Abstracts
Résumé
L’analyse littéraire des pièces de théâtre Pétrole (2020) de François Archambault et J’aime Hydro (2019 [2017]) de Christine Beaulieu révèle que, malgré la bonne volonté des protagonistes qui voudraient soutenir une production énergétique plus « verte », un constat alarmant s’impose : plusieurs de leurs bonnes intentions ne font que paver le chemin de l’enfer climatique et écologique. À partir du cadre théorique de la psychologie climatique et environnementale, nous examinons la représentation des « dragons de l’inaction » (« dragons of inaction »; Gifford, 2011) dans ces deux oeuvres théâtrales afin de mieux comprendre les raisons du manque d’engagement écoresponsable des intervenant·es.
Mots-clés :
- écodramaturgie,
- psychologie environnementale,
- psychologie climatique,
- inaction climatique,
- protection des milieux naturels
Abstract
A literary analysis of two Québécois plays, Pétrole (2020) by François Archambault and J’aime Hydro (2019 [2017]) by Christine Beaulieu, reveals that, despite the good will of the protagonists who would like to support “greener” energy production, an alarming fact emerges: their good intentions only pave the way to climate and ecological hell. Using the theoretical framework of climate and environmental psychology, we propose to examine the representation of the “dragons of inaction” (Gifford, 2011) in these theatrical works as a way to better understand the lack of eco-responsible commitment of the protagonists.
Article body
Y a eu plusieurs rapports qui ont été déposés, pis ils en viennent tous à la même conclusion : la planète se réchauffe. Il faut agir. Mais personne semble être capable de proposer des pistes de solution.
François Archambault, Pétrole
Au théâtre, j’ai l’impression qu’on peut passer un p’tit peu plus vite de l’idée à l’action.
Christine Beaulieu, J’aime Hydro
L’expression idiomatique « l’enfer est pavé de bonnes intentions » signifie que la volonté d’agir ou de faire le bien n’aboutit pas toujours au résultat escompté, entrainant parfois des répercussions inattendues ou même catastrophiques. Le champ lexical de l’enfer renvoie aux notions de brasier éternel, de chaleur intense, de souffrance et d’apocalypse. Cette description cadre bien avec les incendies qui ont ravagé les forêts canadiennes à l’été 2023, et dont la fumée, propagée jusqu’à Montréal, Toronto et New York, a conféré à ces villes des allures apocalyptiques. Ainsi pouvons-nous associer métaphoriquement l’enfer aux feux de forêt, ou encore à la désertification, à la montée des eaux ou aux diverses perturbations climatiques et environnementales qui s’accentuent malgré les mises en garde répétées de la communauté scientifique. Pourtant, bon nombre d’entre nous hésitent encore à poser des gestes écoresponsables. Qu’est-ce qui nous retient d’agir individuellement et de nous mobiliser collectivement pour contrer cette menace qui pèse sur l’humanité?
Plusieurs scientifiques se sont penché·es sur la question de l’inaction environnementale ou climatique. Plus particulièrement, en psychologie, des spécialistes comme Robert Gifford (2011), Clive Hamilton (2010), George Marshall (2015 [2014]) et Per Espen Stoknes (2015) ont évoqué le sentiment d’impuissance ou de résignation ressenti par la population face aux enjeux environnementaux ou encore le déni climatique comme causes possibles de cette inertie. Poétiquement qualifiées de « dragons de l’inaction[1] » (« dragons of inaction »; Gifford, 2011) par Gifford, ces barrières psychologiques nous empêcheraient de franchir le cap de l’intention et de passer à l’action climatique ou écologique, ce qui pourrait dans un avenir rapproché vouer les êtres humains, et du même coup non humains, à survivre dans des conditions infernales sur la planète.
Outre les scientifiques et les psychologues, des artistes de tous les domaines se sont également intéressé·es à l’inaction climatique et environnementale, sujet qu’il·elles ont transposé dans leurs oeuvres cinématographiques, littéraires ou théâtrales. Dans le domaine de la dramaturgie en particulier, Frédérique Aït-Touati et Bérénice Hamidi-Kim remarquent que
par rapport aux récits d’alerte présents dans d’autres champs (en science, en philosophie, au cinéma), le théâtre problématise d’emblée l’inefficacité de l’alerte. Il la reformule et en teste l’impuissance. Il rejoue le mécanisme de l’adresse sans résultat. Il creuse l’abîme entre les paroles et les actes. Il met en scène le désespoir d’une parole non suivie d’action
(Aït-Touati et Hamidi-Kim, 2019).
Avec cette approche, le théâtre amplifie les conséquences catastrophiques de l’inaction des protagonistes dans le but d’éveiller la conscience populaire. Certain·es dramaturges québécois·es ont adopté cette stratégie en mettant en scène le désir de lutter contre les changements climatiques ou encore celui de préserver les milieux naturels, sans que leurs protagonistes réussissent à obtenir le succès escompté. C’est notamment le cas dans les pièces J’aime Hydro (2019 [2017]) et Pétrole (2020), qui abordent toutes deux les thèmes de la transition énergétique avortée et du verdissage des discours politiques et économiques.
En décrivant la genèse de sa pièce Pétrole, François Archambault suggère qu’en matière de production énergétique et de changements climatiques, « nous sommes nombreux à nous sentir impuissants, tout en continuant à chercher des solutions » (Archambault, 2022 : 71). C’est ce qui l’a motivé à combattre ses propres « dragons » et à écrire une pièce portant sur une grande pétrolière américaine qui, dans les années 1980, a choisi de continuer à miser sur les combustibles fossiles au lieu d’amorcer une transition énergétique. Le dramaturge affirme par ailleurs avoir voulu « se pencher sur les conséquences psychologiques de notre échec à prendre les mesures qui s’imposent » (Archambault, 2020 : 13). Regorgeant de données scientifiques réelles sur la crise écologique, cette pièce est qualifiée de « fiction documentée » (Archambault, cité dans Labrecque, 2020 : 38) par son auteur. Elle s’apparente au théâtre documentaire par son travail de vulgarisation scientifique, la prise de conscience qu’elle suscite sur le réchauffement climatique et sa condamnation de l’industrie pétrolière, du capitalisme et de l’inertie politique.
