus les arbres disparaissent, laissant place à un champ aride et dénaturé.

Cette route est devenue méconnaissable aujourd’hui. La tristesse envahit tout mon corps lorsque j’emprunte ce chemin, je ferme les yeux, je bouche mes oreilles et je serre les poings, car on ne peut plus voir les signes que les arbres pouvaient nous donner ni entendre les messages que nous soufflait la brise dans leur feuillage.

Les forêts ont été rasées sur des kilomètres. Pauvres arbres, nos chers sapins, mélèzes, cèdres, chênes, érables, frênes et pins. Qu’ont-ils fait pour mériter de se faire arracher de leur terre, de leurs racines ancestrales? La rivière a perdu ses compagnons, ses frères, elle qui avait besoin d’eux pour s’abriter, rafraîchir et purifier son eau.

Qu’allons-nous faire pour embellir cette route à nouveau?
Cette chance que nous avions, cette chance de contempler ce magnifique spectacle forestier.
Comment feront nos enfants pour respirer sans forêt? (Lance la bûche au sol)

***Piste no 4. Transition musicale Soeurs Nibi***

Hillary. – Pour mes soeurs – nihimet (À l’avant-scène côté cour, elle ramasse une robe rouge)
Dans la violence, ne reste pas sous le silence
Dans l’abus, ne garde pas ton âme perdue
Dans la solitude, ne deviens pas une habitude
Dans les enjeux intergénérationnels, ne perds pas ton sens traditionnel

Il y a eu beaucoup trop de génocides
Il y a eu beaucoup trop de suicides
Il y a eu beaucoup trop d’homicides

Tard le soir, garde espoir
Garde ta lueur, loin de ta peur
Inspire l’air, expire la colère
Mets en feu ce côté haineux
Rappelle-toi d’où tu viens avec le son des cours d’eau
Notre Terre mère ne survit pas sans mère
Dansons sous la lune, en souvenir de quelques-unes
Célébrons nos coutumes sans amertume
Ta fierté mérite d’être en liberté
J’ai pour mission de te montrer le chemin de guérison
Nanitam shuts

***Piste no 4. Transition musicale Soeurs Nibi***

William. – Nekaui (À l’avant-scène côté cour, il ramasse un foulard de kukum)
Nekaui, j’ai peur
Peur du jour où le diable qu’on appelle racisme viendra poser ses griffes sur toi
Si au moins vous saviez ce que je pense des lois
Nekaui, j’ai peur. Peur pour l’intégrité et la dignité de mes soeurs
Nos filles, nos amies, nos soeurs, nos mères connaissent la peur et la douleur
Le mal est un parasite qui se cache parmi les héros qui doivent soigner et protéger
L’énorme océan de la réalité nous pousse à nager
Tel un toxicomane, le diable a une dépendance aux couleurs
Peur de l’ignorance et de ses démons qui dansent
Mes soeurs s’adaptent dans un monde ténébreux sans sens
Aux yeux de certains, la drogue ne peut briser ce qui est déjà brisé
Le soleil et la lune nous regardent d’un regard attristé
Certains s’empoisonnent afin d’éviter de tomber dans le noir
Tout comme l’artiste qui utilise son imagination comme une échappatoire
Nekaui, j’ai peur. Peur de ta douleur
Le monde est assombri à un point d’avoir l’impression d’avoir l’âme coincée au plus profond des abysses. Je vois cette belle Aînée qui sourit, mais je crois qu’elle est triste

***Piste no 5. Chanson « Génocide » de Samian (+ crépitement de feu de 1 min 37 s à 2 min)***

Les filles s’approchent de William et forment une ligne face au public, regards au sol.
Quand les paroles commencent : levé du regard sur le public en choeur.
Quatre pas vers l’avant synchronisés avec la musique.

Ashtam ntotacinan / Viens nous écouter, avec Hillary Nolin, Kananish McKenzie, India Neashish Chilton et William Bacon-Hervieux. Théâtre de la Cité universitaire, Université Laval, Québec (Canada), 2022.

Photographie de Nada Massé.

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SCÈNE 4 – UN SEUL COEUR

Hillary. – Pendant 500 ans, on nous a muselés
India. – Empêchés de nous exprimer
Kananish. – On a tenté d’éteindre nos traditions
Tous. – Ça n’a pas marché
William. – On a voulu nous couper du cycle des saisons
Tous. – Mais le territoire vit en nous (Lentement, mains croisées sur le coeur)
Hillary. – Nitassinan
India. – Nitaskinan
Kananish. – Nutshimit
India. – Notcimik
Hillary. – Pour guérir nos lignées et ramener la justice
Kananish. – Prendre soin de nos parents, honorer nos Aînés
Tous. – L’heure de la réparation a sonné
William. – Il est temps de reconnaître les torts causés
India. – Nous parlons pour sauvegarder nos langues
Hillary. – Nous créons pour faire rayonner nos cultures
Tous. – Ça s’arrête ici, avec nous!
En le disant, avancer un pas ensemble.
Tous. – Nous marchons ensemble, pour les sept prochaines générations
William. – Viens nous écouter…
Kananish. – Viens nous écouter…
Hillary. – Viens nous écouter…
India. – Viens nous écouter…
Tous. – Ashtam ntotacinan

***Piste no 1. Chanson « Remember Me » de Fawn Woods (90 s minimum)***

Les quatre se tiennent côte à côte, ouvrent les bras pour se tenir mutuellement et regardent au sol.
Quand « Remember Me » est prononcé, les interprètes lèvent le regard vers la foule.

