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Nos scènes maritimes. La projection vidéo montre de l’eau et une carte avec les noms de Puerto Nariño, Saint-Nazaire et Anticosti. Des bâches de différentes couleurs forment des îlots répartis sur la scène. Théâtre de l’Université du Québec à Chicoutimi, Chicoutimi, (Canada), 2022.

Photographie d’Annie Perron.

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En 2019, nous[1] sommes invité·es à Puerto Nariño, en Amazonie colombienne. Au cours de ce séjour, nous rencontrons un jeune homme qui, nous parlant de lui, insiste sur l’idée que sa vie est fluide comme le fleuve (« mi vida fluye, como el río »), que la nature inconstante de l’Amazone inspire son mode de vie. L’histoire qu’il en fait, celle d’une identité qui flue au gré de sa créativité, habite le paysage. Cette situation amorce un questionnement sur la notion et la pratique de la fluidité comme voie ouverte et productive pour concrètement motiver une cohabitation entre le paysage fluvial, le récit de soi et le processus de création.

Dans cet article, nous évoquerons deux temps où le mouvement fluctuant des eaux motive une forme fluide d’écriture consacrée aux arts vivants. Considérant la fluidité comme inhérente aux choses vivantes, c’est avant tout lors de nos terrains au bord de deux grands fleuves, l’Amazone et le Saint-Laurent, que nous explorons ce que nous avons appelé une approche en « co-paysage » (Quéinnec et Giguère, 2022), capable de « supporter ce moment d’instabilité où l’on ne sait pas trop quelle relation il convient d’entretenir avec d’autres formes de vie » (Macé, 2019 : 109-110). Cette incertitude, expérimentée depuis un environnement d’une vaste liquidité, fait surgir des impressions déroutantes et des gestes imprévisibles qui nous conduisent pourtant vers des pistes dramaturgiques pour la scène. De retour sur le plateau, nous ne cherchons pas à reconstituer la complexité des écosystèmes fluviaux, ni même à les illustrer sous la forme d’un théâtre documentaire. Notre intention consiste plutôt à maintenir la dynamique qui aura permis une véritable « poétique expérimentale et au grand air » (Despret, 2018 : 16), soit une voie écopoétique vers une écriture de la fluidité dont la force de partage pourrait en partie déterminer notre approche écodramaturgique.

Pour éclairer cette perception de la fluidité, nous porterons notre attention sur trois étapes d’une recherche-création sur les sons maritimes : Puerto Nariño, un village colombien sur les bords de l’Amazone où la fluctuation intercorporelle entre l’être humain, l’animal et l’eau nous mène vers la création d’un balado vibratil et protéiforme; Anticosti, une île québécoise à l’embouchure du Saint-Laurent où la présence de fossiles témoignant d’une « impermanence[2] » (Buci-Glucksmann, citée dans Quinz, 2014) des temps motive l’action aquatique en duo Le son des fossiles (2023); et enfin une performance synthèse, Nos scènes maritimes (2022), présentée au théâtre de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), où ce n’est pas tant la crise environnementale que nous mettons en jeu que notre responsabilité écologique de vivant·es écoutant·es qui ne veulent pas se taire pour faire « entendre le monde bruire de sens[3] » (Macé, 2022 : 18).

Toucher au fluide

La nature vibratoire et flottante du son comme notre besoin de l’émanciper de sa position illustrative dans la dramaturgie traditionnelle au théâtre nous incitent à rejoindre du son « vivant » à même un terrain vivant. Ce déplacement anime notre sensation et notre conscience des résonances sonores, de leurs ondes, de leurs particules fluides qui nous imprègnent oui l’oreille, mais retentissent aussi dans tout notre corps, se propageant et se traduisant dans notre imaginaire. Le musicologue Renaud Meric, pour qui l’appréhension de l’écoute consiste en un mouvement entre le corps, l’espace et le son, précise que

[l]orsque nous tentons d’appréhender un son dans l’espace, notre corps tout entier se meut, toutes nos facultés gestuelles – auditives, visuelles, tactiles, kinesthésiques – et toutes nos prédispositions imaginatives se projettent vers lui. L’espace se construit alors dans un mouvement réciproque : nous allons vers le son et il vient vers nous

(Meric, 2012 : 12).

Sortir hors des murs du théâtre serait alors l’occasion de laisser vivre les écoutes de cette réciprocité au coeur d’un champ de sons incontrôlables. Pour défendre un art sonore qui serait d’abord un art d’écouter, Christophe Kihm s’intéresse au compositeur Max Neuhaus qui, à travers ses créations déambulatoires en extérieur, démontrait que « [c]’est en considérant cette mobilité dans les écoutes qu’on en finit vraiment avec l’écoute idéale [celle des chambres d’écoute que sont les studios], pour s’ouvrir à la pluralité de manières d’écouter » (Kihm, 2020 : 37). Si les sons sont des acteurs qui forment des parcours de l’ouïe comme de la vision, ils produisent d’autres écoutes et suscitent d’autres organes perceptifs que les nôtres humains (ibid. : 38-39). Ce processus de création où les auralités se combinent, se partagent et se redéfinissent advient à condition de reconnaitre le paysage (sonore) en tant que coauteur de ces mouvements. C’est la raison pour laquelle nous voulions situer notre recherche d’une écriture fluide dans un environnement spécifique.

