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Eau et lumière.

Photographie de Virginie Magnat.

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Cet article met en dialogue des pratiques artistiques transformatives, restauratives et décoloniales qui privilégient un savoir-sentir écosomatique, transindividuel et somactiviste, tout en honorant les conceptions autochtones de l’agentivité humaine et autre / plus-qu’humaine qui précèdent, anticipent et dépassent les fondements du nouveau matérialisme et du posthumanisme. En effet, ce qui caractérise les conceptions autochtones de l’agentivité, c’est leur dimension à la fois spirituelle et éthique, si clairement mise en avant par de nombreux·euses chercheur·euses autochtones. Cependant, reconnaitre l’importance de cette dimension est une impossibilité théorique pour les perspectives antifondationnalistes issues du poststructuralisme, depuis la théorie critique rattachée à l’École de Francfort jusqu’à la déconstruction postmoderniste selon Jacques Derrida. Même si le nouveau matérialisme et le posthumanisme s’efforcent de s’affranchir des limites de leur héritage poststructuraliste, les implications de cette impossibilité ne sont pas prises en compte. Par conséquent, lorsque la théoricienne Karen Barad affirme que le réalisme agentiel englobe « la matérialisation de tous les corps – “humainsˮ et “non humainsˮ – y compris les contributions agentielles de toutes les forces matérielles (à la fois “socialesˮ et “naturelles[1]ˮ) » (Barad, 2007 : 64), elle omet l’agentivité de la spiritualité, qui s’avère tout aussi incommensurable du point de vue de la physique quantique que de celui de la pensée poststructuraliste.

Un lac et son ponton de bois, situés en pleine nature et surplombés par un ciel immense dont les nuages se reflètent dans l’eau calme, figurent sur la couverture du numéro spécial intitulé « Performance Training and Well-Being » que j’ai codirigé avec Nathalie Gauthard (Université d’Artois) et qui est paru dans la revue Theatre, Dance and Performance Training en juin 2022. La présence indéniable de ce paysage est amplifiée par l’absence de vie humaine, suggérée par le ponton construit pour accéder au lac, mais décentrée en demeurant hors champ. Cette image évoque une forme de bien-être non anthropocentrique, enracinée dans les perspectives et savoirs autochtones qui promeuvent la relationalité et la réciprocité en incluant la vie autre / plus-qu’humaine.

Lac de la réserve Poundmaker (Canada).

Photographie de Sabina Sweta Sen-Podstawska.

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Il s’agit du lac de la réserve Poundmaker, près de Cut Knife en Saskatchewan dans la région du Traité no 6. C’est par l’intermédiaire d’un rêve que les ancêtres du metteur en scène, acteur et auteur cri Floyd Favel lui ont révélé que ce lac était un lieu sacré constituant une source intarissable de revitalisation et de résurgence culturelle, comme il en témoigne dans l’essai « Performance Training as Healing: Reflecting on Workshops Leading to the Indigenous Theatre Process Native Performance Culture (NPC) » (2022) rédigé avec sa collaboratrice Sabina Sweta Sen-Podstawska (Université de Silésie). Sen-Podstawska, chercheuse en études somatiques et praticienne de la danse classique indienne odissi, a pris la photo du lac devenue l’image phare de notre numéro spécial, et décrit dans cet essai les ateliers de recherche-création dirigés par Favel à la réserve Poundmaker pour son adaptation (2018-2019) d’Oncle Vania (1897) d’Anton Tchekhov. Les comédien·nes ont pris part à une série d’exercices, de conversations et d’échanges sensoriels impliquant le toucher, la vue, l’ouïe, le mouvement, le rire et les larmes, tout au long desquels la terre (land) a nourri leur travail en tant que guide, observatrice silencieuse, source de connaissances et amie bienveillante. Sen-Podstawska précise que Favel lui a confié que ses ancêtres, en lui montrant le lac dans un rêve, ont désigné ce site naturel pour qu’il puisse être voué à la revitalisation du théâtre autochtone. Favel lui a aussi appris que dans la culture crie, le tipi cérémoniel est un espace sacré qui appartient aux femmes, puisqu’il représente le corps d’une femme (iskw^ew) et que le feu (iskot^ew) brulant au centre du tipi est son coeur (otêh). Sen-Podstawska relate son expérience de la puissance de ce lieu lors d’une séance de travail :

Quand je me suis trouvée, dans le rôle de Sonia, au centre même du tipi qui avait servi d’autel lors d’une cérémonie la nuit précédente, j’ai d’abord été prise par une sorte de peur teintée d’hésitation. Mais au cours du monologue de Sonia, j’ai ressenti la douceur tiède des cendres mélangées avec du sable et de la terre […]. Au bout d’un moment, mon inquiétude s’est estompée et je me suis sentie protégée et fortifiée. Après m’être habituée à la sensation du sable sous mes pieds nus, je me suis agenouillée, puis assise; j’ai touché le sol, effleuré l’agréable douceur de la terre lisse [et] j’ai ressenti la chaleureuse étreinte de ma mère[2]

(Sen-Podstawska, 2021 : 107-108; citée dans Sen-Podstawska et Favel, 2022 : 207).

Sen-Podstawska se souvient qu’il lui a semblé pénétrer un espace liminal, situé entre le cérémoniel et le performatif, d’où elle a puisé l’impulsion, l’énergie et l’orientation de son interprétation du rôle : « la présence bienfaisante et la sagesse de la mère qui manquaient à Sonia dans sa vie se trouvent dans la chaleur du feu cérémoniel qui la guide dans un processus curatif d’apaisement lui permettant de se réconcilier avec ses sentiments et ses pensées[3] » (Sen-Podstawska et Favel, 2022 : 207). Les auteur·trices concluent l’article en observant que ce travail artistique leur a offert « un espace de décolonisation et de guérison[4] » (ibid. : 209). J’ajouterais qu’il est possible de considérer le lac, le tipi, la terre, les cendres et le sable de la réserve Poundmaker comme des collaborateur·trices autres / plus-qu’humain·es essentiel·les à ce projet décolonial qu’il·elles ont accueilli, abrité et soutenu en rendant possible une rencontre interculturelle entre la tradition crie, qui sous-tend l’approche théâtrale de Favel, et la tradition indienne, qui sous-tend la danse odissi que pratique Sen-Podstawska.