***FIN***

Ashtam ntotacinan / Viens nous écouter, avec William Bacon-Hervieux, Hillary Nolin, Patricia-Anne Blanchet, Kananish McKenzie et Julie St-Laurent. Théâtre de l’Université du Québec à Trois-Rivières, Trois-Rivières (Canada), 2023.

Photographie de Jeanne Cyr-Forgues.

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Ashtam ntotacinan / Viens nous écouter, avec Nada Massé, Julie St-Laurent, India Neashish Chilton, Kananish McKenzie, Hillary Nolin, William Bacon-Hervieux, Patricia-Anne Blanchet et Jeanne Cyr-Forgues, Théâtre de la Cité universitaire, Université Laval, Québec (Canada), 2022.

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Récits de vie théâtralisés avec le groupe du collège Champlain-Lennoxville

Voici le lien vers la vidéo documentaire Healing the Next 7 Generations / Guérir les 7 prochaines génération[5] : vimeo.com/815651846

Porte du sud : résistance de la guerrière

L’objectif de notre recherche doctorale était de dégager les retombées de la théâtralisation de récits de vie sur l’expression d’apprentissages liés aux dimensions (intellectuelle, physique, émotionnelle, spirituelle) du mieux-être holistique, selon la figure de la roue de médecine qui constitue un savoir traditionnel et un symbole spirituel partagé par plusieurs nations autochtones (Absolon, 2010). Les interprétations et les significations varient toutefois d’une nation à l’autre, car chacune possède ses propres traditions, conceptualisations, relations et enseignements en lien avec son histoire et son territoire.

Située au sud de la roue du mieux-être, associée au corps, au savoir-faire et à la relation au territoire, la dimension physique incarne la résistance de la guerrière, l’une des quatre figures archétypales[6] se dégageant de la démarche de création collective vécue avec les personnes participantes. Les résultats présentés ici font état de deux catégories d’indicateurs puisés de cette dimension. La première a trait à l’expression d’un militantisme vecteur de justice sociale. La seconde révèle la dénonciation de la destruction territoriale et l’engagement des personnes participantes pour la justice environnementale, dans le renforcement de leur relation au territoire comme partie intégrante de leur identité culturelle[7].

Parole artistique porteuse de justice sociale

Le militantisme pour la justice sociale constitue un indicateur très présent dans les résultats et certaines thématiques ressortent de façon plus saillante dans les témoignages analysés. Des personnes participantes, dont India Neashish Chilton, manifestent un profond engagement envers les luttes sociales : « Ce projet a permis de montrer les injustices que nous vivons afin que cela cesse enfin » (cercle de parole du 30 juin 2022). Hillary Nolin s’exprime également en ce sens : « Comme je suis quelqu’un d’engagé dans nos luttes, c’était une bonne place pour moi d’en parler ici » (idem). Kananish Makenzie mentionne aussi ceci : « J’ai trouvé ça intéressant que chaque personne puisse partager les injustices qu’elle vivait. Je pense qu’avec ce projet, on s’est développé une passion pour défendre nos droits » (idem).

La dénonciation des injustices à l’égard des femmes et des filles autochtones disparues ou assassinées est aussi une thématique récurrente : « Je voulais sensibiliser et parler au nom de toutes ces femmes autochtones qui ont disparu sans que les autorités s’en occupent » (idem), explique Alicia Bosum. Hillary s’exprime pour sa part ainsi : « Il fallait que je dénonce le racisme systémique qu’on vit encore, surtout les femmes. C’est mon devoir, c’est ma responsabilité de parler pour celles qui ne sont pas capables, celles qui ne peuvent plus » (idem). L’histoire des enfants disparus et des survivant·es des pensionnats autochtones ressort à plusieurs reprises sous l’indicateur « Justice sociale ». Sabrina Marcotte en témoigne : « L’histoire des enfants perdus des pensionnats m’affecte beaucoup et c’est pour ça que je voulais la dénoncer dans ce projet. L’art, c’est pour moi un moyen de révéler les injustices de nos histoires » (idem). Et Aurora Daileboust affirme : « Nos problèmes viennent de cette histoire injuste. J’espère vraiment que ce projet va modifier l’opinion des gens sur tout ce qu’ils pensent savoir à propos de ma culture et de mon peuple » (idem).