Le paysage fluvial

En choisissant une géophonie maritime, nos investigations s’attachent à un contexte où se manifeste intensément la nature fluide du son. L’ethnographe des environnements en milieu maritime Fabien Clouette remarque que le paysage sonore en mer s’apparente à une « immersion permanente dans un niveau de bruit » (Clouette, 2020 : 132). La nôtre ne se déroule pas au large, sur les bateaux de pêche où le vacarme des moteurs mêlé à celui des vents peut devenir littéralement assourdissant. Néanmoins, l’influence de l’eau, qui par son écoulement ou ses changements d’état vibre et fait vibrer l’écosystème autour d’elle, se prolonge sur le littoral à travers un tissage polyphonique[4]. L’identité acoustique de ces environnements, à la fois présente et passée (comme nous le verrons avec l’île d’Anticosti), repose sur une histoire complexe entre les êtres humains et les formes de vie habitant le fleuve. En ce sens, en prêtant attention à ces confluences sonores spatiales et temporelles, pour faire écho au concept du « Chthulucène » (Haraway, 2016) de Donna J. Haraway[5], nous nous intéressons particulièrement à l’atmosphère maritime qui se compose avec nous :

Les atmosphères sont d’abord des espaces, parce qu’elles sont teintées par la présence de choses, de personnes ou de constellations environnementales – c’est‐à-dire imprégnées de leurs extases. Elles sont des sphères de présence de quelque chose, qui est peut-être invisible […] [et] nous concevons donc l’atmosphère non pas comme un phénomène flottant librement, mais au contraire comme procédant des choses, des personnes et de leurs constellations

(Böhme, 2018 [1995] : 35).

Plus qu’une simple rencontre, l’atmosphère est, selon le philosophe Gernot Böhme, le lieu concret d’une révélation, d’un transport entre des présences qui s’articulent les unes aux autres. La relation qui s’en dégage rend possible un « travail esthétique », le place à notre portée, et « autorise, d’une certaine façon, la chose à sortir et à émaner d’elle-même; [elle] rend ainsi perceptible une présence – la présence de quelque chose, quoi que ce soit » (idem). Sur le terrain, cette émanation de la « chose » – que l’on pourrait ramener à la fluidité des éléments vivants, audibles ou non, visibles ou non, d’un paysage – se présente au corps (de l’)écoutant et peut, dès les premiers instants, se coécrire. À peine est-on capable d’exprimer ce que l’on ressent que l’atmosphère nous inspire à agencer de manière inattendue à la fois des résonances réelles, physiques, immédiates et d’autres plus profondes, voire imaginaires ou fictionnaires.

Des processus de création et des dispositifs « liquides »

Si le choix d’être en travail avec l’atmosphère des fleuves s’accorde à la nature fluide du son, il est aussi en correspondance avec les processus et dispositifs liquides de nos créations, soit l’« informe » (Didi-Huberman, 2019 [1995]) de nos expériences toujours dans l’en-cours de leur formation, notre volonté de rendre à un espace sa possible « indécision » (Vernet et de Vitry, 2015), nos corps nomades dans leur perception et labiles dans leurs pratiques, « la confusion et l’indistinction de leurs identités » (Kohn, 2017 [2013] : 107), l’anachronisme et l’impermanence des temps qui nous habitent. Mais surtout, ces animations liquides, qui n’offrent aucune résistance aux changements, laissent venir ce qui échappe, de l’accident au débordement et du déséquilibre à la dispersion, et ce, d’autant plus qu’elles nous situent à même le terrain vivant. On pourrait dire que cette liquidité se répand davantage au contact du paysage, à travers « un tissage constitutif avec les autres formes de vie » (Morizot, 2020 : 281) qui se révèle toujours mouvant et impliquant sans cesse de cohabiter. En dialogue avec Baptiste Morizot, Vinciane Despret propose de restaurer notre sensibilité à ce vivant en acceptant « son bougé permanent autour d’existences plurielles », et ainsi de « brouiller des positions arrêtées, de se mettre au service de la relation elle-même et de manifester envers le vivant des égards ajustés, c’est-à-dire des attentions » (Despret, 2019 : 54; souligné dans le texte). Mais l’ajustement de notre attention de même liquide suppose non pas une précision, mais bien une dérive pour étendre et entrelacer notre point d’oreille au flux du paysage. Dans la partie de sa thèse consacrée à l’esthétique de la fluidité dans l’art de l’instant, Alix de Morant évoque la manière dont

le danseur contemporain [sensible à] l’intelligence situationnelle d’un corps d’errance [est] capable de s’inscrire dans la pensée d’un flux en position totale d’ouverture. […] Pour le corps mobile du danseur, il importe de se couler dans le flux existentiel pour laisser le mouvement fluer. […] Mais fluer signifie également organiser le va-et-vient entre le corps et la pensée afin de repérer et d’exploiter « la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide » comme le rappelle Thierry Davila

(de Morant, 2007 : 213; souligné dans le texte).

Cette forme d’écoulement du corps et de la pensée sur un « territoire d’errement » (Clément, 2004 : 25), comme les paysages fluviaux que nous traversons, s’avère avant tout l’occasion d’écrire ou plus généralement de « créer, en d’autres termes, une poétique de l’habiter » (Despret, 2018 : 16). À cet égard, la poétique de nos écoutes qui se mêle aux fluctuations du terrain cultive un tel mode de coexistence et de réciprocité que nous qualifions ses actions d’écriture en co-paysage. S’éloignant d’une perspective anthropocentrique, l’écriture en co-paysage engage à un co-écouter qui se produit depuis et avec le paysage, qui « n’est pas seulement contexte et processus, mais devient aussi auteur de l’oeuvre, traçant les contours, les textures et les états de corps qu’il façonne. […] [L]e paysage est vivant, sensible et porteur de savoirs » (Naoufal, 2020 : 62). Un si fort désir de corrélation avec le paysage présume effectivement un lâcher-prise produisant parfois un contact encore indéfini avec l’environnement, mais vivifiant pour nos sens à éprouver les évènements qui nous entourent, surtout leur part imprévisible, étrange, inexpliquée. De sorte que jour et nuit, que nous soyons seul·es, à deux ou en groupe, notre écoute flottante mais désirante du terrain finit, sans volonté réfléchie, par habiter cette fluidité qui détermine les sons, les géographies et, bientôt, la teneur de nos récits.