Pratiques artistiques transformatives, restauratives et décoloniales

Afin de mieux comprendre le sens de cette collaboration, il est nécessaire de replacer le travail de Favel dans le riche contexte d’expérimentations artistiques interculturelles auxquelles il a contribué et qui continuent de nourrir son approche. En effet, très tôt dans sa carrière, Floyd Favel a travaillé en Europe avec Jerzy Grotowski (1933-1999), fondateur du Théâtre Laboratoire, au début de la dernière phase de ses recherches post-théâtrales consacrées aux processus performatifs des arts rituels. Floyd Favel a également participé aux recherches parathéâtrales de Rena Mirecka (1934-2022), l’actrice principale du Théâtre Laboratoire qui s’est inspirée des expérimentations parathéâtrales dirigées par les membres de ce groupe pendant les années 1970, et qu’elle a continué d’explorer de manière indépendante après la fin de cette période[5]. On peut considérer que c’est l’importance des relations entre partenaires humain·es et autres / plus-qu’humain·es qui distingue le parathéâtre du théâtre pour Grotowski comme pour Mirecka, puisque ces relations se sont supplantées au rôle précédemment joué par les spectateur·trices-témoins du Théâtre Pauvre. Une grande partie des expérimentations parathéâtrales menées par les membres du Théâtre Laboratoire ont eu lieu dans la forêt de Brzezinka, qui est ainsi devenue leur partenaire et témoin, une double fonction leur incombant également en tant que partenaires-témoins de la forêt. C’est à partir de ce moment que les notions d’acteur·trices et de spectateur·trices ont cessé d’être pertinentes : l’échange entre partenaires-témoins relevait désormais non plus du champ théâtral, mais de recherches post-théâtrales axées sur la rencontre.

Il faut aussi souligner l’influence constante de l’hindouisme et des pratiques traditionnelles indiennes sur le travail de Grotowski[6] et de Mirecka[7], qui ont chacun·e fait des séjours en Inde pour approfondir leurs connaissances de cette philosophie et de cette culture. C’est ainsi que l’utilisation du yoga, dont les techniques ont servi de base aux exercices d’entrainement de l’acteur·trice au cours de la période théâtrale, a perduré dans leurs recherches post-théâtrales respectives à partir des années 1970. Au cours des stages que Mirecka dirigeait et qui rassemblaient des participant·es de différentes nationalités et origines culturelles, elle transmettait les exercices plastiques que Grotowski l’avait personnellement chargée de développer au Théâtre Laboratoire[8], ainsi qu’un travail sur l’énergie ancré dans sa propre pratique du yoga, des chakras et des mantras. Son approche parathéâtrale de l’entrainement physique intégrait tous ces éléments dans le but de développer une sensibilité aux sources d’énergies humaines et autre / plus-qu’humaines, de devenir un conduit pour ces énergies, et de cultiver des relations vivantes avec divers·es partenaires. Le rapport à la nature était central à cette approche, et entre 2007 et 2012, j’ai eu la chance de travailler avec Mirecka dans des sites naturels tels que le campus verdoyant de l’Université du Kent à Canterbury, les étendues arides de la Sardaigne et la forêt de Brzezinka en Pologne. Au cours de mes conversations avec Mirecka, elle m’a confié qu’après de nombreuses années de travail sur elle-même, elle concevait son processus créatif intérieur comme une rivière : elle avait conscience de la puissance de cette rivière dont elle connaissait chaque pierre, plante et animal. Pendant les stages, elle invitait les participant·es à faire l’expérience d’une interconnexion entre l’organicité du corps humain et celle du monde naturel en passant du temps avec la nature et en écoutant celle-ci parler sans utiliser de mots. Elle affirmait que tout ce qui nous entoure est fait de la même énergie : la forêt, l’océan, le soleil, le vent, le ciel. Elle associait ce vaste écosystème au jardin intérieur de notre organisme, suggérant que nous sommes sur la terre pour tenter de comprendre comment réaliser l’ensemble de nos potentialités, et pour que notre être tout entier apprenne à exister en relation avec l’ensemble du vivant.

Cette vision s’applique aussi à la relation organique entre corps et voix, mouvement et son, action physique et vibration vocale. Mirecka la comparait à l’expérience de poser délicatement un pied, puis l’autre, dans un canoë, expliquant que ce n’est qu’après avoir établi une relation amicale avec l’eau que l’on peut naviguer sur la rivière. Elle concevait la voix comme un processus relationnel vibratoire, modulé par le flux continu du souffle et du son, et nécessitant d’impliquer le coeur, de ne pas demeurer indifférent·e. Ce processus organique peut donc être conçu comme une interconnexion entre l’intérieur et l’extérieur, entre soi-même et l’autre, entre l’énergie humaine et celle du monde naturel.

Forêt de Brzezinka (Pologne).

Photographie de Celeste Taliani.

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Cette conception non conventionnelle de l’agentivité met non seulement l’accent sur les relations entre partenaires humain·es et autres / plus-qu’humain·es, mais aussi sur la nécessité de faire confiance aux processus organiques de la vie et de s’efforcer d’en prendre soin plutôt que de tenter de les contrôler, de les manipuler ou de les exploiter. Cette approche non volontariste sous-tendait le type d’entrainement développé par les acteur·trices du Théâtre Laboratoire, et Grotowski y fait allusion dans un passage clé de l’ouvrage Vers un théâtre pauvre (1971 [1965]). Or une erreur de traduction a introduit un malencontreux contresens dans la version française, que voici : « un état dans lequel on “ne veut pas faire cela”, mais plutôt on “se résigne à ne pas le faireˮ » (Grotowski, 1971 [1965] : 15). Lorsque l’on compare ce passage avec la traduction anglaise figurant dans Towards a Poor Theatre, on constate que celle-ci diffère de la version française : « a state in which one does not “want to do thatˮ but rather “resigns from not doing itˮ » (Grotowski, 1968 [1965] : 17). En effet, en français, il s’agit de « se résigne[r] à ne pas faire », alors qu’en anglais, il s’agit de « renoncer à ne pas faire », c’est-à-dire qu’il faut parvenir à faire sans vouloir faire. Michel Masłowski, qui a organisé, en partenariat avec l’Institut Grotowski, le colloque L’année Grotowski à Paris (2009) auquel j’ai été invitée, a eu la générosité de m’indiquer une autre traduction française du texte polonais original publié dans la revue Odra en 1965 et réimprimé par l’Institut Grotowski en 2007. Dans cette deuxième traduction, le passage en question se rapproche du sens de la traduction anglaise : « un état dans lequel non pas on veut “faire cela”, mais plutôt on “renonce à ne pas le faire” ». La traduction anglaise est donc fidèle à l’original, tandis que les lecteur·trices de Vers un théâtre pauvre sont induit·es en erreur par une traduction française selon laquelle il faudrait renoncer à faire, alors qu’en réalité Grotowski fait référence à un état dans lequel ce que l’on doit accomplir ne peut l’être que si l’on suspend la volonté de faire. Il associe cette conception paradoxale de l’agentivité à la notion taoïste de wu wei, ou « non-faire », qui ne signifie pas « ne rien faire du tout », mais qui indique plutôt qu’il s’agit de permettre à ce qui peut être accompli d’avoir lieu (Grotowski, troisième leçon du Collège de France, 1997[9]). Cet état privilégie le désarmement à la confrontation, la vulnérabilité à la virtuosité, et une forme de lâcher-prise au désir de contrôle. Grotowski souligne d’ailleurs que le volontarisme, issu d’une culture manipulatrice, nous incite à vouloir savoir comment accomplir quelque chose pour pouvoir appliquer ce savoir, ce qui suppose que le savoir est préalable au faire, et il affirme que c’est l’inverse dans les pratiques artistiques, où « faire c’est savoir » (idem).