Conscientes des conséquences de la colonisation sur leur parcours académique, les personnes participantes sont engagées pour la défense des droits autochtones, tel que l’exprime Julie-Ann Vollant Whittemore : « Ce projet sensibilisera à nos réalités et à nos combats pour la justice sociale » (idem). Plusieurs éléments scénographiques traduisent aussi leurs préoccupations pour la justice sociale : robes rouges, petits souliers d’enfants, sélection d’images militantes pour le diaporama projeté en arrière-scène (où l’on peut lire « Chaque enfant compte », « Idle No More », « Plus jamais de soeurs volées », « Justice pour Joyce », etc.).

À la lumière de ces témoignages, sélectionnés parmi plusieurs, il appert que la théâtralisation de récits de vie constitue, chez les personnes participantes, un vecteur pour exprimer leurs revendications et militer pour plus de justice sociale : « C’est comme une manière de dénoncer les injustices, mais de façon douce et artistique. C’est ça, on est des guerrières pacifiques! » (idem), soutient Hillary.

Tribune pour la justice environnementale

Dans leur prise de parole artistique, les personnes participantes dénoncent les pratiques coloniales de destruction des territoires ancestraux qui affectent leur mieux-être individuel et collectif. Quatre thématiques ont trait à la justice environnementale : l’extractivisme minier, l’extinction des caribous, les coupes à blanc et le manque d’eau potable. La notion de justice environnementale s’enracine donc dans les récits de vie théâtralisés. Kananish partage ceci : « La pièce de théâtre m’a permis de parler de ce qui se passe de grave sur mon territoire, je veux que les gens sachent » (idem). Hillary exprime pour sa part : « Moi je vois les Autochtones comme les guerrier·ères de la terre. Il faut protéger nos territoires, c’est notre responsabilité » (idem). Aurora tient des propos similaires : « Mon peuple se bat pour protéger nos terres et les récupérer. Je suis leurs pas en dénonçant cela ici » (idem). Sont également soulevés des questionnements relatifs au futur incertain qu’engendre l’exploitation des territoires ancestraux, tel que le traduisent ces deux extraits d’Ashtam ntotacinan / Viens nous écouter : « Mes enfants pourront-ils chasser, Tshukum? »; « Comment feront nos enfants pour respirer sans forêt? »

Les personnes participantes des deux groupes expriment aussi l’importance de leur relation au territoire ancestral. India affirme : « Le territoire, c’est notre identité, on ne vit pas sans lui, il faut que tout le monde le respecte comme nous » (cercle de parole du 30 juin 2022). Mia Tenasco s’exprime sur la connexion à son territoire : « Ce qui me ramenait à mon territoire, c’est le cèdre que nous brûlions à chaque fois que nous nous rencontrions » (idem). Le fait d’avoir vécu des moments du projet à l’extérieur, en nature, a été perçu positivement par les personnes participantes. Alicia parle de sa relation à l’eau en lien avec le tournage de la vidéo documentaire aux abords d’Alsig8tekw (rivière St-François) : « Je me sens mieux au bord de l’eau, donc je viens souvent ici. Je me sentais plus connectée au bord de la rivière, plus libre de partager, pas comme dans une salle de classe » (idem).

Plusieurs artéfacts de création et éléments scénographiques font aussi état de la dénonciation des injustices environnementales, de la valorisation de la relation des personnes participantes au territoire et de son caractère sacré : roches rouges pour symboliser les mines de fer, bûches de bois pour symboliser les coupes à blanc, peaux d’animaux, bois de cerfs, feu, plume, coquillage, sapinage, maïs, herbes sacrées (sauge, cèdre, tabac, foin d’odeur), prises de vue aériennes de la rivière, envolée d’oies, etc.

Ashtam ntotacinan / Viens nous écouter, éléments scénographiques évocateurs de relation au territoire et de justice environnementale. Café Oxymel, cégep Garneau, Québec (Canada), 2022.

Photographie de Patricia-Anne Blanchet.

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Ces résultats rendent compte de l’interconnectivité et de l’interdépendance qui caractérisent la relation au territoire ancestral, tout en mettant en lumière sa dimension sacrée[8]. Ils révèlent que la justice environnementale constitue une préoccupation centrale pour les personnes participantes, investies d’un sentiment de responsabilité. Celui-ci s’actualise par la théâtralisation de leurs récits de vie, utilisée comme levier de résistance.

***

Notre recherche-action-création décoloniale allie les champs de l’éducation autochtone et de l’éducation théâtrale en mettant en lumière leur complémentarité et leurs intersections. Par la prise de parole souveraine, artistique et engagée qu’elle propose en lien avec la justice sociale et environnementale, cette démarche de création collective peut s’inscrire parmi les approches performatives en écodramaturgie (Woynarski, 2020) sur lesquelles porte ce dossier thématique. Étant donné la préséance, dans les créations, d’enjeux relatifs aux femmes autochtones et à leur interconnexion avec le territoire comme fondement de leur identité culturelle, une portée écoféministe décoloniale s’en dégage (Green, 2017 [2007]).