Des récits phonographiques oscillants

En écoutant sans forcer et en bougeant avec ce qui est là du fleuve et de ses rives, apparait une forme de conversation. En s’écartant de la notion de dialogue, Marielle Macé revient sur les origines du verbe « converser » :

Con-versari, étymologiquement, ce n’était pas seulement échanger des propos, c’était « vivre-avec ». Vivre avec : revenir souvent auprès de quelqu’un, côtoyer, fréquenter et se fréquenter. « Verser » dans, se mêler, fraterniser entre vivants peut-être. « Converser » ne pose pas forcément la question de l’entente, ni même du code commun : ce n’est pas avoir à se comprendre, ni même à partager une langue, mais à partager un milieu, cohabiter, conspirer s’entretenir

(Macé, 2022 : 350).

Nos conversations tentent cette cohabitation pour saisir les variations du vivant, parfois vives dans leurs démonstrations physiques et phoniques comme en Amazonie, parfois ensevelies dans une préhistoire et rendues opaques, étranges à travers ses légendes comme sur Anticosti. Dans son article sur le fleuve Sénégal, Marie Lorin rappelle que la « poésie comme écologie » porte « une énergie renouvelable et infinie passant d’un être à un autre, une énergie relationnelle apte à faire dialoguer la diversité des vivants » (Lorin, 2020 : 101). Mais le plus souvent, au cours de nos errances, ce sont des bribes de dialogues, des résidus, des résonances qui nous parviennent. Le lieu de la découverte ne détermine pas forcément l’expression d’une écriture harmonieuse ou comblée. Même si un échange se produit, le récit qui en émerge n’est pas un document fiable, factuel de nos immersions. En fait, nos tentatives écopoétiques ne sont que le reflet, voire le reflux de notre approche diversifiée de la phonographie (Meursault, 2015; Ripault, 2007). La phonographie associe une démarche matérielle pour enregistrer un terrain extérieur (field recording) et un processus de création (« phonographie » signifie littéralement « écriture du son »), qui consiste à « intégrer – et, le cas échéant, à affirmer – l’influence et la présence inévitables du preneur de son et du matériel d’enregistrement, à la fois sur le terrain et en studio[6] » (Delaurenti, 2020 : 86). Ainsi, la narration dont il est question accole sans discrimination l’expression et la matérialité du son, en partie liées au corps qui les porte. De sorte que loin de toute transparence technologique et d’une invisibilité de l’opérateur·trice, sont fréquemment inclus des commentaires capturés en réaction à des environnements changeants et des situations inopinées. Le geste phonographique s’écrit, nous écrit et coécrit le récit écopoétique du déplacement faillible de l’écoutant·e, de ses incertitudes et erreurs, telle une écriture transitoire et performative qui se géoesthétise (Quirós et Imhoff, 2014) à même les oscillations du paysage. Ainsi, loin d’un documentaire, notre écopoésie, agencée aux multiples perspectives d’écoute, se révèle fragmentaire, circonstancielle et équivoque. Or ce sont ces qualités parfois sombres et fragiles de nos récits qui ont rendu possible la naissance de projets dramaturgiques tournés vers la question écologique.

L’Amazone à Puerto Nariño : fluer les identités

Pour se rendre à Puerto Nariño, il faut d’abord atterrir à Leticia, capitale de la région de l’Amazonas, appelée aussi « Tres fronteras » (« Trois frontières ») parce que située entre la Colombie, le Brésil et le Pérou. La sortie de l’avion est notre premier contact avec l’eau tant l’extrême humidité de l’air imprègne nos corps et saisit notre respiration. Ces sensations de moiteur s’amplifient à mesure que nous approchons du fleuve. Là, pendant une heure trente, dans une petite navette, nous fonçons droit dans le paysage amazonien. Puis l’embarcation ralentit, entre sur un bras du fleuve, la rivière Loretoyacu, et accoste un petit quai flottant[7]. En explorant un son maritime issu d’un des fleuves de la planète les plus élevés du monde, en pleine nature sauvage, nous savons que nous rejoignons une situation « hors des repères établis par l’acuité visuelle [où] notre écoute s’ouvre à des espaces sans confins apparents » (Romieu, 2012 : 169). Ce déclassement aural nourrit notre recherche d’un processus d’écriture qui dépasse notre compréhension. La résonance de la biophonie amazonienne, à l’image de sa forêt, est si dense, si permanente que notre compréhension d’écoutant·es ne peut en appréhender qu’une part infime. Cependant, la compacité du flux sonore ne signifie pas une absence d’ouverture et de créativité; au contraire. Pour se former à ce terrain et au respect de ce terrain, nous rencontrons certain·es membres de la communauté de pêcheur·euses Ticoya[8], fondateur·trices de la radio communautaire Radio Tika. Ensemble, nous entamons une période d’exploration à travers des ateliers de son, de vidéo et de réalité virtuelle qui aboutiront à une performance sur la place publique du village. L’écoute de l’écoute des participant·es au cours de ces expériences phonographiques attise notre désir d’altérité avec une écologie fluviale à la fois démesurée et profondément interconnectée (à plus de mille cours d’eau comme à la forêt tropicale). « Être dans les pas d’un autre qui suit son propre chemin » (Despret, 2018 : 11) et voir dériver son corps parfois appareillé nous laisse le temps de percevoir qu’à travers lui, nous contactons du paysage plus que sa topographie, sa corporéité.

