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Introduction

La fiscalité est consubstantielle à la décentralisation autant qu’elle l’est vis-à-vis de l’État (Mebenga, 2013). En effet, l’existence de collectivités infra-étatiques ou décentralisées au sein de l’État s’accompagne d’une répartition de ressources publiques et d’une organisation de leurs rapports financiers. Partagée entre l’État et les collectivités décentralisées, la fiscalité dite locale s’appuie sur des impôts dont la fonction financière consiste en la couverture des charges publiques par les collectivités au bénéfice desquelles ils sont collectés. Instituée par la Constitution du 18 janvier 1996, selon laquelle « [l]a République du Cameroun est un État unitaire décentralisé » (article 1er-2), la décentralisation apparait comme une formule permettant de doter les gouvernants locaux et les populations concernées des capacités et des ressources financières nécessaires à la gestion des affaires locales. Cela reflète la mise en oeuvre de la Charte africaine des valeurs et des principes de la décentralisation, de la gouvernance locale et du développement local du 27 juin 2014[2], dont plusieurs objectifs sont inscrits dans la loi n° 2019-024 du 24 décembre 2019 portant Code général des collectivités territoriales décentralisées (ci-après, « Code général des CTD » ; article 5-2). Adoptée dans le contexte de la crise sociopolitique et sécuritaire dite anglophone, cette loi s’inscrit dans un processus de consolidation de la forme décentralisée de l’État (Ondoua, 2020, 1) et innove en dotant certaines régions d’un statut spécial. Les circonstances de dynamisation des régions ayant conduit à leur mise en place effective suggèrent de mener une réflexion sur l’autonomie fiscale dont elles jouissent.

D’entrée de jeu, il convient de préciser qu’au Cameroun, « [l]es collectivités territoriales décentralisées de la République sont les régions et les communes » (article 55-1 de la Constitution). Par-delà les missions et statuts communs à ces entités (articles 2-3 et 5-2 du Code général des CTD), Ondoua (2020, 5) perçoit la région, dans son rapport à la commune, comme une « collectivité chef de file en devenir » à même d’impulser le développement économique et l’aménagement du territoire. Véritable « Janus juridique », selon Guimdo (2022, 494), la région est une entité administrative déconcentrée, relais non autonome de l’administration centrale, créée par voie réglementaire[3]. C’est également une entité administrative locale autonome dont l’encadrement législatif[4] concrétise la volonté du constituant qui l’a consacrée. À deux des dix régions, considérées dans les présentes réflexions en tant qu’entités autonomes, le législateur a affecté un statut spécial ; les autres régions étant qualifiées de régions à statut ordinaire (Guimdo, 2022, 506). On convient avec Mélin-Soucramanien et Pactet (2018, 361) que le statut spécial est l’expression « d’une volonté politique forte […] de tenir compte des réalités qui peuvent être différentes d’une collectivité à l’autre ». De plus, la collectivité qui jouit d’un statut particulier possède, en sus des droits communs à toutes les autres collectivités, des pouvoirs spéciaux et, quelquefois, une place à part dans les institutions du pays (Morin, 1966, 3). Au Cameroun, certains traits s’illustrent à travers plusieurs dispositions du Code général des CTD (articles 3, 328 et suivants).

Indépendamment de leur statut, les régions sont librement administrées sous la tutelle de l’État[5]. Elles jouissent ainsi d’une autonomie administrative et financière en vertu de l’article 56-2 de la Constitution. Les dispositions dudit article sont rappelées dans le Code général des CTD susmentionné et la loi n° 2009-019 du 15 décembre 2009, portant fiscalité locale. Bien que l’acte constituant n’énonce pas expressément que toutes les collectivités jouissent d’une autonomie fiscale, celle-ci est considérée comme une variante de l’autonomie financière et, plus généralement, de l’autonomie locale (Marcou, 2000, 73). L’autonomie fiscale n’est définie ni dans la Constitution ni dans la loi. Gilbert (2017, 69) fait partie des auteurs qui la considèrent comme la capacité d’une collectivité publique à fixer librement les paramètres de ses impôts (assiettes, redevables, taux, etc.). En d’autres termes, elle confère du pouvoir fiscal, c’est-à-dire, selon Essono (2021, 5), le pouvoir de créer un impôt et de décider de son régime.

Il s’ensuit que les notions d’autonomie fiscale et de pouvoir fiscal sont liées, car dans l’ensemble, l’autonomie donne naissance à une administration propre (Sola, 1994, 22). Elle est encadrée par la loi, laquelle confère un pouvoir normatif aux collectivités tout en aménageant une répartition des compétences entre le pouvoir central et les autorités locales dans les domaines administratif, budgétaire, fiscal, etc. Aussi l’autonomie fiscale s’entend-elle du droit et de la capacité pour les collectivités infra-étatiques de créer l’impôt, d’en déterminer l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement dans le cadre de la loi. Celle dont jouissent les régions est simplement perçue comme un ensemble de compétences dévolues par l’État à ces entités en matière fiscale.