L’enracinement du savoir dans le faire, la renonciation au volontarisme et l’ouverture aux relations avec des partenaires autres / plus-qu’humain·es, y compris les esprits des ancêtres, sont des aspects fondamentaux de nombreuses pratiques rituelles traditionnelles non occidentales et autochtones. Grotowski et Mirecka se sont tous·tes deux intéressé·es à ce genre de pratiques, et au cours de mes conversations avec Favel, celui-ci a remarqué qu’il était probablement « le seul Indien[10] » (« the only Indian »; Favel, entretien du 28 janvier 2011) avec lequel ces artistes polonais·es avaient travaillé. Ayant souligné la valeur de ce que l’un et l’autre lui avaient transmis, il a précisé que son apprentissage avec Mirecka lui avait été particulièrement bénéfique parce qu’il comportait une dimension curative. Quand j’ai partagé mon expérience de l’enseignement de Mirecka avec Favel et que je lui ai parlé de l’importance de la relation à la nature dans son travail, il a suggéré que Mirecka et Grotowski étaient des artistes particulièrement sensibles au malaise de la société occidentale ayant tenté, chacun·e à leur manière, de pallier les maux de la modernité. Il a aussi reconnu que puisqu’il avait eu le privilège de travailler avec ces artistes, il lui incombait de mener ses propres recherches et de les transmettre aux autres. Favel est donc retourné au Canada pour y développer une approche enracinée dans les savoirs, les structures sociales et les pratiques rituelles cries. Nommée « Native Performance Culture » (NPC), cette approche est représentée par l’équation (Fa [H (Tr x Pr)] = Th2), dans laquelle Fa fait référence à la famille ou à la communauté, H à « healing », Tr à la tradition, et Pr au processus. Le résultat, Th2, ou théâtre au carré, est inspiré par Le théâtre et son double (1938) d’Antonin Artaud, car pour Favel, le double est le « monde des esprits » (« Spirit World »; Sen-Podstawska et Favel, 2022 : 200), sa vision du théâtre étant fondée sur une expérience spirituelle et curative relative à la cérémonie. Il précise que « la NPC est une méthode spirituelle » ayant recours à des techniques « dérivées de structures rituelles autochtones[11] » (ibid. : 209), et que pour les personnes autochtones, la notion de cérémonie est irrémédiablement liée à l’histoire du colonialisme au Canada :

À l’époque précédant le contact [avec les colons européens], la cérémonie servait à maintenir une relation équilibrée entre les êtres humains et la nature. Après la colonisation, la guérison des traumatismes liés aux pensionnats autochtones, à la maltraitance, aux guerres, au génocide et à la désintégration des familles est devenue la fonction principale de la cérémonie, qui rappelle toujours aux participant·es qu’il·elles sont des êtres spirituels et font partie de la Création[12]

(Favel, cité dans Sen-Podstawska et Favel, 2022 : 209).

Favel explique que dans la culture crie, cela signifie que le processus cérémoniel permet aux participant·es d’être « en communication non intellectuelle avec toutes les forces spirituelles[13] » (idem). La portée décoloniale d’une pratique artistique fondée sur les structures rituelles autochtones vient de ce qu’elle puise dans celles-ci sa puissance transformative et restaurative, permettant aux êtres humains de renouer une relation d’équilibre avec l’ensemble du vivant, en dépit des tentatives de génocide culturel à grande échelle mises en oeuvre par le gouvernement fédéral canadien dans le but d’éradiquer les pratiques linguistiques, culturelles et spirituelles des Premières Nations. En effet, la Loi sur les Indiens, promulguée en 1876, a été amendée en 1895 pour interdire la célébration de « tout festival, toute danse ou toute autre cérémonie des Indiens », y compris les pow-wow, les danses du soleil et les danses des esprits, puis de nouveau en 1914 pour interdire « la danse hors réserve » (L’encyclopédie canadienne, s.d.), et finalement en 1925 pour interdire la danse en général. Bien que ces interdits aient été abolis en 1951, la Loi sur les Indiens existe encore et continue d’autoriser le gouvernement fédéral à règlementer et administrer les affaires et la vie de tous les jours des membres des communautés autochtones[14].