Résidence de Puerto Nariño. Des participant·es de notre atelier jouent au·à la guide et à l’aveugle dans une rue du village. Puerto Nariño (Colombie), 2019.

Photographie de Pierre Tremblay-Thériault.

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Dans l’un des ateliers, pour cultiver la réciprocité avec le paysage, nous proposons le jeu du·de la guide et de l’aveugle à des adolescents du village, à Ismenia[9] et à Eliana, et nous les suivons pour les enregistrer. À l’aide de cet exercice enfantin, ces personnes pourtant intimement attachées à leur village l’interrogent et nous partagent des impressions nouvelles, facilitant pour nous un début d’accès à leur territoire. Sur les bords boueux de la rive, la lenteur de leur marche, interrompue par de nombreux arrêts pour sentir, toucher l’eau, tendre l’oreille vers les pêcheur·euses, chuchoter et rire, participe de notre dialogue avec le paysage. Le jeu devient le médium entre le paysage et nous. L’écoute se fait plurielle et favorise autant une connexion à soi qu’à l’autre, ce que Johanna Bienaise décrit comme une « écologie corporelle » (Bienaise, 2020). Dans son étude « Territoires partagés : de l’écologie des pratiques d’entraînement en danse au Québec », elle met en évidence que chez certain·es danseur·euses, le corps est « davantage abordé comme corps vécu, comme soma, voire comme un soma-écosystème (ou Écosoma) permettant de comprendre “l’individu comme environnement” » (idem). C’est bien cette expérience de corps paysage, humain et plus-qu’humain, que nous avons tenté de faire paraitre dans nos récits amazoniens, notamment à travers une série de quatre balados.

Ticoya Obscura : approche d’une écodramaturgie audiovisuelle

Capture d’écran du balado Ticoya Obscura d’Andrée-Anne Giguère. Des poissons en très gros plan. 2021.

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Au retour de l’Amazonie et après les évènements entourant la pandémie en 2020, nous nous tournons vers le balado, un mode possiblement immersif qui décline autrement l’écoute de notre écoute. Les approches numériques rendent possible une diversité de collaborations lors de la création et participent au questionnement de notre langage théâtral. Si, habituellement, le balado concerne uniquement l’écriture audio, l’accessibilité, la mobilité et le côtoiement des savoirs numériques ouvrant la route à des expériences inusitées nous motivent à considérer la résonance sonore au-delà du son. Au flux audio, nous greffons alors des images pour soutenir l’idée qu’elles contribuent à une écoute élargie. L’articulation détachée d’un lien d’évidence entre l’image et le son libère des résonances, produisant, nous semble-t-il, une dramaturgie radiophonique fluide et poétique, à l’instar de nos expériences déconcertantes en Amazonie.

À travers son balado intitulé Ticoya Obscura[10], Andrée-Anne souhaite transmettre son ressenti des lieux, soit un état vaporeux qui l’invite à vivre son écoute comme un rêve éveillé. Elle évoque la confusion entre la présence de l’eau et celle de la jungle, le rapport fluide qui s’établit entre les deux, leur coexistence de l’un à travers l’autre. Sur l’Amazone, on entend la jungle, et au milieu de la selva (forêt), on est sur les traces du fleuve. Elle veut aussi mettre de l’avant l’une des ressources les plus importantes de Puerto Nariño et dont dépendent les habitant·es : le poisson. Pour Andrée-Anne, celui-ci est le souffle de la population amazonienne, son économie, sa nourriture et une bonne part de son identité[11]. Elle qui déteste en manger se retrouve rapidement fascinée par la vie de village qui tourne autour de ce plus-qu’humain. Servi matin, midi et soir, de toutes les manières, de la soupe au poisson frit, c’est le menu de toutes les occasions. Les plans de caméra de pêche sont tous très contrastés pour laisser la trace du vivant de ces animaux, mais aussi pour magnifier leurs derniers souffles en saluant leur existence et le don qu’on en reçoit. Dans la capture d’écran ci-dessus, le traitement des images et de la couleur fait ressortir, malgré son étrangeté, la beauté de l’animal. En insérant d’aussi gros plans, Andrée-Anne laisse à la matière son espace d’écriture, rejoignant sans conteste le « matérialisme vitaliste » de Jane Bennett (2010), qui « fait feu de tout bois quand il s’agit de transmettre l’intuition et la conviction d’une vitalité inhérente aux choses, et plus largement de l’erreur des catégories qui opposent la vie animée et subjective à la matière inerte » (Granjou, 2014 : 842). La substance iconique de ces images figure ainsi l’attention de l’artiste et sa « co-vibration » (Chion, 2023) avec l’animal et le flux de vitalité qui persiste au-delà de son vivant.

Capture d’écran du balado Ticoya Obscura d’Andrée-Anne Giguère. Superposition d’un gros plan de poisson et d’un pêcheur tirant son filet dans la nuit. 2021.