De son côté, la comédienne Christine Beaulieu est parvenue à vaincre son sentiment d’ignorance et d’impuissance en créant J’aime Hydro, une oeuvre qui a remporté plusieurs honneurs, dont le prix Michel-Tremblay pour le meilleur texte porté à la scène en 2016-2017. Dans ce théâtre documentaire présenté sur le ton de la confidence, la dramaturge pose une question importante, à savoir si les centrales hydroélectriques d’Hydro-Québec produisent une énergie aussi « propre » que le clame la société d’État sur son site Internet[2]. Qui plus est, elle s’interroge sur la nécessité de construire de nouveaux barrages alors que ceux-ci s’avèrent problématiques tant sur le plan économique qu’environnemental. Avec une pointe d’autodérision, Beaulieu reconstruit devant nous son trajet de l’ignorance à la connaissance dans le domaine des énergies renouvelables. Toutefois, on constate rapidement que son cheminement vers l’action écologique a été parsemé de doutes, de distractions et de périodes de procrastination. Même après sa prise de conscience initiale, il lui a fallu quelques années avant d’entreprendre son enquête et de créer la pièce.
Pétrole et J’aime Hydro représentent deux exemples de créations artistiques sociopolitiquement engagées. Pour communiquer leurs angoisses, Archambault et Beaulieu mettent en scène des personnages qui hésitent à intervenir face à l’urgence écologique, ou encore qui échouent dans leurs tentatives, « creus[ant] l’abîme entre les paroles et les actes », pour reprendre les mots d’Aït-Touati et d’Hamidi-Kim. L’analyse littéraire de ces deux pièces révèle que, malgré la bonne volonté des protagonistes qui voudraient soutenir une production énergétique plus « verte », un constat alarmant s’impose : plusieurs de leurs bonnes intentions ne font que paver le chemin de l’enfer climatique et écologique. Ce bilan permet d’analyser les causes sous-jacentes à l’inefficacité des approches proposées afin de déterminer les raisons pour lesquelles les personnages se sentent si démunis face à cette crise. Ainsi, à partir du cadre théorique de la psychologie climatique et environnementale, nous examinerons la représentation des « dragons de l’inaction » dans ces deux oeuvres théâtrales pour mieux comprendre les raisons du manque d’engagement écoresponsable de certain·es intervenant·es et de l’échec de la transition énergétique. Puis nous explorerons comment l’écodramaturgie pourrait contribuer à engendrer une mobilisation citoyenne. Cependant, avant d’analyser les textes et les dispositifs scénographiques, commençons par définir les dragons de l’inaction et quelques notions fondamentales en psychologie.
Psychologie environnementale et climatique
Apparue dans les années 1970, la psychologie environnementale est une branche de la psychologie qui se concentre sur l’interrelation entre les êtres humains et leur milieu physique ou social. Dérivée de celle-ci, la psychologie climatique traite quant à elle de questions plus précisément liées aux variations du climat. Ces deux disciplines forment un tout cohérent, puisque les perturbations du climat et celles de l’environnement semblent indissociables et que les causes de l’inaction se recoupent largement. Si de nombreuses recherches ont été effectuées dans ces domaines dans le monde anglo-saxon, encore peu d’articles érudits ont été publiés en français jusqu’à présent.
La psychologie environnementale se divise en deux principaux axes de recherche. Comme le souligne Gabriel Moser, elle « s’intéresse aussi bien aux effets des conditions environnementales sur les comportements et conduites de l’individu qu’à la manière dont l’individu perçoit ou agit sur l’environnement » (Moser, 2009 : 19). Autrement dit, la psychologie environnementale examine, d’une part, l’impact positif ou négatif de l’environnement sur la santé mentale des gens. Par exemple, elle sert à évaluer les séquelles psychologiques observées chez les personnes touchées par une inondation, une tornade ou un feu de forêt, mais aussi, à l’inverse, les bienfaits sur la santé mentale de l’ajout d’espaces verts dans les centres urbains. D’autre part, et c’est l’axe retenu dans le cadre de la présente étude, cette science se penche sur les multiples déterminants psychologiques qui influent sur la prise de décisions écologiques favorisant la protection du territoire et des écosystèmes. Par exemple, elle tente de mieux comprendre ce qui empêche les gens d’adopter des comportements écoresponsables.
Ces recherches ont identifié un grand nombre de déterminants ou de barrières psychologiques qui freinent l’action écologique, même lorsque les gens reconnaissent les dangers inhérents aux dérèglements climatiques, à la pollution, ou encore à la destruction et à la surexploitation des ressources naturelles. Comme le souligne Hamilton (2010 : xi), malgré notre prétention à la rationalité, les faits scientifiques s’opposent à des forces plus puissantes, qu’elles soient internes ou externes, qui deviennent autant d’obstacles à surmonter. Pour sa part, Renée Lertzman (2008) soutient que l’apathie et l’inaction ne signalent pas nécessairement un manque d’intérêt envers la cause environnementale, mais procurent plutôt un mécanisme de défense contre l’écoanxiété[3]. La tentation de rester apathique serait d’autant plus forte dans le cas du réchauffement climatique, en raison du sentiment d’impuissance ou d’écoparalysie qu’il suscite.
La liste des déterminants et leur classement varient d’un·e spécialiste à l’autre. Pour sa part, Gifford a défini une trentaine de dragons de l’inaction qu’il a regroupés en sept grandes catégories comprenant entre autres le déni, les contradictions idéologiques et la pression exercée par la norme sociale. Parmi les autres facteurs d’inaction, on note la croyance selon laquelle une divinité viendra à notre rescousse ou qu’une technologie miracle nous sauvera in extremis de l’apocalypse (Gifford, 2011 : 293-294). Peu importe la classification adoptée, la psychologie climatique serait susceptible d’aider à combattre les dragons de l’inaction qui se dressent à chacune des étapes du cheminement vers une action écoresponsable. Ces étapes commencent par la sensibilisation au problème écologique (responsabilisation, perception du risque). Puis viennent respectivement les étapes de la formation de l’intention (désir ou volonté d’agir écologiquement) et de la recherche de solutions pratiques. Enfin, l’objectif ultime consiste à adopter un mode de vie écoresponsable et à engendrer une mobilisation collective dans la lutte contre les changements climatiques (ibid. : 291), ou encore en faveur de la protection des milieux naturels. En examinant la représentation de ces déterminants psychologiques, voyons comment les bonnes intentions ont pu paver le chemin de l’enfer climatique dans Pétrole et J’aime Hydro.