Un savoir-sentir écosomatique, transindividuel et somactiviste

Dans son ouvrage intitulé Mouvementements : écopolitiques de la danse, Emma Bigé s’appuie sur sa pratique de la dance contact improvisation et sur ses travaux de recherches interdisciplinaires pour explorer les potentialités transformatives, restauratives et décoloniales de certaines pratiques artistiques dites « écosomatiques » parce que fondées sur « une philosophie du soma qui, en plongeant dans le corps-vivant-vécu, y découvre l’eco, la maison-Terre qui l’entoure et avec laquelle il vit » (Bigé, 2023 : 31). Pour comprendre ce qui se passe lorsqu’on danse, Bigé pose la question « Qui bouge? » et suggère que se sentir danser « c’est aussi faire l’expérience limite d’être à la fois productrice et produite, agente et site de l’action, bougeant et bougée » (ibid. : 61). Il s’agit donc de s’entrainer à sentir ce qui nous bouge, et Bigé fait elle aussi référence à la notion taoïste de non-agir lorsqu’elle décrit ce processus : « Je m’apprête à suspendre la tentation et la tendance à “faire” afin de m’ouvrir à un “non-faire” qui n’est pas un simple abandon aux forces extérieures ou intérieures mais, au contraire, un surcroît d’attention, une hypervigilance, une écoute de ce qui est d’ordinaire rendu muet par mon activité » (ibid. : 85). On pourrait envisager cette écoute hypervigilante comme une forme de somactivisme permettant de percevoir ce que la violence du colonialisme dont témoigne Favel a rendu inaudible, indicible et invisible, puisque la Loi sur les Indiens, les pensionnats autochtones et la création des réserves ont eu des impacts catastrophiques sur la transmission intergénérationnelle de pratiques culturelles et cérémonielles vitales pour les communautés autochtones. Bigé affirme qu’il faut « refuser la colonialité, c’est-à-dire refuser les manières coloniales, impériales, négatrices de vie, d’être en relation au monde », et précise que dans le domaine de la danse, cela implique d’« apprendre notamment à se défaire de l’idée que l’on pourrait voir les autres bouger du dehors, sans participer à leurs mouvements, sans être mouvementées par leurs gestes » (ibid. : 99). La dance contact improvisation offre justement la possibilité de participer aux mouvements et aux gestes des autres sans tenter de les contrôler, tout en acceptant et en respectant l’emprise de la gravité, ce qui nécessite « un certain oubli de soi […] au sens où le soi passe à l’arrière-plan, parce que le monde et singulièrement ici, la Terre et sa force d’attraction, se révèlent être plus riches, plus fascinants » (ibid. : 85). Un entrainement qui permet de travailler avec la gravité, plutôt que malgré elle, peut donc nous aider à « reconnaître la part de “terre” en nous, c’est-à-dire la part pesante » (idem). Bigé soutient que ces « savoirs terrestres et terriens » qu’elle définit comme des « savoir-sentir » qui nous « ancrent à la Terre, à son magnétisme et à nos responsabilités à son égard » peuvent nous enseigner « une leçon d’humilité » grâce à laquelle il devient possible d’apprécier la force de la gravité : « ces moments où mes mouvements se mettent au service d’un mouvement qui n’est pas le mien et où, au lieu de me mouvoir, je suis mue » (idem).

Surface de la planète Terre vue de l’espace.

Image de Vecteezy.

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Comme dans la perspective du lâcher-prise non volontariste sous-tendant l’entrainement des acteur·trices du Théâtre Laboratoire, il s’agit non pas de se résigner à ne pas faire, mais de renoncer aux réflexes conditionnés d’un vouloir-faire hérité d’une perspective anthropocentrique (et souvent androcentrique) de l’agentivité.

Il n’est évidemment pas facile de se défaire de cette attitude volontariste si répandue, d’où la nécessité de développer une vigilance particulièrement vive qui consiste à « guetter les automatismes » (ibid. : 109) pour pouvoir les suspendre et leur échapper. On pourrait d’ailleurs appliquer cette stratégie aux automatismes préjudiciables des pratiques somatiques focalisées sur la santé et le bien-être d’individus privilégiés, et Bigé émet une critique légitime à l’encontre des « industries du développement personnel, du self-care, du self-improvement » dont le déploiement de pratiques somatiques s’adresse aux « sujets-consommateurs du capitalisme mondial intégré » (ibid. : 133). Dans les sociétés occidentales, les services proposés par ces industries du bien-être qui sont censées améliorer la qualité de vie de leurs client·es risquent effectivement de renforcer leur attachement aux notions de propriété et d’individualisme surprivilégiées par le discours néolibéral. Pour contrecarrer les effets pernicieux de ce rétrécissement de la vie à l’échelle du sujet conçu comme unique, autonome et souverain, Bigé nous invite à honorer les « voix ancestrales » qui nous traversent et à reconnaitre que chacune de nos vies deviendra du « compost pour les vies qui lui succéderont » (idem). Défiant la tendance du repli sur soi que certaines pratiques somatiques semblent valider, elle affirme que « danser n’est jamais une activité individuelle mais toujours un événement transindividuel » qu’elle associe au collectif « air-sol-musique-environnement-danseureuses » (ibid. : 65). Elle attire donc notre attention sur « la part trans* de toute individuation : je ne peux devenir que si nous devenons », et en déduit que la danse ne trouve pas sa source en nous, mais émerge de ce qui se passe entre nous, « ce qui nous relie les unes aux autres » (idem). Déclarer « je danse » (idem) perd donc son sens si l’on considère que la danse prend corps et se danse « à travers moi et à travers les autres » (ibid. : 58). Elle décrit cette expérience limite de la manière suivante : « Bougeantes-bougées : voilà où nous place la danse. Dans des mouvements que nous faisons en même temps qu’ils nous font » (ibid. : 62). Ces réflexions l’amènent à poser la question qui est au coeur de son ouvrage : « qu’est-ce donc qui nous bouge quand nous dansons? » (Idem; souligné dans le texte.)