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En plus de ces plans très rapprochés de poissons, elle accole de manière glissante des plans larges au lointain. Des champs divergents, qui parfois se fondent les uns dans les autres, comme on peut le repérer dans l’image qui superpose discrètement l’ombre d’un poisson sur un pêcheur en activité, constituent des espaces de dialogues improbables. Entre l’image de ce pêcheur dévoilé par la lumière en début de balado et les détails de ce poisson très contrasté qui peine à respirer hors de l’eau, la poésie s’inscrit d’elle-même, et de ces affiliations naissent des récits. De même, dans ce balado, la composition sonore de François Harvey n’est pas conçue pour appuyer les images, déjà sonores. Elle vient plutôt frotter l’image et y faire résonner des sons troubles qui dérivent eux-mêmes. Il en ressort une forme transgressée et indécidée du balado : entre le son et l’image, la relation non illustrative tend plutôt à l’entrelacement, au duo qui se répond par vagues. Les fluctuations de la voix rejoignent également le rythme et l’esthétique générale du montage. La parole d’Andrée-Anne apparait et disparait, telle une pensée intérieure qui se dévoile et s’écoule. Elle exprime le doute et la perte, participe au récit et, tout en même temps, s’en détache. Le poème reste ouvert, restituant le vécu troublé et non linéaire de l’artiste durant l’immersion, telle une oeuvre indéterminée qui évoque sa relation passagère avec l’identité fluide du village, vivante et mystérieuse.

Capture d’écran du balado Ticoya Obscura d’Andrée-Anne Giguère. Superposition de l’eau en mouvement et d’un poisson blanc animé dessiné par Magali Baribeau-Marchand. 2021.

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Anticosti : la fluidité comme vivacité dramatique

L’île d’Anticosti est située au milieu de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent. Nous[12] partons de Sept-Îles pour y arriver en bateau, sur le Bella Desgagnés. En six heures, nous naviguons lentement vers la troisième étape de notre recherche-création sur les sons maritimes. Ce rythme et l’étendue du fleuve nous aident à accepter le décalage de notre situation maritime comme de notre objectif. Nous nous rendons paisiblement vers le son des fossiles. Si le son nécessite une matière pour résonner, n’oublions pas qu’il est d’abord une vibration dans l’air. Sa nature immatérielle, invisible, est aussi à l’origine de son potentiel imaginaire et poétique. Cette quête, hors de tout possible, nous stimule avant même que nous n’ayons posé les pieds sur terre. Cette approche souriante et un peu magique motive aussi nos intentions d’une écriture ouvertement performative. D’autant qu’à Port-Menier, nous attendent Andrée-Anne et Pierre avec leur bébé de huit mois[13]. Le rythme de l’eau, notre but insondable et l’éveil de cet enfant deviendront des éléments dramatiques – bien plus que nous le pensions – et confirmeront notre jeu de réciprocité avec l’environnement.

D’une superficie de 7943 km et d’une longueur de 220 km, l’île d’Anticosti est la plus grande du Québec. Ses strates sédimentaires recèlent de fossiles de près de six-cents espèces répertoriées. L’île contient un parc national, des réserves écologiques, des écosystèmes forestiers uniques et des refuges biologiques. Il est vain pour nous de vouloir tout embrasser de cette étendue hors norme en sept jours de résidence. Sur les conseils de notre guide, Danièle Morin, spécialiste en géologie de la stratification et en biologie, nous choisissons la partie ouest de l’île. Plus précisément, nous logeons dans l’ancienne demeure du gardien de phare, située à trente minutes de voiture du village. Cet écart suffit à nous donner un sentiment de contact immédiat et continu avec le paysage insulaire et estuarien qui littéralement nous entoure. Sont-ce les flots du fleuve et leur résonance tout autour de nous, du matin au soir? Sont-ce les cerfs toujours présents aux abords de notre gite? Est-ce l’impression d’un temps suspendu qui volontiers nous échappe? Sont-ce nos corps rendus disponibles à la vibration des fossiles que l’on sait sous nos pas? Dans tous les cas, plus que Saint-Nazaire en France ou Puerto Nariño en Amazonie, Anticosti nous semble être le paysage, l’expérience du paysage, le lieu de la question de la réciprocité avec un paysage fluide. Surement aussi que la présence de l’enfant, dans sa demande et son devenir de relation au monde, et la récente sortie de la COVID-19 qui a tellement inquiété ce même avenir de relation avec l’ensemble de notre monde nous projettent dans un dialogue avec la beauté de cet environnement.

Dans le ventre d’une épave : la performance pour un verbe fluide

Même si Danièle nous mène vers des sites spécifiques, notre lieu d’hébergement, situé à quelques mètres des vagues et du rif[14], nous stimule tant que nous nous prêtons à des modes d’écoute et d’action encore plus aléatoires. Sur les berges, on rencontre l’épave du Calou[15], un crevettier gaspésien. Le mouvement du bateau, poussé sur le rif par les vagues, de même que sa position couchée et son usure exercent sur nous une tension narrative nous incitant immédiatement au contact. Pour l’écouter, nous commençons directement par le toucher en glissant lentement un bras ou nos jambes dans ses fentes les plus accessibles, et nous restons là, immobiles, en attendant d’imprégner cette cohabitation éphémère en lui et nous. Nous essayons encore plusieurs interstices jusqu’à entrer totalement dans son ventre. Même si le vent continue de souffler, que le fleuve brasse et que bien d’autres éléments se manifestent autour de nous, c’est dans le non-vivant de ce navire rejeté sur le rivage que nous entamons une écriture fluide et parlée en co-paysage particulièrement performative. À trois, nous nous retrouvons à tâtonner dans les cales crevées et odorantes. Une fois le micro posé sur un point d’écoute ouvert, tandis que nous explorons d’autres failles en faisant sonner de petites matières trouvées çà et là et en glissant sur les galets qui produisent des écoulements sonores, des variations verbales, des locutions récurrentes, des bribes de mots, des rires, des houles et des récits flottant dans et avec la coque du bateau nous échappent :