La réforme de la décentralisation, avec pour mesure phare le statut spécial appliqué aux régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, a été pensée par les forces vives de la Nation réunies à Yaoundé en septembre-octobre 2019, dans le cadre du Grand dialogue national[6]. Elle est perçue comme un moyen de tempérer les ardeurs séparatistes en quête d’autonomie réelle ou d’indépendance politique, administrative et socio-économique. À de telles prétentions, de nature à mettre à mal la souveraineté de l’État, se greffe inéluctablement celle du droit à lever l’impôt et de profiter entièrement de son produit (Blairon, 2017, 221). Cependant, il est de l’essence de l’État (centralisé ou composé) de se réserver la souveraineté fiscale. En effet, l’autonomie locale dans son ensemble est située, en termes de degré, en dessous de la souveraineté considérée comme la compétence des compétences (Oliva, 2017, 20). Dans le cas du Cameroun, qui cumule les expériences du fédéralisme et d’unité de l’État, cela implique que la réforme de la décentralisation s’inscrit sans doute dans une perspective de préservation de la souveraineté de l’État.

Au fond, l’impôt est un attribut nécessaire de l’État souverain. C’est à ce titre que celui-ci peut édicter le système fiscal qui lui paraît le plus apte à répondre à ses exigences, à ses aspirations ou à ses besoins en tenant compte des particularités de son organisation politique et administrative (Buisson, 29). Cependant, une réalité gravite autour de la problématique de l’autonomie fiscale des régions. C’est que, trois années après la mise en place de ces dernières[7], l’essentiel du cadre juridique de la fiscalité locale demeure consacré au régime des impôts communaux. La révision de la loi du 15 décembre 2009, qui énumère les impôts régionaux sans préciser leur régime, s’est dès lors imposée[8]. On observe quand même que de rares textes indiquent les modalités de répartition entre l’État, les communes et les régions, des ressources fiscales générées par l’exploitation des ressources naturelles. Il en est ainsi, du Code minier du 19 décembre 2023 (article 25-5). Certes, la réforme de la fiscalité locale déjà engagée vise plusieurs objectifs évoqués par Njoya (2022, 3)[9], mais elle reste attendue.

Cette attente suscite quelques préoccupations. On se demande, par exemple, si la réforme à venir relèvera le niveau actuel d’autonomie fiscale des collectivités locales alors même que le Code général des CTD ne présente pas de signal autre que le maintien de l’emprise de l’État sur les finances locales (Boyogueno, 2023, 167). Ira-t-elle jusqu’à fixer un régime fiscal particulier dans les deux régions anglophones afin de relever leur autonomie fiscale au niveau de celle de la Nouvelle-Calédonie ou de la Polynésie française, pour ne citer que ces exemples étrangers ? A priori, le Code général des CTD n’a pas vocation à régir en détail leur fiscalité, étant donné que la loi du 15 décembre 2009 portant fiscalité locale est insérée au livre troisième du Code général des impôts. Si le législateur avait voulu d’une fiscalité plus libérée de l’emprise de l’État, il en aurait peut-être posé le principe dans le Code général des CTD pour ensuite légiférer les règles d’autonomie applicables à la fiscalité locale. Il aurait éventuellement aussi, dans cette lancée, fixé un régime dérogatoire du droit commun au bénéfice des régions à statut spécial. Nonobstant ces attentes, il vient la question de savoir quelle appréciation peut être faite de l’autonomie fiscale des régions au regard de l’évolution actuelle de la décentralisation.

À l’aune du questionnement précédent, on relève que la réforme de la décentralisation se fait sous la conduite de l’État qui, a fortiori, détermine le niveau d’autonomie des collectivités. La réflexion sur cette question vise à établir à quel niveau se situe l’emprise du pouvoir central sur les ressources financières des régions en général et à indiquer les contours de l’autonomie fiscale censée découler de l’octroi du statut spécial. Elle ambitionne de renouveler la dense réflexion juridique en la matière (Abeng, 2015 ; Ngono, 2012 ; Ngono, 2021 ; Ngueche, 2015 ; Njoya, 2022 ; Nouetsa, 2012 ; Tchieno, 2018), en mettant en évidence la limitation de l’autonomie fiscale des régions par l’État. La méthode juridique qui sous-tend cette démonstration est ancrée essentiellement dans l’analyse des textes juridiques en vigueur et s’appuie sur d’autres travaux de recherche sur la décentralisation et la fiscalité locale. Elle mobilise aussi les expériences étrangères, en vue d’apporter un éclairage nouveau sur la décentralisation fiscale au lendemain de la réforme de la décentralisation.

Dans les développements qui vont suivre, nous verrons que le maintien d’un même régime fiscal au regard de l’évolution récente de la décentralisation traduit une rétention de l’autonomie fiscale par l’État dans la mesure où il s’abstient de la libérer au profit des régions. Après l’avoir démontré, on établira ensuite que l’État se montre aussi radical en rationalisant cette autonomie.

1. Une autonomie fiscale retenue

L’État accorde aux régions la personnalité juridique et la liberté de s’administrer, qu’il encadre. Cependant, il encadre leur autonomie en s’assurant une mainmise très importante sur leur fiscalité. Il ne leur accorde que peu d’autonomie en matière fiscale et, de ce fait, la retient pour en avoir la maîtrise. Plusieurs figures et déterminants permettent, respectivement, d’illustrer cette rétention et de l’expliquer.

1.1 Les figures de la rétention

On peut constater l’absence d’un véritable pouvoir fiscal local dans la réforme récente de la décentralisation. Restant ainsi fidèle au passé, le législateur a, en outre, décliné les traits particuliers du statut spécial des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest sans l’assortir d’un régime fiscal propre.