Pétrole
L’action de cette fable dramatique librement inspirée de faits réels se déroule en partie de nos jours, mais aussi au tournant des années 1980, au moment où l’entomologiste Jarvis Larsen est recruté pour évaluer la faisabilité d’une transition énergétique au sein de la Newman Petro Power. En se documentant sur les industries pétrolières, il découvre que la communauté scientifique anticipe déjà les répercussions néfastes des combustibles fossiles sur le réchauffement de la planète. Cette recherche et la prise de conscience qu’elle suscite sur les risques encourus par l’humanité fournissent un prétexte pour transmettre au public des renseignements sur l’industrie pétrolière et les gaz à effet de serre (GES) sous forme vulgarisée, de sorte que les spectateur·trices accompagnent Jarvis dans sa quête de savoir. De plus, elles convainquent Jarvis de passer de l’étape de la sensibilisation à celle de la recherche de solutions. Cependant, entre les intentions du protagoniste et les résultats attendus se dressent de nombreux obstacles, étant donné qu’il se heurte à ses propres barrières psychologiques et à la résistance d’autrui.
Dans Pétrole, les deux principales forces en opposition sont celles du libéralisme économique, incarné par les cadres de la Newman Petro Power, et celles de l’environnement, dont les intérêts sont défendus par un groupe d’activistes, surnommé·es les Alchimistes, qui représentent du même coup la communauté scientifique. Le dessein initial de la pétrolière était d’envisager de « sortir du pétrole » (Archambault, 2020 : 39). Pourtant, dès que les cadres découvrent que les contrecoups climatiques des combustibles fossiles ne deviendront perceptibles que dans une cinquantaine d’années, ils préfèrent augmenter la cadence de leur production pétrolière pour maximiser les profits de l’entreprise pendant que l’or noir reste disponible. Une constatation s’impose rapidement : tant qu’« ils font des profits exorbitants, ils ont aucun intérêt à ce que les choses changent » (ibid. : 96). La pétrolière, considérée comme un « moteur pour l’économie américaine... un facteur de progrès qui a complètement changé nos vies » (ibid. : 78), refuse tout simplement de « sacrifier l’économie mondiale pour sauver certaines parties de la planète » (ibid. : 111). Les dialogues regorgent d’exemples basés sur la dichotomie enrichissement / environnement, montrant que, de toute façon, la population restera heureuse et satisfaite tant qu’elle pourra consommer, et qu’elle refusera toujours de « renoncer à son petit confort juste pour sauver la planète » (ibid. : 173). Visant uniquement à tirer financièrement avantage de la situation, les cadres de la Newman montrent par leur attitude qu’ils se soucient davantage de leurs profits que du bien-être de l’ensemble de la population et de la biodiversité. Non seulement refusent-ils d’envisager d’autres solutions dans l’immédiat, mais l’accroissement de production proposé risque d’accélérer la cadence du réchauffement planétaire, mettant en péril de nombreuses espèces, y compris l’espèce humaine. Le principal dragon de l’inaction climatique qui guette les cadres de la pétrolière se cache sous les traits de l’appât du gain. Ils n’envisageront une transition énergétique que si cela s’avère lucratif pour eux, ou lorsqu’ils s’y verront contraints par la loi.
Entomologiste de formation, Jarvis accepte un poste de consultant en transition énergétique, un domaine hors de son champ de compétences. Sa motivation intrinsèque semble être le salaire exorbitant qui lui permettra d’acheter une maison plus luxueuse. La naissance imminente de ses jumelles l’incite à vouloir leur offrir un certain confort matériel et à leur léguer une planète habitable. Jarvis semble tiraillé par des valeurs contradictoires, et ses décisions paraissent guidées par des principes antinomiques. Par exemple, en dépit de ses préoccupations écologiques, il choisit de « travailler pour l’ennemi » (ibid. : 37), qu’il sait responsable d’une marée noire survenue peu de temps auparavant. De plus, il veut inciter l’entreprise à effectuer une transition énergétique, tout en reconnaissant lui-même les bienfaits du pétrole au quotidien. Qui plus est, au moment décisif où il aurait pu se prononcer en faveur de la sortie du charbon et du pétrole, il propose un compromis boiteux entre les arguments de la pétrolière et ceux des Alchimistes, ce qui mènera à l’échec dramatique de la commission d’enquête gouvernementale. Alors qu’il aurait fallu « prendre des gestes courageux. Pas juste des belles paroles » (ibid. : 117), Jarvis pave le chemin de l’enfer en refusant de se compromettre.
Serait-ce à cause de ce tiraillement idéologique que, malgré toute sa conviction et ses bonnes intentions, Jarvis ne convainc ni la Newman d’effectuer une transition énergétique ni le gouvernement américain d’adopter une loi visant à réduire la consommation de combustibles fossiles? La résistance qu’on lui oppose éveille un sentiment d’impuissance qui l’empêche de franchir le cap de la recherche de solutions. Avec le temps, « sa méfiance, son fatalisme, sa noirceur » (ibid. : 177) grandissent, et il constate son échec. Archambault montre combien il est difficile pour une personne seule de produire un impact réel, même en tentant d’agir au sein d’une entreprise.
Les Alchimistes, dont fait partie la femme de Jarvis, Judy, reconnaissent la menace que représentent les dérèglements climatiques et tentent de persuader les responsables politiques. Toutefois, leur message passe mal, notamment à cause de ce qu’on qualifie dans la pièce de la fâcheuse tendance des scientifiques à se parler entre eux·elles, « dans [leurs] revues spécialisées, dans un langage dépourvu d’émotions » (ibid. : 51). Ce discours érudit et aride est en fait tout le contraire de la stratégie proposée par la psychologie climatique, qui prône un message vulgarisé, personnalisé et faisant appel aux sentiments humains (Stoknes, 2015 : 122). De plus, la « contradiction entre le message que [les scientifiques] essa[ient] de passer pis l’image qu[’il·elles] utilise[nt] » (Archambault, 2020 : 77) pose problème. L’exemple proposé est l’expression imagée « effet de serre » qui, mal interprétée, pourrait rimer avec une « verdure luxuriante à volonté » (idem) ou les serres du Jardin botanique de Montréal plutôt qu’avec le signe d’une catastrophe imminente. Avec un tel décalage entre l’émission du message et sa réception, il y a peu de chance que le·la récepteur·trice se sente interpellé·e. Par conséquent, il aurait fallu que le message soit clairement énoncé pour éviter toute désinformation ou interprétation erronée. Malheureusement, les scientifiques de la pièce ne parviennent pas à transmettre leurs données adéquatement, ce qui contribue à l’échec des pourparlers. Selon Stoknes (2015 : 144), un moyen de vaincre l’inertie serait de rétablir les faits en donnant accès à d’autres sources d’information crédibles et surtout, de vulgariser les renseignements tout en insistant sur les écobienfaits, ce que réussit fort bien la pièce d’Archambault dans son ensemble.