ben voyons
t’as pas peur que ça chavire
c’est pris dans le sol
ben voyons
c’est comme une plante
c’est enfoui dans la pierre
rire fort
attention y’a des clous
rire fort
bruits de pas
attention y’a des clous
je bouge pas
un deuxième naufrage
je bouge pas
attention y’a des clous
ça fait tellement longtemps que c’est comme une plante
ça a pris racine
un naufrage qu’a pris racine
ben je bouge pas
Julie tu prends racine
qui capte
hein
attention y’a des clous
rire
ça va prendre combien d’années de devenir des fossiles
qui capte
hein
ben voyons
rire
attention y’a des clous
jamais vu un naufrage s’enraciner aussi bien dans la terre
c’est toi qui captes
Attention y’a des clous
petits rires
me semble que ça fait vingt minutes que j’ai pas bougé
je suis comme ancrée
j’ai pas bougé les pieds
j’ai bougé mais j’ai pas bougé
mes pieds sont fusionnés
qui capte
rire plus fort
quelqu’un capte
non je capte pas je capte pas
pas de cap
plus de cap
tu captes
capte capte capte
cap cap cap cap…
cap capte cap capte
j’capte rien…[16]

Notre forme informe inspirée de l’eau se confirme à travers cette matérialité vivante, sonore, verbale, instable, dispersive, incongrue... Nos bouches transmettent nos reconnaissances errantes et agissantes dans et avec les entrailles du Calou. Capter le son, c’est aussi ne rien capter, comme on dirait d’une sensation qu’on ne comprend pas, à laquelle on ne peut pas donner de mots sensés, mais qui pourtant nous fait « faire parole » ainsi que le revendique Macé :

Je suis convaincue en effet qu’il entre dans nos responsabilités écologiques de « faire parole ». Et que l’urgence, pour entendre le monde bruire de sens, l’entendre « parler », n’est pas exactement de se taire […]. Car il ne suffit pas d’ouvrir ses oreilles pour entendre, il faut s’y mettre avec sa propre voix : écouter par la parole, par la bouche, dans des phrases susceptibles de rendre des mondes, des vies et des liens capables de se dire, de se penser, de se maintenir

(Macé, 2022 : 18).

Ici, notre écriture de la fluidité compose un faire parler de terrain, une conversation démontée qui nous traverse et dont le sens, nous semble-t-il, certes encore brut, pourrait constituer un élan dramatique qui se prolongerait sur une scène.

Un corps au temps liquide (non linéaire) : dans les failles du paysage

Après les mots, les éléments de notre dramaticité fluide continuent de se rassembler. Comme dans le ventre de l’épave, c’est dans une situation souterraine, dans son intériorité que nous appréhendons le paysage anticostien et le son des fossiles qui, cette fois, se révèle à travers un corps pris dans l’eau et une temporalité impermanente.

Danielle nous propose d’explorer la grotte dite des Trois Plaines, qu’elle a elle-même découverte. Puisqu’elle se rapproche davantage d’une fissure longue de 400 mètres, sombre et remplie d’eau, il est nécessaire de s’équiper de bottes hautes, de vestes imperméables, de casques et de lampes frontales. Pour compléter l’organisation de cette submersion et poursuivre l’« art du pistage » (Morizot, 2018 : 114) du son des fossiles, il nous faut de plus emporter nos outils d’enregistrement sonore et visuel. Pierre vivra alors ce que l’ethnologue Patrick Romieu nomme dans sa thèse « une anthroposonie émergente », montrant que « le fluide, l’atmosphérique, l’ambiantal s’immiscent pour considérer autrement une expérience […] de découverte du monde sonnant » (Romieu, 2012 : 67).

Résidence d’Anticosti. Pierre Tremblay-Thériault explore la grotte. Île d’Anticosti (Canada), 2022.

Photographie de Pierre Tremblay-Thériault.

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Muni d’une caméra 3D et d’un hydrophone, il décide d’interrompre sa marche à un moment où la fosse laisse passer le jour. Son corps, suspendu entre les parois étroites, est interpelé par l’évènement lumineux et une résonance soudaine. À travers cette fenêtre fugace, il établit sans le savoir une discussion avec le paysage d’où un son très bref[17], mais d’une étrangeté vivace, émerge à la fin de sa captation.

Dans une écoute qui dépasse le sonore[18], son corps au sein de la grotte est saisi par la tension de son mouvement spontané et par un conflit des temps : celui, au présent, de son geste; et celui, au passé très lointain, auquel il associe le bruit qu’il entend. Bien sûr, cette configuration est le fruit d’une sensation réelle et imaginaire. Mais depuis l’entredeux de cette situation spatiotemporelle, même si le corps de Pierre bouge peu, il est comme activé par la fluidité. Sa perception compose alors la structure de sa captation audio et vidéo; on pourrait dire qu’elle esthétise sa condition de fluidité. Grâce au mécanisme de la caméra 3D, ici en contreplongée, Pierre filme l’espace en 360°, restituant autant la continuité de l’instant que le conflit anachronique de cette fluidité. L’opération expose certes la matérialité de son écriture fluide, mais renvoie également à une image du temps impermanent qui affecte son corps et le raconte. Cette instantanéité in situ, éprouvée entre le paysage souterrain et lui, annonce un devenir fluide, soit un processus d’écoulement vers une sorte de personnage « inséré dans une dynamique de flux » (de Morant, 2007 : 216). Pierre touche alors à des « potentiels du temps » (de Toledo, Imhoff et Quirós, 2016) où le récit informel du son des fossiles devient possible. Cette dramaticité du corps submergé par le paysage et fictionnarisé par la temporalité fluide se déploie dans la dernière expérience anticostienne que nous souhaitons évoquer, soit une écriture en co-paysage assumée qui nous mène de manière plus évidente vers un projet écodramaturgique.