1.1.1 L’absence maintenue d’un véritable pouvoir fiscal local

Dans une étude consacrée au régime de la fiscalité locale institué dans la loi du 15 décembre 2009, Tchieno (2018, 91) analyse la « continuité dans l’opérationnalité de la fiscalité locale ». Il s’agit, en d’autres mots, de l’absence d’un pouvoir fiscal local. Cette absence concerne indistinctement les régions à statut spécial et les autres collectivités. D’après Bouvier (2004, 37), « le pouvoir fiscal des collectivités territoriales s’entend de la possibilité qui leur est donnée de voter le montant des impôts locaux, voire même les taux des impositions, dans le cadre des limites fixées par la loi et précisées le cas échéant par des mesures réglementaires ». Ce défaut de pouvoir est constaté à plusieurs niveaux.

Au sein de l’État unitaire décentralisé, la maîtrise juridique de la détermination et de la collecte de ressources fiscales par les collectivités locales s’apprécie au regard de l’encadrement juridique du pouvoir de décision des assemblées délibérantes (Zaki, 2014, 17). Or, cet encadrement étant législatif, le Parlement national est seul compétent pour adopter les lois fiscales applicables aux échelles nationale et locale (article 26 de la Constitution ; article 3-1 de la loi n° 2009-019). Et, si pouvoir fiscal il y a, il ne serait que dérivé parce que les collectivités ne les exerceraient que par voie réglementaire.

L’État n’ayant pas accordé de pouvoir de législation fiscale aux régions, elles sont dotées des compétences réglementaires circonscrites dans la loi. En attendant la refonte de la fiscalité locale[10], elles restent soumises au régime fiscal actuel. Juridiquement, elles ne disposent ni du pouvoir de créer, modifier ou supprimer l’impôt local ni de la capacité d’en fixer les modalités de recouvrement. Tout au plus, leur pouvoir fiscal se limite-t-il au vote de taux faisant l’objet d’une double limitation par des mécanismes législatifs de fixation de leurs seuils (plancher et plafond). À ce propos, l’article 3-2 de la loi du 15 décembre 2009 sur la fiscalité locale dispose que « [l]es taux de prélèvement des impôts et taxes des collectivités territoriales sont arrêtés par délibération de l’organe délibérant dans le respect des fourchettes fixées par la loi ». Mais, pour ce qui est des communes, cette prescription ne concerne pas certaines impositions[11]. Par ailleurs, les collectivités ne déterminent généralement pas les éléments d’assiette des impositions locales (Nouetsa, 2012, 43). La loi accorde une prééminence à l’État dans la détermination de l’impôt local, qui se manifeste également en matière de recouvrement et de partage des produits de la fiscalité locale entre l’État et les collectivités locales[12] (Boyogueno, 2023, 167, 169 ; Ngono, 2021, 109, 301 et suivants ; Tchieno, 2018, 91 et suivantes). Cette prééminence est aussi de mise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest nonobstant leur statut spécial.

1.1.2 Le non-arrimage d’un régime fiscal dérogatoire au statut spécial

Le Code général des CTD détermine un régime dérogatoire du régime général de la décentralisation sur le fondement de l’article 62-2 de la Constitution[13]. Elle concrétise ainsi l’une des recommandations du Grand dialogue national en gérant les spécificités des deux régions anglophones et en les dotant de particularités organiques et fonctionnelles. L’oeuvre législative justifie l’encadrement du régime spécial par des mobiles essentiellement sociohistoriques et judiciaires sans toutefois aborder les contours de l’autonomie de ces régions. Manifestement, la question d’autonomie y est traitée à partir du prisme de la décentralisation territoriale en vigueur sur toute l’étendue du territoire (Ngando, 2020, 199), car toutes les régions se situent à un niveau identique d’autonomie. Cette perception qu’on a de la gestion des revendications autonomistes traduit, relativement à l’autonomie fiscale des régions anglophones, la volonté des autorités centrales de la retenir, c’est-à-dire de ne pas leur accorder de compétences au-delà de celles attribuées aux autres régions. Les deux observations suivantes serviront à l’établir.

La première observation est tirée du code susmentionné. Sans traiter du régime fiscal propre aux régions à statut spécial dont il décline pourtant les traits particuliers à l’article 3, le législateur prévoit ensuite que « [d]es mesures d’incitation fiscales et économiques spéciales peuvent, en tant que de besoin, être accordées à certaines régions, en fonction de leur contexte, par des textes particuliers » (article 4). On peut penser que la formulation de ces dispositions immédiatement à la suite de l’article 3 exprime implicitement la volonté législative de ne pas inscrire la fiscalité dans le champ du statut spécial. Le législateur mentionne d’ailleurs que toute région, peu importe son statut, peut bénéficier d’une fiscalité incitative en fonction de la gravité de la conjoncture qui y prévaut. L’érection, depuis 2019[14], de la région de l’Extrême-Nord (région ordinaire) et de celles du Nord-Ouest et du Sud-Ouest (à statut spécial) en zones économiquement sinistrées, certifie cette analyse. À titre de précision, le décret n° 2019-3178-PM du 2 septembre 2019[15] définit la zone économiquement sinistrée comme « un espace territorial préalablement circonscrit dans lequel l’activité économique est structurellement et durablement affectée par l’insécurité ou les catastrophes de toute nature à l’instar de l’inondation, la famine, la sècheresse, etc. » (article 1-2).