Pour faire l’expérience de ces « mouvementements » qui nous bougent tout en nous reliant irrémédiablement aux autres, il faut apprendre à « être transportée, être traversée, ne plus être le seul sujet de son propre mouvement », et Bigé suggère que cet apprentissage peut nous permettre de nous laisser « habiter par des forces non humaines ou, plus exactement, […] [de] prendre soin de leur venue, [de] préparer le terrain par un certain nombre d’égards ajustés aux éléments » (ibid. : 59). Bigé souligne la relation qui existe dans de nombreuses cultures « entre la danse et les rituels de communication avec des entités plus-qu’humaines, dieux ou esprits », ainsi que l’importance du lieu, de l’espace et de l’environnement : « la danse a ses lieux magiques (orées des bois, sommets des montagnes, temples, studios de danse, scènes), où une hypervigilance aux vibrations du monde est possible » (idem). Dans les pratiques écosomatiques transindividuelles, ce savoir-sentir, qu’elle définit comme une sorte d’« aiguisement des sens subtils », ou encore comme un « affûtage des sensations du bougé » qui affine la perception des mouvements intimes, n’est pas circonscrit par « un milieu intérieur privé » (ibid. : 188), car il inclut et dépend de l’environnement dans lequel il opère. Elle affirme ainsi que « le plus intime, c’est le plus extérieur : plus je creuse en moi, plus c’est sur le monde que je débouche » (idem). Par conséquent, Bigé avance une conception de l’agentivité qui peut apparaitre paradoxale dans la mesure où elle passe par l’expérience « non pas d’un moi souverain » mais d’un sens de l’intime qui « me sort de moi-même » et qui émerge de la suspension du vouloir-faire : « Bien loin de la clôture, de l’immixtion en soi, de la sphère d’auto-affectivité que semble receler l’arrêt du mouvement, me voilà jetée dans le monde par les mouvements qui n’en finissent pas de m’y lier » (ibid. : 184). On retrouve donc la notion de non-agir et sa surprenante efficacité, puisque c’est l’abandon du volontarisme qui semble propulser le moi au-delà de ses propres limites.

Emma Bigé donne l’exemple de l’analyse phénoménologique que fait Maurice Merleau-Ponty (1945) de certains « états limitrophes où la subjectivité est inchoative, sur le point de se dissoudre ou à peine émergée » (ibid. : 185), comme l’endormissement. Elle précise que Merleau-Ponty suggère qu’il est possible de « s’y apprêter » (idem), ce qui implique une forme d’agentivité ambigüe grâce à laquelle nous aurions le pouvoir de nous dérober à nous-mêmes. Elle ajoute : « je peux, autrement dit, habiter une autre vie que la mienne, une vie qui n’est celle de personne, qui est la vie des vivants, et au sein de laquelle le “je” est presque défait, où il se présente en clignotant, s’absente » (ibid. : 186; souligné dans le texte). Selon Merleau-Ponty, l’analyse phénoménologique est particulièrement productive parce qu’elle permet de repérer « cette vie anonyme qui sous-tend [l]a vie personnelle » (Merleau-Ponty, 1945 : 203; cité dans Bigé, 2023 : 185). Bien que cette vie qui nous traverse puisse être perçue comme intérieure, Bigé soutient quʼelle constitue « déjà une promesse ou une tension vers le monde [car] il y a déjà l’inchoation d’un dedans en déplacement vers le dehors [et] les mouvements d’une vie qui donne sa forme dynamique à ma présence, que j’y participe ou non » (Bigé, 2023 : 186; souligné dans le texte). Les implications de cette reformulation non anthropocentrique de l’agentivité sont multiples, et Bigé suggère que

la danse, les pratiques somatiques, les expérimentations somactivistes sont des lieux où s’affûtent, presque en secret, des stratégies d’accueil par les vivantes que nous sommes de ce qui les excède. Elles le font en suivant la voie des « mouvementements » qui, en-nous-sans-nous, insistent à nous rappeler que nous ne sommes pas le centre

(ibid. : 198).

Mais quelle est donc cette vitalité qui nous traverse, nous mouvemente, nous décentre et nous dépasse? Quelles sont les stratégies d’accueil, les pratiques écosomatiques, rituelles ou cérémonielles qui peuvent nous aider à préparer le terrain pour la venue de forces non humaines auxquelles cette vitalité nous relie? D’où émerge-t-elle et vers quoi nous emporte-t-elle? Comment cultiver une relation de réciprocité bénéfique et équitable avec cette vie soi-disant anonyme sans la réduire à la compréhension nécessairement limitée que nous avons de notre propre vie? Peut-on se fier à la phénoménologie, issue de systèmes de pensée anthropocentriques occidentaux si souvent mis au service de multiples formes de discriminations fondées sur les fantasmes suprématistes qui continuent de justifier la colonisation, les impérialismes, l’extractivisme, les idéologies patriarcales et l’humano-exceptionnalisme?

Honorer les conceptions autochtones de l’agentivité

Dans sa thèse de doctorat intitulée « Mnidoo-Worlding: Merleau-Ponty and Anishinaabe Philosophical Translations » (2017), la chercheuse anishinaabe Dolleen Tisawii’ashii Manning (Ojibwe-Potawatomi) affirme que la perspective phénoménologique de Maurice Merleau-Ponty est insatisfaisante justement parce qu’elle est centrée sur l’être humain et ne permet donc pas d’envisager un matérialisme vitaliste autre / plus-qu’humain, surtout en ce qui concerne l’agentivité de tout ce qui est considéré comme étant inanimé. Manning contraste cette perspective eurocentrique avec une forme de connaissance autochtone transmise oralement, qui est culturellement spécifique et intimement liée à l’environnement naturel. Cette connaissance repose sur une compréhension particulière de la relationalité et de la réciprocité que les Ainé·es de sa communauté nomment « mnidoo » et associent à la notion de puissance, d’énergie ou de flux. Manning décrit « une interconnectivité mnidoo entre les gens du présent, les ancêtres et nos relations non humaines [animant] les cellules même de notre sang d’une puissance mnidoo qui a sa propre agentivité et son propre mode de connaissance et de communication[15] » (Manning, 2017 : 200). Elle propose d’élargir la théorie de la conscience formulée par Merleau-Ponty au-delà de la subjectivité humaine et de la sentience humaine / animale afin de redéfinir la conscience non plus comme exclusivement humaine, mais propre au monde dans son ensemble, c’est-à-dire « à la fois externe à un sujet humain délimité et interne en termes d’immanence (rayonnant simultanément du dedans et du dehors[16]) » (ibid. : 205). Elle met donc en avant « une autre dimension de l’expérience ou peut-être un autre type de sensibilité » (ibid. : 212) selon lequel « tous les aspects de l’existence (et pas seulement la sentience) ont chacun accès à une connaissance primordiale de leur appartenance au monde à travers la réverbération infinie de mnidoo[17] » (ibid. : 215). Pour conceptualiser cette puissance mnidoo, elle évoque la résonance pulsatoire des complexes tracés en cascade d’une nuée d’étourneaux s’entrelaçant « entre terre, vent, et autres vols d’oiseaux sans jamais aucune collision[18] » (ibid. : 216). Elle en déduit que « le monde matériel est vivant, conscient, et qu’il exerce une agentivité coréactive[19] » (ibid. : 221). Dans cette perspective, la conscience humaine cesse d’être privilégiée en tant qu’unique voie d’accès au monde, et Manning la compare à « un étourneau entrelacé dans la murmuration palpitante d’une multitude[20] » (ibid. : 222).

