« L’heure est à repenser la relation qu’entretiennent les humains avec ce que l’on appelle communément la nature, en considérant tous les êtres comme les participants à un foyer commun de matière, de désirs et d’imagination, dans une économie de transformations métaboliques et poétiques » (Weber, 2021 : 7), écrit Andreas Weber dans les pages introductives de son essai Invitation au vivant : repenser les Lumières à l’âge de l’Anthropocène. Dans cet ouvrage, l’auteur s’attache notamment à (re)penser l’expérience et la connaissance humaines à l’aune des interrelations multiples qui nous inscrivent au coeur d’un monde partagé avec l’ensemble du vivant. Sa pensée fait écho à celle d’Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot, qui observent que la crise environnementale que nous traversons, et avec elle, de façon inextricable, les crises politiques, sociales et économiques, relèvent avant tout d’une « crise de la sensibilité » (Zhong Mengual et Morizot, 2018) envers le monde vivant. Il·elles précisent que « [p]ar crise de la sensibilité, [il·elles] entend[ent] un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, et de concepts nous reliant à lui » (ibid. : 87). Pour ces chercheur·euses, les productions artistiques et le déploiement d’une pensée autour de l’esthétique environnementale s’imposent comme des vecteurs pour « penser et retisser de nouvelles relations au vivant dans le contexte qui est le nôtre » (idem). Cette nécessité d’un retissage de la relation au monde vivant, dans la recherche ou la reconnaissance d’un rapport inséparé, inextricable et poreux avec les diverses composantes des milieux que nous habitons (et qui, eux-mêmes, nous habitent) traverse les écrits de nombre de philosophes – pensons à Vinciane Despret (2019), à Marielle Macé (2019), à Donna J. Haraway (2020 [2016]) et à Robin Wall Kimmerer (2013) –, mais imprègne aussi les démarches et les oeuvres de plusieurs auteur·trices et artistes de la contemporanéité. Reconnaissant avec Weber que « le simple fait d’exister dans une écosphère pleine de vie revient à participer à de vastes communs » (Weber, 2021 : 8), nous interrogeons avec ce dossier thématique de la revue Percées – Explorations en arts vivants les diverses modalités de cette participation dans le champ des arts vivants actuels au Québec, en France et dans la francophonie. Les oeuvres et pratiques théâtrales abordant le rapport au vivant ou mettant de l’avant un maillage du théâtre et de l’écologie font l’objet, depuis une trentaine d’années, d’une attention soutenue dans la recherche anglophone, et sont saisies, le plus souvent, au prisme de l’écocritique (Chaudhuri, 1994; Marranca, 1996; Kershaw, 2007). La professeure et dramaturge états-unienne Theresa J. May, qui a forgé le terme « écodramaturgie », définit celui-ci comme « un cadre critique et artistique qui place au premier plan les relations et les responsabilités écologiques dans le travail dramaturgique et la pratique matérielle du théâtre » (May, 2022 : 164). Pour sa part, la chercheuse britannique Lisa Woynarski (2020), dont la pensée prend appui, notamment, sur les travaux de Theresa J. May, place aussi les questions de reliance, d’interdépendance et de responsabilité au coeur de ses réflexions. Elle accorde toutefois une forme plurielle au mot (ecodramaturgies), ce qui en élargit la portée et lui permet d’embrasser « des stratégies de création de sens, à travers diverses formes de performance, en relation avec l’écologie. [Sa] théorisation des écodramaturgies prend en compte les formes de performance, les thèmes, les processus, les récits, les valeurs, la politique, l’éthique et les expériences » (Woynarski, 2020 : 9-10). Les travaux de Woynarski se fondent …
Appendices
Bibliographie
- AÏT-TOUATI, Frédérique et Bérénice HAMIDI-KIM (dir.) (2019), « Climats du théâtre au temps des catastrophes : penser et décentrer l’anthropo-scène », Thaêtre, no 4.
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- BARDET, Marie, Joanne CLAVEL et Isabelle GINOT (dir.) (2019), Écosomatiques : penser l’écologie depuis le geste, Montpellier, Deuxième époque, « Essais ».
- BEAUFILS, Eliane (dir.) (2023), « Dramaturgies des plantes », Tangence, no 132.
- BEAUFILS, Eliane et Climène PERRIN (dir.) (2024), L’écologie en scène : théâtres politiques et politiques théâtrales, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, « Théâtres du monde ».
- BURELLE, Julie et Jill CARTER (dir.) (2023), « Théâtres et performances des Premiers Peuples : protocoles d’engagement », Percées, no 9.
- CHAUDHURI, Una (1994), « “There Must Be a Lot of Fish in That Lake”: Toward an Ecological Theater », Theater, vol. 25, no 1, p. 23-31.
- CYR, Catherine et Jonathan HOPE (dir.) (2022), « De la possibilité de nos cohabitations », Cahier ReMix, no 17.
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- GIFFORD, Robert (2011), « The Dragons of Inaction: Psychological Barriers That Limit Climate Change Mitigation and Adaptation », American Psychologist, vol. 66, no 4, p. 290-302.
- HARAWAY, Donna J. (2020 [2016]), Vivre avec le trouble, trad. Vivien García, Vaulx-en-Velin, Éditions des Mondes à faire.
- KERSHAW, Baz (2007), Theatre Ecology: Environments and Performance Events, Cambridge, Cambridge University Press.
- KIMMERER, Robin Wall (2013), Braiding Sweetgrass: Indigenous Wisdom, Scientific Knowledge and the Teachings of Plants, Minneapolis, Milkweed Editions.
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- MAY, Theresa J. (2022), « Kinship and Community in Climate-Change Theatre: Ecodramaturgy in Practice », Journal of Contemporary Drama in English, vol. 10, no 1, p. 164-182.
- SERMON, Julie (dir.) (2023), « La condition écologique », Théâtre/Public, no 247.
- SERMON, Julie (2021), Morts ou vifs : pour une écologie des arts vivants, Montreuil, B42, « Culture ».
- SERMON, Julie (2018), « Les imaginaires écologiques de la scène actuelle : récits, formes, affects », Théâtre/Public, no 229, p. 4-11.
- WEBER, Andreas (2021), Invitation au vivant : repenser les Lumières à l’âge de l’Anthropocène, Paris, Seuil, « Anthropocène ».
- WOYNARSKI, Lisa (2020), Ecodramaturgies: Theatre, Performance and Climate Change, Londres, Palgrave Macmillan, « New Dramaturgies ».
- ZHONG MENGUAL, Estelle et Baptiste MORIZOT (2018), « L’illisibilité du paysage : enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité », Nouvelle revue d’esthétique, no 22, p. 87-96.