La seconde observation est tirée de plusieurs occurrences relevées hors du Cameroun. Elles accréditent l’idée que les régions à statut particulier sont dotées d’une autonomie qui se distingue de celle des autres, en matière fiscale. Relevons également que les deux régions camerounaises qui bénéficient d’un statut spécial n’exercent pas de pouvoir législatif. Pourtant, ailleurs, le développement des autonomies régionales a conduit à instaurer, dans des États qui restent formellement unitaires comme le Cameroun, un système de répartition des compétences entre l’État et les collectivités régionales. Roux (2007, 1) illustre ce constat en mentionnant les cas de l’Espagne[16], de la France[17] et de l’Italie[18], où la reconnaissance des particularismes locaux est suivie d’un accroissement des pouvoirs des autorités locales dans les collectivités bénéficiaires. Ce faisant, les régions considérées sont dotées de compétences normatives autonomes qui s’apprécient comme un véritable pouvoir législatif régional, fût-il partiel (Guimdo, 2022, 513). Or, dans le cas du Cameroun, les organes délibérants des régions à statut spécial n’exercent que quelques compétences additionnelles (par rapport aux autres régions) non fiscales et de nature simplement consultative. Le Cameroun se contente ainsi d’un régionalisme administratif d’application des lois de l’État (Guimdo, 2022, 513 ; Assiene, 2021, 191), qui augure d’une démarche de méfiance favorisée par plusieurs éléments.

1.2 Les déterminants de la rétention

Plusieurs facteurs concourent à l’emprise de l’État sur l’autonomie fiscale des régions. Il s’agit, d’une part, de la fragilité des fondements constitutionnels et, d’autre part, de l’incertitude des garanties d’effectivité.

1.2.1 La fragilité des fondements constitutionnels

La fragilité des fondements constitutionnels de l’autonomie fiscale des régions s’apprécie à deux niveaux. Premièrement, aucune collectivité territoriale, à statut spécial ou non, ne bénéficie d’une autonomie fiscale explicitement consacrée dans la Constitution. Deuxièmement, cela est a fortiori vrai pour les régions anglophones en ce sens que leur statut spécial n’est même pas établi par un texte de valeur constitutionnelle.

L’autonomie des régions manque de reconnaissance constitutionnelle en matière fiscale. C’est une faiblesse commune à toutes les collectivités décentralisées. En effet, la prescription constitutionnelle de la fixation par le législateur de l’impôt local émerge de la lecture combinée des dispositions des articles 26, 55 et suivants de la Constitution. Le constituant consacre l’autonomie financière des collectivités locales dans le but de leur garantir une libre administration (article 55-2) alors qu’en vertu de l’article 26, les mêmes collectivités ne peuvent exercer, à leur initiative, de prérogatives de création d’impôt, de détermination de leurs assiettes, taux et modalités de recouvrement et de répartition. Tout au plus, à supposer qu’il soit effectif, le « pouvoir fiscal dérivé » ou « pseudo pouvoir fiscal » de ces collectivités est de type réglementaire et ne peut être ni autonome ni initial (Samake, 2021, 443). Seul le législateur régule l’intervention du pouvoir réglementaire national, voire local lorsqu’il en existe véritablement.

On a déjà souligné que la gestion législative des spécificités locales des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest est une recommandation du Grand dialogue national, fondée sur l’article 62-2 de la Constitution[19]. Fort de son assise législative soulignée par Essimi (2022, 359), le statut spécial manque cependant de base constitutionnelle significative. Pourtant, il ne doit pas, d’après Assiene (2021, 170), obéir à l’architecture normative commune qu’est la loi. C’est à juste titre que cet auteur adhère à l’idée selon laquelle toute collectivité qui en est dotée doit bénéficier d’un régime juridique singulier défini par le constituant. En tout état de cause, affirme Ngando (2020, 195), « [l]a formule de l’article 62-2 de la Constitution camerounaise, qui se réfère à une loi ordinaire pour calibrer les spécificités de certaines régions et… encadrer le statut spécial des régions anglophones déroge à la règle ». Il fait alors référence à la constitutionnalisation des statuts spéciaux en Europe (voir supra). Ainsi, la tendance à la minoration de l’assise normative du statut spécial que le Cameroun partage avec d’autres États africains (Mali, Niger, Sénégal ; Assiene, 2021, 171 et suivantes) dévoile une tendance en contradiction avec celle qui prévaut dans le constitutionnalisme européen.

Somme toute, l’insignifiance de l’autonomie fiscale des collectivités infra-étatiques, à statut spécial ou non, est générée par une constitutionnalisation désavantageuse pour celle-ci, à laquelle se greffe une incertitude.

1.2.2 L’incertitude des garanties d’effectivité

Le défaut de base constitutionnelle significative du statut spécial et de l’autonomie fiscale des collectivités infra-étatiques en général ne garantit pas pleinement l’effectivité de cette autonomie. De plus, l’encadrement juridique actuel de la fiscalité régionale dans son ensemble n’assure pas aux régions les ressources fiscales suffisantes et nécessaires pour leur maîtrise des charges locales.

L’autonomie fiscale manquant de garantie constitutionnelle, le législateur peut revenir à tout moment sur la délégation de compétences réalisée au profit des collectivités territoriales, sans pour autant violer la Constitution. Conséquemment, l’autonomie fiscale ne bénéficie pas de la protection qui serait attendue du juge constitutionnel ou des juges ordinaires. Au Cameroun, le bénéfice par les collectivités locales d’un minimum de protection à l’instar de celle assurée par le Conseil constitutionnel en France[20] est très illusoire. Ce, pour diverses raisons : conditions très élitistes de saisine du Conseil constitutionnel camerounais ; carence du contrôle a priori et inexistence du contrôle a posteriori de la loi ; autorité douteuse des décisions du Conseil[21].