Murmuration. Studland Bay, Dorset (Angleterre).

Photographie de John Bish / National Trust Images.

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Reconnaissant qu’il y a quelque chose d’énigmatique dans la notion d’une conscience indifférenciée, Manning indique que les êtres humains ne peuvent avoir accès que temporairement à cette conscience mnidoo puisqu’on ne peut pas la convoquer à volonté et qu’il est seulement possible de l’appréhender « au travers de modes interrelationnels obliques[21] » (ibid. : 223). Elle précise que la faculté de discernement, ou la transparence de l’intellection, constitue en fait une forme d’opacité qui nous empêche d’accéder pleinement à ce qu’elle nomme « mnidoo-moi-monde » (« mnidoo-self-world »; ibid. : 222) et qui remplace pour elle la notion de psyché. Elle explique que la puissance mnidoo bouleverse momentanément la notion du moi, et affirme que la réflexivité suscitée par le type d’engagement que requiert la participation à une cérémonie immerge le moi dans un champ perceptuel qui excède les projections de la subjectivité et l’incite à s’impliquer dans cette intrication relationnelle (ibid. : 224). Le processus propre à la cérémonie peut donc déboucher sur une « rencontre éphémère » (« ephemeral encounter »; idem) grâce à laquelle s’opère une prise de conscience de notre profonde intrication au sein de cette interrelationalité. Tentant de décrire son expérience de ce type de rencontre, Manning suggère que

[l]es personnes autres-qu’humaines – c’est-à-dire des ancêtres mnidoo – rayonnent dans toutes les directions tels de multiples univers s’entrecroisant. […] Tout cela fonctionne comme un choeur collaboratif et dynamique. Nous nous infiltrons mutuellement tout en formant un même corps continu – les danseur·euses, les joueur·euses de tambour, la foule et les nuages de fumée soulevés par les pieds sont emportés par l’ondulation d’une même [murmuration ou vague mnidoo]. […] Je ne suis presque pas consciente de cette résonance, sauf lorsqu’elle me saisit et m’engloutit. […] [C]ette négociation interrelationnelle, […] ce jeu intergravitationnel, […] [c]es gestes subtilement improvisateurs, […] spontanés, coresponsifs et collaboratifs [sous-tendent et conditionnent] la possibilité d’une conscience humaine[22]

(ibid. : 230-235).

Comme Manning le fait remarquer dans une note de bas de page, cette conception relationnelle de la matérialité spécifique à l’ontologie anishinaabe ojibwe-potawatomi est « [d]istincte et considérablement plus complexe que le nouveau matérialisme[23] » (ibid. : 224). Le langage évocateur qu’elle utilise pour exprimer la dimension synesthésique autre / plus-qu’humaine qu’elle attribue à la façon dont mnidoo annonce sa présence – décrite comme une immersion multi(extra)sensorielle dans les ondulantes vagues, vibrations et murmurations d’un choeur coréactivement improvisé qui résonne, rayonne, et embrase – semble faire écho à la pensée de Vine Deloria Jr. (Oglala Lakota). En effet, dans Metaphysics of Modern Existence, publié en 1979, Deloria suggère que la poésie (ou dans le cas de Manning, une écriture philosophico-poétique et créative) est un meilleur moyen de communiquer l’expérience vécue que les conceptualisations théoriques du discours scientifique. Il observe que notre expérience vécue nous permet d’appréhender de manière particulièrement lucide et saisissante le sentiment d’interconnectivité :

La plupart de nos expériences sont composées de situations infiniment complexes dans lesquelles s’entremêlent tous les éléments de notre environnement. Les gens ordinaires, les poètes et les peintres ont toujours compris cet aspect de l’expérience humaine, mais c’est seulement récemment que les scientifiques et les philosophes ont redécouvert cela et ont commencé à aborder de plus près le monde dans lequel nous vivons[24]

(Deloria, 1979 : 38).

Dans le chapitre intitulé « Space-Time », Deloria revisite l’histoire de la révolution quantique et l’impact considérable que ce changement de paradigme a eu sur les systèmes de pensée occidentaux, comme s’il avait à la fois anticipé et répondu à la conceptualisation du réalisme agentiel, généralement considérée comme étant la plus importante contribution de Barad (2007) au développement des perspectives du nouveau matérialisme et du posthumanisme. Ce qui distingue néanmoins la perspective de Deloria de celle de Barad, c’est que le premier a l’audace, dans un ouvrage publié vingt-huit ans plus tôt, de comparer les modes de connaissance autochtones « que les chercheur·euses [occidentaux·ales] ont qualifiés de “primitifsˮ » (ibid. : 151) avec la physique subatomique, et suggère que celle-ci semble avoir rattrapé son retard sur ces modes de connaissance si longtemps dénigrés :

Petit à petit, les scientifiques se sont rendu compte que leur manière de mesurer n’était pas entièrement conforme aux formules newtoniennes, et d’immenses problèmes conceptuels ont surgi de la formulation des expériences et de l’interprétation des résultats. Il·elles ont commencé à interroger la nature ultime de l’espace, du temps, de la matière, et d’autres concepts qui avaient jusqu’alors bénéficié d’un statut de certitude absolue. Finalement, l’idée qu’il·elles se faisaient d’un monde naturel statique, intelligible, attendant patiemment que les êtres humains l’examinent, a commencé à s’écrouler sous le poids des incertitudes. […] La recherche scientifique fait désormais partie d’un vaste processus d’interaction qui ne peut être décrit qu’en tant qu’incorporation de l’aspect qualitatif des relations personnelles que nous avons avec la nature pour produire des connaissances. La science occidentale est donc arrivée au point de départ des peuples non occidentaux en poussant la compréhension de la nature au-delà des activités physiques et mécaniques. À l’instar des peuples primitifs qui croyaient qu’ils étaient personnellement impliqués dans les processus du monde naturel, les scientifiques ont fini par conclure qu’il·elles sont effectivement impliqué·es personnellement et qu’il·elles constituent un facteur important dans les processus de la nature lorsqu’il·elles tentent d’étudier les secrets du kosmos[25]

(ibid. : 35-37).