Cela dit, la surexposition aux données sur les GES, les changements climatiques et d’autres enjeux environnementaux, que ce soit dans les médias ou dans Pétrole, peut contribuer à générer un effet de fatigue climatique chez le grand public. Cet état d’engourdissement rend difficile la formation d’une opinion précise sur le sujet et, au lieu d’accroitre l’intérêt du public, le diminue. C’est peut-être ce qui explique que, malgré la multiplication des dérèglements climatiques, le niveau de préoccupation de la population reste stable, tandis que le taux de déni climatique s’est intensifié ces dernières années, selon un sondage de l’Observatoire international Climat et Opinions Publiques (Witkowski et Boy, 2023). L’un des avantages du théâtre serait alors de montrer l’industrie énergétique et les enjeux climatiques sous un jour nouveau, différent de celui présenté par les scientifiques et les journalistes dans les médias. C’est ce que soutient Julie Sermon dans « Théâtre et paradigme écologique » :
[À] côté des chercheurs en sciences humaines et sociales […], les artistes et leurs oeuvres ont, dans cette perspective [celle de la sensibilisation à la crise écologique], un grand rôle à jouer. En effet, par les récits qu’ils donnent à entendre, les images qu’ils donnent à voir, les émotions qu’ils procurent, les artistes peuvent non seulement contribuer à produire des idées et des valeurs en phase avec l’urgence écologique, mais surtout, ils ont le pouvoir d’agir sur nos sensibilités et nos représentations (en altérant, transformant, renouvelant nos imaginaires)
(Sermon, 2019 : 526).
En mettant en scène des personnages qui nous ressemblent, le théâtre réussit à transmettre de l’information tout en jouant sur des réactions émotives telles que le désarroi ou le doute des protagonistes, auxquelles le public s’identifie facilement.
Dualisme enfer / ciel
D’entrée de jeu, le public de Pétrole est plongé dans les flammes de l’enfer, alors qu’on met en scène les feux de forêt qui ont dévasté la Californie en 2018. Le protagoniste, Jarvis Larsen (« arson » en anglais signifie « incendie criminel ») s’immole à l’aide d’un bidon d’essence, déclenchant du même coup le brasier. Lui qui « souhaitait que la ville de Paradise brule. Malibu, aussi. [...] Deux paradis qui brulent. Le rêve américain qui vire au désastre » (Archambault, 2020 : 176-177) se soumet aux feux de la géhenne pour tenter, en vain, d’attirer l’attention du public sur la cause environnementale. Ensuite, autre symbole visuel des répercussions apocalyptiques de la surconsommation de pétrole, les comédien·nes jouent les pieds dans l’eau. Ce liquide, qui recouvre l’ensemble de la scène, évoque la montée du niveau de la mer associée aux changements climatiques, ou encore « la mare visqueuse de pétrole dans laquelle la planète patauge depuis longtemps » (Bertin, 2022), comme le suggère le critique Raymond Bertin. Enfin, en arrière-plan de la scène, un grand cercle s’illumine souvent d’une teinte rougeâtre, couleur du feu, du sang, de la colère, mais aussi du feu de circulation. Ce symbole peut s’interpréter comme le désir de mettre un terme à l’exploitation des combustibles fossiles ou bien comme l’immobilisme de la société.
En plus d’être reflétée dans les dispositifs scénographiques, la calamité annoncée s’insère dans les dialogues. Dans une scène où le dirigeant de la pétrolière explique que la disparition de cette industrie mènera à l’effondrement des marchés économiques mondiaux, l’un des militant·es écologistes, Mark Williams, rétorque : « ce que je sais, c’est qu’on pourrait assister à l’extinction de l’être humain d’ici un siècle ou deux. [...] Et ce que je sais avec certitude, c’est que si y a pus d’humains sur la Terre, y en a pus de marché. Y a pus d’économie, y a pus de guerre, y a pus rien! » (Archambault, 2020 : 115-116.) La peur de voir un jour disparaitre Homo sapiens frappe l’imaginaire collectif. Toutefois, cette idée anxiogène pourrait causer l’effet contraire à celui recherché. C’est pourquoi, en tant que psychologue du climat, Stoknes suggère d’éviter d’associer les scénarios apocalyptiques au discours climatique : « Il n’est pas impossible que l’avenir ressemble à un enfer climatique, mais ce n’est qu’une version possible, qu’un type de scénario – et c’est un scénario qui engendre de la peur, de la culpabilité, de la colère, du désespoir et un sentiment d’impuissance[4] » (Stoknes, 2015 : 133). Selon lui, bien que spectaculaires, ces métaphores de l’enfer et de l’apocalypse n’apporteraient rien de constructif, puisqu’elles ne constituent ni un modèle à suivre ni un discours rassembleur. Tout comme l’immolation de Jarvis, elles ne font que rappeler les dogmes chrétiens de la culture occidentale. Le proverbe « l’enfer est pavé de bonnes intentions », qui oppose l’enfer au bon vouloir, illustre ce paradoxe.