En outre, aucune juridiction ordinaire ne peut sanctionner la loi, faute de contrôle de constitutionnalité par voie d’exception. Les parties en litige étant toutes des personnes publiques, elles ont le juge administratif pour seul juge. Cependant, on n’a pas affaire à un cas de recours pour excès de pouvoir ouvert contre un acte administratif, et dont l’objet serait le respect de la légalité. Il est plutôt question ici de recours juridictionnel contre la loi, strictement interdit depuis l’arrêt n° 105 du 8 décembre 1970 rendu par la Cour fédérale de justice dans l’affaire Claude Halle c. État du Cameroun. Cette règle s’adresse aussi bien aux administrés qu’aux collectivités locales. Au demeurant, il est envisageable que ces dernières puissent saisir le juge administratif à l’effet de faire sanctionner des excès de pouvoir entachant les actes des administrations d’État[22], y compris, naturellement, ceux de ses services fiscaux.

L’analyse de l’encadrement juridique peu favorable à l’autonomie fiscale des collectivités étudiées part du principe que la décentralisation territoriale opère un transfert de compétences de l’État au profit des collectivités infra-étatiques. En conséquence, les ressources nécessaires à l’exercice des compétences reçues leur sont dévolues soit par transfert de fiscalité, soit par dotations, soit par les deux à la fois (article 12 du Code général des CTD). Actuellement, la dotation générale gagne de l’importance dans le financement de la décentralisation[23]. Cela insinue une option de l’État pour sa maîtrise dudit financement à travers ses propres instruments budgétaires. Inversement, il choisit de confiner le champ de la fiscalité locale ; ce qui n’améliore pas l’autonomie réelle, c’est-à-dire les capacités propres de financement de leur action par les collectivités (dans ce sens : Essono, 2021, 4, 5). Cela induit, corrélativement et au mieux, le maintien au même niveau de leur autotomie formelle (dans ce sens : Philip, 2004, 134). Celle-ci s’entend du pouvoir d’une collectivité locale de prendre des décisions qu’elle s’applique à elle-même. On peut l’illustrer grâce à un examen rapide du budget de la région du Sud pour l’exercice 2023. Le volume global des recettes qui y est porté est estimé à 4,8 milliards de FCFA. Les ressources propres, qui ne comportent pas de recettes fiscales[24], se chiffrent à 800 millions contre 3 milliards de FCFA de dotation attendus de l’État[25].

En clair, les régions, sans distinction de statut, ont un faible niveau d’autonomie fiscale. Ainsi se manifeste le choix législatif de retenir, au profit de l’État, des prérogatives censées permettre aux collectivités locales d’assurer la mission de promotion du développement pourtant assignée dans le Code général des CTD. Bien plus, la loi n’accorde pas aux régions à statut spécial un pouvoir de prise de décisions qu’elles s’appliqueraient à elles-mêmes à l’instar de la Nouvelle-Calédonie ou de la Sicile. Elle poursuit ostensiblement un objectif de limitation amplifié par la rationalisation de l’autonomie fiscale des régions.

2. Une autonomie fiscale rationalisée

La rationalisation consiste, pour l’État, à fixer des règles destinées à préserver sa stabilité et son autorité. Connue en droit constitutionnel pour caractériser les régimes parlementaires, la rationalisation vise à garantir la stabilité et l’efficacité du gouvernement en l’absence d’une majorité parlementaire constante (Avril, 1998, 1507). Dans le cadre de la présente réflexion, elle se rapporte à l’édiction d’un certain nombre de principes dont le respect s’impose à des fins catégoriques de sauvegarde de l’unité de l’État ou, tout simplement, d’évitement du fédéralisme.

2.1. Le rôle des principes centralisateurs

La décentralisation fiscale au Cameroun est sous-tendue par plusieurs principes dont la mise en oeuvre empêche l’émergence d’un pouvoir fiscal local. Il s’agit, comme sa désignation l’indique, du principe de l’indivisibilité de la République dont la fermeté est associée à l’obstacle de l’égalitarisme fiscal.

2.1.1 La fermeté de l’indivisibilité de la République

L’impôt est, pour l’État, un indicateur de puissance. Le pouvoir de le lever est la marque du souverain, un pouvoir régalien (Blairon, 2017, 223) traduisant une indépendance fiscale. L’autonomie fiscale ne signifie pas l’indépendance fiscale, car autrement, elle aboutirait à reconnaître que les collectivités territoriales sont des collectivités souveraines. Or, cela n’est guère compatible avec la théorie de l’État unitaire (dans ce sens : Oliva, 2017, 14) qui, dans le constitutionnalisme camerounais, s’adosse sur le principe de l’unité et de l’indivisibilité de la République.

Consacré à l’article 1-2 de l’acte fondateur de l’État du 18 janvier 1996[26], le principe est lié à la souveraineté. Marcou (2002, 46) qualifie ce lien d’indivisibilité de la souveraineté nationale et l’explique ainsi : le peuple, dans son ensemble, constitue le corps politique sujet de cette souveraineté. L’article 2-1 de la Constitution l’exprime ainsi : « [l]a souveraineté nationale appartient au peuple camerounais qui l’exerce soit par l’intermédiaire du président de la République et des membres du Parlement, soit par voie de référendum. Aucune fraction du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». En tant que tel, le principe de l’unité et de l’indivisibilité de la République limite celui de libre administration des collectivités territoriales (Marcou, 2004, 9), par lequel la Constitution entend simplement protéger l’autonomie de décision et d’action des collectivités locales.