Deloria affirme qu’en présence de l’énergie et de la puissance du monde naturel auxquelles elles sont sujettes, « toutes les espèces, toutes les formes de vie ont un statut égal » et sont unies par un « lien majeur » grâce auquel chaque espèce, y compris humaine, acquiert « une identité et une signification en formant une partie d’une totalité complexe[26] » (ibid. : 153). Les ontologies et épistémologies autochtones exigent donc la création de relations de réciprocité éthiques avec les agent·es non humain·es, et le chercheur cri Shawn Wilson, qui met en avant l’agentivité de la connaissance, affirme dans son livre Research Is Ceremony: Indigenous Research Methods : « Si la recherche ne change pas qui vous êtes en tant que personne, alors c’est que vous n’avez pas bien fait votre recherche[27] » (Wilson, 2008 : 135). La dimension sacrée des relations et l’éthique de redevabilité relationnelle sont des aspects fondamentaux du paradigme de la recherche autochtone qu’il conçoit en rapport étroit avec la notion de cérémonie :

L’espace – et par conséquent la relation entre les gens, ou entre les gens et leur environnement – est considéré comme étant sacré, un concept clé pour la spiritualité de nombreux peuples autochtones. En réduisant l’espace entre les choses, on renforce la relation qu’elles partagent et qui les lie. Et c’est justement cet acte de rapprocher les choses pour qu’elles partagent le même espace qui constitue la raison d’être des cérémonies. C’est pourquoi la recherche est elle-même une cérémonie de nature sacrée au sein du paradigme de la recherche autochtone, puisqu’il s’agit d’établir des relations par le biais d’un rapprochement dans cet espace sacralisé. […] En réalité, la spiritualité n’est jamais séparée de la vision du monde autochtone, mais en constitue une partie intégrale qui l’imprègne dans sa totalité. […] Tout ce que nous faisons contribue à la création continue de notre univers[28]

(ibid. : 87-138).

Les principes éthiques autochtones de relationalité, de réciprocité et de responsabilité créent ainsi un lien inaliénable entre les agent·es humain·es et autres / plus-qu’humain·es qui contribuent à ce que Wilson décrit comme un processus continu de cocréation pour lequel il·elles sont tenu·es responsables.

Constellation repérée par le télescope spatial Hubble.

Photographie de Francesco Ferraro / NASA.

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Au-delà des limites du nouveau matérialisme et du posthumanisme

Manning aborde de manière très critique les théories du nouveau matérialisme et du posthumanisme, puisqu’elle soutient que la « frontière de la recherche post-humaine couramment en pleine expansion » (Manning, 2017 : 17) glane des éléments des anciennes connaissances traditionnelles autochtones, et qu’elle fournit une généalogie de ces emprunts démontrant que les notions d’affect et de matérialité dans les discours posthumanistes sont indirectement dérivées des conceptions autochtones de « la puissance affective de l’existence matérielle[29] » (ibid. : 18). Elle déclare que ce qui est en jeu, pour les communautés autochtones, c’est l’assimilation de leurs connaissances traditionnelles « dans un marché néolibéral inconscient de l’ampleur de son propre impérialisme anthropocentrique sous-jacent », et met en garde les chercheur·euses universitaires qui prennent part à de tels processus d’assimilation « tandis que les peuples autochtones demeurent les groupes les plus exploités et marginalisés au monde[30] » (ibid. : 19). Elle affirme qu’il faut être circonspect·e lorsque les discours académiques prétendent « [décentrer] l’être humain afin de mettre en valeur la matérialité autre-qu’humaine ou plus-qu’humaine, […] [car cela] peut se traduire par une mobilisation de la théorie des affects produisant un éparpillement de l’agentivité[31] » (ibid. : 87). Même si elle conteste vigoureusement la notion de suprématie de l’agentivité humaine, elle s’oppose néanmoins aux

discours occidentaux émergents, tels que le nouveau matérialisme, le posthumanisme et la théorie des affects, qui sont les petits cousins de versions autochtones antérieures, car [ces discours] ne font pas que réduire l’importance accordée à l’humano-centrisme mais ont aussi souvent pour effet de totalement désavouer la responsabilité humaine. […] Maintenant que les logiques occidentales nous ont amené·es jusqu’au point de basculement de la dévastation écologique et de l’extinction massive de la biodiversité, il est temps pour les êtres humains de monter au créneau et d’assumer leurs responsabilités en ce qui concerne la détérioration constante de la planète. Oui, il faut dépouiller l’être humain de toute suprématie euro-occidentale, mais pas au prix d’une diminution de son imputabilité aux vues de ces dommages permanents. Il faut prendre des mesures draconiennes et être prêt·es à faire de difficiles sacrifices pour restaurer l’écosystème, la biodiversité, et d’autres relations à la fois dans le monde des êtres humains et dans le monde des non-humains. Cela est extrêmement urgent, puisque […] le sujet des droits et des libertés individuels est étroitement lié au capitalisme et à l’exploitation des ressources pour des gains personnels sans redevabilité (j’ai à l’esprit la dévastation écologique industrielle, en particulier[32])

(ibid. : 88).

Elle donne l’exemple d’actes de résistance qui combattent l’exploitation abusive des ressources naturelles, tels que l’activisme autochtone incarné par les protecteur·trices de l’eau à Standing Rock, et les formes d’opposition politique efficaces développées par des communautés non autochtones pour se protéger de la destruction environnementale perpétrée par les grandes entreprises (ibid. : 88-89).