Si la psychologie climatique incite à proscrire les discours apocalyptiques, Marshall (2015 [2014] : 231) conseille aussi d’éviter ceux axés sur le fait de sauver la planète pour les générations à venir, comme le propose Jarvis dans Pétrole, parce qu’ils créeraient une distanciation spatiotemporelle. En effet, les gens percevraient davantage l’urgence d’agir quand les dérèglements climatiques frappent dans leur voisinage immédiat (idem). Dans la pièce, en projetant les enjeux climatiques dans une quarantaine d’années aux États-Unis, Archambault risquait d’ériger une barrière psychologique. Toutefois, les sauts temporels dans la trame narrative contrebalancent habilement cet effet de distanciation : en passant de 1980 à 2020, le public est à même de constater les répercussions de l’inaction du passé qui se profilent dans son quotidien actuel. En écrivant Pétrole, le dramaturge voulait analyser « nos premières réactions face aux changements climatiques, et essayer de comprendre pourquoi on n’a pas été capables de s’y attaquer convenablement, en sachant, surtout, que si on avait pris les choses en main à ce moment, on n’aurait plus à parler de la crise climatique aujourd’hui » (Archambault, 2022 : 73). Grâce à ce décalage temporel, il invite le public à réfléchir aux conséquences à venir de l’inertie collective qui se poursuit encore aujourd’hui.
Subtilement, Archambault pondère son discours apocalyptique et sombre de propos plus optimistes. Par exemple, Williams associe « l’obsession du profit », qu’il considère être « la source de tous nos problèmes » (Archambault, 2020 : 139), au fait que personne ne croit plus en rien. Il oppose possessions matérielles et dimension spirituelle, lui qui croit en « la toute-puissance de la Nature » qu’il définit comme « une force vitale qu’on peut sentir quand on regarde le ciel étoilé, face à la mer qui fait rouler ses vagues » (idem). Ce personnage tire son énergie de la relation qui l’unit aux divers éléments de la planète, du firmament et de l’univers. Si la croyance en une puissance salvatrice peut devenir un dragon de l’inaction selon Gifford, elle devient un facteur d’action dans le cas de Williams, puisqu’il se sent en harmonie avec le milieu naturel qu’il espère préserver pour l’ensemble du vivant. L’optimiste Williams souhaite « allumer l’étincelle », même chez les plus borné·es, afin de les « amener vers une compréhension plus riche, plus ouverte, plus lumineuse de l’existence » (ibid. : 89), ce qui jette une lueur d’espoir après les multiples revers de Jarvis. À l’instar de Williams, Marshall (2015 [2014] : 233) et Stoknes (2015 : 149) préconisent tous deux des discours qui visent un changement positif, en misant sur la coopération et une diversité d’approches et en tenant compte des aptitudes et des capacités de chacun·e, ce qui permettrait de travailler en collaboration au bien-être des êtres humains et non humains. Dans l’ensemble, malgré son ton sombre et défaitiste dû à la vaine auto-immolation de Jarvis, à la préférence de la pétrolière pour les énergies fossiles et à l’échec des pourparlers durant la commission d’enquête, la pièce entretient une petite touche d’optimisme en réitérant à maintes reprises que l’être humain a la capacité de changer ses comportements et d’apprendre à agir de manière écoresponsable.
J’aime Hydro
L’approche adoptée par Beaulieu pour la création et la mise en scène de J’aime Hydro diffère grandement de celle d’Archambault. La pièce retrace le cheminement de sa créatrice, de « la surprenante vertu de l’ignorance » (Beaulieu, 2019 [2017] : 16) jusqu’au lent passage à l’action. En effet, malgré ses bonnes intentions initiales, son parcours a été semé de périodes de doutes, d’hésitations et d’indifférence, autant d’obstacles psychologiques qu’elle a dû progressivement surmonter pour parvenir à ses fins.
La dramaturge semble n’avoir eu au départ qu’une connaissance plutôt rudimentaire des barrages hydroélectriques et des enjeux environnementaux liés au harnachement des rivières. En 2011, moment où elle entend parler pour la première fois du film Chercher le courant (2010), elle remarque son manque de préoccupation pour les enjeux écologiques : « avec ma bouteille en plastique [...] et mon ignorance de la Romaine, je m’étais vraiment sentie comme une deux de pique avec zéro conscience environnementale » (ibid. : 18-19). Le film documentaire met en vedette la beauté de la rivière Romaine juste avant son harnachement par Hydro-Québec, qui a submergé de grandes zones forestières et détruit des écosystèmes pour construire ses centrales hydroélectriques. Dans le cas de Beaulieu, malgré une prise de conscience initiale, trois ans s’écouleront avant qu’elle ne se résolve à visionner Chercher le courant et qu’elle n’envisage sérieusement d’entreprendre son enquête citoyenne.
Si elle laisse ainsi les années s’écouler, c’est qu’elle doit surmonter plusieurs obstacles psychologiques. Une fois sensibilisée, elle doit combattre son sentiment d’impuissance et d’ignorance, soit l’impression de ne posséder ni les compétences ni la formation nécessaires pour entreprendre une enquête sur les motivations d’une puissante société d’État. Pour se convaincre, elle commence par de petites étapes simples : une recherche discrète sur Internet lui donne rapidement accès à plusieurs rapports de commissions, dont le rapport « Maîtriser notre avenir énergétique : pour le bénéfice économique, environnemental et social de tous » (2014). Ce rapport de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec suggère notamment « de cesser d’investir dans de nouveaux projets hydroélectriques puisque l’efficacité énergétique compenserait pour toute croissance » (ibid. : 41). Toutefois, si les données s’avèrent aisément accessibles, leur interprétation est parfois difficile pour les non-initié·es. Beaulieu avoue humblement avoir consulté des ressources destinées aux enfants afin de parvenir à saisir certains aspects techniques qu’elle peinait à comprendre. Pour Gifford (2011 : 291), le sentiment d’ignorance correspondrait à un manque de connaissances techniques ou approfondies dans les domaines des enjeux environnementaux. Autrement dit, bien que les gens aient entendu parler de ces sujets à travers les médias sociaux et journalistiques, plusieurs n’acquièrent que des notions trop floues pour comprendre toute l’ampleur des risques encourus (idem). Ne ressentant pas pleinement l’urgence d’agir, ils continuent leur routine quotidienne, ce qui concorde avec le profil de la comédienne en 2011. En expliquant sa démarche dans le cadre de la pièce, Beaulieu pave la voie à tous·tes ceux·celles qui voudraient franchir le cap de la prise de conscience afin de passer à celui de la recherche active de connaissances et de solutions.