Le principe protège aussi le caractère unitaire de l’État en assurant sa prééminence normative (Marcou, 2002, 52). En d’autres termes, il postule une unité de source normative (Lopez, 2004, 149) qui s’exprime en matière fiscale, à travers l’édiction législative des normes applicables par l’État et l’ensemble de ses démembrements autonomes. Cependant, le choix revient à l’État de l’appliquer avec souplesse ou fermeté. La souplesse est de mise dès lors que la compétence exclusive du législateur en matière fiscale n’exclut pas la possibilité d’un partage du pouvoir fiscal avec d’autres représentants élus des citoyens. Elle suppose aussi que l’unité normative ne fait pas obstacle à une fiscalité différenciée sur certaines portions du territoire. Elle irait plus loin en admettant le transfert à certains territoires ou collectivités dotées d’un statut particulier, du pouvoir de faire des lois fiscales. Marcou (2002, 53) analyse cela comme une simple concession de souveraineté, la souveraineté nationale cessant de s’exercer dans la mesure de cette concession.

Dans le cas du Cameroun, c’est plutôt la fermeté qui l’emporte. Elle requiert la reconnaissance aux régions à statut spécial et aux autres entités locales, de compétences similaires en matière fiscale. Bien que ces collectivités l’exercent au moyen du pouvoir réglementaire qui leur est concédé, la loi fiscale n’y réserve que d’infimes marges de manoeuvre. S’agissant principalement des régions à statut spécial, la ferme application de ce principe paraît faire obstacle à des adaptations législatives du principe d’égalité à la diversité du territoire.

2.1.2 L’obstacle de l’égalitarisme fiscal

Selon Catteau (2020, 18), l’égalitarisme fiscal est un obstacle à l’autonomisation des collectivités locales. Il désigne la propension du législateur à prévoir des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l’égalité entre les collectivités. En revanche, l’égalité, considérée comme un principe du droit fiscal à portée constitutionnelle, est perçue différemment.

Historiquement, l’égalité découle de l’article 6 de la Déclaration française de 1789 : « [l]a loi doit être la même pour tous » et de l’article 13 : « [l]a contribution commune doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés ». Tel que relevé par Philip (2004, 133), ce principe initialement énoncé à l’endroit des individus est aujourd’hui transposable aux collectivités publiques. La reconnaissance d’un pouvoir fiscal de rang constitutionnel auxdites collectivités se heurte à ce principe avec lequel il est difficilement conciliable (Philip, 2002, 3). On se réfère une fois encore au droit français : ici, le juge constitutionnel se montre très vigilant quant au respect de l’égalité. Mais il admet des différenciations liées à des conditions géographiques et économiques singulières. Dans sa décision (403 DC) du 23 juillet 1998, il a fait montre de souplesse en admettant que l’égalité devant la loi fiscale n’empêche pas le législateur de régler de façon distincte des situations différentes ni de déroger à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec la loi qui l’établit.

Au Cameroun, le principe de l’égalité connaît aussi un assouplissement à travers le classement des régions de l’Extrême-Nord, du Nord-Ouest et du Sud-Ouest dans la catégorie de zones économiquement sinistrées où seuls les acteurs du secteur productif peuvent bénéficier de certains avantages fiscaux. L’octroi d’un statut spécial aurait pu justifier, comme en France, en Espagne, en Italie ou au Portugal, un accroissement du pouvoir fiscal dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Il n’en a rien été. Au contraire, l’État y poursuit sa politique de financement de la décentralisation par le biais de la péréquation et la mise à disposition de la dotation générale de la décentralisation.

S’agissant précisément de la péréquation, Ngono (2021, 132) note qu’elle est organisée exclusivement par l’État tandis que les bénéficiaires sont cantonnés dans un rôle de bénéficiaires passifs. La lecture du décret n° 2011-1731-PM du 18 juillet 2011[27] montre que les collectivités territoriales ne participent ni à la définition ni à l’orientation des politiques de péréquation fiscale. La péréquation consiste à centraliser et à redistribuer certaines quotes-parts d’impôts et taxes. L’objectif est que les collectivités territoriales à rendements fiscaux élevés pallient l’insuffisance de ressources des collectivités locales à faible potentiel fiscal par reversement direct à leurs budgets. Elle concentre donc le pouvoir fiscal entre les mains de l’État sur le fondement même de l’article 55-4 de la Constitution[28] rappelé par l’article C5 du Code général des impôts[29]. On peut, dès lors, penser que ces dispositions servent à neutraliser toute initiative de privilège fiscal qui résulterait de la prise en compte de considérations politiques, économiques, historiques ou démocratiques.

Quoi qu’il en soit, l’intérêt accordé par les autorités nationales aux différentes logiques centralisatrices développées ci-dessus traduit à quel point la décentralisation se situe dans ce que Lopez (2004, 146) appelle un idéal de liberté et d’autonomie, dont le passage à l’acte est freiné grâce à ces principes par crainte de constater un affaiblissement du pouvoir central. Au demeurant, dans le contexte actuel de crise de l’État (Elat, 2023, 25), la concrétisation d’un tel idéal requiert nécessairement, en guise de solutions, des atténuations à la rationalisation de l’autonomie fiscale locale.