La sirène du cap de la Vache-Qui-Pisse : une interaction fluide

Un matin, toute l’équipe revient au village disparu de l’Anse-aux-Fraises, et plus précisément au cap de la Vache-Qui-Pisse[19]. Il s’agit d’une falaise abrupte au bord du fleuve, haute d’une quinzaine de mètres, constituée d’un empilement de strates calcaires vieilles de 445 millions d’années, où les fossiles témoignent de la première extinction de masse, mais aussi de la vie qui reprend plusieurs millions d’années plus tard[20]. À ce moment, Julie Andrée invite Andrée-Anne à la suivre à la caméra lors d’une action qu’elle mènera habillée d’une robe de soirée verte. Avant d’opérer, les deux artistes se préparent techniquement, avec une certaine insouciance qui les rend disponibles à ce qui les entoure. Elles ne lisent pas le paysage, n’en prélèvent rien; elles se laissent affecter par son sol, ses escarpements, le soleil, le vent encore frais et le fleuve, calme et lumineux. C’est peu à peu, sans prévenir, que l’action en co-paysage se présente.

Capture d’écran du balado Le son des fossiles d’Andrée-Anne Giguère. Julie Andrée Tremblay tire un tronc d’arbre face au fleuve Saint-Laurent. 2023.

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Julie touche les filets d’eau, les strates de roches débordant de fossiles et trouve un grand tronc d’arbre séché dont elle se saisit avec force. Elle le soulève pour qu’il entre délicatement en contact, à son tour, avec la cascatelle. Puis elle porte le tronc sur son dos jusqu’au fleuve et, en le lâchant, se fait éclabousser. Mouillée, elle s’empare de branches transportées depuis chez elle et, comme pour prolonger le jaillissement de l’eau, fouette les vagues qu’elle forme en entrant dans le fleuve. Elle maintient ce geste en s’éloignant dans l’eau froide, plongée jusqu’au ventre. Andrée-Anne, discrète phonographe de l’image, écoute cette conversation; elle partage l’écoute de cet évènement, pourrait-on dire, tant rien n’est prémédité. Comme Pierre dans la grotte, elle sait s’y insérer au point qu’il est possible de considérer cette action comme une interaction performative à partir de et avec l’environnement. Immergé dans le paysage maritime, son geste de filmeuse-écoutante, dans un élan de coprésence, se risque jusque sous l’eau, participant ainsi au corps-à-corps entre Julie Andrée et le Saint-Laurent.

Capture d’écran du balado Le son des fossiles d’Andrée-Anne Giguère. Sous l’eau du Saint-Laurent, on voit des branches, des feuilles orange et les jambes de Julie Andrée Tremblay dans sa robe verte. 2023.

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La caméra plonge, comme poussée par le besoin de creuser, d’aller, par son geste, faire jaillir l’énergie d’une image sonore du paysage qui se déploie de la berge jusqu’à l’eau du fleuve. En interagissant avec la plage, Julie Andrée et Andrée-Anne paraissent absorbées, se rapprochant le plus possible du Saint-Laurent et des couches narratives du passé constituées à même les sédiments. Une fois encore, il ne s’agit pas d’une volonté de comprendre, mais bien d’une action impliquée, vive, mobile et informe qui cherche à être avec, à faire avec le paysage :

C’est pour ça qu’on parle en fait : pas pour s’assurer d’être absolument compris, nettoyer la situation verbale, éliminer les faux-sens et les malentendus, chercher à force de réductions un code commun. Mais pour arpenter l’espace qui nous sépare et nous conjoint, et en faire quelque chose, si possible quelque chose de bien. On ne parle pas bien qu’on ne se comprenne pas, on parle parce qu’on ne se comprend pas. On ne parle pas malgré ce que l’on appelle les « imperfections » des langues, mais avec-et-contre elles

(Macé, 2022 : 349).

La performance devient ici une écriture polymorphique in vivo et vibrante, une coécriture performative où le personnage révélé par le geste filmique s’infiltre dans l’histoire impermanente du fleuve. Mais à travers le filmage, Andrée-Anne énonce une question qui nous a travaillé·es à de multiples reprises pendant notre séjour : comment tenter d’écrire le paysage fluide comme il nous écrit? Composée de différents points de vue de l’action, la prise d’images rend compte de la fluidité entre les deux performeuses et le cap. Cette circulation rythmée n’est pas sans rappeler la vibration sonore se propageant au gré des oscillations des éléments qui occupent le paysage. Le balado se conclut sur une Julie Andrée sirène qui se dédouble, à l’image d’une onde sur l’eau ou d’une danse avec le fleuve; de plus en plus lointaine, elle rejoint peut-être le son perdu des fossiles.

Capture d’écran du balado Le son des fossiles d’Andrée-Anne Giguère. Image démultipliée de Julie Andrée Tremblay fouettant l’eau du fleuve avec des feuilles orange. 2023.

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La charge imaginaire et narrative qui se produit dans le vif de cette immersion et l’esthétique filmique qui confirme que quelque chose s’est vécu, s’est vécu avec, a conversé avec le fleuve et sa partenaire motivent, plusieurs mois plus tard, Andrée-Anne à concevoir, en complicité avec William Pedneault pour le traitement du son, un « balado audiovisuel » de quatre minutes[21]. Le montage qui en ressort ouvre la voie à notre projet d’écodramaturgie.