Durant la présentation de la pièce, pour aborder ce sujet quelque peu aride et transmettre des données scientifiques au public, Beaulieu les enrobe d’anecdotes et d’humour. Ainsi, elle oppose à la rigueur intellectuelle de son enquête documentaire des propos plus intimistes, en parlant de ses activités quotidiennes, de sa carrière professionnelle et même de ses relations amoureuses. Dans son analyse de la pièce, Pauline Bouchet souligne le fait que Christine Beaulieu reprend un principe fondamental prôné par sa mentore, Annabel Soutar, selon lequel « on s’informe mieux dans le cadre d’une relation de confiance » (Bouchet, 2019 : 96). Pour établir un lien direct avec le public, Beaulieu brosse le tableau de son propre parcours initiatique, dans une narration homodiégétique. La pièce adopte un ton familier, évoquant une discussion entre ami·es. Beaulieu rompt la convention du quatrième mur pour créer un lien de complicité et d’empathie avec les spectateur·trices. Par exemple, elle leur révèle que ses préoccupations quotidiennes s’apparentent à celles de monsieur et madame Tout-le-Monde, en énumérant les nombreuses activités qui ont prévalu sur sa recherche, surtout de 2011 à 2014. Si la cause environnementale l’interpelle, « d’autres intérêts ont pris le dessus […]. La vie a suivi son cours. Répéter au théâtre. Jouer au théâtre. Aller au cinéma. Écouter le hockey » (Beaulieu, 2019 [2017] : 19). Qu’elle soit liée à sa carrière ou à des intérêts personnels, cette liste de tâches suggère que les priorités habituelles de la comédienne incluaient rarement des gestes écoresponsables. En outre, Beaulieu nous rappelle que la société offre une multitude de distractions et d’occasions de surconsommer des ressources énergivores et polluantes. Qui plus est, les habitudes s’avèrent souvent difficiles à modifier, même lorsqu’elles ont un impact négatif sur le climat et l’environnement (Gifford, 2011 : 295). Pour Gifford (ibid. : 294-295), ce type de dragon de l’inaction appartient à la catégorie des valeurs et des aspirations conflictuelles. Par exemple, si une personne se déplace plus rapidement en voiture, pourquoi opterait-elle pour le transport en commun? Beaulieu, tout comme Archambault dans Pétrole, nous rappelle que nos objectifs professionnels ou personnels, bien que louables, s’opposent parfois à nos aspirations écoresponsables.
Intérêt collectif
Si l’idée des valeurs conflictuelles est d’abord représentée sur le plan individuel, elle se reflète également sur le plan sociétal. Dans la préface de la deuxième édition de J’aime Hydro, Serge Bouchard pose une question pertinente : « l’État prend-il toujours en compte l’intérêt collectif de ses citoyens? » (Bouchard, 2019 : 9.) Au fil de ses recherches, Beaulieu prend conscience des multiples enjeux politiques, économiques, sociaux, environnementaux et humains qui s’enchevêtrent autour de la question des barrages hydroélectriques au Québec. Par exemple, elle constate que la création d’emplois liée aux barrages est essentielle à la survie de certaines collectivités :
Rapidement, j’ai compris que les gens de la Côte-Nord ont désespérément besoin de jobs. Ça brule! Alors ma question à savoir si la Romaine est ultimement un bon projet pour l’ensemble du Québec, c’est pas qu’ils s’en foutent, mais c’est tellement pas leur priorité. Ils pensent d’abord à leur famille, à leurs amis, à leur petite municipalité. Cent emplois stables dans la région, c’est énorme!
(Beaulieu, 2019 [2017] : 182.)
Cependant, si les décisions politiques favorisent souvent l’enrichissement plutôt que l’environnement, les emplois promis ne sont pas toujours au rendez-vous. En effet, J’aime Hydro révèle que les contrats seraient octroyés au plus bas soumissionnaire, et non pas nécessairement aux entreprises qui embauchent de la main-d’oeuvre locale. Par conséquent, les retombées économiques destinées aux collectivités à proximité des barrages seraient parfois inférieures aux attentes.
Sans surprise, les priorités et les valeurs des un·es peuvent entrer en conflit avec celles des autres. Dans la pièce, certaines différences socioculturelles sont mises en relief. Lorsque Christine Beaulieu rencontre l’écrivaine et poète innue Rita Mestokosho, celle-ci note l’opposition entre la culture occidentale et celle de sa communauté. Elle affirme que « le problème, c’est que les croyances sont complètement différentes. D’un bord, c’est l’argent; de l’autre bord, c’est la protection du territoire » (ibid. : 205). La société occidentale étant principalement basée sur la croissance économique et la consommation énergétique, la protection des territoires ancestraux y atteint rarement le sommet des priorités. Au contraire, chez les peuples autochtones, la préservation des milieux naturels fait partie intégrante des croyances. Malgré les protestations des membres des communautés de la Côte-Nord, Hydro-Québec a choisi d’inonder de grandes portions de leurs territoires ancestraux pour y bâtir des barrages. Beaulieu se demande ce que les Cris vivant à proximité des terres inondées pensent vraiment du développement hydroélectrique au Québec, suggérant que leur vision du territoire s’oppose à celle des cadres d’Hydro-Québec.
Pour Beaulieu, force est de constater qu’« on ferait des barrages pas rentables pour créer de l’électricité dont on n’a même pas besoin » (ibid. : 24) tout en saccageant des territoires et des rivières, et ce, dans le seul but de créer de l’emploi et de faire rouler l’économie. Dans la pièce, Alain Saladzius, ingénieur en traitement des eaux et cofondateur de la Fondation Rivières, relève une pareille injustice en parlant des cours d’eau détruits : « y a des beaux endroits qui sont dévastés... au profit de... juste certains individus » (ibid. : 85). D’ailleurs, ennoyer du territoire pour créer des réservoirs hydroélectriques provoque la destruction des écosystèmes, la dégradation de la tourbe et de l’humus, et l’émission de mercure et de GES dans l’atmosphère – l’équivalent d’un pandémonium écologique! À cela s’ajoute la pollution causée par la construction des centrales et des infrastructures nécessaires à l’acheminement de l’électricité de la Côte-Nord vers les centres urbains. En fin de compte, selon les spécialistes interrogé·es par Beaulieu, contrairement à ce que clame Hydro-Québec, qui se dit « [f]ournisseur d’énergie propre », l’hydroélectricité ne serait ni propre ni verte, seulement renouvelable. Ainsi, pour répondre à la question de Bouchard, l’État prendrait en compte l’intérêt financier d’une poignée de propriétaires d’entreprises, aux dépens de l’ensemble de la population québécoise. Une telle injustice sociale, qui s’accompagne de l’écoblanchiment des discours politiques de l’entreprise, devient un important facteur d’inertie environnementale : comment mobiliser l’ensemble de la population à poser des gestes écoresponsables au quotidien, quand le gouvernement lui-même ne valorise que l’économie et les profits, tout en dévastant des cours d’eau, des zones forestières et des écosystèmes essentiels à la survie des êtres humains?