2.2 Les aménagements nécessaires de la rationalisation

Selon Bouvier (2014, 2), « [t]oute attribution d’un pouvoir fiscal à une institution ou toute limitation de ce dernier entraîne une transformation de l’équilibre institutionnel, une modification de l’ordre politique ». Cela peut certes servir à justifier la gestion centralisée de l’État, mais face aux difficultés de financement propre qu’endurent les régions, un relâchement par l’État de son emprise sur la fiscalité locale peut constituer une solution efficace. En effet, elle consiste à améliorer l’autonomie fiscale de ces collectivités en instaurant une véritable gouvernance fiscale. On montrera aussi que son accroissement, avec maîtrise, s’avère approprié pour les régions anglophones, ne serait-ce qu’en raison de leur statut particulier qui, ailleurs, implique une majoration du pouvoir fiscal des collectivités bénéficiaires.

2.2.1 L’effectivité de l’autonomie fiscale par la gouvernance

Rendre l’autonomie fiscale effective nécessite une amélioration de la gouvernance. C’est un besoin qui concerne l’ensemble des collectivités territoriales décentralisées, indépendamment de leur nature. C’est aussi une exigence de la Charte africaine des valeurs et des principes de la décentralisation, de la gouvernance locale et du développement local du 27 juin 2014. Bien qu’elle énonce des règles de portée générale destinées à servir de fondement à d’autres règles de droit (Salmon, 2001, 168), elles obligent l’État qui, par sa ratification du 31 octobre 2019, s’est engagé.

Cela dit, la décentralisation constitue un enjeu de gouvernance lorsqu’on tente d’appréhender la fonction de la fiscalité dans une perspective de développement local (Mebenga, 2013, 108). Si le concept de gouvernance est difficile à cerner en raison de ses multiples approches et cadres d’implémentation, on convient avec Finken (2011, 15) qu’« [e]n Afrique notamment où les politiques publiques relèvent essentiellement de l’État, la notion de gouvernance postule l’implication, entre autres acteurs, des collectivités territoriales ». La prééminence de l’État dans la gestion fiscale locale laissant très peu de place à une implication effective des collectivités, l’objectif de développement local sera compromis en raison de la non-maîtrise des ressources fiscales par les collectivités elles-mêmes.

En guise de palliatif à cette défaillance de la fiscalité locale, Zaki (2014, 18) souligne l’importance de décentraliser la chaîne fiscale en impliquant le personnel local dans la détermination de l’assiette, la liquidation et le recouvrement des impôts. Il serait tout aussi judicieux d’associer les dirigeants locaux aux procédures de répartition des revenus fiscaux et de péréquation. À cela s’ajoute le partage d’informations entre les différentes administrations afin de garantir la fiabilité des informations transmises aux collectivités par les agents fiscaux de l’État au sujet des impôts locaux dont ils assurent la collecte. Il s’agit, d’ailleurs, de principes que l’État est expressément tenu d’observer en application de l’article 7-2 de la Charte africaine de la décentralisation.

La gouvernance fiscale rappelle également que l’impôt met en relations les citoyens et leur collectivité. C’est donc à juste titre que, sur le fondement de l’article 12-1 de la Charte africaine susmentionnée, il est attendu de l’État qu’il se dote d’une législation qui garantit les droits des citoyens et définit leurs responsabilités en ce qui concerne leur participation à la vie publique au niveau local. Les institutions locales étant fondées sur le principe représentatif (Marcou, 2000, 80), le consentement des citoyens à l’impôt local doit être intègre dans son expression par leurs représentants élus. De même, l’obligation d’information des citoyens sur la gestion de la fiscalité locale doit être assurée par leur collectivité de manière sincère. Bien qu’il s’agisse d’exigences figurant dans la loi n° 2018-011 du 11 juillet 2018[30] (articles 47 et suivants), encore faut-il qu’elles soient effectivement appliquées. Quoiqu’il en soit, la fiscalité locale doit être plus lisible afin que les contribuables puissent identifier clairement la part qui revient à leur collectivité et aux autres entités publiques (Lambert, 2004, 191). Au-delà de cette exigence commune aux régions, une différenciation de la fiscalité des régions à statut spécial n’est pas du tout inattendue.

2.2.2 L’amplification maîtrisée de l’autonomie fiscale des régions à statut spécial

L’autonomie fiscale peut, d’après Blairon (2017, 223), assurer une fonction régulatrice parce que l’impôt sert à apaiser les tensions indépendantistes. Pour cette auteure qui prend en exemple la Nouvelle-Calédonie ou encore la Catalogne, la reconnaissance de prérogatives fiscales particulières au bénéfice des collectivités dotées d’un statut particulier peut constituer un palliatif à la centralisation pure et simple. Elle explique que celle-ci est souvent inadaptée aux besoins locaux, même lorsque l’égal accès aux prestations publiques serait garanti sur le territoire national, notamment à travers le mécanisme de péréquation. L’impôt peut alors servir une fin régionaliste, c’est-à-dire que pour diverses raisons d’ordres politique, économique ou budgétaire, un pouvoir fiscal plus important peut être aménagé au profit des régions en crise.