La pertinence de la perspective critique avancée par Dolleen Tisawii’ashii Manning est corroborée par Alison Ravenscroft (2018), une spécialiste en études postcoloniales qui constate un flagrant manque de reconnaissance des modes de connaissance autochtones malgré leur longue histoire, dont témoignent plusieurs générations de chercheur·euses autochtones. Barad, par exemple, ne fait référence ni à Deloria ni à aucun·e des penseur·euses autochtones qu’il a influencé·es. Ravenscroft adresse donc aux théoricien·nes du nouveau matérialisme et du posthumanisme l’avertissement suivant : « Pour rompre avec la réitération de terra nullius, ceux·celles qui ne sont pas Autochtones vont devoir reconnaitre l’existence des matérialités et des matérialismes aborigènes [du latin ab, “depuis”, et origo, “origine[33]”] » (Ravenscroft, 2018 : 358). En effet, il y a fort à apprendre des modes de connaissance autochtones[34], et la chercheuse hawaïenne Manulani Aluli-Meyer maintient que la dimension spirituelle qui leur est intégrale ne contredit nullement la recherche scientifique quantique. Elle affirme ainsi que « l’épistémologie autochtone alliée à la limpidité quantique crée une nouvelle-vieille sagesse » qui transmet une « (ancienne) nouvelle compréhension de la philosophie de la connaissance prenant en compte trois aspects de la nature : l’aspect physique, l’aspect mental et l’aspect spirituel », annonçant ainsi l’aube d’une « (ancienne) nouvelle épistémologie mondiale [mise en avant par] les Autochtones et leurs allié·es[35] » (Aluli-Meyer, 2013 : 94). Au lieu de considérer la trilogie « corps, pensée, esprit » comme une séquence linéaire, elle nous invite à l’envisager comme « un évènement ayant lieu simultanément et holographiquement[36] » (idem). Elle reconnait que « le sujet de la spiritualité, désormais associé aux cristaux roses du New Age, est devenu une source d’embarras pour tous les types de science[37] » (idem), ce qui a transformé la trilogie en une famille dysfonctionnelle. Elle évoque donc un processus de réintégration qui requiert « une foi en la notion du tout (wholeness) et celle d’interconnexion », comme l’exprime la formule « le tout est contenu dans toutes ses composantes[38] » (idem). Cette conceptualisation moderne de l’hologramme est « mieux comprise par une pensée ancienne » selon Aluli-Meyer, qui suggère que la notion du « tout indivisible » est quelque chose dont « nous avons toujours connu l’existence[39] » (idem). Elle nous encourage à observer sans jugement ce que le plan physique, le plan mental et le plan spirituel ont à nous offrir, et nous pose une question : « Corps, pensée et esprit. Entendez-vous leurs harmonies distinctes?[40] » (Idem.) Elle nous alerte : « Ne cédez ni à l’emprise d’une consternation antireligieuse ni à celle d’une exaltation dogmatique », car la spiritualité ne doit pas être confondue avec la religion; c’est tout simplement la capacité de reconnaitre que « nous sommes plus que notre corps, plus que notre pensée. La matière n’est pas séparée de l’esprit[41] » (ibid. : 97). Elle associe cette perspective aux concepts d’interdépendance dynamique, de non-séparabilité, de systèmes auto-organisés, de causalité mutuelle, de complémentarité et d’intrication, ainsi qu’aux épistémologies autochtones, et revendique le fait que le terme « Autochtone » est synonyme de « ce qui a perduré » (« that which has endured »; ibid. : 98).

Arbre en fleur. Maui, Hawaï.

Photographie de Virginie Magnat.

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Ayant différencié ce mode de connaissance durable du « prisme nostalgique ou romantique au travers duquel sont perçues les données objectives », Aluli-Meyer soutient que les perspectives autochtones offrent « d’anciennes manières de percevoir le monde […] [qui] sont en synergie avec […] un univers quantique déjà rêvé, débattu et tissé dans des formes artistiques alliant fonction, fiabilité et beauté[42] » (idem). Elle conclut que la recherche autochtone est un appel à cultiver « la conscience critique et le respect pour les modes de connaissance autres, [une sorte d’]empirisme culturel qui change selon les saisons, les idées que l’on partage avec les autres, et qui possède son propre mode de connaissance référentielle ancrée dans la mémoire ancestrale[43] » (idem).

***

Comme Deloria, Aluli-Meyer affirme que les savoirs anciens transmis par ce que l’on pourrait définir comme les éthico-onto-épistémologies autochtones (pour emprunter la terminologie utilisée par Barad) sont en synergie avec les apports de la physique quantique et mettent en avant la dimension spirituelle qui fait défaut aux théories du nouveau matérialisme et du posthumanisme. Favel, Sen-Podstawska, Mirecka, Deloria, Wilson et Manning témoignent, chacun·e à leur manière, d’une forme de réflexivité non intellectuelle suscitée par le type d’engagement que requiert le processus propre à la cérémonie et à certaines formes de pratiques artistiques par lequel s’opère une prise de conscience de notre participation à la cocréation de l’univers. Les approches phénoménologiques non anthropocentriques développées par Manning et Bigé soutiennent des formes d’écosomactivisme qui honorent l’agentivité autre / plus-qu’humaine et célèbrent la puissance affective de l’existence matérielle. Lʼexpérience d’interconnexion entre toutes les formes de vie, cultivée par l’approche parathéâtrale de Mirecka, et l’hypervigilance aux vibrations du monde que Bigé nous invite à affuter par l’entremise d’une danse avec la gravité nous rendant plus sensibles à la part de terre en nous, peuvent réorienter notre manière d’être en relation avec le monde.

Eau et lumière.

Photographie de Virginie Magnat.

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Ces artistes et chercheur·euses nous incitent à explorer les diverses manifestations de l’agentivité humaine et non humaine au-delà des limites du nouveau matérialisme et du posthumanisme, tout en nous encourageant à résister à l’emprise du volontarisme sous-jacent à l’idéologie eurocentrique de l’exceptionnalisme humain. Cʼest ainsi quʼil devient possible, par exemple, d’être traversé·e et transporté·e par la fulgurance dʼune rencontre éphémère avec lʼagentivité cosmique évoquée par Deloria et à laquelle Barad semble faire allusion dans Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning en décrivant « la performance infinie du monde dans sa danse différentielle d’intelligibilité et d’inintelligibilité[44] » (Barad, 2007 : 149). Pour justifier ces intrigants propos, la théoricienne précise qu’elle fait référence à la version posthumaniste de l’intelligibilité, « une caractéristique qui n’est pas tributaire de l’être humain », et souligne la dimension performative de la connaissance en tant que « réactivité différentielle […] envers ce qui compte en tant que matière[45] » (idem). Ce lapsus poétique résulte néanmoins en un subtil changement de registre qui fissure brièvement ce que Manning envisage comme l’opacité de l’intellection, ouvrant soudain une brèche par laquelle fait irruption la danse improvisée d’un monde infiniment mouvementé par ses fluctuantes murmurations, un univers vibrant, résonnant et rayonnant de toutes ses multiplicités harmoniques, un kosmos perpétuellement rêvé, chanté et tissé par l’ensemble du vivant.