De la scène fluide : sur la piste d’une écodramaturgie

En septembre 2022, au théâtre de l’UQAC, nous[22] créons en cinq jours la performance collective Nos scènes maritimes, où nous tentons d’agencer nos trois voyages : Saint-Nazaire en France, Puerto Nariño en Colombie et l’île d’Anticosti au Québec. La conception de ce quatrième paysage maritime prolonge, sur scène, notre intention d’explorer la fluidité vécue au contact des fleuves (Saint-Nazaire est aussi une ville portuaire construite sur les bords de l’estuaire de la Loire). Nous sommes conscient·es que ce projet dramaturgique constitue un premier pas pour communiquer notre volonté de participer à la question écologique en arts vivants ainsi qu’à sa traduction scénique, encore balbutiante. La dramaticité de terrain que nous avons encore une fois relevée nous met sur des pistes pour défendre une écodramaturgie qui, certes, en transmettrait les récits (même si nous ne revendiquons pas une démarche documentarisante), mais surtout les vibrations, celles qui se déploient en nous et que Michel Chion a judicieusement nommées « co-vibration[s] » :

Un son peut s’adresser […] à la fois à l’oreille et au corps […]. [S]i ce son est puissant et qu’il comporte des fréquences graves, par d’autres parties du corps nous ressentons des ébranlements, des vibrations dépourvues de qualités de texture, mais qui donnent tout naturellement envie de bouger et de danser quand ce rythme est pulsé. C’est cette réaction du corps, mais aussi des choses, des objets, à certains sons (pas tous) que j’appelle co-vibration

(Chion, 2023; souligné dans le texte).

Pour notre part, nous percevons dans ce phénomène une force de déclinaison pour évoquer le commun fluide que le co-paysage fluvial implique. Ce n’est plus seulement dans un corps qu’il se produit, mais aussi à travers un intercorps, une intercorporéité si l’on veut se détacher de la dimension uniquement physique du corps comme l’a depuis longtemps signifié Michel Bernard (2002). La « co-vibration » vécue entre les corps vivants et non vivants du paysage et nos corps vulnérables d’écoutant·es fait la parole écologique[23] (Macé, 2021 : 354) que nous souhaitons partager avec le public en nous appuyant sur une écriture scénique multimodale et dispersive.

Nos scènes maritimes. Étienne Genest, Claudia Bernal et Jean-Paul Quéinnec retransmettent un enregistrement différent en même temps. Théâtre de l’Université du Québec à Chicoutimi, Chicoutimi (Canada), 2022.

Photographie d’Annie Perron.

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La performance s’ouvre sur une prise de parole simultanée de trois acteur·trices qui, à l’aide d’une oreillette branchée à vue dans leur cellulaire, répètent chacun·e une captation différente, liée à nos trois destinations. Cette vivacité, qui pourrait paraitre chaotique, soutient notre volonté d’adresse afin de susciter un lien d’écoute certes aléatoire, mais actif avec les spectateur·trices. Derrière eux·elles, un paysage étrange occupe le plateau. Constituée de plus d’une trentaine de bâches de couleurs et de formats différents (la plupart récupérées d’autres productions et de nos jardins respectifs) sur lesquelles sont projetées des images, cette scène installative nous donne l’occasion de multiplier les strates aurales. Ce matériau instable, bruyant, contestable, mais pouvant aussi devenir délicat et élégant, nous sollicite physiquement, seul·es ou en groupe, nous cache et nous transforme, nous dynamise le plus possible en s’articulant aux diffusions sonores réparties en cinq points dans l’espace du théâtre. Le jeu touche autant au vacarme d’une mer déchainée qu’à l’écoulement minimal de l’eau qui fuit sur la paroi de la Vache-Qui-Pisse.

Nos scènes maritimes. Julie Andrée Tremblay passe sous une grande bâche blanche sur laquelle une vidéo du fleuve Saint-Laurent est projetée. Au lointain, Andrée-Anne Giguère se déplace pour tirer la bâche. Théâtre de l’Université du Québec à Chicoutimi, Chicoutimi (Canada), 2022.

Photographie d’Annie Perron.

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Quand nous racontons Anticosti, nous nous emparons de la grande bâche de dix-huit mètres de long qui recouvre le plateau pour la convertir en une vague avivée par les performeur·euses. Le poids du matériau, sous l’effet de nos secousses, prend l’air et appelle à une écoute et une manipulation collectives, une « conspiration » (Macé, 2023 : 12) pour tenter des variations sonores et spatiales pouvant gagner en souffle et en hauteur. Puis, quand la respiration est au plus fort, Julie Andrée se glisse en dessous. Là, nous lâchons la bâche qui vient l’envelopper en la transformant en une structure flottante, imprégnée de nos remous et dont la vibration suscite le silence. Néanmoins, cette action n’est pas unique. Son possible lyrisme est déjoué par des résonances sonores et visuelles réparties à plusieurs endroits du plateau. La « co-vibration » se construit sous l’effet d’accumulation de contrepoints, un jeu de dispersion qui nous semble transposer l’équivocité de notre expérience sur le terrain. Cette dramaturgie du fluide, comme le relève de Morant, « oblige le spectateur à être attentif au moindre des gestes comme à manifester d’une volonté d’implication » (de Morant, 2007 : 236).

Malgré notre préparation en amont et les collaborations qui nous ont guidé·es[24], une fois devant ce public impliqué, l’écodramaturgie de la fluidité que nous avons explorée ne dénonce pas les impacts environnementaux que nos activités in situ ont générés. C’est plutôt l’occasion d’une mise en commun de notre expérience d’écoute qui « tend vers le dehors » (Macé, 2022 : 35), celle qui nous rend conscient·es que « ce n’est pas que [le paysage] s’adresse à [n]ous, mais que ce qu’il est, ce qu’il fait, ce qu’il dit […] change quelque chose de [n]otre manière d’y être » (ibid. : 369). Ici, en écho à Despret, ce changement concerne un geste attentif et déterminé pour ouvrir une pratique scénique et inviter ceux·celles qui la reçoivent à cohabiter en la poésie fluide du vivant.