Cette option ne manque pas de bases historiques[31] au regard de l’application de l’indirect rule à la fiscalité dans les principales tribus de Buea, Kumba, Victoria et bien d’autres sous domination britannique. Dans ces localités, les Native Authorities désignés à la tête des Treasuries jouaient un rôle important dans la gouvernance coloniale en dépit de leur contrainte de servir la puissance colonisatrice (Ebune, 2016, 29). Ils avaient reçu, par ordonnance, plusieurs compétences en matière fiscale : « Native Treasuries based on the Native Revenue Ordinance were responsible for levying taxes, collecting revenue and determining how these were disbursed » (Bolt, Gardner, 2018, 11). Dans les années 1930, les gouvernements coloniaux britanniques ont généralisé la responsabilisation des Native Authorities dans leurs territoires coloniaux. Ceux-ci pouvaient étendre eux-mêmes les sources de revenus fiscaux qu’ils géraient pour la réalisation de leurs propres plans de développement local. Ils pouvaient créer des impôts directs dont ils fixaient les taux, assuraient les collectes d’impôts et reversaient une quote-part aux gouvernements coloniaux (Bolt, Gardner, 2018, 6, 14).

Toutefois, la reconduction de telles pratiques dans le contexte actuel présente un risque d’instrumentalisation dans la mesure où une concession de l’État peut être interprétée par les collectivités bénéficiaires comme une occasion de revendications politiques plus poussées. Par ailleurs, d’autres régions, leur emboitant le pas, peuvent y percevoir aussi une opportunité de revendications du même ordre. Conséquemment, le champ de la souveraineté fiscale, voire l’autorité politique de l’État peut s’en sortir amoindri. Une telle situation est susceptible d’aboutir à un pseudo-fédéralisme fiscal[32], avec comme objectif de le faire coexister ensuite avec le fédéralisme politique. Il s’agit d’un risque dont la maîtrise s’impose à l’État compte tenu du fait qu’un basculement vers le fédéralisme s’avère, en général, inutile (Ngango, 2023, 105). Quelques-unes des raisons d’éviter le fédéralisme au Cameroun, ayant trait à son coût, à la propension unitariste des fédérations et au danger de la désagrégation de l’État, sont identifiées par Goudem (2023, 167).

En matière fiscale précisément, les expériences nationales du fédéralisme enseignent que l’option fédérale ne garantit pas forcément un surcroît d’autonomie. Le partage du pouvoir fiscal entre l’État fédéral et les entités fédérées, qui est une conséquence du principe d’autonomie (Noël, 2020, 1001), pèse toujours en faveur du premier. Dans ses réflexions consacrées au fédéralisme fiscal comme marqueur du fédéralisme, Noël démontre que plus la fédération est jeune (cas de la Belgique), moins la part des revenus contrôlés de façon autonome par les entités fédérées est importante (5,3 %). En revanche, poursuit-il, le Canada, qui est une vieille fédération, réserve une part considérable des revenus (39,1 %) aux entités fédérées. Ce diagnostic montre que dans le monde actuel, les pouvoirs centraux pèsent plus dans le processus de négociations que les entités locales en quête d’autonomie au sein de la future fédération qu’elles recherchent. Cela induit également que, même dans le cadre de la décentralisation, un partage effectif du pouvoir fiscal entre l’État et les entités autonomes ou quelques-unes d’entre elles peut garantir à ces dernières plus d’autonomie fiscale que dans le contexte fédéral. Et, la jouissance effective du droit à l’impôt pourrait anesthésier les poussées locales vers un fédéralisme politique. Comme on l’a affirmé précédemment, une prise en compte adéquate des préceptes de gouvernance par les différentes parties prenantes à la décentralisation y contribuerait sans doute.

Conclusion

Pour conclure, soulignons ces propos de Marcou (2000, 74) : « [u]n pouvoir fiscal significatif est indispensable à l’autonomie locale ». L’État s’est visiblement détourné de ce conseil plein de sens en optant pour une autonomisation à basse amplitude des collectivités infra-étatiques. La réforme législative de la décentralisation en 2019 n’échappe pas à ce constat relativement à l’autonomie fiscale des régions à statut ordinaire et à statut spécial. Or, l’enjeu de l’option étatique de rétention du pouvoir fiscal local n’est visiblement pas à la hauteur des gains attendus de la décentralisation en matière de promotion du développement, de démocratie et de bonne gouvernance au niveau local. Certes, face à la crise actuelle que traverse l’État, les solutions esquissées ont vocation à prévenir sa déstabilisation par le renforcement de la décentralisation. Il s’agit notamment de la mise en place effective des dix régions et de l’avènement, parmi elles, de celles à statut spécial. En réalité, un effort d’amplification de l’autonomie fiscale aux plans formel et matériel consisterait à atténuer l’emprise de l’État sur la gestion financière de ces collectivités. Cela viserait aussi le rehaussement du niveau d’autonomie fiscale des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, compte tenu de leur statut spécial et du besoin de cessation des tensions qui y sont vécues. Il faudrait déjà que, dans le cadre actuel, les exigences de gouvernance fiscale soient appliquées à différents niveaux de gestion (étatique ou local). C’est dire, au final, que l’accompagnement du droit avec la pratique de la gouvernance budgétaire, fiscale, politique ou écologique, constitue une recette sûre à l’effectivité de la décentralisation. Une telle recette peut contribuer à éloigner les tensions fédéralistes et sécessionnistes auxquelles l’État est aujourd’hui confronté.