En outre, la société d’État persisterait dans ses dénégations, comme le remarque un conseiller en énergie sous le couvert de l’anonymat : « Hydro-Québec est prise dans son propre mythe. Ils sont dans le déni, tout simplement. Y a aucun progrès technologique possible avec les centrales hydroélectriques et elles sont de plus en plus chères à construire » (ibid. : 216). Beaulieu évoque de nombreuses solutions de rechange à l’hydroélectricité, plus efficaces ou plus économiques, comme la géothermie, le solaire, l’éolien, la biomasse, le biogaz et la fusion nucléaire. Pourtant, tout comme la pétrolière dans la pièce d’Archambault, Hydro-Québec refuse d’envisager une transition énergétique. Dans Pétrole, Archambault suggère que l’industrie pétrolière s’oppose au développement de l’énergie solaire, parce que les client·es « vont pouvoir s’approvisionner en énergie sans avoir à débourser le moindre sou. Au moins, avec le pétrole, les consommateurs ont pas le choix : ils doivent revenir vers nous pour s’approvisionner » (Archambault, 2020 : 155). L’impression qui se dégage de la pièce de Beaulieu est qu’Hydro-Québec adopte un modèle d’affaire similaire, en s’assurant le monopole de la production d’électricité dans la province, alors que d’autres options plus économiques et durables pourraient s’offrir aux Québécois·es. En fait, l’entièreté de J’aime Hydro repose sur une remise en question de la surproduction énergétique au Québec, tandis que le gouvernement refuse de faire de l’efficacité énergétique une priorité et d’envisager d’autres possibilités, préférant s’obstiner à construire des centrales hydroélectriques qui détruisent des « écosystèmes immensément précieux et complexes » (Beaulieu, 2019 [2017] : 201) essentiels à l’être humain et aux autres espèces vivantes.
Quel lien existe-t-il entre cette critique dirigée contre Hydro-Québec et la psychologie environnementale? Plusieurs personnes estiment que modifier leurs comportements aurait peu d’impact à l’échelle planétaire, surtout face à l’ampleur des désastres environnementaux causés par les grandes pétrolières ou les barrages hydroélectriques. Pourquoi adopterais-je des comportements écoresponsables à la maison, alors que les grandes entreprises et les sociétés d’État continuent de rejeter des quantités massives de polluants atmosphériques et de détruire les écosystèmes? La perte de confiance envers les gouvernements et les grandes entreprises sur laquelle Beaulieu et Archambault, tout comme Gifford, attirent tout particulièrement l’attention est souvent invoquée comme raison pour justifier l’inertie écologique individuelle. À ce système de comparaison s’ajoutent la perception des inégalités sociales et les valeurs conflictuelles, d’autres critères souvent cités comme dragons de l’inaction (Gifford, 2011 : 294). Se sentant impuissants et résignés, les gens préfèrent ignorer les problèmes au lieu de se mobiliser et de lutter contre leurs sources.
L’effet mobilisateur du théâtre pour sortir de l’enfer
Marshall (2015 [2014] : 105) soutient que les histoires, surtout celles portant sur les changements climatiques et environnementaux, jouent un rôle cognitif fondamental, puisque les informations recueillies par la partie rationnelle du cerveau sont également analysées et interprétées par la section émotionnelle. Par conséquent, le théâtre joue sur deux fronts : il permet une meilleure transmission non seulement de données scientifiques, de faits et d’exemples d’actions écoresponsables, mais aussi des émotions ressenties par les personnages, comme l’angoisse, la confusion et la passion. Faisant contrepoids aux discours purement analytiques ou scientifiques, l’émotivité contribue à sensibiliser le public aux enjeux environnementaux et climatiques, puisque les gens se reconnaissent dans les situations et personnages joués sur scène. Cela dit, rappelons que la conscientisation ne représente que le premier stade. Marshall souligne que « pour accepter le changement climatique, il ne suffit pas de lire les bons livres, de regarder les bons documentaires ou de cocher une liste de comportements bien intentionnés : il faut de la conviction, et celle-ci est difficile à former et encore plus difficile à maintenir[5] » (ibid. : 3). Il faut surtout être prêt·e à changer de point de vue, à trouver des solutions et à adopter des comportements écoresponsables. À leur manière, les dramaturges invitent la population à faire le premier pas vers la mobilisation et l’action écoresponsable, en traitant entre autres du sujet de la diversification des sources énergétiques et des mesures visant à réduire notre dépendance à l’hydroélectricité et aux combustibles fossiles. Selon Sermon, l’un des trois avantages qu’offre le théâtre, par comparaison à d’autres médiums, est « son caractère d’adresse collective : les oeuvres scéniques interpellent, non pas un récepteur solitaire, mais une assemblée – avec toutes les interactions et les rétroactions que cela suppose » (Sermon, 2019 : 530).
Selon Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour, « la puissance du théâtre consiste à pouvoir dramatiser les désaccords en les mettant sur scène, et, de ce fait, les dédramatiser en rendant possible ensuite une discussion qui était impossible avant. Cet effet cathartique a une grande importance pour toute politique du climat » (Aït-Touati et Latour, 2019). Leur article « Gaïa en scène » relève l’une des forces de l’écodramaturgie, soit celle d’engager une discussion sur des sujets sensibles ou controversés. Dans Pétrole, les noeuds dramatiques d’Archambault s’articulent autour de dissensions sur la dichotomie enrichissement / environnement, qu’il s’agisse des désaccords idéologiques entre Jarvis et sa femme ou des revendications écologistes des Alchimistes, opposées aux intérêts financiers de la pétrolière. De son côté, Beaulieu utilise une stratégie différente en communiquant au public son expérience personnelle et le résultat de ses recherches sur l’hydroélectricité, et en mettant en scène ses incertitudes et ses angoisses. Dans J’aime Hydro, les divergences d’opinions des intervenant·es sont présentées sous forme de projection audiovisuelle ou sont rejouées sur scène par les deux acolytes de la comédienne, Mathieu Gosselin et Mathieu Doyon. En exposant des facettes contraires, que ce soit celles de cadres d’Hydro-Québec, de conseiller·ères en énergie ou d’activistes, Beaulieu laisse tout un chacun se forger sa propre opinion. À leur manière, les deux oeuvres théâtrales à l’étude invitent à la réflexion et à l’échange d’idées sur les enjeux écologiques et climatiques, une discussion ouverte qui devrait se poursuivre après la performance.
De même, les performances théâtrales pourraient influencer la norme sociale par un phénomène de mimétisme. Sermon note que
le genre dramatique étant traditionnellement fondé sur l’imitation d’actions, la mise en jeu de personnages agissant, il constitue un vecteur privilégié pour les artistes désireux de poser la question des actions humaines, de leurs limites et de leur portée – tantôt dans une perspective de dénonciation […] tantôt, à l’inverse, dans une perspective d’encouragement (quand les spectateurs sont invités à se ressaisir de leurs capacités à faire changer les choses)
(Sermon, 2019 : 530).
De manière générale, les gens ont tendance à aligner leurs comportements sur ceux des autres, en recherchant des indices sociaux pour guider leurs propres réactions (Gifford, 2011 : 294). Nous serions conforté·es à l’idée de nous aligner sur la norme sociale. Selon que les autres s’alarment et décident d’agir, ou au contraire optent pour la passivité, nous aurions tendance à imiter leur attitude (Marshall, 2015 [2014] : 27). Dès lors, l’action citoyenne de Beaulieu pourrait servir de catalyseur à la mobilisation : si elle, la comédienne de formation, est sortie de sa zone de confort pour mener une enquête citoyenne; si elle, la non-initiée en matière de production énergétique, a réussi à se documenter sur l’hydroélectricité et l’efficacité énergétique; si elle, la personne toujours occupée, a pris le temps de conduire de Montréal à la Romaine en voiture électrique, alors le public pourrait vouloir suivre son exemple à sa façon. De son côté, en montrant comment la mobilisation a concouru à réduire le trou de la couche d’ozone par l’interdiction des CFC dans les aérosols, Archambault suggère qu’adopter une stratégie similaire contribuerait à réduire nos émissions de GES. Archambault et Beaulieu utilisent tous·tes deux à la fois le pouvoir de dénonciation du théâtre et celui d’encouragement à l’action auxquels fait référence Sermon.
Pour Beaulieu, le théâtre permettrait de « passer un p’tit peu plus vite de l’idée à l’action » (Beaulieu, 2019 [2017] : 244) en exposant les enjeux d’une manière qui les rende accessibles au public. Le théâtre inviterait les gens à passer de l’étape de la simple conscientisation à celles de la recherche de solutions et de l’intention d’agir. Dans Pétrole, on réitère que « les mentalités changent » et que « la population se rend compte qu’elle a le pouvoir de changer les choses si elle se mobilise » (Archambault, 2020 : 39). Par ailleurs, on a l’impression que le personnage de Jarvis s’adresse directement au public quand il propose ce dilemme : « Vous avez le choix. Vous pouvez vous mettre la tête dans le sable ou bien regarder la situation en face et faire partie de la solution » (ibid. : 79). Le public, c’est-à-dire nous, se décidera-t-il à passer à l’action ou préfèrera-t-il maintenir son train de vie en laissant la situation climatique, les milieux naturels et la biodiversité se dégrader? Le théâtre constitue un outil privilégié pour réfléchir à cette question et pour inciter les gens à vaincre leurs dragons de l’inaction climatique et écologique afin de franchir le cap de l’intention. Il invite la population à passer à l’action écoresponsable et à se mobiliser pour convaincre les gouvernements et les grandes entreprises de prendre un véritable tournant vert. Ainsi, au lieu de vouer les êtres humains et non humains à survivre dans des conditions infernales sur la planète à cause de fausses bonnes intentions, il serait encore possible de créer un milieu de vie plus sain pour tous les êtres vivants.
Appendices
Note biographique
Isabelle Fournier enseigne la littérature québécoise et la traduction à titre de professeure adjointe en études françaises et francophones à l’Université Trent. Ses recherches portent sur les diverses représentations de la déshumanisation et de la considération éthique, allant des entités non humaines jusqu’aux êtres posthumains, et ce, à partir d’un vaste corpus d’oeuvres littéraires québécoises. Son plus récent article, « Impact environnemental de la surconsommation sur les écosystèmes de la science-fiction québécoise : “augmenter le niveau de richesse dans le respect de l’environnement” (Legault, 2018) » (2020), a été publié dans la revue American Review of Canadian Studies.
Notes
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[1]
Robert Gifford explique le choix du terme « dragon » par le fait que les progrès ont tendance à « prendre du temps » (« drag on »; Gifford, 2011 : 290), mais aussi parce que le dragon représente l’obstacle que le·la protagoniste doit vaincre pour réussir sa quête dans la mythologie occidentale.
-
[2]
Sur la page « L’hydroélectricité, source d’avenir » du site Internet d’Hydro-Québec, les mots « Fournisseur d’énergie propre » trônent en tête, à côté du logo de la société : www.hydroquebec.com/fournisseur-energie-propre/energie-propre.html
-
[3]
L’écoanxiété se définit comme une « anxiété provoquée par les menaces environnementales qui pèsent sur notre planète » (Le Robert, s.d.).
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[4]
« It is not impossible that the future will in fact be something similar to a climate hell, but that is just one story, just one type of scenario – and it’s one that generates fear, guilt, anger, despair, and helplessness ». Toutes les citations en anglais de cet article ont été traduites par nos soins.
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[5]
« I argue that accepting climate change requires far more than reading the right books, watching the right documentaries, or ticking off a checklist of well-meaning behaviors: it requires conviction, and this is difficult to form and even harder to maintain ».
Bibliographie
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